1La notion de « chaos » ou de morcellement dans l’écriture, et plus globalement dans toute volonté de représentation du monde, est omniprésente depuis maintenant un siècle. Il nous semble même que l’une des expressions privilégiées de cette présence d’un désordre, d’un imprévisible ou d’un ordre bousculé par l’aléatoire, réside dans l’utilisation en arts de la pratique du collage-montage. Nous pourrions presque dire que cette pratique a été l’un des modèles esthétiques privilégiés du XXe siècle. Depuis les papiers collés des cubistes et les premiers films narratifs, collage et montage tentent soit d’intégrer un peu de cet aléatoire qui menace l’harmonie du monde ou en tout cas fonde un autre type d’harmonie (par exemple les fragments de journaux de Braque ou Picasso, les collages de Max Ernst…) soit de l’ordonner (en montage cinématographique notamment).
2Nous nous proposons de décrire la tentation de l’entropie, de l’informe et l’intégration du chaos, dans l’écriture cut-up de William Burroughs, en la comparant aux pratiques de collage-montage. Le procédé cut-up nous semble marquer une étape importante vers une esthétique du bruit blanc, de l’informe ou du chaos dans l’écriture ; nous nous proposons également de faire le lien avec nos recherches actuelles et d’opérer un parallèle, frappant, avec la musique et les écrits de Pierre Schaeffer, père de la musique concrète. Schaeffer, travaillant par collage-montage sur une musique des « sons fixés » (Michel Chion) – comme Burroughs travaillant au même moment sur une littérature des « mots fixés », était lui aussi hanté par cette question du chaos et de l’entropie : ses textes évoquent souvent ce danger potentiel, pour le créateur, de rester prisonnier du « monde des bruits », de « l’anecdote », d’une « anti-musique » ou chaos indifférencié. Schaeffer est l’un de ceux qui tentèrent de faire surgir en musique une « horde de sons » – comme Burroughs parlait de « horde de mots ». L’analyse comparée des modalités d’intégration d’un matériau bas, « antimusical » ou antilittéraire dans l’œuvre, chez Burroughs et chez Schaeffer, doit nous permettre de donner une vision plus riche de ces pratiques chaotisantes et de mieux appréhender une certaine évolution esthétique.
- 1 Benoît Delaune, « Texte itératif et stéréotypes chez William Burroughs : de l'intertextualité à l' (...)
3En littérature, après Lautréamont, les poèmes-collés de Breton ou Tzara, les retranscriptions de conversations du « Lundi, rue Christine » d’Apollinaire, un auteur a poussé à l’extrême, entre 1961 et 1968, la pratique du collage entropique : William Burroughs, via le procédé du cut-up,avec la Trilogie Nova (The Soft Machine, The Ticket That Exploded, Nova Express,traduits sous les titres La Machine molle, Le Ticket qui explosa, Nova Express). Chacun des trois tomes propose des reprises quasi mot à mot de passages textuels des autres tomes ; les trois livres sont obtenus via le procédé scriptural du cut-up ou découpage, donc par hybridation et, pourrait-on dire, bouturage,à partir d’un matériau textuel proliférant, constitué de textes de la main de l’auteur qui sont souvent découpés et accouplés à des fragments de romans policiers ou de science-fiction, d’articles de journaux, de sonnets de Rimbaud, de romans de Genet, de Kafka, d’extraits de la Bible ou du Coran… Nous avons montré ailleurs1 la force de ce matériau textuel aux origines brouillées, conçu comme une sorte d’Ur-texte indifférencié, où la notion même d’origine n’a plus d’importance. Il nous semble que cette non-origine justement est importante par rapport aux usages précédents du collage en littérature comme en arts plastiques.
4Pour bien montrer cette utilisation effrénée d’un texte découpé, remonté, recoupé, voici l’exemple du premier passage cut-up de la première section de The Soft Machine (qui présente un degré relativement simple de découpage et remontage). Ce passage est constitué de mots empruntés à deux passages des deux pages précédentes :
- 2 Pour toutes ces citations, les numéros de pages font référence à l’édition Grove Press du livre (l (...)
