« Hors la loi ». Introduction du séminaire
Texte intégral
- 1 Eric J. Hobsbawm, Les bandits, traduit par Jean-Pierre Rospars, Paris, La Découverte, 1999, p. 128.
1L’affiche qui accompagne les annonces du séminaire de doctorant.e.s « Hors la loi » depuis son lancement en 2018 contient un célèbre portrait de Calamity Jane. Prise en 1895 à des fins publicitaires, la photographie représente l’aventurière américaine en costume d’héroïne du Far West. Calamity Jane n’est pas à proprement parler une « hors-la-loi », même si elle semble ici correspondre à l’iconographie du desperado. Son existence a été littéralement recouverte par une légende qu’elle a elle-même écrite et représentée jusqu’aux dernières années de sa vie dans les spectacles mis en scène par Buffalo Bill et joués dans l’exposition Panaméricaine de 1901. Or, comme le rappelle Eric Hobsbawm dans Les bandits, « il n’y a pas de figure légendaire qui ne soit une épure.1 » Déconnectées de leurs conditions historiques concrètes, les références à la piraterie, au banditisme, à l’anarchisme, à la conquête de l’Ouest, etc. pèsent de tout leur poids dans la constitution imaginaire du « hors-la-loi », au point qu’elles semblent faire écran à toute tentative de conceptualisation. Voilà pourquoi, plutôt qu’une figure de la transgression ou du crime, nous avons choisi comme icône du séminaire une figure androgyne renvoyant au domaine de la frontière et du faux-semblant ; une figure que dissimule en partie l’épaisseur de multiples stéréotypes culturels prêtant à équivoque. En effet, si Calamity Jane nous permet d’invoquer ces stéréotypes, c’est aussi et surtout pour essayer de faire trembler les fausses évidences d’une dénomination (« hors la loi ») qui sépare si catégoriquement le dehors du dedans, le légal de l’illégal. Tel est du moins l’effort de réflexion que nous avons tenté de mener au cours de ce séminaire, même si cet effort supposait une saisie initiale de notre objet sous le signe du trouble.
2Le dehors représenté par la figure du hors-la-loi fixe les rêves collectifs de nombreuses sociétés. Support de nombreux fantasmes, il cristallise aussi de nombreuses aspirations libertaires. Ces aspirations ne sont pas dénuées d’ambivalence, à cause du rapport qu’elles entretiennent avec la transgression, le crime, et la violence. Il faut d’ailleurs noter qu’à l’ère contemporaine, ce dehors est fréquemment un dedans – comme en témoignent aujourd’hui les illustrations innombrables de l’infiltration mafieuse dans les domaines de la politique et de l’économie légale. Il est d’ailleurs tentant de commencer par percer le voile des représentations tendu entre la perception actuelle que nous avons du hors-la-loi, et le noyau de sa définition juridique originelle, confondue avec l’étymologie du terme, qu’elle soit latine (« ex lex »), anglaise (« out-law »), ou qu’elle vienne du ban en tant qu’exil imposé par une proclamation publique (ban-dit). Persécuté par l’exercice de la force sans droit, le « hors-la-loi » devient réservoir de dramaturgies fictionnelles, auxquelles il prête la figure du bandit, du fugitif, du pirate… mais aussi celle d’une justice et d’une morale supérieure à l’ordre circonscrit par la loi. Paradoxe de celui à qui l’on interdit de paraître en public sans mourir, la visibilité du bandit circule dans l’espace public et se modifie au gré des représentations qui constituent sa légende. Privé de droit, « exclu » de la cité, ou bien réduit à vivre dans ses marges, la figure du hors-la-loi (outlaw/fuera de la ley/fuorilegge) circule dans les représentations. Elle s’adosse surtout à la fiction d’une ligne de partage claire et bien définie entre d’une part l’ordre légal, délimité par le pouvoir, régi par des règles écrites et applicables à tous, et d’autre part, le domaine de l’illégalité que cet ordre définit par exclusion. L’expression conforterait le présupposé d’une distinction formelle, binaire, entre criminalité et vie sociale normale. Or, le domaine dans