- 1 Martine Broda, L’Amour du nom, Paris, José Corti, 1997, p. 31.
Ce n’est pas la question du moi, comme on l’a cru trop longtemps, que pose le lyrisme – mais celle plutôt du désir, par lequel le sujet accède à son manque à être fondamental. « Le désir de l’homme est le désir de l’Autre » (Lacan). Aussi, presque depuis l’origine, l’essentiel du corpus de la poésie lyrique est-il constitué par la poésie amoureuse – le reste par la poésie mystique, ce qui est fondamentalement la même chose. Son problème est le tutoiement, l’invocation tutoyante. Elle est une adresse à l’Autre, donné comme essentiellement manquant, mais cette adresse est la seule qui produise le sens1.
1L’œuvre de Pablo Neruda est marquée par de grands changements au cours du temps. Sa poésie amoureuse atteste ces évolutions et apparaît comme un lieu privilégié pour en comprendre les enjeux. Plus précisément, la forme même de l’adresse dans l’écriture lyrique permet de mesurer le trajet accompli entre une poésie solipsiste, qui joue la carte de l’obscurité, et une poésie « transitive », qui cherche à toucher le plus grand nombre et à « dépolir » son vernis hermétique. Trois grands recueils ponctuent cette poésie amoureuse. Vingt poèmes d’amour et une chanson désespérée, publié en 1924 alors que l’auteur a seulement vingt ans, eut un succès immédiat et demeure l’une de ses œuvres les plus connues. L’adresse est alors diffractée sur les multiples figures d’un autre imaginaire et inatteignable. Près de trente ans plus tard, en 1952, sont publiés de manière anonyme les Vers du capitaine. Entre ces deux recueils, Neruda a fait l’expérience de la place du poète dans l’histoire et accompli une sortie sans retour hors du solipsisme élégiaque. Dans les Vers du capitaine, l’adresse est dirigée vers un être unique, choisi entre tous.Il faut pourtant attendre La Centaine d’amour, en 1959, pour que le « tu » désigne une figure réelle, et que le nom de la femme aimée, « Matilde », soit mis en exergue dans les sonnets. Or, à mesure que l’adresse se précise et se resserre sur un destinataire unique, un mouvement contraire d’expansion se met en place : la femme donne accès à une altérité élargie et le désir érotique se confond de plus en plus avec l’élan vers le monde et même l’engagement politique. Il s’agit donc de comprendre comment l’écriture poétique autorise cette dynamique vocative, apparemment paradoxale, faite de resserrement intime et d’ouverture collective à la fois.
- 2 Pablo Neruda, Vingt poèmes d’amour et une chanson désespérée, suivi de Les Vers du capitaine, Pari (...)
2Le premier recueil amoureux de Neruda exprime le désir insatisfait, enfermé dans ce que l’espagnol désigne par le joli terme de « ensimismamiento » – littéralement, le « fait d’être en soi-même ». La « chanson désespérée » fonctionne comme une clausule qui amplifie la tonalité d’ensemble : l’amour est placé sous le signe du manque, de l’absence. L’adresse donne certes son impulsion à Vingt poèmes d’amour et la deuxième personne est bien le premier pronom du recueil : « Cuerpo de mujer, blancas colinas, muslos blancos, / te pareces al mundo en su actitud de entrega2. » (Corps de femme, blanches collines, cuisses blanches, / tu ressembles au monde dans ton geste d’abandon.) En même temps, l’apparition de ce pronom est différée par une série d’appositions, si bien que le sujet interpellé semble émerger d’une suite d’images. Si celles-ci s’adressent à la femme en tant qu’être de chair, corps érotique, elles ont par ailleurs un caractère très peu spécifique : l’absence d’article signale une actualisation générique et la sélection métonymique monochrome donne une image abstraite du corps. On remarque aussi l’insistance sur la blancheur, récurrente dans le recueil, simplement constatée, sans jamais être le lieu d’une élaboration descriptive ou métaphorique, l’adjectif « blanca » ponctuant les poèmes 1, 13 et 14. Une telle épure dans le traitement de la couleur relève presque des codes de la lyrique courtoise et contribue à renvoyer la femme dans la distance de l’idéal.