5Soit le texte A (p. 5-62) [les mots utilisés pour le cut-up sont en romain souligné pour le texte original, en italiques pour la traduction] :
There is a boy sittingat the counter thin-faced kid his eyes all pupil. I see he is hooked and sick. Familiar face maybe from the pool hall where I scored for tea sometime. Somewhere in grey strata of subways all-night cafeterias rooming house flesh. His eyes flickered the question. I nodded toward my booth. He carried his coffee over and sat down opposite me.
Il y a un garçon assis au comptoir, môme au visage maigre, les yeux tout en pupilles. Je vois qu’il est accro et malade. Un visage familier, peut-être de la salle de billard où je dealais parfois du hash. Quelque part dans les strates grises de chair du métro des cafétérias ouvertes la nuit des chambres meublées. Ses yeux clignotèrent la question. Je fis un signe de tête vers ma banquette. Il s’amena avec son café et s’assit en face de moi.
6Soit le texte B (p. 6) :
« The Man is three hours late. You got the bread ? »
« Le Dealer a trois heures de retard. Tu as le fric ? »
7Soit le texte C (p. 6) :
About this time I meet this Italian tailor cum pusher I know from Lexington and he gives me a good buy on H…
À cette époque je rencontre ce pote dealer, un tailleur italien que je connais de Lexington et il me fait un bon prix sur l’héro…
8Soit le texte D (p. 6 également) :
I draped myself over his body laughing. His shorts dissolved in rectal mucus and carbolic soap.
Je me suis drapé sur son corps en riant. Son caleçon s’est dissous dans le mucus rectal et le savon noir.
9Considérons que ces passages constituent un état n, initial, du texte. Soit maintenant, p. 7, le premier cut-up, découpage puis remontage des quatre textes précédents, chaque section étant précédée de la lettre indiquant son origine (A, B, C, D). Les mots tirés du texte A sont en gras, les mots tirés du texte D en gras italique, les mots tirés des textes C et B sont respectivement en roman souligné et en roman italique souligné :
(A) There is a boy sitting / like your/(D) body. / (A) I see he is (a) hook[ed]. / (D) I drape(d) myself over hi(m) /(A) from the pool hall. / (D) Draped myself over his /(A) cafeteria/and / (D) his shorts dissolved in / (A) strata of subways… (and) all / (A) house flesh… / (A) toward (the) booth… / (A) down opposite me… / (B) The Man/ (C?) I / (C) Italian tailor… /(C) I know / (B)bread. / (C) “Me a good buy on H.”
10Les éléments tirés de A et D forment la majorité de ce passage, les éléments B et C n’apparaissent qu’à la fin. Ce texte obtenu par cut-up présente une certaine unité au niveau du matériau utilisé (un texte de la main de l’auteur et non un texte extérieur). Le texte cut-up, à l’aspect anarchique et chaotique, met en place un effet très fort de déjà-lu. Très peu de phrases sont complètes, le texte semble s’emballer et basculer du côté d’une langue chaotique, d’une masse textuelle désorganisée ou inorganisée.
11Cette inorganisation, nous la retrouvons également à un niveau plus global, puisque la Trilogie met en place des stratégies éditoriales précises : presque chaque tome a connu plusieurs versions publiées, chaque version a connu des remaniements pouvant aller jusqu’au rajout d’une cinquantaine de pages, les versions « définitives » ne sont pas toujours celles qui sont disponibles, et enfin la Trilogie est constituée de non pas trois mais quatre livres, si l’on y inclut le quatrième tome fantôme Dead Fingers Talk (quiest l’une des nombreuses démultiplications des fictions cut-ups, l’avatar des multiples potentialités du procédé textuel). Nous sommes là encore face, non à une œuvre avec ce que cela suppose de finitude, mais plutôt face à une masse textuelle mouvante, jamais figée dans une forme déterminée, une sorte d’univers textuel en expansion. Ces principes d’écritures et stratégies éditoriales peuvent préfigurer dans les musiques populaires la notion de remix ou de mix ; comme un DJ crée une « œuvre » endirect à partir d’un stock de disques qui ne sont pas forcément de lui, Burroughs crée une œuvre protéiforme à partir d’un matériau textuel dont la majeure partie n’est pas de sa main.
- 3 Brion Gysin, “Rub Out The Words”, entretien avec Gérard-Georges Lemaire, in Revue d’Esthétique, 19 (...)