lequel s’effectue l’exercice de la loi peut s’entendre de multiples manières : on sait bien que le contrôle légal ne s’exerce pas de la même façon sur tous, même au sein d’une société réglée. D’autre part, dès qu’on commence à examiner de près la notion, on se trouve confronté à un objet aussi nébuleux que la « loi » auquel il est censé s’opposer, et que vient parasiter le concept concurrent de « norme ». D’où la difficulté à établir une définition stable de cet objet, au sein d’une une galaxie de synonymes que l’usage moderne a pratiquement rendus interchangeables : bandit, bandolero, boucanier, brigand, clandestin, contrebandier, desperado, flibustier, forçat, forban, gangster, mafieux, malfaiteur, mutin, narcotrafiquant, pirate, rebelle, thug, voleur, voyou…
3De Robin des Bois aux Brigands de Schiller, des gangsters de Chicago aux contrebandiers mexicains du narcocorrido, en passant par la société secrète des redresseurs de tort dans le roman populaire I Beati Paoli, on ne peut que constater les permanences d’un mythe qui met l’accent sur les idées d’honneur, de liberté et de bravoure : des valeurs nourries par l’affranchissement individuel des règles communes, parfois renforcées par l’institution de règles impitoyables parallèles à celles de la société et parfois mises au service d’un idéal de justice alternatif. Notre première tentative a d’ailleurs consisté à explorer certaines expressions culturelles de l’illégalité bien identifiables, telles que le banditisme et la piraterie, et d’analyser aussi bien les discours portés sur eux, que les discours que ces sujets portent sur la loi. L’historien Marcus Rediker, qui a contribué à la réhabilitation historiographique de la piraterie au 18ème siècle, rapporte en ces termes les propos du pirate Charles Bellamy dans son ouvrage Pirates de tous les pays :
- 2 Marcus Rediker et Thierry Guitard, Pirates de tous les pays : l’âge d’or de la piraterie atlantique (...)
Maudit sois-tu, tu n’es qu’un lâche, comme le sont tous ceux qui acceptent d’être gouvernés par les lois que des hommes riches ont rédigées afin d’assurer leur propre sécurité. […] Ils nous font passer pour des bandits, ces scélérats, alors qu’il n’y a qu’une différence entre eux et nous, ils volent les pauvres sous couvert de la loi tandis que nous pillons les riches sous la protection de notre seul courage.2
4Le « hors-la-loi », ici pirate, s’affirme comme l’arbitre d’un conflit entre deux ordres de légitimité : il interroge du dehors la loi qui le déclare « criminel ». Le hors-la-loi se trouve ici non seulement doté d’un sens de supérieur de la justice, mais surtout d’une véritable compétence critique vis-à-vis du droit et ses (més)usages par les puissants. Foyer d’un idéal politique, le « hors-la-loi » pourrait même porter la promesse utopique d’une autre fondation du droit, dans une autre cité. Jules Michelet avait bien identifié cet aspect dans les récits de la fondation de Rome :
- 3 Jules Michelet, Histoire romaine, 1831, p. 57. URL : https://0-gallica-bnf-fr.catalogue.libraries.london.ac.uk/ark:/12148/btv1b8626730 (...)
Le héros romain, le fondateur de la cité, doit être d'abord un homme sans patrie et sans loi, un outlaw, un banni, un bandit, mots synonymes chez les peuples barbares. Tels sont les Hercule et les Thésée de la Grèce. Encore aujourd'hui, les banditi sont la partie héroïque du peuple romain.3
5Le regard de l’historien ne s’y trompe pas : un peu à contrepied d’Eric Hobsbawm, pour qui le banditisme ne constitue pas un mouvement social, bien qu’il cristallise des aspirations politiques, l’étude des milieux sociaux définis comme « hors-la-loi » permet au chercheur de questionner les perspectives trop centrées de l’Histoire nationale. On retrouve cet aspect chez les représentants de « l’histoire d’en bas », dont Marcus Rediker, qui retrace à partir des « forçats de la mer » la genèse « maritime » de certains idéaux politiques des Lumières, appelés à se généraliser sur la terre ferme.
