Texte intégral
- 1 C’est le sous-titre d’un essai en japonais de Tawada intitulé Exophonie – Voyage hors de la langue (...)
1Yoko Tawada (Tokyo, 1960-) pourrait être présentée comme l’envers d’un Ma Jian, écrivain d’origine chinoise qui vit en Grande-Bretagne mais continue d’écrire en chinois. Tous deux partis de leur pays asiatique d’origine dans les années 1980, ils mènent désormais leur carrière littéraire depuis l’Europe où ils ont élu domicile. Malgré un parcours personnel ainsi à certains égards semblable, leur position respective vis-à-vis de la langue maternelle et, partant, de la traduction est toutefois à l’opposé l’une de l’autre. En effet, si pour Ma Jian renoncer à la langue de sa patrie est inenvisageable, peu de choses semblent être pour Yoko Tawada aussi bénéfiques à l’écriture et à la pensée que le « voyage hors de la langue maternelle1 ». Ce « voyage » est bien sûr sa propre histoire de la découverte de l’allemand et de l’apprentissage de celui-ci en tant que langue d’expression littéraire ; mais c’est aussi, à un niveau plus théorique, une attitude de distance, voire de défiance, vis-à-vis de l’idiome maternel, ainsi qu’une poétique qui fait du détour par la langue étrangère et le medium traductionnel une nécessité.
- 2 « Goll is that rare thing, a truly equilingual poet », in Forster, Leonard, The Poet’s Tongues: Mul (...)
2De fait, Yoko Tawada est l’auteure d’une œuvre bilingue saluée par la critique au Japon comme en Allemagne (ainsi qu’à l’étranger où elle est traduite, mais nous nous intéressons ici tout particulièrement aux originaux). Cette œuvre littéraire d’une grande densité est conduite de front en japonais et en allemand depuis 1991 (soit quatre ans seulement après ses débuts littéraires en japonais) avec souvent une à plusieurs publications par année dans chacune des deux langues. Nous pouvons sans doute dire de Tawada qu’elle est, comme Leonard Forster l’écrivait à propos d’Iwan Goll, « cette chose rare, un poète véritablement équilingue2 ». La liberté d’expression dont elle jouit et joue dans chacune de ses langues d’écriture est mise au service à la fois d’une stratégie de défamiliarisation et d’une recherche poéthique sur le rapport au langage. De ce fait, cela donne parfois lieu à une littérature au caractère expérimental (ou simplement ludique) fortement marqué, mais à l’inanité de laquelle on aurait tort de conclure trop rapidement. En effet, si ce jeu de langues semble bien être la clé de voûte de l’écriture tawadienne, il ne s’agit jamais d’un brillant mais vain numéro d’équilibrisme littéraire, mais bien toujours d’une sorte de laboratoire poétique : espace d’expérimentation, de recherche, de réflexion en acte sur la relation que nous entretenons avec nos langues, et avec le monde à travers elles. Réflexion au cours de laquelle la traduction prend bien sûr toute sa place en tant que processus de création linguistique et littéraire.
- 3 Voir Miho Matsunaga, « Schreiben als Übersetzung. Die Dimension der Übersetzung in den Werken von Y (...)
- 4 Yoko Tawada, « Kleist auf Japanisch », in Sprachpolizei und Spielpolyglotte, Tübingen, konkursbuch (...)
- 5 Yoko Tawada, « Das Tor des Übersetzers oder Celan liest Japanisch », in Talisman, Tübingen, konkurs (...)
3La place de la traduction dans l’œuvre de Yoko Tawada est une question dont la complexité a pour source l’importance de cet acte dans le contexte d’une écriture plurilingue, à plus forte raison chez une auteure qui fait tout son possible pour demeurer dans l’entre-deux. Néanmoins, le premier élément remarquable dans le rapport de Tawada à la traduction est que celui-ci est à la fois théorique et pratique. Sa pratique de la traduction possède elle-même plusieurs facettes. Premièrement, il lui arrive de traduire (toujours vers le japonais) des textes d’autres écrivains, même si c’est un phénomène relativement rare. Au cours de la décennie 1990, elle traduisit quelques textes de poètes autrichiens (par exemple Friederike Mayröcker ou Peter Waterhouse) pour plusieurs numéros de Gendaishi techō (Cahiers de poésie contemporaine). En 1997, elle participa également au côté de quatre autres écrivains et traducteurs à la traduction en japonais contemporain des œuvres d’Ichiyô Higuchi. Enfin, beaucoup plus récemment, elle a publié dans la revue littéraire Subaru une retraduction – la dix-septième en date – de La Métamorphose de Franz Kafka. Il s’agit, on le voit, d’une activité ponctuelle bien éloignée de son abondante production littéraire personnelle. Il existe toutefois un autre type de traduction que Tawada pratique beaucoup plus assidument : l’autotraduction. En effet, une importante partie du corpus tawadien se compose de ce que la germaniste Miho Matsunaga nomme avec justesse Partnertexte, des « textes partenaires3 ». Il s’agit aussi bien de courts textes individuels en vers ou en prose que de romans entiers, soit écrits en parallèle dans les deux langues, soit traduits a posteriori d’une langue vers l’autre, voire retraduits dans la langue de « l’original », ou même complètement réécrits. Cet infime aperçu des modalités multiples de l’autotraduction peut aider à saisir la grande complexité des rapports qui unissent ce que nous catégorisons sommairement sous le binôme original/traduction. Quant à l’aspect théorique du travail de Tawada autour de la traduction que j’évoquais plus haut, il se réfère aux nombreuses réflexions, conférences et textes qu’elle y consacre, à la fois en tant qu’acte linguistique, phénomène historique et potentiel littéraire. Révélant une grande sensibilité à la pratique de la traduction, elle signe notamment dans les deux langues plusieurs essais critiques remarquables sur la traduction d’Heinrich von Kleist par le Japonais Mori Ōgai4 ou la traduction de (et dans) la poésie de Paul Celan5.