3De manière générale, celle-ci apparaît comme extraordinairement lointaine dans ce recueil : le poème 10 constate – « te alejas » (tu t’éloignes) – ce que le poème 17 entérine « estás lejos3 » (tu es loin). Le poète exprime un appel qui demeure sans réponse, un désir voué à l’insatisfaction, tant la distance qui le sépare de son objet semble infranchissable. Le deuxième poème construit par exemple une icône, une image intangible :
En su llama mortal la luz te envuelve.
Absorta, pálida doliente, así situada
contra las viejas hélices del crepúsculo
que en torno a ti da vueltas. (VP : 12.)
Dans sa flamme mortelle la lumière t’enveloppe.
absorbée, pâle, dolente, ainsi située
contre les vieilles hélices du crépuscule
qui tourne en cercle autour de toi.
4Tout contribue à éloigner la femme ici : la lumière, au lieu de révéler sa présence, l’enveloppe d’une épaisseur et d’un halo presque surnaturel, les motifs baroques de cercles et de spirales l’entourent comme autant de barrières. Surtout, l’éclairage crépusculaire et l’insistance sur la souffrance, pour ainsi dire la passion de la femme, donnent une teinte morbide au poème. L’aimée est donc une figure inaccessible, qui échappe à la possession et même à l’adresse, à l’interlocution, tant elle est systématiquement présentée comme muette. Le huitième poème est ainsi une broderie élégiaque autour du silence : les distiques qui le composent sont les développements d’une exclamation refrain – « Ah silenciosa ! » – dont les sons s’égrènent dans un vrombissement d’insecte indifférent : « abeja blanca zumbas4. » (abeille blanche, tu vrombis.)
5Tout le problème est que le pronom « tu » est un embrayeur, qui se définit précisément dans une relation d’interlocution. À force d’intransitivité de la parole, la deuxième personne est menacée : la proximité, même minimale, que suppose le tutoiement, se trouve parfois abolie et la figure de l’autre hypostasiée dans la troisième personne. Ainsi, dans le poème 11, les référents des pronoms sont instables, et la deuxième personne semble glisser vers la troisième : « Pero tú, clara niña, pregunta de humo, espiga. / Era la que iba formando el viento con hojas iluminadas5. » (Mais toi, claire petite, question de fumée, épi. / Elle était celle que formait peu à peu le vent avec des feuilles illuminées.) Surtout, le dernier poème est une élégie qui constate la perte d’une figure évoquée largement à la troisième personne : la distance est alors spatiale, temporelle et pronominale.
- 6 VP, p. 10.
- 7 VP, p. 44.
- 8 VP, p. 44.
6L’amour prend ainsi la forme du désir toujours en tension : « Mi sed, mi ansia sin límite, mi camino indeciso6. » (Ma soif, mon désir sans fin, mon chemin indécis.) Il n’y a donc pas de place pour la première personne du pluriel. Lorsque le « nous » apparaît enfin au centre du recueil, dans le dixième poème, c’est pour se défaire aussitôt dans la plainte élégiaque, le regret de la séparation : « Hemos perdido aun este crepusculo7. » (Nous avons perdu même ce crépuscule.) Mieux, le poète reconnaît que c’est à la douleur même de la distance infranchissable qu’il puise le sentiment amoureux : « Por qué se me vendrá todo el amor de golpe / cuando me siento triste, y te siento lejana ?8 » (Pourquoi l’amour me vient-il tout à coup / lorsque je me sens triste et que je te sens lointaine ?) Les lignes de Martine Broda sur la dynamique du désir dans la poésie amoureuse pourraient constituer une réponse à cette interrogation :
- 9 Martine Broda, op. cit., p. 36.
Il s’agit de désir pur – que Lacan définit comme désir de désirer […] C’est sans doute le mouvement de nostalgie qui emporte le lyrique vers la Chose, en lui faisant finalement sacrifier ou brûler tout objet de désir, qui explique que d’un bout à l’autre de la tradition, les œuvres lyriques naissent d’une femme inaccessible, perdue, morte, sinon purement fictive9.
- 10 VP, p. 8.
- 11 VP, p. 8.
- 12 VP, p. 46.