12Ces pratiques, qui nous semblent faire date dans l’histoire du collage-montage, visent à faire basculer le texte du côté du mouvant, de l’informe, afin de montrer les effets du « langage-virus » formaté, mais aussi de libérer ce dernier en lui inoculant une sorte de « vaccin ». Burroughs est un écrivain fortement hanté par les notions de « chaos » et « d’ordre » du discours littéraire. Il s’agirait alors d’ouvrir la littérature, d’en libérer des potentialités insoupçonnées, par exemple par la répétition telle quelle de pans entiers du même texte, puisé dans le matériau de cet Ur-texte an-originaire, texte global indifférencié, sorte de réservoir informe de matière première. Le texte s’inscrit alors dans un devenir ou « véhicule en perpétuel mouvement » (Brion Gysin3) plutôt que dans une fixité, une stabilité.
13Pour déterminer la place du cut-up dans les pratiques du collage et du montage, on peut s’appuyer sur la définition du groupe Mu dans l’essentiel numéro « Collages » de la Revue d’esthétique :
- 4 Définition présente dans le numéro 3/4 « Collages » de 1978 de la Revue d’esthétique, dirigé par l (...)
La technique du collage consiste à prélever un certain nombre d’éléments dans des œuvres, des objets, des messages déjà existants, et à les intégrer dans une création nouvelle pour produire une totalité originale où se manifestent des ruptures de types divers4.
14Cette définition montre bien ce qui est en jeu dans le collage en général : apparaît tout d’abord une première étape où il s’agit de « prélever », de sélectionner, dans un ensemble « déjà existant », des éléments qui dans une deuxième étape sont « intégr[és] », avec l’apparition de « ruptures de types divers ».
15Le collage implique le détournement de leur place ou fonction initiale d’éléments, qui sont ensuite disposés dans un nouvel ensemble, sans que l’intégration soit complète : les « ruptures » sont bien le signe qu’il doit rester des traces de colle, l’origine étrangère de l’élément collé doit transparaître d’une manière ou d’une autre. Le collage serait en quelque sorte une citation sans guillemets, qui par l’hétérogénéité se dégageant de sa présence dans le texte manifeste qu’elle provient d’un texte précédent, qu’elle est un emprunt, alors que dans le cas du plagiat nous sommes du côté de l’implicite, du caché. Ici (et d’autant plus explicitement dans le cut-up) il s’agirait d’exposer explicitement les sutures (et donc les déchirures préliminaires, le prélèvement) d’un texte traversé par l’idée de faille, de transparence.
16Cette notion de sutures ou de collures nous fait rebondir sur les questions de l’hétérogénéité et du montage. La grande différence entre collage et montage réside dans la place de l’hétérogénéité. On peut dire du montage que c’est une pratique proche du collage, mais l’intégration du matériau s’y accompagne d’un lissage, d’un gommage de l’hétérogénéité, à l’instar du montage cinématographique où il est avant tout question de construire, par la juxtaposition de scènes ou de plans, un ensemble signifiant selon une structure déterminée, donc de donner une forme. Le montage au cinéma suppose très souvent la succession d’éléments signifiants, selon des principes narratifs où l’ellipse joue un rôle principal.
- 5 Collage et montage au théâtre et dans les autres arts, p. 38-73.
17En littérature, le montage supposerait une plus grande intégration que pour le collage, une homogénéisation (qui donc nous éloigne du chaos et de l’informe, au contraire il s’agirait de donner une forme là aussi). Jean-Pierre Morel, dans son article « Montage, collage et discours romanesque dans les années vingt et trente »5, note justement que le montage intègre l’idée de « la série », en même temps que celle de « l’agencement d’unités narratives ». Ce principe d’agencement et de répétition est intéressant, car il met en lumière la pratique du cut-up de William Burroughs en la situant justement par moments du côté du montage. La définition de Jean-Pierre Morel est également pertinente dans le sens où la récurrence supposée du collage suppose la mise en œuvre d’une structure, là où le collage opère plutôt du côté de la rupture.
18Nous pouvons avancer la conception suivante : le montage est peut-être à considérer comme le procédé qui consiste à intégrer des éléments dans un ensemble cohérent et construit, que ces éléments soient d’origine externe ou de la main de l’auteur. Dès lors qu’il y a agencement des éléments d’un ou plusieurs textes selon une structure définie (suivant une volonté de « continuité »), il y a montage. Lorsque des éléments extérieurs préexistants sont insérés dans un texte selon une logique de rupture, nous tombons par contre du côté de la catégorie du collage.