6Si l’on évoque ici les paradoxes du « hors-la-loi », l’infâme comme figure publique et le proscrit comme fondateur d’une loi alternative, c’est qu’il n’est guère facile d’échapper à la notion de transgression, tant les problématiques de la violence, de la marginalité, du crime et des résistances politiques occupent une place prépondérante dans la théorie littéraire et la recherche, engagées dans une réévaluation des figures marginales auxquelles le hors-la-loi appartient de plein droit. La difficulté, c’est que la théorie semble rarement mentionner « la loi » dans l’exactitude du terme juridique. Elle lui préfère, semble-t-il, le terme de normes qu’elle lui substitue parfois, tout en rapportant ces normes à l’expression du pouvoir par rapport auquel elle identifie, soit dans les pratiques sociales soit dans les œuvres, des résistances, des déplacements, des subversions. C’est souvent à partir des pratiques transgressives que la théorie littéraire semble articuler les notions et les concepts qui lui permettent de penser les rapports du politique et du littéraire dans la modernité. Ainsi, lorsque les écrivains portent le champ littéraire à la limite extrême de son autonomisation, selon les processus étudiés par Bourdieu dans Les règles de l’art, en revendiquant une différence maximale entre la littérature et de la doxa, il est possible de dire que ces écrivains fondent la légitimité de leur pratique en empruntant l’ethos du « hors-la-loi », du voyou, du bandit, afin de définir la valeur de leur art. Le plus connu, Jean Genet, enracine sa poétique iconoclaste dans un éthos pleinement assumé et vécu du bandit dans Pompes funèbres, et qui fait du « ban » de la société le lieu d’épanouissement idéal du soi et de l’écriture :
- 4 Jean Genet, Pompes funèbres, Paris, Gallimard, coll. « L’imaginaire », 1992, 306 p.
Je me suis voulu traître, voleur, pillard, délateur, haineux, destructeur, méprisant, lâche. À coups de hache et de cris, je coupais les cordes qui me retenaient au monde de l’habituelle morale, parfois j’en défaisais méthodiquement les nœuds. Monstrueusement, je m’éloignais de vous, de votre monde, de vos villes, de vos institutions. Après avoir connu votre interdiction de séjour, vos prisons, votre ban, j’ai découvert des régions plus désertes où mon orgueil se sentait plus à l’aise.4
7Cette prise de position, et l’adresse à un « vous », place le lecteur « dans » la loi, du même coup et, du côté de la morale et des institutions, peut-être au corps défendant de ce lecteur qui voudrait rejoindre le hors-la-loi, et auquel, pourtant, le narrateur refuse d’avance toute forme d’identification. L’écrivain chilien Roberto Bolaño propose une semblable interprétation de l’expression « hors la loi », qu’il prend au pied de la lettre, afin de formuler le paradoxe suivant : l’exception devient la règle absolue de l’écriture littéraire.
- 5 "Y además, sigo creyendo que para escribir hay que ponerse en la posición que predicaba Villon, el (...)
« Je persiste à croire que pour écrire, il faut se placer dans la position que prônait Villon, le poète médiéval français, c'est-à-dire hors la loi. On écrit en dehors de la loi. Toujours. On écrit contre la loi. On n'écrit pas selon la loi. 5
8La marginalisation volontaire vise une mise à distance radicale et méthodique des systèmes de normes en vigueur dans les sociétés « contre » lesquels ces auteurs s’inscrivent. Bolaño invoque même à l’appui de sa conception de l’écriture la figure du poète médiéval François Villon, suggérant la permanence historique de cette condition d’écrivain. Genet, lui, invoque le mot de « ban » dont il réactive le sens étymologique, au triple sens qu’il a en ancien français, de « loi », du « territoire » où cette loi se proclame et s’applique, et d’ordre d’exil prononcé contre un individu. On peut s’interroger sur le recours volontairement anachronique que les deux auteurs font au « bandit », c’est-à-dire une figure prémoderne de la délinquance, qui fait abstraction de tout autre modèle criminel qu’on aurait pu ranger sous la catégorie « hors-la-loi ». Si le « hors-la-loi » représente le lieu d’un ordre de légitimité alternatif pour le discours, la mention de ce lieu est-elle réellement transgressive, ou se fixe-t-elle sur des modèles historiques disparus pour les évoquer de façon mélancolique ? Quelle est l’actualité de la figure du « hors-la-loi » pour la littérature et qu’est-ce qu’elle peut lui faire dire ?