7Le deuxième quatrain du premier poème révèle effectivement que la deuxième personne est en réalité une création imaginaire, un pur produit du désir : « Para sobrevivirme te forjé como un arma, / como una flecha en mi arco, como una piedra en mi arco10. » (Pour me survivre je t’ai forgée comme une arme, / comme une flèche à mon arc, comme une pierre à ma fondre.) L’adresse est une tentative de sortie de soi paradoxale, puisqu’elle s’adresse à un autre qui est une figure de l’ipséité, modelée par l’imaginaire. Ce premier poème joue ostensiblement sur le mythe de Pygmalion : « Pero cae la hora de la venganza, y te amo. / Cuerpo de piel, de musgo, de leche ávida y firme11. » (Mais voici l’heure de la vengeance, et je t’aime. / Corps de peau, de mousse, de lait avide et ferme.) La variation sur le premier vers, presque repris en refrain, témoigne de la circularité de cet amour, né de soi-même et retournant à soi-même. Le motif du lait reprend celui de la blancheur, pendant que la substitution « musgo » à « muslo » semble surtout dictée par une affinité sonore, une rêverie musicale. La référence à Pygmalion est disséminée dans le recueil, en particulier dans le motif de la statue. Ainsi, dans le poème 10, la femme s’éloigne-t-elle « borrando estatuas12 » (effaçant des statues). Le poème 15 explicite encore cette réduction de l’altérité à une projection de la conscience désirante :
Como todas las cosas están llenas de mi alma
emerges de las cosas, llena del alma mía.
Mariposa de sueño, te pareces a mi alma. (VP : 64.)
Comme toutes les choses sont remplies de mon âme,
tu émerges des choses, remplie de mon âme.
Papillon de songe, tu ressembles à mon âme.
8L’adresse à l’autre révèle ainsi sa facticité dans une accumulation de marques réflexives – chiasmes et répétitions en écho.
9Cette dynamique explique que les figures de l’aimée soient multiples dans le recueil. Si le poète choisit de toujours s’adresser à un « tu », il s’agit surtout d’une fiction de singularité. En fait, les représentations de la femme sont juxtaposées de manière trop discordante pour que l’effet de construction ne soit pas très visible. Neruda expliquera plus tard dans ses Mémoires que ses expériences biographiques sont polarisées dans le recueil autour de « Marisol », l’idylle du Sud, et « Marisombra », l’étudiante de Santiago. Ces pôles semblent se rejoindre dans l’oxymore du poème 19, où il est question du « sol negro13 », (soleil noir) qui s’enroule dans les cheveux de la femme. En dernière analyse, ce soleil noir renvoie surtout à la mélancolie du poète.
- 14 VP, p. 8.
- 15 VP, p. 55.
10Les adresses multipliées, diffractées sur diverses figures de l’autre, ne permettent donc pas de réelle sortie hors de l’ensimismamiento dans Vingt poèmes d’amour. Si le solipsisme s’affichait dès le premier poème – « Fui solo como un túnel14 » (Je fus seul comme un tunnel) – il n’a pas été vraiment dépassé par une série d’expériences assimilées à « la soledad cruzada de sueño y de silencio15 » (la solitude traversée de songe et de silence). La « chanson désespérée » qui suit les vingt poèmes constate encore une solitude irrémédiable, le poète s’adressant même davantage à lui-même qu’à la femme aimée. Au fond, la deuxième personne n’est plus à la fin du recueil qu’un double de la première, la projection sur une altérité fictive d’un sujet qui échoue à sortir de soi. Le « tu » est ainsi soit repoussé dans la distance du « elle », soit résorbé dans le « je » qui l’a crée : entre l’éloignement et l’ipséité, le désir amoureux ne parvient pas à trouver la mesure, à se fixer sur une figure de l’autre.
- 16 VP, p. 56.
- 17 VP, p. 56.
11Pourtant, dans ces tentatives infructueuses pour atteindre autrui, « quelque chose » se joue, une forme de communication se met en place. C’est ce que dit le poème 13, qui, tout en déplorant que « entre los labios y la voz, algo se va muriendo16 » (entre les lèvres et la voix, quelque chose se meurt), affirme que « sin embargo, algo canta entre estas palabras fugaces17 » (pourtant, quelque chose chante parmi ces paroles fugaces). À défaut d’atteindre un autre de toute façon recomposé, fictif, le poète découvre une transitivité possible dans l’écriture, celle d’une adresse élargie aux lecteurs. C’est toute l’ambivalence du poème 15, qui reconnaît jouir de l’absence irrémédiable, précisément parce qu’elle permet le déploiement d’une parole de substitution. Le poète passe de la déploration de la distance à la jouissance de la séparation absolue. Le silence n’est plus refus infligé au désir de sortir de soi, mais consentement à la possession par les mots d’un être devenu trop lointain pour opposer une résistance :
Me gustas cuando callas porque estás como ausente,
y me oyes desde lejos, y mi voz no te toca.
