- 1 Emer O’Sullivan, « Narratology meets Translation Studies, or, The Voice of the Translator in Childr (...)
1La littérature pour la jeunesse repose, selon certains critiques, sur une asymétrie fondamentale. Emer O’Sullivan a souligné, en partant du schéma narratif tel que le propose Seymour Chapman dans Story and Discourse (1978), la nature asymétrique de la communication dans la littérature pour enfants : l’auteur réel comme l’auteur implicite sont adultes et créent un lecteur implicite enfant, déterminé culturellement par leurs propres présupposés des intérêts et capacités des lecteurs à un certain stade de leur développement1. La notion d’œuvre étrangère et d’œuvre originale, dans le cas d’une traduction, renvoie donc d’emblée à la nature même de la littérature pour la jeunesse, essentiellement asymétrique dans son fonctionnement narratif et communicationnel. La traduction, en faisant intervenir un nouvel intermédiaire adulte, le traducteur, souligne davantage cette asymétrie tout en mettant en question la pertinence même du statut de l’œuvre originale. Pour l’enfant lecteur d’un album en traduction, l’idée même d’œuvre originale ne se pose pas : en l’absence d’une médiation spécifique, l’enfant ne sait pas qu’il lit ou qu’on lui lit une œuvre traduite. La notion d’œuvre étrangère et donc originale semble s’effacer et pour l’enfant lecteur, tout album est original. Pour autant, à l’autre extrémité de l’asymétrie, le traducteur, l’éditeur ou tout médiateur adulte sont au principe même d’un processus qui consiste bien, par la traduction, à faire circuler une œuvre originale dans une langue, une culture, un contexte différents. Le statut de l’œuvre originale, son effacement ou sa permanence, ou plutôt faudrait-il dire sa rémanence, sont d’autant plus intéressants à saisir que les albums traduits représentent actuellement une part non négligeable de la production pour la jeunesse et des ventes de livres pour enfants. Selon Livres Hebdo, parmi les 50 meilleures ventes de livres pour la jeunesse entre janvier et octobre 2015, 22 titres sont des albums pour enfants qui peuvent être considérés comme des productions traduites ou adaptées, ayant fait l’objet d’un transfert linguistique, culturel et médiatique. À y regarder de plus près, ces 22 titres sont plus exactement des produits dérivés de productions médiatiques audio-visuelles : douze titres sont des livres dérivés de la Reine des Neiges (Walt Disney Company) – histoire du soir, histoire à écouter, album de coloriage – et sept sont relatifs à l’univers de Peppa Pig (série télévisée d'animation britannique créée par Neville Astley et Mark Baker). Ces livres sont-ils des albums ? Afin de comprendre le statut de l’œuvre originale dans l’album traduit pour enfants, il convient donc de s’entendre sur le terme même d’album.
- 2 Isabelle Nières-Chevrel, « L’album, le mot, la chose », p. 15-20, in Chabrol-Gagne, Nelly, Alary, V (...)
2Comme l’a montré Isabelle Nières-Chevrel, le terme d’album pose problème car il renvoie à deux acceptions différentes. Au sens éditorial du terme, un album est un livre pour enfants où l’image prime sur le texte : en ce sens, Peppa va à la piscine (Hachette Jeunesse) est un album (10e meilleure vente de livres pour la jeunesse entre janvier et octobre 2015, source GFK/Livres Hebdo). Il s’agit même d’une traduction au sens le plus usuel du terme : Peppa va à la piscine est une traduction de Peppa Goes Swimming (Scholastic, 2015). Les images et leur déroulement sont identiques, le texte français est une traduction quasi littérale du texte anglais. Pourtant, nul nom d’auteur en anglais, nul nom de traducteur en français : le livre est considéré comme un produit dérivé du dessin animé, au même titre qu’un jouet en peluche, une housse de couette ou un maillot de bain. Où est donc l’original de la traduction ? S’agit-il de l’épisode télévisé racontant les aventures de Peppa à la piscine ? La dimension transmédiatique rend la notion d’original difficile à saisir. Mais l’album peut aussi être entendu au sens de création littéraire et esthétique, lorsqu’un auteur-illustrateur ou un auteur et un illustrateur inventent conjointement le texte, les images, l’agencement de la page. On peut alors parler d’iconotexte, « un album dont tous les éléments sont indissociables et participent à la complexité de l’ensemble2 ». Il est important de prendre en compte ces deux dimensions très différentes, regroupées sous un même terme, afin de saisir les enjeux de l’œuvre originale. À cet égard, l’exemple de Baba Yaga peut être éclairant.
