Éditorial
Texte intégral
- 1 Daniele del Giudice, L’Oreille absolue, Paris, Seuil, 2001.
1Dans sa nouvelle Dillon Bay,1 l’écrivain italien Daniele del Giudice annonce dès 1985 les difficultés qui allaient être les nôtres concernant l’épineuse question de la transmission de l’Histoire et la difficulté à penser l’héritage comme une activité irrémédiablement discontinue.
2Dans ce texte au sujet militaire, une situation anormale vient briser la linéarité et l’efficacité des actions que l’armée doit exécuter. Alors qu’un capitaine et ses hommes doivent attendre une forteresse ancienne pour en préparer la défense lors d’un exercice européen à grande échelle, la patrouille réalise une fois sur place que, contre toute attente, au lieu d’obtenir toute l’appui technique nécessaire (artillerie notamment) pour rendre le bâtiment le moins vulnérable possible, le seul renfort qu’ils reçoivent est la visite d’un colonel. Ce haut-gradé entame une discussion avec le capitaine, narrateur de la nouvelle, au sujet de la forteresse et des enjeux qu’elle représente en tant que vestige d’une autre époque. Lors de leur dialogue, ils font état de deux conceptions contradictoires de l’histoire : pour le colonel, la forteresse est le symbole même d’une quête qui tente d’étirer le temps jusqu’à l’infini. En revanche, le capitaine n’habite qu’une forteresse de « la grandeur d’une seconde, elle est partout dans l’espace, et n’a plus de dehors ni de dedans », seconde qui ne comble plus son horizon d’attentes car elle est « tellement saturée de toutes les prévisions, de toutes les possibilités, que nous en cherchons une autre à présent, un niveau plus élevé, un espace plus élevé » (146). Happé par un présent auquel il ne peut pas échapper, il reste néanmoins critique et conscient du risque « d’avancer, ou de revenir en arrière » (146) qu’entraîne le fait de quitter cette seconde.
3La rupture de la tradition dans la nouvelle, résultat des changements socio-culturels, crée un vide qui rend inopérante la compréhension passée du monde ; ce vide oblige à en créer un nouveau cadre épistémique pour déchiffrer la réalité – dont les réponses restent souvent en deçà des questionnements soulevés par les expériences des personnages. Les rapports à la spatialité, la temporalité, l’altérité, la mémoire, la corporalité, etc., deviennent problématiques à tous les égards, et la seule chose qui échappe à l’impasse de la communication intergénérationnelle est le fait de vivre une expérience commune, seul moyen de comprendre le geste du partage. Sentir ce que l’autre essaie de partager avec nous, de nous communiquer, serait donc ce pont sur lequel fonder sciemment le partage et la transmission ? Face à la difficulté de répondre de manière univoque, et incités par la diversité de problématiques posées par la question de l’héritage, nous avons voulu savoir aujourd’hui quelles réponses pouvaient apporter la littérature. Quel type de lectures et de regards nouveaux pouvait être mis à l’œuvre pour faire face à la difficulté que représente le fait d’assumer une tradition de manière critique ?
4Une vraie entrée dans le débat est l’entretien « La littérature n’est pas un ensemble de textes mais un type de partage », que Victor Toubert, membre de notre revue, a réalisé à Hélène Merlin-Kajman, professeure de littérature française à Paris 3 – Sorbonne Nouvelle. Nos lecteurs seront interpellés par la diversité des champs d’études que Merlin-Kajman exploite dans ce qu’elle appelle la « transitionnalité », une tentative multidisciplinaire pour comprendre le phénomène littéraire dans une perspective plus large, celle d’un mouvement historique de la transmission et de la circulation des textes qui crée la condition de possibilité du « partage », notion clé de sa pensée.
5À l’instar des pistes de réflexion et de discussion auquel ce dialogue fertile nous invite, s’il y a une leçon à tirer des articles qui composent ce numéro 22, c’est bel et bien celle de la diversité d’approches et de perspectives que l’on peut adopter afin d’assumer les questionnements que pose l’héritage dans la littérature et les difficultés qui en découlent. De l’exploitation numérique exacte à l’appropriation personnelle de l’expérience de la lecture (et, de ce fait, de la compréhension de ce que les œuvres littéraires véhiculent en tant que tradition), les cinq articles ici réunis nous proposent un exercice de lecture pluriel. Le premier, « Étudier la transmission littéraire à l’ère du numérique : des grands écrivains à l’analyse des cocitations », nous montre la manière dont l’analyse des Big Data électroniques permet d’établir le réseau d’influences qu’un écrivain a créé sur d’autres. A partir de cocitations puisées dans les référencements des bases de données, Carolina Ferrer nous incite à concevoir une nouvelle manière d’envisager ces informations. En faisant dialoguer la scientométrie et la sociologie, Ferrer parvient d’un côté, à établir un panorama large d’héritages concernant les écrivains les plus cités de la littérature, et de l’autre, à nous interroger sur l’apport que pourraient apporter les nouvelles technologies aux questionnements de la critique littéraire.