9Ces réflexions préliminaires n’ont pas pour but de répondre par avance aux interrogations soulevées par le séminaire, mais de justifier la multiplicité des approches choisies par nos intervenant.e.s, en montrant que le hors-la-loi n’intervient pas seulement comme thème privilégié par les œuvres, mais qu’on a toujours fait intervenir cette figure dans un épais réseau de questionnements sur la création littéraire. Il n’a pas été évident de fixer, dans l’horizon des multiples modèles et références fournies par la philosophie, le droit et l’histoire, une définition de départ qui puisse respecter l’esprit transdisciplinaire qui définit la revue TRANS-, tout en centrant notre perspective dans la discipline qui est la nôtre, celle de la littérature comparée. Le séminaire ne vise donc pas à produire une histoire du hors-la-loi, ni à fournir l’archéologie de ses conceptualisations juridiques ou philosophiques. Au risque de l’éclectisme, nous avons donc réuni des analyses des représentations artistiques et littéraires de ce qui est ou se définit comme « hors-la-loi », et qui en éclairent chacune un aspect particulier. L’expression « hors la loi » définit son sujet par exclusion, à partir d’une métaphore spatiale dont l’apparente simplicité dissimule des situations-limites multiples et complexes : si la loi n’est pas la même pour tous, il est aussi de multiples manières de se trouver « hors » la loi (au-dessus d’elle, comme les super-héros ; devant la loi, comme le personnage de la célèbre parabole de Kafka, etc.). En définitive, le séminaire a été consacré aux nombreuses interactions que supposent les situations de proscription, d’exception et d’exclusion ; il a été l’occasion de passionnantes explorations des notions de légalité, de légitimité, de délinquance, de criminalité et de droit, grâce au rapprochement de corpus divers sur le plan géographique (de la France à la Chine en passant par l’Amérique Latine) et historique (du 17e siècle français à la création poétique contemporaine). Qu’il soit souligné que l’intégralité des interventions proposées ici est le travail de doctorant.e.s et de jeunes chercheurs, et que ces contributions sont le fruit d’ambitieux projets de recherche menés dans plusieurs laboratoires de diverses universités, et dont les références apparaissent dans les articles présentés ici. Nous remercions infiniment nos intervenant.e.s pour la qualité des interventions et le dynamisme des échanges auxquels ils ont participé au cours du séminaire.
10L’œuvre de Franz Kafka a servi de matrice aux questionnements initiaux du séminaire et de fil conducteur à l’ensemble des séances de l’année. Il faut dire que Kafka, sur notre sujet, propose avec les figures de Joseph K. ou du requérant de la parabole « Devant la loi » les illustrations les plus énigmatiques et les plus inépuisables de notre sujet. En s’appuyant sur les œuvres de Kafka, notamment Le Procès et Le Château, Guillermo Héctor, dans son article « Les perversions de la loi : fiction théâtrale et immoralité », rappelle tout d’abord que « la seule mention de la loi est déjà une menace », même si on ne connaît ni son contenu ni son fondement positif. Chez Kafka, l’autorité légale agit alors par la seule vertu de sa représentation formelle, à la façon d’un spectacle ; il suffit que le requérant ignore les codes d’une telle représentation pour être lésé dans son accès à la justice. L’accès à la loi, et le maniement de celle-ci, devient alors le monopole d’une élite privilégiée, à l’exclusion de tous les autres. C’est encore chez Kafka, ainsi que chez Walter Benjamin, que Vicente Ordoñez puise ses réflexions sur la nature de « l’état d’exception » en liant étroitement la pensée de ces auteurs. L’intervention « La ley fuera de la ley : Benjamin y Kafka » (en anglais et en espagnol) propose une archéologie du concept « d’état d’exception », à partir d’une célèbre analyse de Carl Schmitt selon laquelle « l’autorité met en évidence le fait que, pour créer du droit, elle n’a pas besoin d’en avoir le droit ». Vicente Ordoñez détaille en particulier la reformulation de ce concept dans l’œuvre de Walter Benjamin et son illustration par les écrits de Kafka. Si la notion semble initialement étrangère à l’auteur du Château, Vicente Ordoñez démontre que son œuvre n’en fait pas moins écho, de façon aiguë, aux deux définitions de « l’état d’exception » par Walter Benjamin, tout en dégageant une troisième interprétation spécifique à Kafka (la bureaucratie comme « organisme juridique »). Il nous rappelle enfin que si c’est l’Etat qui met les sujets marginaux « hors la loi », la politique se définit singulièrement aujourd’hui par la généralisation de l’état d’exception, concept dont chaque jour, nous mesurons l’actualité.
