« Elle a d’abord été une collectionneuse abstinente ». Mise en pièces (2017) de Nina Leger : une tentation encyclopédique ?
Texte intégral
Nina Leger est romancière. Elle a publié Histoire naturelle (J.C. Lattès, 2014), Mise en pièces (Gallimard, 2017), roman pour lequel elle a reçu le prix Anaïs Nin, et elle publiera Stark aux Éditions Marcel en 2018. Dans son dernier roman, Jeanne circule dans Paris et y trame une géographie fantasmatique. De chambre en chambre, elle rencontre des hommes. D’elle, on ne sait rien, seulement qu’elle verrouille des portes qui l’enferment avec des inconnus et les rouvre un peu plus tard, emportant avec elle le souvenir du sexe qu’elle a mis à nu, oubliant la personne.
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Elle construit un palais de mémoire qui, à mesure qu’il se peuple de sexes nouveaux, se complique de couloirs, d’annexes et de dépendances. Les portes y sont toujours plus nombreuses.
Elle aurait pu prendre des photos et en faire collection, elle aurait pu tenir un carnet de comptes ou de croquis, utiliser comme support un tableur ou un journal intime, confier à d’autres ses souvenirs plus ou moins retouchés, elle aurait pu oublier – elle a préféré construire un palais.
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Cécile Rousselet : Ce numéro de la revue TRANS- s’intéresse aux tentations encyclopédiques en littérature. Votre roman m’a extrêmement intéressée au regard de cette problématique. De quelle manière pourriez-vous dire que Mise en pièces peut se dessiner comme une « encyclopédisation » des sexes d’hommes que Jeanne rencontre ?
Nina Leger : Je dirais qu’il y a dans Mise en pièces un effet encyclopédique, en un sens, mais peut-être pas en un autre. Contrairement au dictionnaire, l’encyclopédie se construit autour de catégories qui ne sont pas celles de l’ordre alphabétique mais qui restituent une sorte d’image des savoirs à un moment donné. Surtout, elle s’attache à décrire ses objets plutôt qu’à les définir. Une place important est donnée à l’image dans l’encyclopédie, beaucoup plus que dans le dictionnaire. La description et l’image sont extrêmement présentes dans Mise en pièces. Et puis l’héroïne est une collectionneuse, or dans l’encyclopédie il y a cette idée de collection, de collectionner le monde. Là, en l’occurrence, il s’agit de collectionner un détail, et même un détail à l’intérieur d’un corps. On n’est donc pas absolument pas dans une totalisation du monde. Il y a une opération de réduction, qui pourrait être inverse à l’opération encyclopédique, mais il y a également une opération de multiplication : avec cette héroïne collectionneuse, je voulais décrire quelque chose qui est rarement décrit, le sexe masculin. Et je voulais décrire la diversité de ces sexes. Et c’est sans doute là qu’on rejoint quelque chose d’encyclopédique, en un sens. Il s’agissait de décrire une diversité pour un objet qui est souvent ramené à une sorte de schéma invariant qui est, selon moi, possiblement résumable à deux grands schémas : le schéma pornographique, où c’est à peu près toujours le même sexe qui revient, une bite énorme, rasée, toujours bandée, toujours bandante. Et puis de l’autre côté du prisme, il y a la psychanalyse et le phallus, qui est le singulier par excellence puisqu’il n’existe pas au pluriel. Dès lors, à partir de ces deux singuliers, qui sont dans une certaine mesure les seules images du sexe masculin que l’on ait – dans le cinéma, on n’en a pas d’autres, et dans la littérature, très peu, ou sinon à nouveau encore des appareils à bander et à éjaculer un peu caricaturaux –, l’idée était d’aller observer de près, méticuleusement. Observer une diversité des espèces, presque, comment pourrait le faire un zoologue missionné pour écrire l’article sur les kakis de l’Encyclopédie de Diderot. J’avais donc l’ambition de restituer une diversité là où il y a une seule image qui, par son omniprésence, masque ce qu’elle prétend montrer. Il y a donc quelque chose d’encyclopédique dans Mise en pièces, mais sans l’aspect épuisement du monde. Je pense que, quand on nous dit « tentations encyclopédiques dans la littérature », la première chose qui vient en tête est l’idée d’une tentative absurde et effrénée d’épuiser le monde. Mais il est peut-être intéressant de voir un autre aspect d’une tentation encyclopédique, qui ne soit pas une fureur, mais une collection attentive.
