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2En 1987 et en 1989, les visiteurs du musée zoologique de Barcelone découvrent une série d’animaux jusque-là absents de tout almanach de biologie. Ces visiteurs, non sans un profond étonnement, ont vu de leurs propres yeux tantôt des clichés, tantôt des spécimens empaillés d’animaux invraisemblables, tel un serpent pourvu de pattes ou une tortue aux longues extrémités, couverte de poils pour pouvoir affronter le mauvais temps du nord :

3La faune dévoilée incluait entre autres des éléphants ailés, des êtres mi-caprins mi-babouins, mais aussi un oiseau à carapace de tortue ou un coquillage ayant développé un bras pour assommer les poissons constituant son parc alimentaire :

4Les pièces exhibées appartenaient aux archives du professeur naturaliste allemand Peter Ameisenhaufen, longtemps oubliées dans un ancien cottage au Cap Wrath, au nord de l'Ecosse. Seulement le hasard a permis que deux espagnols, Pere Formiguera et Joan Fontcuberta, retrouvent cette archive en 1980 lors d’un séjour pendant les vacances d’été. L’énormité de la découverte poussa les deux amis à effectuer un long travail d'épuration et de réorganisation des bocaux remplis de formol, des cartons contenants des centaines de notes descriptives de spécimens incroyables ; de l’ensemble en somme qu’un ancien enseignant zoologiste constitua comme sa collection personnelle dans la première moitié du XXe siècle.

5Afin d’asseoir la véracité de cette trouvaille extraordinaire, Formiguera et Fontcuberta ont pris le soin de présenter l’exposition entourée des éléments couramment utilisés dans un musée d’histoire naturelle. Comme le résume assez justement Roland Patin, le spectateur a pu y voir :

des photographies, clichés sur verre ébréché, radiographies, notes manuscrites et dactylographiées, carnets, listes, coupures de journaux, documents vieillis, cartels jaunis, échantillons, spécimens animaliers empaillés et en bocaux, squelettes, fragments osseux, vitrines, outils scientifiques, cartographies, panneaux didactiques, noms en latin, schémas, croquis et dessins (observation des animaux dans leur milieu naturel, étude de leur morphologie, leur comportement, leur nourriture, leur habitat, leur mode de reproduction, dissections…), enregistrements sonores (animaux), vidéo (présentation de la sœur du Professeur)… *

6C’est-à-dire que l’exposition a adopté la forme qui sied aux exigences de la communauté scientifique, prise à contrepied car c’est elle qui mit au ban des institutions savantes le professeur Ameisenhaufen et ses découvertes. Le professeur, lui, était uniquement animé par le désir de savoir et de partager l’existence de spécimens tels que, par exemple, ce poisson :

7« Fauna », titre de l’exposition d’art contemporain de Pere Formiguera et de Joan Fontcuberta, fut alors un véritable événement, notamment grâce à sa mise en scène dans un espace sanctionnant un savoir vérifié. En effet, l'ensemble de l'exposition fut construit sur la base d'une solide invention textuelle : de la reconstitution de la trouvaille des archives, en passant par la biographie de Peter Ameisenhausen, jusqu'aux documents témoins des recherches. Indispensable au projet artistique des Espagnols, le canular monté de toutes pièces pour piéger le spectateur naïf ou, pire encore, le visiteur vouant une confiance absolue au musée, avait besoin d’être posé dans les limites d'un mécanisme validé par l'institution. L'ironie, maître-mot des artistes, ponctue les descriptions, mettant à l'épreuve les spectateurs, qui sont partagés entre la « réalité » des images et des animaux empaillés, et l'absurdité des noms latins et des caractéristiques taxinomiques qui les décrivent...

8Le jeu de miroirs d’un tel artifice, qui remet en question le Savoir, s'inscrit pleinement au cœur du sujet central de ce numéro des « Tentations encyclopédiques » : Ameisenhauen est le rêve absolu du chercheur qui mène, malgré les réticences des Institutions ayant instauré des limites infranchissables à la réalité et à la pensée, une démarche personnelle dans le but d’illustrer les pans du monde qu'on ignore ou qui n'ont pas été systématisés. Le monde semble alors n'avoir pas d'autre limite que la lisière que l'être humain s'impose lui-même en déniant l'existence des spécimens autres qui défient les cadres de notre savoir établi. Comment aller au-delà, ou en-deçà, des contraintes que l'encyclopédisme ankylosé impose à la construction d'un discours qui dépasse le simple cadre d'une description du monde pour nous amener un pas au-delà ? De quelle manière affronter les nouvelles lectures qui peuvent être faites tantôt du passé, tantôt du présent, grâce à un regard autre de l’outil encyclopédique qui demande, de ce fait, à être employé différemment ?

