Éditorial
Texte intégral
1Les articles recueillis dans ce numéro explorent les liens complexes qu’entretient l’œuvre littéraire, comme forme et configuration, avec les différentes représentations du chaos, antiques et modernes. Dans la pensée grecque, le Chaos est décrit comme ce qui génère l'origine du monde et des dieux. « Pré-univers monstrueux », il précède l’apparition du Cosmos, le monde organisé où règnent les lois de l’harmonie. Chaos et Ordre, alors, s’excluent. À partir de cette définition classique, la notion de chaos s’est déplacée à travers des théories plus contemporaines qui l’intègrent au monde ordonné : la notion moderne de « Chaosmos » reflète une forme de continuité entre cosmos et chaos, ou, comme le définit Gilles Deleuze dans Différence et Répétition, « l’identité interne du monde et du chaos ». Les découvertes de la science moderne sont à l’origine de ce « retour du chaos », qui succède à une première séquence d’« oubli », comme l’explique Carolina Ferrer dans l’introduction de son article, à partir d’un essai de Roger Cavaillès : « la théorie du chaos », élaborée à partir de la notion de « système non linéaire », permet à la science d’intégrer le principe de non-prédictibilité à l’organisation de l’univers, dans une remise en cause profonde des systèmes et des lois déterministes.
2Les articles de ce dossier se regroupent autour de trois axes d’analyse, dans un glissement de la figure antique à la figure moderne du chaos : littérature et mythe de l’origine, littérature et chaos de l’Histoire et de la mémoire, littérature et science.
3David Prescott-Steed explore la figure originelle du chaos comme déluge dans les mythologies anciennes, à partir d’un texte sumérien datant du 18e siècle avant J.C., La Genèse d’Eridu. Il montre comment le « mythe » originel du chaos renvoie, dans la première civilisation ayant possédé l’écriture, à un évènement « historique » récemment découvert par les scientifiques, la formation de la Mer Noire à travers un gigantesque raz de marée qui aurait ouvert le détroit du Bosphore et inondé des terres entières. La mémoire de cet « inconcevable traumatisme », qui aurait eu lieu entre 3500 et 2000 av. J.-C., expliquerait la figure récurrente de l’abîme et du chaos dans les récits mythologiques et religieux de la genèse du monde, illustrant ainsi les propos de Claude Lévi-Strauss : les commencements ne peuvent être découverts qu’a posteriori.
4Figure de l’origine et des commencements, d’où émergent l’ordre et la possibilité d’un monde civilisé, le chaos peut aussi renvoyer à la fin, à l’effondrementd’un monde, prenant effet au cœur de l’Histoire et de la civilisation : chaos de l’Histoire et de la mémoire hantent ainsi la littérature contemporaine, la confrontant à une remise en cause radicale de tout principe de composition artistique.
5C’est d’abord l’Histoire européenne qui est évoquée à travers la Deuxième Guerre mondiale et l’expérience concentrationnaire qu’abordent respectivement Gabrielle Napoli et Marc Courtieu. Le titre de l’article de Gabrielle Napoli, « L’Histoire, ce chaos à écrire », est à la fois l’énoncé d’une injonction, celle de témoigner, et la suggestion d’un écart, peut-être irréductible, du chaos à l’écriture : dans l’œuvre qu’elle étudie, Tristano meurt d’Antonio Tabucchi, la parole du personnage est à la fois parole de destruction, celle d’une mémoire malade et hallucinée, hantée par le non-sens de l’Histoire, et « élément unificateur » de ce chaos scriptural qu’il incombe au lecteur de reconstruire. Gabrielle Napoli montre comment « le désordre » devient, paradoxalement, « principe esthétique » dans « un double mouvement de construction et de déconstruction de la parole » qui permet de répondre à « la responsabilité infinie » du témoignage sans trahir l’absolu non-sens et la violence de l’expérience. Marc Courtieu évoque quant à lui « le monde concentrationnaire » comme lieu où « s’effondre tout ce qui organisait et soutenait le monde d’avant ». Il se concentre sur le débat, éthique autant qu’esthétique, qui a déchiré les écrivains en charge de cette mémoire : débat entre les partisans d’une discontinuité radicale de l’écriture, justifiée par le refus de l’esthétisme « à vomir » de la forme littéraire traditionnelle, et les partisans d’une continuité qui reflèterait le camp « comme système » et programme de destruction de l’individu « sans destin ». V. T. Chalamov et A. Soljenitsyne, I. Kertesz et J. Semprun, mais aussi P. Levi, J. Cayrol, P. Celan, T. Borowski et C. Delbo sont convoqués dans ce débat dont les positions, selon Marc Courtieu, ne sont pas inconciliables.
6Les articles de Cécile Brochard et Marie-Edith Lenoble nous transportent en Amérique du sud et à Haïti, dans le contexte très différent de la dictature, comme chaos politique et social. L’écriture, dans le roman du dictateur hispano-américain comme dans l’œuvre de l’écrivain haïtien Frankétienne, s’appuie sur un paradoxe, renchérir sur le chaos pour faire œuvre de résistance : fragmentation des voix et des identités, polyphonie et renversement carnavalesque contribuent, dans les romans d’Alejo Carpentier, Augusto Roas Bastos et Gabriel Garcia Marquez, à défaire l’idéologie autoritaire. Le poète et romancier Frankétienne a participé quant à lui à la création d’un mouvement artistique, « le spiralisme », défini comme » esthétique du chaos ». S’y lit la tentative de rendre compte de la situation politique haïtienne, mais aussi de s’approprier les forces vives du « chaos » : le poète crée une « œuvre monstrueuse » dont l’impulsion, la figure en mouvement de la spirale, fonctionne comme « machine désirante », productrice de « failles et de béances » au sein du régime autoritaire de la dictature mais aussi de « connexions entre Histoire et mémoire ».