19L’emploi du cut-up procède alors du collage (en tant qu’il s’agit de faire signe, de donner à lire un texte « déréglé », perturbé), mais aussi du montage en ce sens que Burroughs l’utilise à des endroits bien précis de la narration. Nous sommes du côté de la série, puisque reviennent périodiquement, dans le texte, à des endroits précis, des passages composés à partir du cut-up. Apparaît également dans l’emploi du cut-up un certain lissage. Le matériau, qui est composé d’un mélange entre textes de Burroughs et textes extérieurs, perd ses spécificités premières pour devenir ce texte indifférencié ou Ur-texte dans lequel l’auteur puise son matériau pour ensuite le retravailler. Plus encore, deux types de montages sont présents dans la Trilogie : la composition par montage de passages cut-ups à partir de textes préexistants, qu’ils soient de l’auteur ou non, et un montage global, selon lequel Burroughs construit une structure où s’insèrent ces passages.
- 6 Claude Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, p. 30.
20Est également importante la question du geste. En mêlant des textes de toutes époques et de toutes origines, Burroughs se rapproche de Picasso ou de Braque en ce sens qu’il met à bas l’originalité de l’artiste. Tous les mots sont utilisables, quelle que soit leur origine ou leur statut. La question du geste apparaît dans la transgression qui consiste à découper ses propres textes, pour les mélanger à des articles de journaux ou à des passages du Coran. Le morcellement, qui est la marque première du cut-up, cède la place en terme d’effet à la production d’un texte protéiforme, dont on ne sait plus très bien qui est l’auteur. Cette problématique de l’indétermination de l’auteur montre bien ce qui est en jeu dans le cut-up : l’écrivain n’écrit plus physiquement, il cède la place au monteur (au sens technique et cinématographique du terme) qui réarrange, avec des ciseaux et de la colle, des éléments disparates afin de produire « une totalité », pour reprendre la définition du groupe Mu, mais qui n’opère plus du côté de l’originalité, ou en tout cas d’une forme nouvelle et différente d’originalité. En ce sens, l’écrivain selon Burroughs se rapproche de la figure du bricoleur, telle qu’elle est définie par Lévi Strauss dans La Pensée sauvage6.
21Mais ce montage qu’est le cut-up tire également son statut particulier du fait que le résultat produit n’intègre pas les différences de typographie des textes-sources. Nous sommes loin des Mots en liberté futuristes de Marinetti. Dans l’écriture de la Trilogie est importante l’étape finale de la publication qui gomme une grande partie des spécificités graphiques des textes utilisés. En ce sens, Burroughs s’éloigne des calligrammes d’Apollinaire, et nous voyons bien que n’apparaît pas dans la Trilogie de souci plastique. Il s’agit donc bien d’intégrer des éléments de chaos dans une structure globale, de maîtriser (plus ou moins, on le voit avec la prolifération des versions d’un même livre) ce matériau textuel morcelé et indifférencié.
22Le rapprochement à première vue surprenant entre un pape institutionnel et une icône contre-culturelle n’a rien d’artificiel. William Burroughs, par le procédé du cut-up, met en place des pratiques textuelles à la limite ; de même, en écoutant la musique concrète et surtout en lisant le projet théorique de Schaeffer on distingue immédiatement un rapport entre ces pratiques sonores et musicales et les pratiques textuelles de Burroughs ; en étudiant le fameux À la Recherche d’une musique concrète, l’effet de déjà-vu s’amplifie au point de reconnaître, dans les termes précédemment décrits ici, des similitudes d’approche extrêmement éclairantes. Plus encore, entre Schaeffer et Burroughs existent des points communs troublants : par exemple tous deux sont nés à la même époque (1910 pour Schaeffer, 1914 pour Burroughs) ; tous deux sont venus tard à leur pratique (Schaeffer aurait sans doute récusé le terme) artistique, Schaeffer à la fin des années 1940, Burroughs au début des années 1950.
23Reprenons la définition du groupe Mu dans le numéro « Collages » de la Revue d’esthétique :
La technique du collage consiste à prélever un certain nombre d’éléments dans des œuvres, des objets, des messages déjà existants, et à les intégrer dans une création nouvelle pour produire une totalité originale où se manifestent des ruptures de types divers.