- 6 « Bei Tawada wird die Kategorie ʺÜbersetzerʺ so erweitert, dass man die Tätigkeit nicht mehr von de (...)
- 7 « Transformation of a language through the process of translation offers the framework for Yoko Taw (...)
- 8 「わたしは通訳という仕事はもちろんのこと、翻訳作業が嫌いで、よほどの理由がないとやる気になれない。」Yoko Tawada, Katakoto no uwagoto, Tokyo, Seidosha (...)
4Qui plus est, la démarche auctoriale de Yoko Tawada est elle-même souvent rapprochée de celle d’un traducteur. Miho Matsunaga et Keijirō Suga s’accordent ainsi pour dire que, chez Tawada, écriture et traduction ne font qu’un. Dans un essai fondateur sur la traduction dans l’œuvre de celle-ci, Matsunaga évoque « l’élargissement tel de la catégorie ʺtraducteurʺ qu’il n’est plus possible de différencier cette activité de celle de l’auteure6 ». Suga déclare quant à lui dans un article que « la transformation d’une langue par le biais du processus de traduction forme le cadre des écrits de Yoko Tawada. Dans ses œuvres, deux opérations apparemment différentes, traduction et création, fusionnent en un effort continu de l’écrivain7 ». On ne pourra donc qu’être surpris de lire sous la plume de Tawada le peu d’amour qu’elle-même dit avoir pour la traduction : « Personnellement, je déteste traduire – ne parlons même pas du travail d’interprète – et je ne peux m’y résoudre à moins d’une sérieuse raison8 » (notre traduction). Toutefois, si cette déclaration de l’auteure semble au premier abord être aux antipodes des avis que partagent les critiques sur elle, celle-ci n’est en réalité pas si paradoxale. L’aparté qu’on y lit sur le « travail d’interprète » nous permet de saisir la distinction primordiale entre une dimension utilitaire, à but communicationnel, de la traduction, que Tawada rejette et une autre idée de la traduction qui est celle que Matsunaga, Suga et moi-même, ici, évoquons. C’est cette seconde approche de la pratique de la traduction que nous allons explorer, de ses manifestations les plus remarquables à ses implications poétiques majeures.
- 9 Une explication s’impose sur la différence entre les éditions allemandes et japonaises des œuvres d (...)
5Il suffit de tenir en main quelque ouvrage de Yoko Tawada pour apprécier l’importance accordée au livre en tant qu’objet. Choix des papiers, couleurs, iconographie, couvertures recherchées entre autres, ce riche travail éditorial, s’il a pour conséquence de produire de « beaux livres », est toutefois loin d’être simplement ornemental. Né d’une étroite collaboration entre l’auteure et son éditeur (allemand), il abolit la dichotomie par ailleurs discutable entre texte et hors-texte, en intégrant des choix matériels et visuels au propos de l’œuvre. C’est donc par l’analyse de ces choix éditoriaux, à propos desquels il ne serait selon moi pas excessif de parler de « poétique éditoriale », que je souhaite commencer mon investigation des rapports de Tawada avec la traduction, du fait du rôle surprenant que ceux-ci jouent dans l’expression de la nature complexe de son œuvre multilingue9.