Parece que los ojos se te hubieran volado
y parece que un beso te cerrara la boca. (VP : 65.)
Tu me plais quand tu te tais car tu es comme absente,
et tu m’entends de loin, et ma voix ne te touche pas.
On dirait que tes yeux se sont envolés
et on dirait qu’un baiser a scellé ta bouche.
12Le silence, l’absence de réponse, même visuelle, deviennent le support d’un plaisir avoué : le terme « lejos », auparavant obstacle à toute forme d’amour, devient le sésame d’une communication paradoxale, où le seul poète parle, et la femme entend enfin, mais est privée de toute possibilité de réponse. Le dernier quatrain développe une rêverie morbide :
Me gustás cuando callas porque estás como ausente.
Distante y dolorosa como si hubieras muerto.
Una sonrisa entonces, une palabra bastan.
Y estoy alegre, alegre, de que no sea cierto. (VP : 66.)
Tu me plais quand tu te tais car tu es comme absente.
Distante et douloureuse comme si tu étais morte.
Un sourire alors, un mot suffisent.
Et je suis heureux, heureux, que ce ne soit pas vrai.
- 18 VP, p. 64.
- 19 VP, p. 82.
- 20 Pablo Neruda, Né pour naître, Paris, Gallimard, « L’Étrangère », 1996, p. 29.
13Même si la dérive se dénonce finalement comme fiction, la joie passe par l’évocation de la mort, l’idée que l’autre est pure absence, pur support de l’élégie. Autrement dit, pur support de l’écriture : « te pareces a la palabra melancolía18. » (tu ressembles au mot mélancolie.) Le poème suivant, qui s’affiche comme une paraphrase de R. Tagore, souligne encore ce lien entre désir inassouvi et expression littéraire. Le dernier poème, tout en déplorant la perte de la femme, affirme une puissance nouvellement conquise, qui est précisément celle de l’écriture : « Puedo escribir los versos más tristes esta noche19. » (Je peux écrire les vers les plus tristes cette nuit.) Il n’y a donc pas de sortie amoureuse du solipsisme, mais bien une solution poétique. Ainsi s’explique ce commentaire de Neruda sur ce recueil : « J’ai entrepris la plus grande sortie hors de moi-même : la création, en mon désir d’illuminer les mots20. » L’adresse ne s’est pas fixée sur un être, mais la possibilité d’une communication poétique avec des destinataires élargis se fait jour.
- 21 Pablo Neruda, La Centaine d’amour, Paris, Gallimard, « Poésie », 1995 (désormais CA), p. 212.
14Trente ans plus tard, Les Vers du capitaine proposent une poésie amoureuse radicalement différente, qui s’engouffre dans l’ouverture suggérée par les Vingt poèmes. Le désir s’est à présent fixé sur une figure concrète et la parole poétique touche un autre dont la présence est manifeste. La véritable dédicataire du recueil n’apparaît pourtant pas explicitement : Neruda expliquera plus tard dans ses Mémoires qu’il était alors encore marié à Delia del Carril et ne voulait pas la blesser en publiant une poésie ouvertement dédiée à Matilde Urrutia, sa nouvelle compagne. Les Vers du capitaine sont précédés par une lettre fictive à un éditeur, signée par la destinataire des poèmes, Rosario de la Cerda, qui affirme ne pas connaître le vrai nom de son amoureux poète, venu de la guerre d’Espagne et préférer que, comme elle, on l’appelle « Mon capitaine ». Le « tu » ne se voit donc pas encore assigné de référent réel, et le poète utilise de nouveau sa plasticité pour écrire une poésie amoureuse anonyme. Mais alors que l’élection d’un être était une fiction dans les Vingt poèmes d’amour, c’est à présent l’anonymat qui est une fiction. La Centaine d’amour, parue en 1959, apparaît donc comme la réécriture assumée, ad nominem, des Vers du capitaine. Le recueil célèbre la revanche de la poésie du nom : le prologue affiche clairement la dédicace « A Matilde Urrutia ». Celle-ci se démarque d’ailleurs de la tradition sonnettiste de « l’amour du prénom », pour jouer sur une formule de Martine Broda. C’est en effet le seul prénom qui est le plus souvent support de l’adresse et de la rêverie amoureuse : Pétrarque décline le prénom « Laura » en paronomases signifiantes – « lauro », « l’auro », « l’aura » –, comme Ronsard motive le nom de Marie ou Sève celui de Délie. La dédicace de Neruda choisit au contraire de désigner le référent unique sans rien gommer de l’arbitraire du nom : les connotations du prénom se rétractent dans l’arbitraire du patronyme. Les poèmes reviennent ensuite à la poétique du prénom, mais celui-ci est lesté de la charge référentielle de la dédicace : il ouvre en vocatif le premier vers et ponctue tout le recueil (sonnets 40, 56, 65, 93). Le sonnet 98 réitère in fine la vocation nominative du recueil, qui « no quiere más sino escribir tu nombre21 » (ne veut rien d’autre qu’écrire ton nom). Le « tu » ne peut plus se déplacer d’une figure à l’autre, il est assigné à résidence amoureuse.