- 7 Pierre Schaeffer, À la Recherche d’une musique concrète, p. 21.
24Selon Pierre Schaeffer7 pour « isoler l’en-soi du phénomène sonore » et « oublier la signification », c’est-à-dire ne plus coupler un son à une traduction mimétique (bruits de locomotive = chemin de fer),
Deux démarches sont préalables :
Distinguer un élément (l’entendre en soi, pour sa texture, sa matière, sa couleur).
Le répéter. Répétez deux fois le même fragment sonore : il n’y a plus événement, il y a musique.
25De nombreuses similitudes sont visibles dans ces deux définitions : tout d’abord, il y a bien une phase de « prélèvement » dans un univers « préexistant », que ce soit une œuvre plastique, un texte ou « le monde des bruits ». Ce prélèvement s’effectue à l’aide d’un outil, ciseaux ou cutter pour le cut-up, dans la littérature et les arts plastiques, microphone et support de gravure (disque souple, bande magnétique) dans le cas du monde sonore ; le verbe « distinguer » de la définition de Schaeffer a bien valeur de sélection et de prélèvement, d’ailleurs Schaeffer utilise ce dernier terme : « En reprenant, quelques semaines plus tard, le disque qui témoignait de ces vains efforts, j’eus l’idée de ne plus le considérer que comme une matière première, dans laquelle je pouvais effectuer des prélèvements.8 » Ensuite, la « répétition » schaefferienne a bien le même rôle que le phénomène de « rupture » décrit par le groupe Mu. Pour créer une « rupture », c’est-à-dire procéder à une intégration incomplète du matériau dans un nouvel univers, il faut l’extirper visiblement de son univers d’origine et l’intriquer, visiblement là aussi, dans son univers de destination. Cela peut se traduire en arts plastiques par le non-réalisme ostensible du collage, par la fausse valeur des échelles ; en littérature, le collage est visible par la rupture stylistique ou la rupture typographique ; en musique concrète le fragment sonore prélevé est extirpé du monde « antimusical » de « l’anecdote », élément d’un chaos originel (Schaeffer), et il acquiert par sa répétition ostensible, montrée, une valeur musicale. Cette répétition, dans ce qu’elle a de littéral et de mécanique, nous la retrouvons bien dans l’usage du cut-up et plus globalement dans les techniques de collage-montage de William Burroughs.
26La définition du groupe Mu trouve même, par un curieux effet d’antériorité, un écho chez Schaeffer:
Le qualificatif d’abstrait est appliqué à la musique habituelle du fait qu’elle est d’abord conçue par l’esprit, puis notée théoriquement, enfin réalisée dans une exécution instrumentale. La musique « concrète », elle, est constituée à partir d’éléments préexistants, empruntés à n’importe quel matériau sonore, bruit ou son musical, puis composée expérimentalement par un montage direct, résultat d’approximations successives, aboutissant à réaliser la volonté de composition contenue dans des esquisses, sans le secours, devenu impossible, d’une notation musicale ordinaire9. (nous soulignons.)
27Le rapprochement de ces deux définitions, qui ne nous semble en rien anodin, montre que des procédures similaires sont en action dans les différentes démarches de collage-montage, que ce soit en arts plastiques, en musique concrète ou pour le cut-up. Les démarches de Schaeffer et de Burroughs sont similaires en termes d’intentionnalité et d’effet visé : ainsi, dans L’étude aux chemins de fer par exemple de Pierre Schaeffer, on trouve bien les deux étapes, de distinction d’un (plusieurs) élément(s) sonore(s) préexistant(s) enregistré(s) (ici, un son de locomotive), puis leur répétition, qui leur permet de devenir musique, du fait justement de leur répétition (selon la définition de Schaeffer ci-dessus), dans « une totalité nouvelle où se manifestent des ruptures de type divers ». Le matériau est donc « arraché » à son univers d’origine (Schaeffer parle de « prélèvement »10, il s’agit par exemple pour les cloches enregistrées sans l’attaque d’« arracher (des sons) à leur identité de cloches »). Burroughs « arrache » lui aussi des articles sur le cancer ou des sonnets de Rimbaud à leur identité contextuelle. En arts plastiques, le collage procède bien de la même manière en « arrachant », entre autres des images publicitaires à leur univers d’origine. Cet « arrachage » peut alors être visualisé en termes de rupture, lors du remontage, de la recombinaison, par les bords déchirés de l’image, le découpage arbitraire des mots par les ciseaux sur la page de journal pour les arts plastiques, le bouleversement de la syntaxe chez Burroughs ou la répétition littérale et mécanique d’un son en musique concrète.