6Das Bad
- 10 Yoko Tawada, Das Bad, trad. Peter Pörtner, Tübingen, konkursbuch Verlag Claudia Gehrke, 2010 [1989]
7Il est un livre de Tawada dont le destin singulier nous plonge directement au cœur de la problématique qui nous occupe : celle des liens entre original et traduction. Il s’agit de son premier roman, publié en Allemagne en 1989 sous le titre Das Bad (Le Bain)10. Il se trouve que ce livre, qui marque les débuts de Tawada en tant que romancière, est en réalité une traduction dont l’original japonais (うろこもち [Urokomochi] : Écailleuse) est alors inédit, et le demeure toujours au Japon. Nous avons donc affaire à un écrivain qui fit pour ainsi dire ses débuts littéraires en traduction, avant d’être connue dans son propre pays pour les mêmes (ou d’autres) œuvres en langue « originale ». C’est une situation littéraire assez particulière, à rebours de l’ordre plus habituel où un écrivain commence par être connu chez lui avant de se voir traduit, qui me semble être programmatique des développements ultérieurs de la poétique ainsi que de la posture d’auteur de Tawada, pour qui la traduction prend un sens véritablement originel. Le roman en question est une traduction longtemps restée sans original, car il faudra attendre 2010 pour voir paraître une nouvelle édition remaniée, bilingue cette fois. Mais ce n’est pas là la seule chose singulière autour de ce texte ; s’il fut au sens strict une « traduction sans original », il passa à l’époque de sa parution, inversement, pour un original sans traduction… En effet, l’édition originale ne signale nulle part qu’il s’agit d’un texte traduit, comme en témoigne (ironiquement) son énigmatique entrée dans la Bibliographie de la littérature moderne japonaise en traduction allemande :
1383 *** (1989)
Das Bad. Roman court. Trad. Peter Pörtner, Tübingen: konkursbuch-Verlag Claudia Gehrke, [1989], 1993, 1994.
Il n’y a dans la première édition aucun indice montrant qu’il s‘agit d’un texte traduit du japonais ; on lit cependant au verso de la page de titre intérieure de la 3e édition de 1993 : « Traduit du japonais par Peter Pörtner »11.
- 12 Il n’est d’ailleurs peut-être pas innocent que la première mention de la traduction (en 1993) n’app (...)
8À l’usage des astérisques au lieu du titre original (à ma connaissance la seule occurrence de cette pratique dans cette immense bibliographie) s’ajoutent celui des parenthèses et des crochets pour l’année de la première édition et, pour finir, l’explication de la situation très particulière de cette œuvre, dont la véritable nature n’est finalement révélée que quatre ans plus tard, lorsque paraît la troisième édition. Tout cela nous dit combien ce premier roman de Tawada pose problème du point de vue bibliographique et combien, par conséquent, son cas intéresse l’étude des rapports entre original et traduction. Il est, je pense, difficilement envisageable qu’il puisse s’agir d’un oubli ou, pire, d’une erreur. Seule reste la possibilité d’une omission volontaire, donc stratégique, de la mention « traduction » sur ce problématique premier roman. Mais qui dit stratégie, dit but ; or, quel but pourrait servir une telle omission ? Il ne s’agit certes que de conjectures, mais j’y vois deux raisons possibles qui me semblent être l’une comme l’autre symptomatiques de l’ethos et de la poétique de Tawada. La première serait le but d’échapper à une inévitable labellisation en tant que littérature d’immigré (alors Gastarbeiterliteratur), qui est une puissante catégorie dans le paysage socio-littéraire allemand, et peut-être plus précisément encore en tant qu’écrivain japonais, avec ce que cela peut véhiculer comme horizon d’attente, lequel ne reflète en rien la teneur des œuvres de Tawada. S’il est vrai que le peu de sympathie dont Tawada fait preuve à l’égard d’une quelconque identité (nationale, linguistique ou sexuelle) figée et que le combat littéraire qu’elle mène à son encontre pourraient la pousser à rejeter d’une telle manière ce genre d’étiquetage, il est néanmoins à noter qu’elle s’inscrit à d’autres moments en toute conscience dans ladite catégorie, que nombre de ses textes ont trait au Japon, etc. Bien plus concluante me semble donc être la seconde raison pour laquelle elle pourrait vouloir s’établir dès ses débuts comme écrivain plus allemand : ce serait là sa manière, selon moi, d’entamer à un niveau structurel et intellectuel plus profond – et ce alors même qu’elle n’écrit encore qu’en japonais – son « voyage hors de la langue maternelle » (cf. supra), c’est-à-dire son entreprise de résistance et d’émancipation vis-à-vis d’une identité linguistique unique, laquelle deviendra son principal cheval de bataille et l’axe sur lequel se développera son travail littéraire pour les décennies à venir12.