Il a dit qu’il s’appelait Victor. Ça semblait le remplir d’espoir, comme si son nom devait faire sésame, comme s’il avait la certitude qu’en le prononçant il ouvrirait les portes d’une conversation inextinguible. Ça semblait l’émouvoir aussi, comme s’il confiait sa vie en disant son prénom.
Pour quelques personnes, Victor doit être un centre, un de ces points de mire autour desquels s’organise une vie. Pour d’autres, plus nombreux, il est situé dans les zones intermédiaires : proche mais autonome, il appartient à une organisation sans la déterminer. Pour d’autres enfin, il circule en périphérie, sa trajectoire est aléatoire, son nom disparaît dans le foisonnement des connaissances et pointe de loin en loin, par rencontres ou réminiscences. Pour Jeanne, il n’approche pas même cette orbite distante. Tandis qu’elle fait glisser son sexe bandé entre ses cuisses, le signal qu’émet Victor est si lointain qu’elle ne le détecte pas. (p. 87)
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Cécile Rousselet : Vous parlez, dans le roman, de « palais ». Or, les métaphores associées à l’encyclopédisation sont souvent spatiales. De quelle manière cette entreprise que vous menez dans le roman est-elle, de la même manière, la construction d’un « palais » ?
Nina Leger : Il est vrai que ce roman est un roman totalement spatial. D’ailleurs, c’est un roman spatial a contrario d’un roman temporel. Il n’y a pas d’intrigue, il n’y a pas de fil, il n’y a pas de perception du temps, de passage du temps. Le temps est démantelé, en quelque sorte, pour mieux faire apparaître l’espace. Et dans le processus même d’écriture, j’ai travaillé le texte comme un espace, en imprimant les feuilles, en les disposant toutes à plat dans mon salon, et en les réorganisant pour construire le livre. Dans cette réorganisation, dans ce montage, je n’ai pas cherché à produire un fil, une narration, mais à composer un rythme. Les passages qui se suivent sont comme des blocs – je n’ai pas très envie de parler de fragments car l’écriture fragmentaire, c’est encore autre chose – disons que ce sont des pièces et que chacune a une tonalité ou un genre qui lui est propre. Il y a des passages strictement descriptifs, il y a des moments où ce sont des anecdotes, des moments où ce sont plutôt des fantasmagories, des passages où c’est « Jeanne et les autres ». J’ai essayé de construire un rythme, qu’il y ait des moments d’accélération, de pause, des espèces de stases descriptives, suivis d’une anecdote, puis d’une prise de distance, etc. comme si j’avais dû construire une composition visuelle, avec des accents, des endroits plus doux, plus flous, etc. C’est pour cela que je parle d’une composition spatiale.
Ensuite, de nombreuses pages du texte sont elles-mêmes consacrées à poser, à décrire et à faire exister des espaces. Il y a d’abord ce « palais » que vous évoquez, qui est le palais de mémoire que Jeanne compose pour y conserver le souvenir des sexes des hommes qu’elle rencontre. J’ai emprunté l’idée de ce palais de mémoire à une technique, à une mnémotechnique en fait, qui date de l’Antiquité. L’orateur voulant se souvenir d’un discours construisait un espace fictif, mental, et plaçait dans chacune des pièces un élément de son discours. Pour déplier le discours, il lui suffisait de traverser au fur et à mesure les pièces de cette architecture imaginaire. J’aimais bien que Jeanne soit une collectionneuse de souvenirs organisés dans l’espace plutôt que dans le temps. Le titre du roman, « mise en pièces », s’il fait allusion à l’action, violente, de « mettre en pièces », désigne aussi ce que fait Jeanne pour se souvenir de ces sexes : les « mettre dans des pièces » virtuelles pour en conserver le souvenir. Le dispositif du palais de mémoire a démarré l’écriture. Quand ils étaient en usage, les arts de la mémoire appartenaient à la rhétorique. Ils constituaient un ensemble de techniques à activer. Aujourd’hui, ils fournissent de merveilleux objets à la littérature ou aux arts. Je pense par exemple aux choses merveilleuses qu’a faites l’artiste Aurélien Froment par exemple, qui a fait des choses merveilleuses à partir du théâtre de la mémoire inventé par Giulio Camillo à la Renaissance pour, écrivait-il, « rassembler et gouverner tous les concepts humains, toutes les choses qui existent dans le monde entier » : ici, on touche au summum de l’encyclopédie ! En mettant en avant le processus de mise en pièce, j’ai essayé de traquer ce qui se noue, mais de manière très mystérieuse, entre ces opérations qu’on pourrait croire divergentes, qui consistent d’un côté à écrire le monde et de l’autre côté à le fragmenter. Pourquoi est-ce que cela va si bien ensemble ? Je ne sais pas. Mais je sais que cela me fait écrire. J’ai écrit deux romans jusqu’à présent, et dans les deux la collection était présente. Dans le premier, il y avait une collection de sons d’animaux. L’intrigue ne concernait pas cette collection, mais cela me permettait d’écrire d’avoir ces moments consacrés à une collection où je cherchais à épuiser toutes les formes, tous les mots possibles.