9Pour ce numéro 23, nous vous proposons d’aborder dans un premier temps la question des « Tentations encyclopédiques » par le biais des entretiens que Cécile Rousselet a menés avec Luba Jurgenson (maître de conférences à Paris Sorbonne) et Philippe Mesnard (professeur de littérature comparée à l’Université de Clermont-Ferrand), ainsi qu’avec l’écrivaine Nina Léger. Dans le premier échange, le dialogue nous amène à découvrir le travail que les deux enseignants effectuent depuis quelques années sur le développement de L’Encyclopédie critique des mots de la mémoire et du témoignage. La richesse de ce projet annonce dès le départ le double jeu qu’il faut appliquer à une quelconque démarche encyclopédique : le recueil mais aussi la réflexion raisonnée sur les termes, leur utilisation, leur champ d’application tout comme leur pertinence. Dans cette encyclopédie multidisciplinaire s’il en est, un accent particulier est mis sur la littérature qui, d’après eux, jouerait un rôle clef dans la constitution d’un regard alternatif, extrême presque, ouvrant les perspectives du possible.

10Puis, l’entretien avec Nina Léger nous invite à pénétrer dans les entrailles de son livre Mise en pièces. Distant, détaillé, pointilleux, le langage de la romancière dresse une liste des sexes masculins réalisée par le personnage principal, Jeanne. Cette jeune femme parisienne parcourt les chambres de la ville ; des ébats amoureux elle ne retient dans sa mémoire que les organes masculins. Les descriptions crues de ces sexes déplacent le point de vue normalement accepté où c’est plutôt la femme qui se trouve soumise à l’observation du mâle. Le collectionnisme encyclopédique de la narratrice nous mène ainsi à repenser, autant que possible, le rôle que l’accumulation prend dès lors que nous sommes confrontés à un savoir nouveau et dérangeant qui remet en question les fondements d’une manière de voir, et donc de concevoir, le monde.

11Ces dialogues apportent des lignes de réflexion riches et fructueuses qui se prolongent dans les quatre articles qui constituent le dossier central « Les tentations encyclopédiques ». L’article d’Adrián Herrera « Entre el ensayo y la práctica enciclopédica: El Essai sur les mœurs et l’esprit des nations de Voltaire y el Kosmos de Alexander von Humboldt » nous permet d’aborder de manière critique les intentions, la visée et les enjeux du projet de l’encyclopédisme. En prenant comme points de départ la lecture distante de Franco Moretti et la mise en miroir des ouvrages du Français et de l’Allemand – ainsi que leur processus de création et de publication, Herrera propose de remettre le genre de l’essai au cœur du dispositif encyclopédiste, en soulignant la réorganisation de la compréhension épistémologique du monde, du réel, qui en découle.

12Dans une perspective historique, nous avons aussi l’article « L’encyclopédisme satirique : rire des savoirs, mesurer les limites du savoir (XVIIe-XVIIIe siècles) ». Son auteur, Nicolas Correard, nous invite à découvrir une série d’ouvrages qui, par le biais de la satire, remettent en question la notion de l’accumulation du « savoir » comme un simple amoncellement, aussi érudit qu’inutile. Mettre en garde la société face aux mécanismes du discours savant qui produisent une « vérité » à laquelle il faut adhérer aveuglément, tel est le but de ces textes qui visent à « détromper le public dans tous les domaines » tout en insistant sur la nécessité « d’un rationalisme critique affirmé ».

13Dans un deuxième moment, deux articles s’articulent autour de la matérialité des collections, aussi bien dans les textes littéraires que dans la réalité. « La tentation encyclopédique d’Éros » examine les liens qui se tissent entre les collections de littérature érotique de L’Enfer (Bibliothèque Nationale de France) et de la Fondation Internationale d'Arts et Littératures Érotiques (F.I.N.A.L.E). Son auteure, Camille Moreau, se propose d’interroger les limites inhérentes à toute collection de ce type, dont notamment l’impossibilité d’établir une liste exhaustive d’ouvrages « licencieux » puisque, en principe, ceux-ci devaient passer inaperçus. Au fil du temps, lorsque les barrières morales et légales qui les marginalisaient se sont modifiées, l’accent est mis sur le rôle que le collectionneur joue dans la sélection et, par conséquent, la définition de ce qui doit être ou non compris comme érotique.