- 3 http://www.ccmag.fr/Baba-Yaga_a191.html
- 4 Isabelle Nières-Chevrel, op. cit., p. 19.
- 5 Ibid.
3En 1932, Flammarion publie dans la collection des Albums du Père Castor Baba Yaga, « raconté par Rose Celli d’après la tradition populaire russe » et illustré par Nathalie Parain. Simultanément paraît une édition en russe, signée de Nadiejda Teffi et publiée aux éditions YMCA Press. En 1935, aux États-Unis, l’Artists and Writers Guild publie Baba Yaga en anglais, d’après la version de Rose Celli, avec la mention « A Père Castor Book ». En 1952, l’album du Père Castor est réédité avec une couverture souple et différente de la première. En 1974, le texte est réédité à l’identique mais dans un format légèrement inférieur, où les illustrations de Nathalie Parain sont remplacées par celles de Christian Broutin. En 1993, une version animée pour la télévision est réalisée à partir de ces illustrations de Christian Broutin et elle est elle-même adaptée en album : les images ne sont plus les illustrations de Broutin mais des tirages réalisés à partir du dessin animé. Pour autant, le texte demeure inchangé, « raconté par Rose Celli d’après la tradition », alors que la mise en page est complètement bouleversée par rapport à l’édition de 1974. En 1996 paraît une nouvelle édition de l’ouvrage illustré par Nathalie Parain mais sans la mention de Rose Celli. En revanche, en 2003, c’est une Baba Yaga « d’après Rose Celli » et illustrée par Anne Buguet qui paraît au Père Castor et est rééditée en 2008. Enfin, en 2010, les éditions MeMo décident de « ressusciter la Baba Yaga de 1932 », pour reprendre les termes de Loïc Boyer dans Cligne Cligne Magazine, et c’est à partir du texte russe que cette nouvelle édition est réalisée3. Dans cet itinéraire éditorial complexe, qui s’étend sur près de 80 ans, où situer l’œuvre originale ? Rose Celli adapte-t-elle le texte russe de Nadiejda Teffi ? Ou bien crée-t-elle une version en français à partir d’Afanassiev ? Baba Yaga est en effet, dans les années 1930, un conte connu en France par les traductions de contes populaires russes et par les adaptations scéniques, notamment les ballets joués sur les scènes parisiennes dans les années 1920. Dans ce cas, le texte russe est-il une traduction du texte français de Rose Celli, qui est traduit en anglais en 1935 ? Et que devient l’œuvre originale quand le texte est conservé mais que les illustrations changent ? Que changent aussi le format, la couverture, la mise en page ? La labilité de la notion d’originalité tient aussi au statut même de cette œuvre : si Baba Yaga est un album au sens éditorial du terme, il s’agit de plusieurs éditions illustrées d’un conte traditionnel, dont le texte, s’il n’est pas figé, n’en est pas moins « antérieur et autosuffisant4 ». « L’illustration vient y ajouter la lecture interprétative de l’artiste et c’est en cela que la présence d’images infléchit les effets de sens du texte initial5 ». En ce sens, aucune de ces Baba Yaga n’est originale, ou bien toutes le seraient. Pour tenter de comprendre le statut de l’œuvre originale dans l’album pour enfants, il importe de bien saisir l’album non simplement comme livre d’images ou livre illustré mais comme album iconotextuel. L’œuvre originale est cet objet iconotextuel impliquant d’appréhender conjointement le texte, l’image, la matérialité du support, la présence d’une oralité sous-jacente et nécessaire à l’actualisation de l’album dont la lecture est aussi performance. Lorsque l’acte traductif intervient dans cet ensemble complexe, l’œuvre originale voit se modifier tout son mécanisme : le jeu ainsi créé, au sens d’espace et d’intervalle, entraîne-t-il facilité de mouvement ou dysfonctionnement de l’ensemble et dilution de l’œuvre originale au profit d’une création nouvelle, devenant une « copie » originale ?