4Cécile Rousselet : On remarque également que le métro tient une place importante dans Mise en pièces.
Elle flotte dans le parfum épais de sa voisine ; les reflets dansent sur la vitre du wagon ; la lune est trouble et embuée ; le métro vole au-dessus des lignes de phares jaunes et rouges ; une nouvelle page tournée.
Jeanne manque sa station.
« Étant donné la topographie de l’île, la végétation qui la recouvrait, et sa collection de vieilles voitures, il y avait beaucoup de chances, au contraire, qu’on ne le remarque jamais. »
Elle reste dans la rame jusqu’au terminus et poursuit sa lecture. (p. 92)
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Nina Leger : Il y a comme un feuilletage d’espaces dont j’ai réalisé l’existence uniquement après avoir écrit le livre : il y a l’espace virtuel du Palais de mémoire ; puis la scène concrète et, en quelque sorte, à hauteur d’œil que sont les chambres d’hôtels ; et enfin cet espace souterrain du métro. S’il est parfois aérien, la plupart du temps, quand Jeanne prend le métro, elle plonge. Le métro me permettait de construire une géographie parisienne à la fois réaliste et fantasque. Elle est ici, puis elle est là et dans l’intervalle il n’y a rien eu d’autre qu’une obscurité ponctuée de lumières artificielles. On la suit dans cette géographie parisienne, et en même temps elle est à un endroit, elle plonge dans le métro, et elle est à un autre. Donc je pouvais à la fois avoir un réalisme et un effet de collage dans la description de l’espace.
Cécile Rousselet : Il est une image que j’ai beaucoup aimée, c’est celle de Jeanne qui a les yeux « en corridor » (p. 25). Est-ce donc par le regard que l’on peut mettre en relation ce qui est « mis en pièces » ? Quel rôle tient là la subjectivité ?
Nina Leger : Le regard, c’est terriblement compliqué. L’idée de ce livre était de renverser le regard. Dans la littérature, et on peut élargir aux arts, c’est plutôt le corps de la femme qui est regardé – ou du moins qui a été regardé. Je voulais renverser cela en construisant un corps de femme qui regarde, mais qui n’est jamais regardé. En ce qui concerne le regard du lecteur, il ne voit rien, il ne sait rien du corps de Jeanne. Cette ellipse était extrêmement importante pour moi, d’abord pour jouer totalement le principe du renversement — c’est le corps de l’homme qu’on va regarder, et c’est sur le corps de l’homme qu’on va pratiquer ces réductions, ces fragmentations que l’art a tant pratiqué sur celui de la femme. Surtout, ne rien dire de Jeanne était une façon pour moi d’éviter de décrire sa sexualité comme un symptôme. Si l’on ne savait rien d’elle, les mécanismes qui pathologisent une attitude sexuelle étaient désamorcés. À l’inverse, dès que je donnais quelque chose, un détail à son sujet, un réflexe interprétatif se mettait immédiatement en place, qui poussait le lecteur à se dire : « ah, elle fait ceci parce que cela », « ah c’est parce qu’elle est comme ça qu’elle a ce comportement-là ». C’est pour cela, aussi qu’il fallait qu’on ne sache rien de Jeanne, qu’on l’accompagne, mais qu’on ne la voie pas. Je voulais qu’on n’en sache rien pour qu’on n’interprète rien, que le sexe échappe à l’explication. Faire une sorte d’encyclopédie qui présente ses images sans légende en dessous.
Rentrée chez elle, tous rideaux tirés, Jeanne élabore son dispositif ; elle évalue la distance à ménager entre le fauteuil et la table, hésite à positionner un coussin pour affermir l’assise, cherche la juste inclinaison de l’écran et le juste degré de luminosité, désactive l’historique du navigateur internet.