14En poursuivant cette réflexion sur l’« autorité » qui donne une cohérence et un sens à un ensemble de pièces donné, dans le dernier article du dossier, « D’inquiétants collectionnismes : une méconnaissance du monde ? (Oates, Ogawa, Pamuk) », James Weldon parcourt l’œuvre de trois écrivains. Tous les trois interrogent le musée/la collection en tant que dispositif : les intentions personnelles des personnages d’Ogawa, Pamuk et Oates, sont mises en avant pour souligner davantage le rôle que joue l’individu dans la conception d’une unité rendue possible uniquement à partir de l’accumulation – aléatoire ou orientée – des objets qu’il faut ordonner, auxquels il faut attribuer une catégorie. En fin de compte, ne devons-nous pas considérer les prétentions encyclopédiques comme l’extrapolation mégalomane d’une vision personnelle, unique, entérinée par l’accord évident ou tacite des autres – ce contre quoi l’ironie pourrait nous mettre en garde, tout comme la conscience des mécanismes qui enferment le savoir afin d’instaurer une vérité unique, parfois présentée comme incontestable ?

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Dossier Université Invitée : Barcelone

16Ce numéro est accompagné des collaborations réalisées au sein de la Facultad de Filología de la ville méditerranéenne espagnole. Les sept articles, inscrits dans la ligne de recherche du programme Construction et représentation des identités culturelles, développent trois des axes recteurs étudiés à la Faculté de Filologie : Historias de la Historia, Violencia y género y Espacio íntimo, espacio público. Ce panorama nous montre un centre de recherche qui tente de répondre aux questionnements les plus actuels, en abordant les questions de la narrativité à partir d’une approche multidisciplinaire. Nous tenons à remercier le travail effectué par Guillermo Héctor pour l’accompagnement qu’il a fait de ce dossier.

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Journée d’études : « Littérature comparée et Gender »

18Avec l’ensemble de collaborations « Littérature comparée et Gender », nous inaugurons une nouvelle rubrique de notre revue, inscrite dans ce que nous avons appelé « Publications associées ». Bientôt, à côté des Séminaires, les lecteurs de Trans- pourront découvrir tantôt les Actes de colloques ayant eu une importante participation des membres du Centre d’Études et de Recherches Comparatistes (CERC – EA 172) de la Sorbonne Nouvelle, tantôt les textes issus des Journées d’études. Nous avons donc le plaisir de vous inviter à découvrir les travaux présentés au sein du CERC lors des manifestations scientifiques codirigées en 2015 et 2016 par Anne Isabelle François et Pierre Zoberman, consacrées, comme le dit Mme François dans son introduction au dossier, « à l’exploration des rapports entre les champs de la littérature comparée et des études de genre ». En vue de permettre aux outils comparatistes de saisir plus pertinemment les particularités nouvelles, laissées de côté, voire méconnues par les travaux passés sur le gender, les journées se sont attelés à prendre le gender, et tout ce qu'il pouvait impliquer en tant que tradition critique, comme point de départ et d'arrivée afin de renouveler les coordonnées de lecture et d’analyse de ce terme.



Nouvelle langue chez Trans-

19Enfin, une dernière information concernant les changements que vit notre publication : outre la création de la rubrique « Publications associées », nous avons le très grand plaisir de vous annoncer que Trans- a ajouté l’italien aux langues acceptées à la publication. Information que vous aurez sans doute remarquée avec notre dernier appel à communication qui était déjà dans les quatre langues de la revue. Dans une époque où l’enfermement semble marquer les esprits, une telle ouverture devient non seulement nécessaire mais indispensable.

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* Roland Patin, « JOAN FONTCUBERTA : "FAUNA" », Artplastoc, novembre de 2013, https://artplastoc.blogspot.com/​2013/​11/​165-joan-fontcuberta-fauna-1985-89.html.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Iván Salinas Escobar, « Éditorial »TRANS- [En ligne], 23 | 2018, mis en ligne le 29 novembre 2018, consulté le 13 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/trans/2273 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/trans.2273

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Auteur

Iván Salinas Escobar

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