4La littérature pour la jeunesse a connu et connaît toujours des pratiques traductives qui s’apparentent à l’adaptation. Au principe de bien des adaptations est posée l’idée que les jeunes lecteurs n’ont pas les capacités nécessaires pour saisir des allusions à un monde qui n’est pas le leur, qui leur serait par trop étranger. Les enfants, considérés comme fragiles et supposés limités dans leur mode de compréhension, se voient ainsi mis à l’écart des rapports d’altérité par l’adaptation, qui efface par exemple les connotations étrangères, transforme et réécrit des passages, ajoute ou supprime des phrases. Ce phénomène, s’il n’est pas propre à la littérature pour la jeunesse, y prend une dimension spécifique. En effet, dans le cas de l’album, objet éditorial complexe articulant texte et image sur un support matériel, les modifications peuvent être très concrètes, tel un changement de dimensions, en raison des maquettes des différentes maisons d’édition. Les P’tits mecs de Manuela Olten (Seuil jeunesse, 2006), traduction de Echte Kerle (Bajazzo Verlag, 2004), présente un format plus petit que le format original, tout en modifiant, sur la couverture, la proportion des corps des deux personnages représentés : à mi-jambe sur la couverture originale, les deux garçons sont présentés en pied sur la couverture française, ce qui crée un effet de distance supplémentaire par rapport aux personnages. D’emblée, le lecteur est moins proche de ces deux garnements, peut-être jugés légèrement trop subversifs. La quatrième de couverture souligne encore cette distance : les propos rapportés (« Echte Kerle wie wir haben gar nix Angst. Wir sind schließlich keine Mädchen », traduit par « Les garçons, de vrais p’tits mecs. Et les filles de vraies trouillardes ») effacent en français le pronom personnel « nous », ce qui limite la possible inclusion du lecteur. Par ailleurs, l’éditeur français ajoute une mention précisant : « Enfin ça, c’est ce que disent les garçons. », comme s’il était nécessaire de bien faire comprendre à l’enfant lecteur, mais sans doute aussi au prescripteur adulte susceptible d’acheter et de lire l’album, qu’il s’agit de paroles rapportées, dont le sexisme n’est pas à prendre au pied de la lettre. Les modifications liées au statut supposé de l’enfant lecteur peuvent également s’insérer dans l’interaction entre le texte et l’image. En attendant maman, album coréen de Tae-jun Lee (le texte date de 1938) et de Dong-sung Kim (illustrations de 2004), traduit et adapté par Michèle Moreau chez Didier Jeunesse (2007), raconte l’attente d’un petit garçon, seul, sur le trottoir, à une station de tramway. Dès que le chauffeur s’arrête, l’enfant demande, inlassablement, s’il n’a pas vu sa maman. L’attente se prolonge toute la journée, jusqu’au déclin du jour et dans la neige qui commence à tomber. D’une extrême sensibilité, cet album se termine par des doubles pages sans texte, montrant en contre-plongée l’enfant seul sous les flocons, puis une vision brouillée du ciel de neige et enfin l’enfant, accompagné par une femme qui le tient par la main, détail au milieu de la ville enneigée. L’album coréen ne comporte à cet endroit aucun texte, laissant plusieurs interprétations possibles pour cette fin : la maman est-elle enfin rentrée ? Est-ce une autre femme qui vient chercher l’enfant ? Est-ce un rêve du petit garçon, comme pourrait le suggérer l’image précédente, où tous les contours se brouillent ? Dans ce cas, il est possible que l’attente de l’enfant soit aussi une attente infinie : la maman ne reviendra peut-être jamais, si ce n’est dans ses rêves et son imagination. L’album pourrait ainsi se lire comme une mise en image et en fiction de l’expérience de l’absence, voire du deuil. Dans la version française, la multiplicité des interprétations est réduite par l’ajout de trois petites lignes : « Dis, maman, tu crois que demain il y aura encore de la neige ? ». Les capacités interprétatives de l’enfant lecteur, même très jeune, semblent de ce fait considérées comme moindres. Pourtant, rien ne permet d’affirmer qu’un enfant lecteur d’album, avant même l’âge de la lecture individuelle et autonome, n’éprouve pas une certaine jouissance à l’idée d’une fin ouverte ou multiple. On pourra citer la dernière page, en forme de point d’interrogation, de Oh non ! George de Chris Haughton (traduit et publié chez Thierry Magnier en 2012) : que fera le chien George face à cette poubelle si odorante ? Restera-t-il raisonnable ou succombera-t-il à la tentation du désordre ? Au lecteur de rester dans la suspension de