- 11 Ibid., p. 39-41.
- 12 Ibid., p. 15-16.
28Plusieurs éléments se retrouvent aussi bien chez Burroughs que chez Schaeffer : hantise de tomber dans un chaos qui ne serait pas fondateur, qui ne fournirait pas de valeur ajoutée au matériau utilisé ; peur, si le matériau n’est pas répété, de retomber dans « l’anecdotique », le monde des bruits, l’antimusical pour Schaeffer, l’anecdote poétique ponctuelle pour Burroughs. La question du geste est également essentielle : chaque avant-garde propose un « geste » fondateur. Marinetti, dans son Manifeste du Futurisme de 1909, décrit la scène originelle (sans doute fictive) d’un accident de voiture ; les surréalistes posent l’écriture automatique comme pratique fondatrice, Dada pose comme mythe fondateur l’ouverture aléatoire d’un dictionnaire pour trouver un nom au mouvement. Dans cette lignée, Schaeffer pose comme acte fondateur le sillon fermé11 et le son des cloches12 dont l’attaque n’a pas été enregistrée, par erreur, par le microphone ; Burroughs, lorsque Gysin lui montre le procédé du cut-up, ne rit pas comme le pensait Gysin, mais lui dit très sérieusement : « Brion, tu tiens là un très grand truc. »
- 13 Ibid., p. 17.
- 14 “The Cut Up Method of Brion Gysin”, in A Casebook On The Beat, edited by Thomas Parkinson, New Yor (...)
29Se pose aussi la question du matériau et de l’acte transgressif, par l’utilisation d’un matériau volontairement le plus bas possible (bruits de locomotives ou de casseroles pour Schaeffer, fragments de textes paralittéraires pour Burroughs) puis son intégration dans une structure noble (« symphonie » ou « études », « romans » ou « fictions »). La transgression s’accompagne même d’une certaine ironie désacralisante : Schaeffer prétend que les sons de locomotives « non composés » sont finalement beaucoup plus intéressants que la recomposition qu’il en fait. Cette ironie va même plus loin, par l’acceptation de l’aléatoire et un certain aveu d’impuissance ou de non-intervention. Certes l’intervention d’un « créateur » et la recombinaison sont censées « transcender » le matériau bas (Schaeffer), pourtant Schaeffer comme Burroughs posent le principe par moments d’une « non-intervention » : les sons « purs » seraient presque « mieux » que les sons travaillés pour le musicien, pour l’écrivain « le hasard a tenu un très grand rôle ». L’intervention peut même n’être que technicienne, avec « l’instrumentiste […] ingénieur du son13 », ou l’écrivain devenu un monteur,une sorte d’ingénieur du mot, dépossédé de son rôle initial pour devenir là aussi un pur technicien avec ses ciseaux et sa colle : « ciseaux ou cutter, à votre discrétion » déclare-t-il ironiquement dans le texte fondateur du cut-up en 196114.
30Le parcours de William Burroughs est également très proche de celui de Schaeffer, en ce sens qu’à la suite de la première phase de rédaction de sa Trilogie, en 1964, l’écrivain a essayé de sortir de la sphère écrite et d’étendre ses recherches sur le « langage-virus » au domaine du son, avec des expériences sur bande magnétique proches des recherches concrètes. Le texte au titre emblématique Palm Sunday Tape (Enregistrement : Dimanche des Rameaux) est un exemple frappant de cette volonté d’excéder la production littéraire et de se situer sur un autre terrain que celui de l’écriture. L’intérêt de ce texte publié à San Francisco en 1965 réside dans l’aspect de « work in progress » et la présence d’une expérience sonore préliminaire au résultat écrit :
- 15 “Palm Sunday Tape”, in Bulletin From Nothing, p. 5.