Elle ouvre alors sa chambre à des dizaines de corps flottants, interchangeables et partiels — cous tronqués, têtes hors champ —, uniquement conçus pour la pratique sexuelle ; corps saccadés quand la connexion rame, figés en plein mouvement quand la roue de chargement gire au centre de l’image, entrecoupés d’annonces, recouverts de bannières clignotantes et supprimés quand un clic sur “précédente” interrompt la vidéo et recharge la page d’accueil.
Banquette en skaï rouge ; un feu claque dans la cheminée en pierre sèche ; la fille entre dans le champ, soutien-gorge trop serré et culottes à volants. Elle présente ses fesses, fait rouler les élastiques de sa culotte, les remonte sur ses hanches, pousse les fesses en arrière puis, regard caméra, fait descendre la culotte. “Tu aimes ça, hein ?”, dit-elle. En écartant les cuisses, elle découvre un peu plus la blancheur de la flamme à l’arrière-plan. (p. 96-97)
Une autre question se posait ensuite : comment mettre en scène le regard pornographique que Jeanne pose sur les sexes ? Une chose était cruciale pour moi : ne pas jouer l’érotisme. Je ne voulais pas expliquer, je ne voulais pas exciter non plus. Pour cela, il était important de ne jamais placer le lecteur dans la position du voyeur qui observe la scène de sexe par le trou de la serrure. Il fallait qu’on soit dans la chambre avec Jeanne, que notre regard suive le sien et soit aussi direct que le sien. C’est pour ça que la première scène est si directe. D’emblée, on sait de quoi il s’agit : cela décrit une fellation. Pour moi, ce n’est pas une façon de choquer dès l’ouverture du livre, c’est une manière de formuler un pacte de lecture : ici, la vision du sexe, comme la description de l’acte sexuel, ne sera pas le paroxysme croustillant longtemps promis et enfin atteint au terme de longues pages qu’on aura lu en se demandant quand il y aura du sexe. Je voulais que ça arrive dès le début, que cela soit montré d’emblée, avec un regard franc. C’est ce que j’appelle éviter l’érotisme, ne pas chercher à exciter le lecteur par le savant jeu sur le cacher-montrer qui est tout l’enjeu de l’érotisme. On voit tout de suite, on voit tout et on voit ce qu’elle voit.
Cécile Rousselet : Vous avez une écriture qui accumule, qui cherche le mot juste. Est-ce là aussi une « tentation encyclopédique » ?
Nina Leger : L’énumération est très présente dans mon écriture, c’est quelque chose que j’aime beaucoup faire. Dans Mise en pièces, il y a par exemple une scène parisienne où je décris toutes les actions qui peuvent se produire dans une rue : il s’agit d’énumérer tout ce qu’on peut voir, entendre, sentir et, avec cela, de produire un tableau complet qui soit, en même temps, une scène complètement démantelée, puisqu’entre ces actions multiples, il n’y a que des virgules, il n’y a pas de « et » ni de « puis », pas de liens, seulement une juxtaposition d’actions séparées, des pièces détachées dans le temps mais avec lesquelles on peut construire, étrangement, un tout qui fonctionne. J’aime que l’accumulation ait pour pendant la fragmentation, que l’ajout aille de pair avec la suppression. Dans mon premier roman, il y avait beaucoup d’accumulations, une écriture très vive, très heureuse d’écrire, très heureuse d’ajouter des mots aux mots, dans une espèce de verve. Je sais donc que c’est une tentation que je peux avoir, mettre trois mots quand un seul suffit, alors maintenant, je supprime. Dès Mise en pièces, j’ai voulu apaiser mon écriture, calmer le rythme. Et même s’il y a des accumulations, c’est un roman qui s’est beaucoup plus écrit en supprimant qu’en ajoutant. À commencer par tout ce qui concernait Jeanne. J’avais, au départ, un personnage construit : elle avait un physique, un âge. Et je me suis aperçue que pour que le roman marche, il fallait qu’on ne sache rien d’elle. Donc j’ai supprimé. J’ai supprimé tous les autres personnages autour, qui ont cessé d’exister comme tels. J’ai procédé par le moins. Et je crois désormais que, pour que l’accumulation ait un sens, il ne faut pas qu’elle soit une course folle, au mot supplémentaire, mais au contraire, qu’elle sache supprimer pour trouver si ce n’est le mot juste, en tous cas la position juste.