sa lecture et dans la jouissance frustrée de son imagination. Objet iconotextuel, l’album peut aussi se trouver désarticulé au cœur même du processus d’interaction entre l’image et le texte. Remue-ménage chez Madame K., traduction de l’album de Wolf Erlbruch Frau Meier, die Amsel (1995) traduit et adapté par Gérard Moncomble (Milan, 1995), offre un exemple de cette distorsion due à la traduction. À un moment charnière de l’histoire, les deux personnages principaux, une grosse dame toujours inquiète et un petit merle, assis sur la branche d’un cerisier, contemplent, de dos, la vallée qui s’étend devant eux. L’image, par l’importance accordée au blanc et à l’aquarelle, crée une impression de calme et de suspension du mouvement. Seuls deux nuages sont à peine visibles dans le ciel, mentionnés dans le texte original comme « zwei mittelgroße Wolken » (« deux nuages de taille moyenne »). La traduction française opère une transformation radicale : les nuages deviennent dans le texte « deux gros oiseaux [qui] planent doucement, côte à côte ». Le lecteur sera bien en peine de trouver la traduction graphique de ces éléments textuels : la traduction invente un texte, modifiant ainsi le fonctionnement iconotextuel de l’album. Y a-t-il pour autant production d’un nouvel original ? La réponse est à nuancer : la modification du sens, voire le contresens, textuel ou visuel, ne suffit pas à modifier l’ensemble de l’œuvre, laquelle est altérée, mais non effacée. Les modifications dues au processus traductif infléchissent, parfois de façon conséquente, le sens de l’album mais ne remplacent pas à proprement parler l’original.
5Mais l’album n’est pas seulement un objet iconotextuel. Lire un album est aussi une expérience de la parole, de la voix et du rythme : est-ce aussi dans cette dimension que se crée, par la traduction, un nouvel original ?
- 6 Voir Riitta Oittinen, Translating for Children, New York, Garland Publishing, Inc., 2000.
6Comment en effet traduire le son et les rythmes ? Dans le cas de l’album, l’enfant entend le texte plus qu’il ne le lit à proprement parler. Plus exactement, il entend un texte tout en lisant l’image. Répétitions, rimes, onomatopées, jeux de mots sont autant de défis posés au traducteur requérant une créativité linguistique. Le traducteur devient créateur, choisissant de transformer la lettre du texte original au profit d’un respect de son esprit. Comme dans toute traduction littéraire, la traduction d’albums pour enfants suppose la recréation d’un texte nouveau, pour une nouvelle culture, un nouveau public, selon un nouveau point de vue. La spécificité de l’album est la présence de l’image et la dimension de l’oralité, ainsi que la double audience, adulte et enfantine. Riitta Oittinen a ainsi montré la primauté du contexte global (la situation historique, culturelle et idéologique en vigueur dans un état de société donné) sur la conception de la traduction comme recherche de la reproduction des intentions initiales de l’auteur6. Elle refuse la conception d’une traduction « transparente » qui ne ferait que restituer dans une langue autre l’exact pendant du texte source et affirme que ce n’est pas en faisant preuve de transparence et d’invisibilité que le traducteur d’une œuvre pour enfants rendra le mieux compte de l’œuvre originale. C’est au contraire en se rendant visible et déterminant, en s’approchant au plus près de son lecteur que le traducteur saura faire preuve d’une plus grande fidélité envers l’œuvre originale. Selon cette approche fonctionnaliste, le traducteur devient le pivot central de l’acte traductif. Remettant en question les concepts d’altérité et de visibilité développés par Berman et Venuti, Riitta Oittinen insiste sur l’importance de la réception et défend la nécessité d’une adaptation et d’une domestication de l’œuvre originale. Selon Oittinen, une conception de la traduction trop orientée vers la reproduction du texte source nie l’autonomie du traducteur et celle du lecteur. Elle considère que l’adaptation n’est pas nécessairement une solution négative ni un manque de respect envers l’enfant lecteur, même si cette approche n’est valable que lorsque les objectifs du traducteur s’accordent avec les intentions de l’auteur. Selon ce point de vue, un album traduit se substitue donc bien à l’original, pour créer un nouvel objet iconotextuel et sonore. Quelques exemples permettent d’illustrer ce phénomène propre à l’album pour enfants et sans doute aussi à toute forme littéraire accordant une place à l’oralité, à la voix et à l’expérience de la parole.