- 22 VC, p. 134.
- 23 VC, p. 136.
15L’amour dans Les Vers du capitaine et dans La Centaine d’amour est donc d’abord un mouvement d’élection : l’être aimé est choisi entre tous, le pronom de deuxième personne ne peut plus fonctionner comme embrayeur mobile. Le poème « L’inconstant » exprime d’abord un désir volage, qui circule entre toutes : « detrás de todas / me voy22. » (derrière toutes / je vais.) Puis l’adresse émerge et le désir se concentre sur une figure singulière : « Pero a ti, sin moverme, / sin verte, tú distante, / van mi sangre y mis besos23. » (Mais vers toi, sans bouger, / sans te voir, toi distante, / vont mon sang et mes baisers.) Le sonnet 46 est même le théâtre d’une élection cosmique : dans le premier quatrain, le poète choisit une étoile au ciel, dans le deuxième une vague entre toutes, celle du corps de Matilde. Ces strophes sont symétriques, introduites par la préposition « de », qui indique l’extraction. Les tercets jouent ensuite sur les oppositions du « tout », « todas las gotas, todas las raíces, / todos los hilos » (toutes les gouttes, toutes les racines, / tous les fils), et du « sólo » qui conclut le dernier tercet, pour signifier le choix assumé, dicté non par le manque, mais par la sélection amoureuse dans un monde de profusion. Surtout, c’est la dimension concrète, physique, qui importe : il n’est plus question d’idéaliser une figure désincarnée, mais bien de scruter chaque particularité irréductible du corps. Les Vers du capitaine proposent ainsi un ensemble de poèmes qui déploie le blason traditionnel : chaque partie du corps se voit consacrée un poème entier au lieu d’un vers ou d’une strophe.
16L’adresse n’est plus un geste désespéré pour tâcher de combler une distance mais une cheville qui rapproche l’autre de soi. Le sonnet 36 s’ouvre sur une apostrophe toute concrète à Matilde, « reina del apio y de la artesa24 » (reine du céleri et de la huche). Il déroule ensuite une litanie profane qui célèbre un « tu » maître d’un royaume domestique :
Tú, con tu podadora levantado el perfume,
tú, con la dirección del jabón en la espuma,
tú, subiendo mis locas escalas y escaleras (CA : 84.)
Toi, qui soulèves le parfum de ton sécateur,
toi, qui diriges le savon dans l’écume,
toi, qui montes mes échelles et mes escaliers fous
- 25 CA, p. 82.
- 26 CA, p. 108.
- 27 Alain Sicard, La pensée poétique de Pablo Neruda (thèse, Bordeaux III), Lille, Ateliers de reprodu (...)