Elle marche, des bus soupirent, des chiens aboient sur d’autres chiens, des téléphones sonnent, des vitres frappées par le soleil deviennent pour un instant des plaques de métal en fusion, des files d’attente se forment devant les boulangeries, des moteurs peinent à démarrer, des feux passent à l’orange, des hommes s’accroupissent à la suite de leur chien, sac plastique en main, des enfants crient devant des bâtiments aux portes grandes ouvertes, des verres se remplissent et se vident en terrasse, des cigarettes se consument, des scooters doublent des taxis, des talons éventrent des mégots, des piétons traversent au rouge, des rideaux de fer sont levés et rabattus, des éclats de voix hèlent ou alpaguent, des échafaudages font le poirier contre les façades, des caniveaux s’engorgent, des pigeons hésitent, des arrivages, des livraisons, des palettes entassées, des minutes d’attente s’affichent sur les écrans des abribus, des clignotants ralentissent certaines trajectoires, hélicoptères, sirènes, traînées blanches des avions, des hommes s’installent sur des bancs et attendent, des taxis doublent des vélos, des digicodes valident des combinaisons à conserver secrètes, des sacs de courses sont tenus à bout de bras, des sacs vides dansent avec le vent, des agitations gagnent puis se dissipent, des nuages passent, des jours, des nuits. (p. 128-129)
Je trouve que le penchant encyclopédique donne toute sa beauté à la littérature s’il s’accompagne d’un savoir supprimer, d’un savoir couper, d’une modération. J’aime apercevoir comment en enlevant un mot, une phrase peut gagner plus de force. Il ne s’agit pas d’aller vers une écriture minimaliste, l’idée n’est pas là, mais de trouver une frappe plus juste à chaque fois. L’écrivain peut mettre en scène des collectionneurs, mais il ne doit pas devenir un collectionneur de jolis mots additionnés.
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Cécile Rousselet : Est-ce que dès lors toute démarche scripturale n’est pas une « mise en pièces », dans la mesure où elle organise les événements, les met en relation par les murs et les couloirs, mais aussi détruit ces éléments épars en les contenant dans un statut de fiction ?
Nina Leger : J’aime bien cette idée-là. Quand on parle de l’écriture, c’est toujours le temps du travail qui est mis en avant — et en effet, le processus d’écriture est passionnant. Mais la matérialité de l’écriture, la façon qu’elle a d’advenir dans l’espace, l’est tout autant. Or ces configurations spatiales que prend l’écriture quand elle advient – que ce soit sur un cahier ou sur un écran d’ordinateur – sont destinées à disparaître dans le livre. Le support matériel de l’écriture n’est pas ce qui est présenté au lecteur, sauf dans le cas des archives ou des manuscrits tirés en fac-similé. Pourtant c’est là que l’écriture s’est faite, que les choses se sont organisées puis désorganisées, qu’il y a eu, en effet, des couloirs, des connexions puis des ruptures. Le livre efface cela, mais le livre n’aurait pas été sans cela. Avant j’avais des petits cahiers où j’écrivais des choses quand j’avais une idée — une phrase, un passage ; et en ce moment, j’achète des grands cahiers où je fais des schémas, des diagrammes, un peu en suivant ces tableaux que l’on voit dans les séries policières où les enquêteurs collent des photos et construisent des liens complexes. Il me semble évident que je n’écrirai pas le même livre avec des notes prises sur un petit cahier et avec des diagrammes qui courts sur plusieurs pages. D’ailleurs, je trouve que le diagramme est un formidable modèle pour l’écriture, plutôt que celui du fil de la plume. Ceux qui pensent qu’on écrit au fil de la plume manquent quelque chose, parce que ce qui est merveilleux dans l’écriture, c’est de revenir en arrière, de reprendre, de rompre ce qu’on avait prévu. Le fil de la plume, ça m’ennuie autant que le dictionnaire qui va de A à Z. Et le tableau de l’enquêteur, qui tente d’identifier les éléments d’un monde et leurs liens entre eux, c’est l’encyclopédie. Et c’est tellement plus surprenant.
Pour citer cet article
Référence électronique
Cécile Rousselet, « « Elle a d’abord été une collectionneuse abstinente ». Mise en pièces (2017) de Nina Leger : une tentation encyclopédique ? », TRANS- [En ligne], 23 | 2018, mis en ligne le 09 novembre 2018, consulté le 13 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/trans/2109 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/trans.2109
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