- 6 Simon Jardin, Voies de disparition, Paris, Editions du Cerf, 2019.
11C’est à travers le prisme de la poésie et de la traduction qu’Amélie Derome et Simon Jardin nous proposent une exploration des notions centrales du séminaire dans leur article « Traduire la règle, trahir la loi : la traduction de dix poèmes extraits de Voies de disparition de Simon Jardin ». L’objet étudié au cours de la séance n’est d’ailleurs autre que l’œuvre de Simon Jardin, le recueil de poésie Voies de disparition publié aux Editions du Cerf en 20196 et dont Amélie Derome assure actuellement la traduction vers la langue anglaise. Témoignage « à vif » de l’écriture poétique et commentaire réflexif sur l’expérience collaborative du travail de création et de traduction, le texte co-signé par les intervenant.e.s propose plusieurs parcours de lecture : si la poésie en vers est marginale au regard des normes éditoriales actuelles, la pratiquer redouble, en l’actualisant, le statut marginal du poète que la tradition, depuis Platon, exclut de la Cité. Mais les choix du traducteur, confronté à la loi du texte et aux règles du marché éditorial, sont aussi susceptibles de reproduire cet exil symbolique, que ces choix s’opèrent sur le mode de la trahison, de la transgression ou du respect des normes. Cette intervention se veut d’abord une exploration des accointances symboliques entre le traducteur, le poète et les multiples figures de « hors-la-loi », de délinquant, de fraudeur, etc. : en effet, c’est à partir de ces métaphores que leur office a été caractérisé dans l’histoire littéraire. A partir de plusieurs études de cas concrètes (les poèmes ont été reproduits avec l’aimable autorisation de Simon Jardin), les intervenant.e.s nous montrent que la pratique de la poésie en vers et sa traduction jette un éclairage singulier sur les notions mêmes de règle, de norme et de loi.
12La séance suivante a réuni Giuseppe Vizzini, autour des Fables de La Fontaine et leur lecture par Louis Marin, et Hanlai Wu, à propos du roman Le singe égal du ciel, réécriture par Frédéric Tristan d’un roman fondateur de la culture chinoise, le Xiyou Ji (La Pérégrination vers l’Ouest). Ces interventions mettent à l’honneur la figure de l’animal, déclinaison singulière du « hors-la-loi » car elle met en jeu les stratégies, conscientes ou inconscientes, du discours du pouvoir, et les moyens proposés par l’ethos animal pour y répondre ou pour les subvertir. Elles interrogent également les pratiques de seconde main du commentaire et de la réécriture. Dans son article « Sagesse et folie du Singe égal du ciel », Hanlai Wu démontre que la sagesse du Singe représenté par Frédéric Tristan peut être lue comme un éthos animal transgressif s’opposant aux vérités instituées par le Bouddha. Tout en détaillant les enjeux narratifs du roman de Tristan, Hanlai Wu rappelle que cette écriture du hors-la-loi se fait sur le fond d’une appropriation occidentale du motif de la « sagesse orientale », à propos de laquelle sont reconduits des poncifs sur la culture chinoise : un autre rapport de pouvoir est ici en jeu, qui se superpose aux conflits représentés dans la diégèse. Dans « La lecture de Louis Marin des Fables de La Fontaine et des Contes de Perrault. La prise de parole du faible comme subversion du pouvoir politique », Giuseppe Vizzini interroge la mise en scène des discours du pouvoir dans les Fables de La Fontaine et les Contes de Perrault. Son analyse montre comment ces œuvres dévoilent à travers le discours de l’animal l’absence de fondement juridique du pouvoir institué. Or, tout autant qu’aux stratégies qui dévoilent les ressorts discursifs du pouvoir tel qu’il est mis en scène dans les Fables, Giuseppe Vizzini s’intéresse aussi à la façon dont ces ressorts ont été aperçus et analysés dans les lectures qu’en a fait Louis Marin au 20ème siècle, de façon à faire ressortir les enjeux de l’actualisation des Fables à l’ère contemporaine.