6Ensuite, deux articles font état d’une lecture intermédiale et intertextuelle de leurs corpus. Dans « Le félin et la fillette : transmissions et prédations amoureuses à l’heure postcoloniale », Ninon Chavoz fait dialoguer le roman Lion de Joseph Kessel avec Panthère, bande dessinée de Brecht Evens. Dans son texte, Ninon Chavoz met en avant les problématiques qui se dégagent du rapport conflictuel que suppose la relation établie par les figures animales et enfantines protagonistes de ces deux œuvres. Toute en finesse, elle interroge et analyse notamment le conflit qui suppose la relation entre les fauves et les filles pour mettre de relief plusieurs motifs, lisibles ou subjacents, qui vont axer sa réflexion sur l’analyse du postcolonial, de la parole des subalternes et de la valeur imaginaire et symbolique des animaux dans la fiction.
7Laurent Vannini nous invite, à son tour, à parcourir plusieurs avatars, fictifs ou réels, du lieu connu comme la Zone et des personnages, déjà mythiques, appelés Stalkers, inventés par les frères Strougatski. Dans « Transmettre un trou de mémoire : Pique-nique au bord du chemin d’Arkadi et Boris Strougatski », Vannini trace une distinction entre l’oublié et l’oubli, entre tout ce qui reste et ne peut pas être compris par l’être humain, et tout ce que celui-ci n’est pas capable de préserver dans sa mémoire. En particulier, l’intérêt de son article se trouve dans la mise en relation établie entre Pique-nique au bord du chemin, les suites données au cinéma par Tarkokvsky et dans trois jeux vidéo de ce monde post-apocalyptique, et les catastrophes nucléaires en URSS (Tchernobyl et Kychtym) : la fiction, dépassée par la réalité, contamine celle-ci et termine par problématiser de bout en comble notre rapport à la mémoire, à l’altérité et, surtout, à l’histoire.
8Dans un autre régistre, Heta Rundgren se propose de remettre en question les « normes » qui règlent les études littéraires en excluant l’Altérité féminine. Dans « Vers un partage postnormâle de la littérature », Rundgrend souhaite, en effet, décentrer le regard du lecteur pour qu’il repense son rapport au status quo qui définit la manière dont on aborde (involontairement) les textes littéraires sous un angle genré. Malgré les discussions que suscite la modification du genre des mots pour rendre la langue incluante, Rundgren s’en sert largement pour montrer concrètement comment la transformation de points de vue peut transformer l’ensemble de notre imaginaire et ouvrir, ainsi, un territoire autre pour discuter les enjeux du littéraire en dehors de l’hégémonie du « normâle ».
9Enfin, l’article en espagnol « La herencia como una red de agujeros » de Christina Soto van der Plas nous invite à revisiter la tradition par le biais de la “transcritique”, une lecture critique de la tradition qui prend en compte les éléments immanents reliant des événements éloignés dans l’espace et dans le temps. L’exposé de Soto van der Plas, dont l’objectif est de remettre en question la figure de l’héritage et de l’auteur, s’appuie notamment sur l’œuvre et la pensée de Ricardo Piglia et de José Emilio Pachecho. Pour elle, il faudrait arrêter de penser l’héritage comme une simple concentration linéaire du passé, et de prendre la figure de l’écrivain comme celui qui fonde l’Auctoritas de ce qui est fixé par son écriture. De cette manière, il serait moins problématique de saisir la part immanente qui nous relie les uns aux autres et qui nous permet, en fin des comptes, d’entamer un dialogue à travers les époques avec les expériences de ceux qui nous ont précédés.
10Nous espérons que ces cinq études, encadrées par l’entretien à Hélène Merlin-Kajman, puissent apporter de nouveaux éléments de discussions à la question centrale « Que souhaitons-nous hériter » (de nos prédécesseurs mais aussi à nos successeurs) ? En effet, en tant que pendant du questionnement existentiel auquel nous devons répondre incessamment : « Qui nous-sommes ? », c’est de notre réponse, accueillante et ouverte à l’Autre, qu’un avenir moins excluant pourra voir le jour.
Rubrique « Séminaire »
11En complément de ce numéro, nous avons le plaisir de publier le très riche dossier préparé par Claudine Le Blanc, résultat du séminaire qu’elle a dirigé avec Muriel Détrie sur le thème « Des copies originales : les traductions sans texte premier » à Paris 3 –où elles enseignent au sein du Département de Littérature Générale et Comparée. Les 17 articles qui composent ce séminaire nous livrent un large panorama de questionnements soulevés par les procédés d’écriture, de lecture et de réception de traductions dont les textes premiers sont portés disparus, font défaut ou, encore, n’ont jamais existé. Les quatre sous-parties qui composent cette publication, « Traducteurs, copieurs originaux », « Traduction, émancipation et subversion de l’original », « La traduction au cœur du processus de création contemporain » et « Traduction et transfiguration : voir, lire, traduire », établissent le fil conducteur d’un parcours chronologique où il est question aussi bien des origines que des récurrences modernes de l’acte de « traduire sans texte premier ». Nous vous invitons ainsi à parcourir les textes issus de ce séminaire qui ont le mérite de soulever, entre autres « la question de la singularité créatrice que posent les traductions-copies originales, qui sèment dans le champ littéraire le vertige autant que le soupçon », comme affirme Claudine Le Blanc dans sa présentation.
Pour citer cet article
Référence électronique
Iván Salinas Escobar, « Éditorial », TRANS- [En ligne], 22 | 2017, mis en ligne le 23 novembre 2017, consulté le 17 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/trans/1731 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/trans.1731
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