The Palm Sunday Tape was prepared like this: A week before Palm Sunday I had recorded on my Wollensack a symphony by a soviet composer if my memorie [sic] serves ans [sic] some radio short wave static – (most interesting [sic] sound on the air) – In the course of the week I would run the tape from time to time without playing or recording just wind foreward [sic] or back you under stand stopping at random to cut in short sections of text. […]15.
- 16 Ibid., p. 28. Le Métro blanc, p. 59.
L’enregistrement du Dimanche des rameaux fut ainsi préparé : Une semaine avant le Dimanche des Rameaux j’ai enregistré sur mon « Wollensack » une Symphonie composée si j’ai bonne mémoire par un musicien soviétique et de la friture-brouillage sur ondes courtes – (le son le plus intéressant sur les ondes) – Pendant une semaine de temps en temps j’écoutais la bande sans enregistrer je ne faisais qu’enrouler en avant et en arrière vous comprenez m’arrêtant au hasard pour intercaler des fragments de texte. […]16.
31Burroughs part ici d’enregistrements de matériaux sonores divers et hétérogènes, mêlés à des fragments de ses propres textes, le tout mixé par le biais du procédé de surimpression de la bande. La prétendue transcription de l’enregistrement révèle que l’écriture rend compte de ce qui la précède, elle n’est qu’un support de substitution, puisque le support original est une bande magnétique.
- 17 “Present Time Exercises”, sur le CD Break Through In Grey Room, Bruxelles, édité par le label Sub (...)
32S’il l’avait pu, l’auteur se serait sans doute passé du support écrit, ainsi que le prouvent des enregistrements édités depuis sur CD, comme « Present Time Exercises17 », qui se présente de la même manière : la voix de Burroughs nous explique tout d’abord en quoi consiste l’expérience, puis nous en entendons les résultats. Entre 1963-1964 et le début des années 1970, Burroughs a ainsi travaillé sur des cut-ups sur bande, avec l’aide de Ian Sommerville, en prolongement du cut-up et en extension de la technique à tous les moyens d’expression. Dans ces enregistrements, il est bien question pour Burroughs, comme avec le cut-up, de casser les automatismes de la langue. Burroughs part également du principe que notre perception est déficitaire. Suivant une vision du monde toute platonicienne, l’écrivain considère qu’il existe, sous la surface des perceptions visuelles comme orales, un monde parallèle qu’habitent des « voix mortes » pour reprendre ses mots. L’aspect divinatoire du cut-up et des expériences sur magnétophone est alors posé. En « coup[ant] les lignes de mots » (« Cut word lines » mot d’ordre constant de la Trilogie), nous pourrions nous désintoxiquer du leurre quotidien des apparences et ainsi accéder à la compréhension suprême, à un monde supérieur. Cela suppose donc d’opposer au chaos environnant un chaos apparent (le cut-up, l’épissure de bandes) qui serait en fait un antidote et permettrait d’accéder par des « ports d’entrée » (« Ports of Entry », titre d’une exposition sur les œuvres graphiques de Burroughs) à une harmonie profonde.
- 18 Cette idée de « révolution électronique » est intéressante et lieu d’une autre coïncidence troubla (...)
- 19 Anne Tomiche, dans son texte « Penser le (non)sens : Gilles Deleuze, Lewis Carroll et Antonin Arta (...)
33Dans ces conditions, la littérature n’est plus une fin en soi mais un outil, aux côtés des expériences sonores ou filmiques, qui permettrait la mise en œuvre d’une « Révolution électronique18 » (essai de Burroughs de 1971). Même si la notion de « révolution » semble étrangère à l’idéologie de Schaeffer (qui parle avant tout de « travailler son instrument »), lorsqu’on compare les deux conceptions, du musicien et de l’écrivain, on s’aperçoit de visions du monde et de l’acte créateur très proches. Le « langage-virus » comme le « monde des bruits », ces termes renvoient en fait à une sorte de découpage du monde entre deux niveaux, la « surface » et la « profondeur » ; pour reprendre la topique freudienne, la « surface » serait la Conscience, et la « profondeur » serait ce niveau bien plus trouble et mouvant qu’est l’Inconscient. Comme « le sommeil de la raison engendre des monstres » pour reprendre Goya, la plongée sous la surface du sens aurait pour but de libérer des énergies extrêmement créatrices mais difficiles à contrôler19.