13La séance suivante s’intéresse plus spécifiquement au cas des mafias italiennes au 20ème et 21ème siècles. L’Italie est un laboratoire complexe des mécanismes régissant les « zones grises » qui enveloppent l’exercice des pouvoirs criminels mafieux dans le monde. Certains de ces mécanismes ont été mis au jour dans le célèbre Gomorra de Roberto Saviano, étudié par Ketty Zanforlini, et dans A schema libero, du collectif d’écrivains calabrais Lou Palanca, dont Francesco Rizzo propose une analyse. Tout en étant fort différentes, ces œuvres se caractérisent par des modes de narration hybrides et des brouillages des catégories génériques. L’examen de ces formes narratives « hors-normes » sur la mafia éclaire singulièrement la capacité des œuvres littéraires à refléter la nature protéique et ambivalente des organisations criminelles contemporaines. Parce que le système de représentation original de Gomorra et le rapport ambivalent du texte au réel qu’il décrit ont valu à son auteur plusieurs procès pour diffamation, Ketty Zanforlini analyse en profondeur les problématiques spécifiques aux représentations littéraires de la camorra par Roberto Saviano dans son article « Roberto Saviano : la représentation des pouvoirs criminels mafieux et le conflit entre justice et littérature ». Elle propose une explication des raisons pour lesquelles, dans le cas de Saviano, littérature et cadre légal sont entrés en conflit. Dans son article « La « zone grise », des années de plomb jusqu’à aujourd’hui : le cas de A schema libero de Lou Palanca », étude des fondements stylistiques et narratifs d’un roman à plusieurs voix écrit par un collectif d’écrivains calabrais, Francesco Rizzo met en lumière l’histoire peu connue de la Révolte de Reggio en Calabre et les ressorts de sa mise en récit. Revenant sur la définition prise par l’expression « zone grise » dans l’histoire italienne, les interventions interrogent les moyens littéraires d’une élucidation des liens entre crime organisé, terrorisme d’extrême droite et pouvoir politique des années de plomb à nos jours.
14Si la figure du hors-la-loi imbrique étroitement logiques de pouvoir et logiques de marginalité, elle est aussi le lieu où s’élabore un complexe dialogue entre norme et transgression. Il peut alors être producteur d’étudier les modalités de ces intrications dans les œuvres. Les rapports entre la loi, les normes politiques du corps et de la sexualité, et les pratiques qui se situent en dehors de ces normes, ont été interrogés dans une séance consacrée au corps, au genre et aux identités queer, dans le Printemps arabe, la movida madrilène et la littérature vénézuélienne contemporaine. Les personnages trans et queer, qui interrogent l’hétéronormativité, sont les protagonistes de récits d’expériences limites, à la fois sur le plan du genre (et de la sexualité), et sur le plan des genres cinématographiques et littéraires. Dans son article « Et s’il n’y avait de loi que la loi du désir ? » Sana M’Selmi explore la politisation et la revendication du désir homosexuel dans une étude comparatiste qui met en perspective la movida madrilène (dominée par la figure d’Almodovar et de son film La loi du désir) et la création cinématographique au moment du Printemps arabe en Tunisie. Quel espace les contextes de transition démocratique, voire d’insurrection, ménage-t-ils à la représentation cinématographique des identités queer ? Quelles iconographies du corps queer et homosexuel se sont développées dans les deux pays ? De quelles manières s’exprime une revendication liée aux droits des minorités sexuelles et comment s’articulent les répartitions identitaires liées à la sexualité dans ces cinémas ? Oscar Gamboa, quant à lui, analyse dans « Anomie de genre et du désir dans des récits vénézuéliens du début du XXIe siècle » la représentation des figures adolescentes et queer dans le roman contemporain au Venezuela. L’examen des corps représentés permet de mettre en lumière l’état général d’anomie qui traverse, dans ces œuvres, à la fois le domaine de la sexualité et le domaine de la légalité. La notion d’anomie devient alors centrale dans une redéfinition des systèmes normatifs qui sous-tendent les définitions du genre et de la sexualité dans le roman vénézuélien.