17Toute la partie « Midi » de La Centaine d’amour raconte la construction d’une économie amoureuse : « Amor, ahora nos vamos a la casa25. » (Mon amour, allons à la maison à présent.) Le « nous » est le prolongement direct du « tu » dans cet amour de près. Le sonnet 48 opère la réduction du duel à une unité : « Dos amantes hacen un solo pan26. » (Deux amants heureux font un seul pain.) Le verbe « hacer » permet une alchimie métaphorique particulièrement dense : il peut signifier littéralement que les deux amants fabriquent un pain, que leur amour produit un aliment vital, mais il peut aussi fonctionner comme copule, indiquant la fusion des deux corps dans une seule substance. La rencontre amoureuse est en tout cas profondément matérielle : le pain devient un motif omniprésent, objet d’une eucharistie profane, d’une consommation gourmande et nécessaire à la fois. On comparera ainsi le deuxième poème des Vingt poèmes d’amour, qui fait de la femme une apparition sacrée, une icône mariale, au sonnet 13 qui présente Matilde comme une déesse de pain, auréolée de farine. Comme le dit Alain Sicard, en expliquant comment l’amour passe de la contingence à la nécessité entre les deux recueils : « Ce n’est pas par une ascèse sentimentale mais par un total consentement à la sensualité que l’amour nérudien découvre le secret de sa nécessité27. »
18Or, et c’est là le paradoxe de la poésie amoureuse de Neruda, c’est précisément dans cet amour exclusif que réside la possibilité de donner une dimension collective au lyrisme. L’amour pour un être concret, évoqué dans la précision de son existence, est en effet une réelle ouverture à l’altérité, qui pose une continuité entre l’intimité du couple et l’engagement politique. Le « tu » est singulier car unique, mais pluriel car perméable, lieu d’une intercession entre l’intimité, le monde matériel et la communauté humaine.
19Le poème « 8 septembre » raconte ce mouvement expansif qui se joue dans la relation amoureuse. Le titre l’indique clairement : il n’est pas question d’un amour essentialisé, mais d’une expérience ancrée dans l’ici et le maintenant – « hoy », « aujourd’hui », est le terme anaphorique de ce poème. Il s’agit dans un premier temps d’une fusion des corps en un seul atome :
Hoy nuestros cuerpos se hicieron extensos,
crecieron hasta el límite del mundo
y rodaron fundiéndose
en una sola gota
de cera o meteoro. (VC : 120.)
Aujourd’hui nos corps se sont étendus,
ils ont grandi jusqu’à la limite du mondeet ils ont roulé, se fondant
en une seule goutte
de cire ou de météore.
20Neruda détourne la rhétorique mystique : au lieu des cieux, ce sont les ciels des astronautes, peuplés de météores, que découvrent les amants. Avant d’être réduits à une « seule goutte », les corps s’anamorphosent et prennent des proportions de géants : l’amour est agrandissement de l’être car l’autre donne accès à l’univers. Mieux, à peine l’unité du couple réalisée qu’apparaît un troisième terme, qui empêche tout repli derrière les cloisons de l’intimité :
Entre tú y yo se abrió una nueva puerta
y alguien, sin rostro aún,
allí nos esperaba. (VC : 120.)
Entre toi et moi s’est ouverte une nouvelle porte
et quelqu’un, encore sans visage,
nous attendait là-bas.
- 28 Pablo Neruda, Canto general, Madrid, Catédra, 1995, p. 127.
21Cette troisième personne indéfinie pourrait désigner par exemple un enfant. Mais l’étonnante similitude de ces vers avec un passage de Chant général invite à une autre interprétation. La découverte de la solidarité sud-américaine et du rôle de porte-parole du poète y est ainsi présentée : « alguien que me esperó entre los violines / encontró un mundo como una torre enterrada28. » (Quelqu’un qui m’a attendu entre les violons / a trouvé un monde comme une tour enterrée.) Le pronom indéfini désigne peut-être un double du poète, peut-être une figure générale de l’altérité. L’écho dans le poème des Vers du capitaine suggère que la rencontre amoureuse est aussi le lieu d’une ouverture à la dimension collective de l’existence.
- 29 VP, p. 16.
- 30 VC, p. 112.
- 31 VP, p. 7.
22Cette possibilité de communiquer avec le monde dans l’adresse à l’aimée émergeait déjà dans Vingt poèmes d’amour. Dans le troisième poème, la femme était de nature tellurique : « en ti la tierra canta29. » (en toi la terre chante.) Mais le monde qu’elle contenait demeurait alors aussi inaccessible que la satisfaction amoureuse. Tout s’inverse dans le premier poème des Vers du capitaine, intitulé « En ti la tierra », en écho au vers précédemment cité. Il raconte la croissance fantasmagorique de Matilde, « petite rose » qui grandit dans la main du poète, jusqu’à ce que ses yeux soient plus grands que le ciel et que l’amant n’ait plus qu’à s’incliner sur sa bouche « para besar la tierra30 » (pour embrasser la terre). Ce poème est la mise en récit du procédé stylistique qui s’impose à partir des Vers du capitaine pour parler de Matilde : la métaphore. De manière tout à fait remarquable, les Vingt poèmes privilégient la comparaison pour établir des ponts entre la femme aimée et le monde. Ainsi dans le tout premier poème – « te pareces al mundo31 » (tu ressembles au monde) – ou dans le quinzième, tout entier construit sur une syntaxe comparative :
Mariposa de sueño, te pareces a mi alma […]
Y estás como quejándote, mariposa en arrullo. […]
Déjame que te hable también con tu silencio
claro como una lámpara, simple como un anillo. (VP : 64.)