- 20 Pierre Schaeffer, La Musique concrète, PUF, coll. « Que sais-je ? », p. 5-6.
- 21 Ibid., p. 9.
- 22 Ibid., p. 6.
34Dans son « Que sais-je ? » consacré à la musique concrète, Schaeffer fait très justement le parallèle entre la musique de la deuxième moitié du XXe siècle et la découverte de l’atome (« une musique […] qui soit celle […] de l’électron, […] la musique de l’époque […] de l’atome et de la fusée », p. 9), de cette puissance destructrice cachée au fond de la matière. Schaeffer parle également dans la Recherche de « l’épaisseur » du son, comme s’il s’agissait, par l’usage du sillon fermé ou l’enregistrement tronqué de cloches sans l’attaque du son, de faire entendre quelque chose « d’inouï », « d’ouv[rir] les vannes de “l’océan des sons”20 ». L’aspect monstrueux de « ce déchaînement de bruits, ce déferlement de sons21 », Schaeffer en montre ironiquement lui-même l’impact lorsqu’il déclare, dans cette posture d’automortification qu’il prit si souvent : « c’est moi-même que j’avais scandalisé22 » (Schaeffer décrit là le premier concert de musique concrète).
35Burroughs met en place une idéologie similaire, lorsqu’il parle de l’usage de « déconditionnement » du cut-up ; le procédé global de la réécriture (les nombreux « Bulletins de rewrite » dans Le Ticket qui explosa, les expériences sur bande)permettrait de désinfecter la langue, le cut-up serait une sorte de vaccin inoculé à l’écriture de fiction et au « langage ». Le vocabulaire de la psychanalyse apparaît également dans cette formule reprise inlassablement tout au long des trois tomes de la Trilogie : « Breakthrough in grey room » (« percée dans la chambre grise »). La « percée » serait en psychanalyse ce passage de la névrose vers la psychose, une sorte là aussi de libération d’énergies insoupçonnées.
- 23 Repris par Schaeffer, ibid., p. 13.
36L’attitude de Burroughs comme celle de Pierre Schaeffer sont significatives d’une certaine évolution historique. À la transgression ponctuelle des cubistes ou de Dada (Tzara par exemple n’a composé qu’un seul poème suivant son principe de tirer des mots d’un chapeau), Schaeffer comme Burroughs opposent une systématisation de procédés qui fondent une nouvelle esthétique, basée sur l’intégration d’un matériau monstrueux, étranger à la forme, dans des structures globales. Ce qui frappe chez ces deux artistes pourtant si éloignés en apparence, c’est le fait que le matériau, bruit « antimusical » ou « horde de mots » tronqués et volés, fasse l’objet d’une deuxième phase qui l’arrache au poétique (Boulez a parlé avec mépris des expériences concrètes comme d’une sorte de « parade poétique23 ») ou à « l’anecdotique » pour en faire des œuvres (une « symphonie », un « opéra », qui plus est sur le mythe d’Orphée pour Schaeffer, une « mythologie pour l’ère spatiale », une « cartographie de régions inexplorées » pour Burroughs). De plus, il s’agit pour les deux d’excéder, et les frontières de la musique en y faisant pénétrer le bruit, et les frontières de la littérature en se servant du magnétophone comme support de l’œuvre.
37Cette attitude pose la question du postmodernisme. Les deux artistes sont tentés sans doute par cette posture, mais Burroughs, malgré la publication de textes très différents dans des revues et les expériences sur bande, garde tout de même l’idée de produire un texte littéraire dans la Trilogie (qui présente des personnages, une intrigue, et finalement intègre peu de passages cut-up malgré la légende). Chez Schaeffer, de la même manière l’utilisation des bruits ne produit pas de chaos indifférencié (comme peut le faire par exemple depuis 1980 le japonais Masami Akita et son projet musical Merzbow), ou de lissage des origines du matériau (comme dans les pratiques du sampling ou échantillonnage de la techno et du mix) ; au contraire, hanté par l’anecdotique et la peur de tomber dans le « bruit blanc », il s’attaque à l’opéra (Orphée) et à la symphonie donc reconnaît certaines « valeurs », comme Burroughs finalement. En musique et en littérature, William Burroughs et Pierre Schaeffer feraient partie en quelque sorte du carré des derniers des Modernes.