7Eins zwei drei Tier, album de Nadia Budde (Peter Hammer Verlag, 1999), est un défi pour tout traducteur. Poème ou comptine nonsensique, l’album repose sur un principe faisant se succéder trois figures sur un même thème (par exemple trois prénoms : Benno, Eddi, Rolf) suivies d’une quatrième simplement liée par une rime à la précédente (« Wolf », loup, qui rime avec Rolf). La séquence suivante se poursuit sur le même principe, en développant le motif du loup : « Groß, mittel, klein », trois loups de taille différentes se succèdent, grand, moyen et petit, suivi par un « Schwein » (un cochon), qui rime avec « klein » (petit). Christian Bruel a dû faire preuve de créativité pour traduire cet album. Certaines solutions sont relativement simples : la séquence « Benno/Eddi/Rolf/Wolf » devient « André/Rémi/Milou/Loup ». Le traducteur va jusqu’à ajouter un effet de rime interne absent du texte original. D’autres séquences sont plus délicates à traduire. Trois chats rouges sont successivement « Müde » (fatigué), « Krank » (malade) et « Gesund » (en bonne santé), suivis par un « Hund » (chien) rimant avec « Gesund ». Puis ce chien, à la page suivante, porte une cravate, un second un col en fourrure (de chat rouge !), un troisième un nœud papillon (« Fliege »), aussitôt suivi par une « Ziege », une chèvre. En français, la série des chats rouges se conclut sur un jeu qui souligne l’importance de l’oralisation de l’album : « Chat triste », « Chat malade », « Chat va bien », qui permet la rime avec « Chien ». La suite est plus compliquée : il faut parvenir à « Chèvre », puisqu’elle est mise en image, sans détail particulier. Pour les trois chiens qui la précèdent, ils seront successivement « Avec cravate » (traduction littérale de « Mit Schlips »), « Avec fourrure » et « Sans rouge à lèvres », rimant bien avec la chèvre finale. Mais, ce faisant, un élément iconotextuel disparaît : le chien avec nœud papillon (« Fliege » en allemand) tient en laisse une mouche (qui se dit également « Fliege »). La contrainte du jeu de rimes conduit le traducteur à adapter le texte dont certains aspects originaux s’effacent. Le résultat de cette traduction (Un deux trois et toi, éditions Être, 2004), présentée comme une adaptation, est un nouvel album, utilisant d’autres jeux verbaux, sonores et visuels, création nouvelle de Christian Bruel, dont l’humour et la malice se substituent à ceux de Nadia Budde.
8Un autre exemple d’effacement, au moins partiel, de l’original apparaît dans les traductions des albums de Kota Taniuchi par le Père Cocagnac, à la fin des années 1960 et au début des années 1970. Les albums japonais publiés par les éditions du Cerf dans la collection « Les contes du hibou – La Rivière enchantée » ont été initialement publiés au Japon par la maison d’édition Shiko-Sha, comme l’a rappelé Janine Kotwica7. Imprimés au Japon, ces albums, dont Cécile Boulaire a établi la liste complète8, ont été achetés par le Père Cocagnac pour les éditions du Cerf. D’après les recherches de Cécile Boulaire, il apparaît que ces albums japonais arrivaient jusqu’au Père Cocagnac sans les textes et qu’il s’agissait d’ « inventer » une histoire pour accompagner ces images. Il semble que les « traducteurs », devenant des créateurs authentiques du texte français, aient eu un synopsis succinct ou une traduction littérale, tout au moins une explication de l’album. En effet, de l’avis de l’auteur de quelques-uns de ces albums, Kota Taniuchi, il s’agit bien de « traduction » :
- 9 Réponse donnée par Kota Taniuchi au cours d’un échange de courriers électroniques, le 18 février 20 (...)
La traduction de mes albums aux éditions du Cerf est extrêmement bien réalisée et en cohérence avec le texte japonais. Il n’y a d'ailleurs aucune autre traduction qui soit aussi proche de la version originale. Pour exemple les traductions de mes albums en Allemagne, au Royaume-Uni utilisent dix fois plus de mots que le texte original. Je crois que monsieur Cocagnac a extrêmement bien saisi l’essence de la culture japonaise9.