15L’idée de dissidence constitue le sujet central de la séance suivante. Nos intervenantes l’ont interrogée à travers la figure de l’écrivain confronté à la censure : les cas de Madame Guyon, au 17ème siècle, et de Michel Zévaco, à la Belle Epoque. Ce rapprochement à première vu incongru permet de remettre en question nombre de préjugés sur la censure. Louise Piguet rappelle que l’analyse des objets discursifs pris dans l’étau policier ou judiciaire fait courir le risque d’hypostasier les institutions comme l’Eglise, la police ou l’Etat, et de nous faire oublier que « les dissensions et les rapports de force au cœur même de ces institutions travaillent, produisent ce qui est orthodoxe et hérétique, légal et illégal. » Autour du cas de Madame Guyon, autrice publiant sous anonymat mais condamnée pour « quiétisme », l’intervention de Louise Piguet, « Le livre se vend et se débite, se réimprime, et moi, je suis toujours prisonnière », restitue un parcours de censure complexe, qui éclaire aussi bien les stratégies auctoriales de l’écrivaine confrontée à la censure, que le fonctionnement sinueux des instances qui régissent l’autorisation des textes au 17ème siècle. Similairement, Luce Roudier montre comment les pratiques d’auteur du truculent Michel Zévaco se verront modifiées par la loi sur la liberté de la presse en 1881, puis par les « lois scélérates » de 1893-1894. En répondant à la question : « qu’est-ce qu’être écrivain libertaire à la Belle Epoque ? », Luce Roudier définit ce que peut être une « politique libertaire de l’écriture », à travers un écrivain qui joue et se joue des frontières entre légal et illégal, et dont l’engagement a été aussi bien politique qu’esthétique et formel.
16La séance suivante a porté le hors-la-loi « au-dessus » des lois, et a été spécifiquement consacrée aux super-héros des comics américains. Dans son article « ‘Never compromise’ : transgresser l’ordre établi dans la contre-utopie de Watchmen », Joanne Vrignaud analyse la figure singulière du vigilante développée par Alan Moore dans Watchmen : la tâche du super-héros s’y révèle dépendante d’une conception de la justice qui le conduit à reproduire l’ordre qu’il voulait combattre. La résolution de cette aporie ne se fait qu’au prix d’une transgression ultime, qui remet en question la légitimité morale du super-héros. Outre l’attention qu’elle consacre au détail des procédés narratifs et iconographiques d’Alan Moore, Joanne Vrignaud met en lumière chez le super-héros une influence démiurgique sur le monde qui emploie la force de la fiction, non sans établir un troublant parallèle entre la figure super-héroïque et la place de l’auteur dans un monde diégétique que de vertigineuses mises-en-abyme font exister dans le nôtre. Siegfried Würtz, qui a récemment consacré un ouvrage entier à la figure de Batman (Qui est le chevalier noir ? Batman à travers les âges), interroge les possibilités démocratiques de la figure du super-héros, et approfondit les paradoxes de sa représentation dans le comic américain. Hors-la-loi, car luttant sans mandat contre le crime, le super-héros est légitimé par la foule, tout en se dérobant aux obligations étatiques ; il est adversaire du fascisme, tout en se réclamant lui-même du droit à outrepasser toute légalité. Ce « fasciste qui se croit démocrate », dont la force fait loi, fournit un modèle politique et moral traversé d’ambiguïtés constitutives, toutes explorées par Siegfried Würtz dans son étude sur la « constitutionnalité » du super-héros intitulée : « Quand les dieux font la police : malaise dans la constitutionnalité du super-héros ».