Papillon de songe, tu ressembles à mon âme […]
Et on dirait que tu gémis, papillon dans une berceuse. […]
Laisse moi aussi te parler avec ton silence
clair comme une lampe, simple comme un anneau.
23Quelques métaphores sont certes égrenées dans ce texte, mais elles sont intégrées dans une trame de comparaisons qui les rend très lisibles, qui explicite les liens entre comparé et comparant. La comparaison établit des ponts tout en maintenant une distance entre les termes et en les fixant dans la relation analogique. Au contraire, la métaphore instaure une proximité beaucoup plus grande entre comparé et comparant, en même temps qu’une relation dynamique entre eux : c’est une opération métamorphique, qui transfère toutes les qualités des termes. Elle devient omniprésente à partir des Vers du capitaine pour signifier les ramifications analogiques du couple dans la relation amoureuse. Le poème « Petite Amérique » agrandit les dimensions du corps féminin à celle du continent. Matilde est également miniature cosmique dans La Centaine d’amour : « Amo el trozo de tierra que tú eres32. » (j’aime le morceau de terre que tu es.) Cet exemple est emblématique du travail métaphorique dans le recueil : l’image ne s’étend plus forcément dans un développement narratif, elle est resserrée dans l’espace compact du sonnet, soutenue par une densité allitérative et des effets de rythme.
- 33 CA, p. 196.
- 34 Voir le texte « La copa de sangre », repris dans Né pour naître, op. cit., p. 181-182.
- 35 Chant général, op. cit., p. 140.
- 36 CA, p. 66.
- 37 CA, p. 122.
24Surtout, la femme ne donne pas seulement accès à l’univers naturel, mais aussi au monde communautaire, à une altérité élargie. Le « nous » qui se construit dans Les Vers du capitaine et dans La Centaine d’amour ne se réduit pas au duel, il désigne aussi le couple au sein d’une communauté plurielle. Lorsque le poète dit que la peau de Matilde est « la republica fundada por (sus) besos33 » (la république fondée par [ses] baisers), il faut bien entendre le terme dans toute son extension sémantique : le corps de la femme n’est pas seulement un espace intime, il propose un rapport à l’autre qui est aussi celui de l’engagement social. Cette continuité entre l’amour érotique et l’amour politique explique aussi la prégnance du motif de la coupe dans le recueil. Il s’agit certes d’un motif récurrent dans toute l’œuvre de Neruda, dont on peut sans doute situer l’origine dans la biographie34. Mais la coupe est aussi un puissant symbole politique dans cette poésie. Alors que Mallarmé lève une coupe vide dans le « Toast funèbre », texte du deuil de la communauté autour du poète, Neruda lève bien haut la « copa de esta nueva vida35 » (la coupe de cette nouvelle vie), remplie de la parole des peuples américains dans Chant général. Le motif réapparaît sans cesse pour signifier la communion laïque du poète et de son peuple et il est utilisé dans La Centaine d’amour avec cette charge politique. Ainsi le sonnet 28 explique que, partout où il est allé avec Matilde, « repitió la alegría los labios de la copa36 » (la joie multiplia les lèvres de la coupe). Dans le sonnet 54, les songes et les décisions « cayeron en la doble copa de los amantes37 » (tombèrent dans la coupe double des amants). Le « toast » du poète célèbre la communauté conjugale et la société camarade dans un même élan.
25Le lien entre éros et agapè, adresse intime et collective, s’approfondit entre Les Vers du capitaine et La Centaine d’amour. Dans le premier recueil, une tension demeure entre les deux aspects de la relation à l’autre. Le poème « La bandera », « Le drapeau », exhorte l’amante à rejoindre le capitaine dans la lutte et à refuser les séductions de l’intimité. Le corps de la femme, d’habitude agent de connaissance et d’ouverture, menace ici de séparer le poète de ses combats, de cloisonner l’espace amoureux :
Nadie quisiera
como yo quedarse
sobre la almohada en que tus párpados
quieren cerrar el mundo para mí. (VC : 238.)