9La production d’un nouvel original devient particulièrement sensible si l’on compare la « traduction » française et la traduction anglaise d’un même album. Là-haut sur la colline (1969) et Boy on a hill top (1970) portent des indications légèrement différentes sur leurs pages de titres respectives. L’édition anglaise précise « Paintings by Kota Taniuchi. Words by Peggy Blakeley », tandis que l’édition française indique « Histoire et images de Kota Taniuchi. Texte français de A.-M. Cocagnac ». Cocagnac, qui est à la fois le traducteur et l’éditeur, n’envisage donc pas l’album comme la conjonction d’un texte et d’images mais comme une « histoire » où l’image joue un rôle narratif premier, les mots se posant sur l’image en cherchant le plus possible à en respecter le sens et l’esprit. La traductrice anglaise choisit d’expliciter la double page où le petit garçon, de dos, assis dans l’herbe, contemple le train qui traverse au loin le paysage, en cherchant à créer une certaine musicalité rythmique et phonique, par les sons et la rime : « And now / at last/ my train is here, / telling its tale / on the rails. // Clicketty clack / up hill and down / going to town. » Le traducteur français, en revanche, travaillant à partir de l’image seule, choisit de laisser parler l’image et de jouer sur la matérialité sonore de l’album, en jouant sur la typographie. Le bruit du train qui s’approche de l’enfant, « TCHOUK TCHOUK TCHOUK », est écrit dans une typographie qui grossit progressivement. Cocagnac recrée un album pour lequel la notion de texte original n’est plus pertinente : les images sont originales, l’histoire l’est, le texte peut être modifié, pour recréer un nouvel objet iconotextuel. En produisant un nouveau texte original, produit de sa lecture des images et de la connaissance de la culture japonaise, Cocagnac crée un album nouveau, à la fois différent de l’original car sa traduction ne suit pas le texte à la lettre, et intimement proche, par la capacité du traducteur à saisir l’esprit de l’album comme œuvre iconotextuelle et sonore.
10Saisir l’essence d’une culture étrangère et la transmettre par la traduction n’est pourtant pas chose facile. L’album, comme l’a souligné Riitta Oittinen, est aussi inscrit dans un contexte culturel déterminé, qui peut s’avérer opaque pour les lecteurs de la culture cible. L’image originale peut ainsi combiner une extrême lisibilité pour l’enfant lecteur et une irréductible altérité, qui peut conduire à ignorer le sens de cette même image. L’album pour enfants ne saurait échapper à la malédiction de Babel et les images, qu’on ne peut isoler de tout contexte, ne constituent pas un langage universel. Une image, comme un texte, et même une image pour enfants, est liée à un contexte culturel, esthétique, graphique et ne se lit pas nécessairement de la même façon dans tous les pays. Les albums anglo-saxons présentent ainsi fréquemment, comme détail ou comme élément central, une vache qui saute par-dessus la lune. De telles images sont immédiatement lisibles au premier degré par tout enfant, quelles que soient sa langue et sa culture : une vache fait un bond par-dessus la lune. Image drôle, décalée, absurde. Pourtant, l’image est aussi hermétique : ce n’est que pour un lecteur anglo-saxon qu’elle renvoie immédiatement à une comptine, une nursery rhyme et donc à un univers culturel déterminé, qui lui donne tout son sens. Traduit dans une langue étrangère, l’album montrant une vache bondissant par-dessus la lune perd une partie de sa signification, de même que la souris verte présente dans certains albums français est lisible par tout lecteur (c’est une souris et elle est verte) et illisible à tout enfant étranger à la culture française, n’ayant pas grandi avec cette comptine qui renvoie à l’univers des tout premiers temps de la vie. Le paradoxe entre la lisibilité et l’opacité de l’image peut ainsi contribuer à créer non pas un nouvel original, mais un nouveau rapport à l’album, différent du rapport conçu, à l’origine, par son créateur. Dans La Famille Souris dîne au clair de lune (1989, L’école des loisirs), Kazuo Iwamura raconte les préparatifs et le déroulement d’un dîner éclairé par la pleine lune. Transposé dans l’univers d’une famille de souris, l’album rend compte d’un événement très familier pour de jeunes lecteurs japonais, en faisant référence à une fête très précise, la fête de la lune d’automne, « Otsukimi » ou « Tsukimi », très populaire au Japon. Tous les détails de l’album renvoient avec précision à la préparation de cette cérémonie : bouquets d’herbe particulière, boulettes de riz, patates douces, graines de haricots, châtaignes sont autant