17Il restait à explorer les dimensions monstrueuses du hors-la-loi en accompagnant l’itinéraire qui inverse la transgression en commandement suprême. C’est l’approche qu’a choisi Amirpasha Tavakkoli pour son analyse de la « démarche sadienne », dont il restitue la complexité et les apories éthiques dans son article « De l’interdit au commandement : la démarche sadienne ». La sacralisation du mal chez Sade s’y présente comme un bouleversement des valeurs morales établies au Siècle des Lumières, avec lequel Sade entretient des relations conflictuelles. Si la démarche sadienne se pose comme un moyen de briser le carcan des lois morales, c’est au risque d’empêcher l’accomplissement d’une éthique réellement libertaire. Ce questionnement sur les limites de la transgression clôt le cycle de séances de la première année, mais ouvre d’autres pistes à explorer pour la seconde année du séminaire.
18A l’heure où la recherche universitaire, profondément affectée par une imposition croissante de la précarité aux étudiant.e.s, aux chercheuses et aux chercheurs, est mise au ban des priorités politiques, la dimension collective de notre travail est d’autant plus précieuse. Avec le comité de la revue TRANS- et nos intervenant.e.s, nous espérons être parvenus à contribuer à créer des espaces d’échange et de collaboration fructueux. Ces braconnages sur les terrains du « hors-la-loi » n’auraient pas été possible sans l’aide et le soutien de nos collègues. Que soient donc remerciés ici une nouvelle fois nos intervenant.e.s, mais aussi : nos directrices de recherche Tiphaine Samoyault et Florence Olivier, ainsi que les membres du CERC, qui a accompagné le développement de ce projet ; le comité de rédaction de la revue TRANS-, en particulier Ivan Salinas, Marie Kondrat, Maëva Boris, Carola Borys, Matilde Manara, Luca Penge, Sana M’selmi, pour leurs conseils et la relecture des articles ; Nathalie Dauvois, directrice de l’ED 120, Didier Mocq, secrétaire de l’ED 120, pour leur soutien et leur aide tout au long de l’année ; Manuela Stieg et Ana Mathias pour le soutien logistique et la communication des séances ; Romain Labrande et le PAO de la Sorbonne Nouvelle pour la conception de notre affiche, et avec eux, tout le personnel de la Maison de la Recherche et de l’Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3.
Notes
1 Eric J. Hobsbawm, Les bandits, traduit par Jean-Pierre Rospars, Paris, La Découverte, 1999, p. 128.
2 Marcus Rediker et Thierry Guitard, Pirates de tous les pays : l’âge d’or de la piraterie atlantique (1716-1726), traduit par Fred Alpi, Paris, Libertalia, 2017, 312 p.
3 Jules Michelet, Histoire romaine, 1831, p. 57. URL : https://0-gallica-bnf-fr.catalogue.libraries.london.ac.uk/ark:/12148/btv1b8626730h/f83.image
4 Jean Genet, Pompes funèbres, Paris, Gallimard, coll. « L’imaginaire », 1992, 306 p.
5 "Y además, sigo creyendo que para escribir hay que ponerse en la posición que predicaba Villon, el poeta medieval francés, la del fuera de la ley. Se escribe fuera de la ley. Siempre. Se escribe contra la ley. Nunca se escribe desde la ley." Roberto Bolaño et Dunia Gras Miravet, "Entrevista con Roberto Bolaño", in. Cuadernos Hispanoamericanos, n°604, 2000, p. 65 (Nous traduisons). Cité par Miguel Casado, "Littéralement et dans tous les sens", in. Europe, 1070-1071-1072, juin-juillet-août 2018, p. 86-100
6 Simon Jardin, Voies de disparition, Paris, Editions du Cerf, 2019.
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Référence électronique
Antoine Ducoux et Guillermo Héctor, « « Hors la loi ». Introduction du séminaire », TRANS- [En ligne], Séminaires, mis en ligne le 28 avril 2020, consulté le 14 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/trans/3721 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/trans.3721
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