Personne n’aimerait
autant que moi rester
contre l’oreiller où tes paupières
veulent fermer le monde pour moi.
26L’adresse amoureuse se renverse alors en harangue politique et la rhétorique révolutionnaire fait irruption dans le discours lyrique pour enrôler l’amante :
Pero levántate,
tú, levántate,
pero conmigo levántate
y salgamos reunidos
a luchar cuerpo a cuerpo
contra las telarañas del malvado (VC : 238)
Mais lève-toi,
toi, lève-toi,
mais avec moi lève-toiet sortons réunis
lutter corps à corps
contre les toiles d’araignée du mal
27Cette strophe reprend une injonction topique du discours révolutionnaire – « levántate » – pour l’intégrer à un poème amoureux : la mise en exergue du « tú » souligne la proximité de l’interlocuteur, encore renforcée par le complément « conmigo », qui infléchit l’appel à la lutte vers la demande amoureuse. L’expression « cuerpo a cuerpo » joue sur les deux tableaux, renvoyant à une relation intime si on la comprend littéralement, à l’engagement politique dans son sens figuré. Le poème « El amor del soldado » renouvelle cet effort pour fondre harangue politique et adresse amoureuse, passant de l’apostrophe « querida » (« aimée, chérie »), à « camarada ». Mais ces deux vocatifs restent juxtaposés à la fin du poème sans que la continuité entre le couple et la communauté soit très fermement assurée. Le recueil annonce cette réconciliation, établit la coïncidence entre amour et engagement dans la relation à l’autre, mais il demeure le lieu d’une tension, qui lui donne d’ailleurs une dynamique narrative. Or la conclusion de ce trajet est l’adieu à Rosario, qui n’est certes pas définitif, qui laisse ouverte la possibilité de renouer ensemble tous les fils des rapports à l’autre, mais présente néanmoins le choix comme nécessaire : « Adiós, amor, te espero38. » (Au revoir, mon amour, je t’attends.) Au contraire, dans La Centaine d’amour, la continuité entre le « nous » duel et le « nous » pluriel est posée comme une évidence :
tú y yo teníamos que simplemente amarnos,
con todos confundidos, con hombres y mujeres,
con la tierra que implanta y educa los claveles. (CA : 14-15.)
toi et moi nous devions simplement nous aimer,
confondus avec tous, les hommes et les femmes
et la terre où l’œillet s’enracine et grandit.
28Le pronom réfléchi « nos » permet l’ambivalence : il renvoie bien sûr au duel « tú y yo », mais il est élargi par les compléments qui suivent. Le couple n’est plus menace de repli sur l’intimité, mais ouverture à « tous ». L’œillet sera la fleur idéale de cet amour, puisqu’il est à la fois symbole de fidélité conjugale dans la tradition médiévale et emblème de la lutte ouvrière.
29L’adresse amoureuse est en quelque sorte l’étalon d’une poétique en prise sur l’histoire et en constante évolution. Dans Vingt poèmes d’amour et une chanson désespérée, elle est une tentative douloureuse pour atteindre une figure de l’autre en trompe-l’œil, modelée sur les projections du désir solipsiste. Elle devient à partir des Vers du capitaine adresse exclusive, qui est en même temps appel à la survie de l’amour au-delà de la mort, à son prolongement dans la jouissance du monde et la lutte collective. La deuxième personne se trouve à la fois précisée, attachée à un référent unique, et élargie, reliée à une interpellation plurielle. L’œuvre de Neruda postérieure à la guerre d’Espagne assume des enjeux collectifs et revêt une dimension épique qui informe très clairement le lyrisme amoureux. Les genres poétiques eux-mêmes se trouvent ainsi bousculés par l’histoire, précipités dans des interférences qui permettent le renouvellement des grandes catégories génériques. L’adresse figure au premier rang de celles-ci : le vocatif collectif se drape de lyrisme amoureux dans les œuvres monumentales comme Chant général, cherchant à toucher le lecteur dans un rapport singulier avec le poète, pendant que la figure de l’aimée dans les œuvres plus intimes, sans rien perdre de son unicité, permet une communication élargie avec la communauté des hommes.