d’éléments qui se retrouvent sur les pages intérieures de couverture. En l’absence de toute explication liminaire (ce qui aurait été possible en regard de la page de titre, par exemple), cette fête qui est aussi une cérémonie devient, pour le lecteur français, un amusant et curieux pique-nique nocturne. La familiarité et la proximité avec l’univers japonais s’effacent au profit d’un sentiment d’étrangeté mais aussi d’incompréhension : impossible, pour un lecteur français, de comprendre exactement pourquoi la famille Souris décide d’aller dîner au clair de lune. La possibilité d’une valeur documentaire de l’album est mise de côté. Mais, ce faisant, la poésie de cet album semble accentuée par l’effacement de la familiarité initiale. Le titre original (Juyonhiki no otsukimi), qui signifie littéralement la contemplation de la lune par les 14 souris, est transformé par le dîner au clair de lune, renvoyant en français à une imagerie romantique, à une rêverie poétique soulignée par le déclin progressif de la lumière, page après page, les couleurs chaudes du soleil couchant puis le reflet, plus froid, de la nuit et de la lune. La familiarité originale, passée par le filtre d’une traduction qui crée l’étrangeté et l’altérité, s’efface au profit d’une lecture poétique de l’album.
- 10 Anne Schneider a résumé le statut des langues chez Tomi Ungerer, voir Anne Schneider, « Écarts de t (...)
- 11 Voir Tomi Ungerer, À la guerre comme à la guerre, dessins et souvenirs d’enfance, Strasbourg, La Nu (...)
- 12 Anne Schneider, art. cit., p. 142.
11Objet iconotextuel complexe, voué à l’oralisation et à la performance d’une voix, inscrit dans un contexte culturel, l’album traduit montre la labilité de la notion d’originalité. L’insaisissabilité de l’original pourrait être considérée comme l’une des caractéristiques même de l’album, comme a pu le montrer Tomi Ungerer, artiste qui joue dans certains de ses albums avec la notion d’origine et de source. Né à Strasbourg en 1931, Tomi Ungerer a parlé français à la maison et à l’école, alsacien avec ses camarades de jeux, avant que l’annexion de l’Alsace par les Allemands n’impose l’allemand à l’école. En 1945, c’est parler alsacien qui n’est plus possible à l’école10. En 1956, Ungerer part pour les États-Unis et il publie en 1957, à New York, chez Harper and Row, son premier album pour enfants, The Mellops Go Flying. La question de la langue et celle de l’origine apparaissent donc fondamentales dans l’œuvre de Tomi Ungerer, capable de décentrement et de distanciation grâce à ce qu’il appelle lui-même son « caméléonisme11 ». Certains de ces albums, en particulier ceux qui accordent une place centrale à l’identité et à l’altérité comme Otto et Flix, présentent un rapport problématique avec la notion de version originale. La version française, parue à l’École des loisirs en 1999 sous le titre Otto, autobiographie d’un ours en peluche, porte la mention « traduit de l’anglais par Florence Seyvos ». Simultanément paraît chez l’éditeur suisse Diogenes Otto, Autobiographie eines Teddybären, « Deutsch von Anna Cramer-Klett », sans précision sur la langue d’origine de cette traduction. C’est seulement en 2009 qu’est publié chez Phaidon Otto : The autobiography of a Teddy Bear : la notice de l’exemplaire conservé à la British Library indique « Translated from the German ». Où se situe donc l’original ? Il est probable que Tomi Ungerer, qui écrit ses albums pour enfants en anglais, ait conservé son manuscrit original pendant plusieurs années. Florence Seyvos, interrogée par Anne Schneider, a traduit l’album à partir d’un texte anglais écrit par Ungerer ; elle précise néanmoins que Ungerer est intervenu dans cette traduction, ajoutant dans le texte français des marques d’oralité dans un dialogue téléphonique entre les deux personnages principaux12. La notion d’album original échappe à la chronologie éditoriale traditionnelle tout autant qu’à l’idée d’une œuvre première qui servirait de référence : l’auteur brouille les pistes, recrée, s’immisce dans les traductions comme un pied-de-nez facétieux fait aux notions d’origine et d’identité. Avec Ungerer, tout est toujours autre, comme semble le mettre en images Flix (1999), album où un couple de chats, menant une vie bourgeoise et sans histoires dans une ville de chats, voit sa tranquillité bouleversée le jour de la naissance d’un enfant… chien. Comme pour Otto, Flix est un album disponible dans trois éditions, française (1997), allemande (1997) et anglaise (1998). Britta Benert et Christine Hélot soulignent que :
- 13 Britta Benert, Christine Hélot, « Traduction et altérité », Neohelicon XXXVI (2009), 1, p. 126-127.