7Frankétienne, ancien professeur de physique, s’est inspiré, dans la création du « spiralisme », des représentations scientifiques contemporaines : la physique quantique et la théorie du chaos, « la schizosphère » de Mandelbrot, fournissent de nouveaux modèles de représentation. Les articles d’Ivan Gros, de Flore Chevaillier, d’Anaïs Guilet et Benoît Delaune explorent cette voie où littérature et sciences se rencontrent à travers des « pratiques chaotisantes ».
8Ivan Gros travaille sur « les métaphores de la complexité » qui tentent d’intégrer les notions d’ordre, de chaos et de hasard dans leur imago mundi – jeu de dés, labyrinthe, toile d’araignée, rhizome. Qu’ils soient aleaphobes ou chaosophes, les écrivains qui cherchent ainsi à « dire l’univers en son entier » s’exposent à une confusion entre « régimes de discours métaphorique (littérature) et spéculatif (science) ». C’est sur cette confusion que repose ce qu’Ivan Gros qualifie d’« imposture métaphorique » : seule la constitution d’une « anthropologie du hasard » permet d’échapper à « la contradiction entre vision et représentation ».
9Flore Chavaillier et Anaïs Guilet travaillent sur deux romans américains récents, House of Leaves de Mark Z. Danielewski et Lookout Cartridge de Joseph McElroy. Les liens entre littérature et science, ou connaissance, sont ici explorés dans toute leur diversité. McElroy, directement influencé par la théorie du chaos et le modèle informatique, explore des « systèmes non linéaires » de représentation et d’« information » où la narration se fragmente à l’extrême : cette écriture, sur le modèle des « systèmes ouverts », invite le lecteur à intervenir dans la narration et à inventer de « nouvelles méthodes de lecture et d’interprétation ». Le texte de Danielewski quant à lui met en scène l’exploration d’une maison « chaotique » dont les dimensions intérieures sont supérieures aux dimensions extérieures : là encore, la mise en cause du déterminisme propre à la théorie du chaos, mais aussi les nouveaux médias, entrent en jeu comme modèle de composition « non linéaire ». À travers une déconstruction du langage et de la culture savante, le roman invite à réfléchir aux implications de la pensée du chaos sur la conception moderne de la connaissance. Enfin, Benoît Delaune étudie les « figures de l’intégration du chaos » à travers une comparaison entre la pratique scripturale du cut up de William Burroughs et la musique concrète de Pierre Schaeffer. Là encore, les paradigmes du hasard et de l’aléatoire investissent l’œuvre de leurs « énergies extrêmement créatrices mais difficiles à contrôler ». Une tension s’exprime entre volonté d’intégrer ce « matériau chaotique » à la forme, et volonté de libérer sa charge « destructrice ». Le « déchaînement » des images et des sons prend une fois de plus « modèle » sur la science : Pierre Schaeffer évoque ainsi, à l’origine des « pratiques chaotisantes » de la musique contemporaine, la découverte de l’atome comme « puissance destructrice cachée au fond de la matière ».
10Le dossier s’achève sur l’article de Carolina Ferrer qui analyse, à partir d’une méthode quantitative, la diffusion de la théorie du chaos dans les sciences humaines et sociales et dans les arts. Cette analyse, précieuse par son point de vue extérieur à la littérature, permet de comprendre comment une théorie scientifique investit l’ensemble des domaines de la connaissance et des arts : après une pointe dans les années 90 qui marque l’apogée du « transfert », Carolina Ferrer observe un déclin de la référence à la théorie du chaos dans l’ensemble des domaines étudiés, déclin contemporain de la fameuse « affaire Sokal ». Elle en conclut à « une épidémie d’information manquée », c'est-à-dire « un phénomène de propagation temporaire qui n’arrive pas à déclencher une épidémie de connaissance ».
11Ivan Gros évoquait déjà dans son article une « confusion » entre modèles métaphorique et scientifique qui donnait lieu à une forme d’« imposture » littéraire. La question du transfert « métaphorique » d’un concept issu des sciences exactes ne peut être que sujet à polémique. Nous choisirons pour notre part de nous réjouir que la science contemporaine continue de nourrir l’imaginaire et les arts, et cela, malgré son abstraction grandissante.
12Le dossier Université Invitée accueille dans ce numéro la Ludwig-Maximilians-Universität de Munich, à laquelle la tradition de la Komparatistik est solidement attachée. Nous tenons à remercier le responsable de ce dossier, Tobias V. Powald, pour son travail rigoureux, et pour la disponibilité et la patience dont il n’a cessé de faire preuve tout au long de cette collaboration.
Pour citer cet article
Référence électronique
Émilie Lucas-Leclin, « Éditorial », TRANS- [En ligne], 6 | 2008, mis en ligne le 07 juillet 2008, consulté le 18 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/trans/247 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/trans.247
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page