[c]e qui est frappant, c’est la question de la langue initiale du texte qui reste sans réponse. En effet, si le texte français indique clairement qu’il s’agit d’une traduction à partir du texte allemand, et la version anglaise qu’il s’agit aussi d’une traduction mais sans préciser de quelle langue, le texte allemand, qui semblerait donc avoir servi de référence, mentionne quant à lui, que le texte est rendu en allemand par Anna von Cramer-Klett. Quelle peut bien être la langue dans laquelle Ungerer a écrit l’histoire de Flix en premier ? C’est un peu comme si Ungerer ne voulait pas se laisser enfermer dans une langue et une seule13.
12Christine Hélot et Britta Benert montrent que les versions allemande et française sont assez proches, alors que la version anglaise comporte de nombreux ajouts « qui en font un autre texte », à la dimension plus moralisatrice, estompant le caractère subversif du texte, propre à l’art de Tomi Ungerer. Ainsi, « Sa grand-mère avait eu une amourette avec un chien de passage » devient : « Years ago his grand-mother was reputed to have been secretly married to a pug, and now generations later… here was the result ». De l’amourette au mariage secret, les conventions sont rétablies : si la grand-mère a « fauté », c’était tout au moins dans le respect des règles sociales et morales.
C’est ainsi que tout au long de l’ouvrage, l’extraordinaire travail littéraire fondé sur l’ellipse est gommé dans la version anglaise et remplacé par des explications insistantes, motivées de toute évidence par une vision réductrice de l’enfant, public cible ici, supposé incapable de comprendre le sens d’un récit, d’apprécier des approches complexes, et de rentrer dans un texte littéraire14.
13Il devient dès lors difficile de concevoir, comme pour Otto, que la version anglaise puisse être un original conçu par Ungerer comme modèle aux versions française et allemande, conservé dans des cartons pour une publication ultérieure. La question de la langue initiale ou originale de cet album semble donc bien rester sans réponse. Ou bien faudrait-il considérer que cette impasse est la réponse elle-même à la question de l’origine, question qui ne cesse de se dérober entre le texte et l’image ?
- 15 Voir Lawrence Venuti, The Translator’s Invisibility: A History of Translation, New York, Routledge, (...)
14Tenter de saisir le rapport à l’original dans l’album en traduction suppose donc de bien comprendre le fonctionnement de l’album comme objet iconotextuel, mais aussi comme objet éditorial matériel où la nature du support et ses caractéristiques concrètes (dimensions, format, mise en page, couverture) sont susceptibles de modifications. La traduction d’un album, en tant qu’elle prend en compte ces dimensions multiples, ne pourrait donc, en somme, que produire, nécessairement, un nouvel original, jouant de nouvelles interactions entre texte et image, reposant sur des supports qui peuvent varier, dans des circuits éditoriaux différents. Mais l’album a aussi partie liée à la performance orale, ce qui impose de repenser les questions de « domestication » ou de « foreignisation », deux stratégies théorisées par Lawrence Venuti15. La présence d’une voix oralisant le texte implique des écarts linguistiques au regard au texte original pour recréer un nouveau rapport au texte, à l’image et à la parole. L’album en traduction ne pourrait donc advenir que dans l’altérité, qui n’est pas incompatible avec une certaine fidélité à l’original. La copie est toujours originale et ne l’est jamais complètement, car elle ne surgit pas ex nihilo. L’album en traduction montre à quel point les catégories d’original et de copie sont difficiles à saisir. En matière d’album pour la jeunesse, copie et original sont des notions à la fois labiles et éclairantes, montrant tout autant leurs limites conceptuelles que la complexité d’un objet pour lequel une poétique reste à construire.