Première et quatrième de couverture de Das Bad (édition 2010)
9Intéressons-nous maintenant à l’édition bilingue remaniée de 2010 et particulièrement aux choix éditoriaux extrêmement significatifs qu’elle contient. La richesse de ces choix est apparente dès la couverture, qui se caractérise par une évidente duplicité graphique et un complexe jeu de mise en abyme. Le livre étant publié en Allemagne, la première de couverture correspond naturellement au texte allemand (c’est-à-dire la traduction par Peter Pörtner) mais l’illustration, de taille réduite, qui l’accompagne n’est autre que la couverture de la première édition du roman. La couverture originale étant elle-même composée de différentes couches graphiques (photographie, motif illustré, titre par-dessus), le lecteur se trouve avant même d’avoir ouvert le livre face à une superposition de strates visuelles et textuelles reflétant l’étrange trajectoire de ce roman, qui apparaît ici pour la première fois dans son entièreté (original et traduction ensemble). La complexité des choix éditoriaux ne s’arrête toutefois pas à l’intégration d’une couverture dans la couverture, mettant en abyme les différents visages de ce roman ; le motif des écailles de poisson présent sur la couverture originale est repris en quatrième de couverture de l’édition remaniée où figurent en japonais le nom de l’auteure et le titre original qui, rappelons-le, signifie « écailleuse ». Cela a pour effet de tisser graphiquement un lien supplémentaire entre l’édition originale et celle de 2010, mais aussi de donner tout son sens à ce motif qui fait alors directement écho au titre japonais. Enfin, le choix d’un motif aquatique en filigrane, se déployant à l’arrière-plan sur l’ensemble des deux couvertures, est l’élément qui parachève l’imbrication du tout, comme un trait d’union symbolique (eau-bain-poisson) non seulement entre les différentes éditions du roman mais aussi ses deux versions, allemande et japonaise.
Montage aux pages 124-125 de l'édition 2010 de Das Bad
- 13 La pratique de l’écriture horizontale (de gauche à droite) s’est nettement développée au Japon avec (...)
10La reprise de motifs et le phénomène de mise en abyme du livre dans le livre pourraient s’arrêter à la couverture mais il n’en est rien. De fait, on trouve également à l’intérieur du livre des montages photographiques de pages extraites de la première édition du roman, et à un endroit de la couverture, sur le même arrière-plan d’eau que précédemment. Ces inserts, au nombre de onze en tout, sont systématiquement placés en regard du texte japonais et se trouvent en majorité dans la seconde partie de l’ouvrage. Leur rôle est triple : ils ont bien sûr une fonction esthétique d’illustration, ils renforcent symboliquement le lien entre l’original japonais et la traduction allemande qui existait jusqu’alors de manière autonome, mais ils ont également une raison pratique qui est d’harmoniser la longueur des deux textes. Comme le suggérait déjà le parti-pris d’une double couverture (première de couverture correspondant au texte allemand, et quatrième au texte japonais), cette édition est fondée sur un principe spéculaire (qui explique en partie le choix de l’eau et ses propriétés réfléchissantes comme leitmotiv iconographique) selon lequel les deux versions du texte ne sont pas présentées en parallèle mais en miroir. Le roman se lit effectivement dans sa traduction allemande de la gauche vers la droite – le sens de lecture occidental traditionnel – alors que sa version originale japonaise se lit, elle, dans le sens inverse, c’est-à-dire en partant de la quatrième de couverture. En outre, le texte japonais est typographié verticalement, respectant ainsi l’orientation et le sens de lecture japonais normaux13. Ce parti-pris audacieux (déjà employé dans la toute première publication de Tawada en Allemagne, un recueil de poèmes paru en 1987 chez le même éditeur) de présenter un véritable livre japonais à l’intérieur d’une édition allemande a plusieurs conséquences. Il rompt avec la disposition habituelle des éditions bilingues où les mêmes textes se font face sur chaque double page, et instaure ainsi une certaine indépendance (qui existe de facto dans le cas de notre roman) entre les deux versions de l’œuvre car elles ne sont pas systématiquement rapportées l’une à l’autre. Ce choix d’éditer le texte en miroir plutôt qu’en parallèle est par ailleurs significatif dans la mesure où il réitère d’une certaine manière la secondarité du texte japonais. Pour le lecteur germanophone ou plus généralement occidental, habitué à un sens de lecture défini (reflété par la pagination unilatérale du livre), et qui en outre ne comprend qu’une des deux versions, le texte japonais apparaît nécessairement comme second, voire secondaire. De cette manière, à l’image du choix de passer sous silence l’original dans les premières éditions, puis de renforcer à l’aide de déroutants partis-pris éditoriaux la présence de l’édition allemande d’origine lors de la réédition, ou de subtilement relier les deux versions du roman tout en les dissociant, la traduction qui a aidé à bâtir la notoriété de Tawada auprès du lectorat germanophone se voit attribuer un statut particulier, une valeur d’original.
- 14 Yoko Tawada, Nur da wo du bist da ist nichts, trad. Peter Pörtner, Tübingen, konkursbuch Verlag Cla (...)
- 15 Raymond Queneau, Cent mille milliards de poèmes, Paris, Gallimard, 1961.
11L’extraordinaire ambiguïté du statut, du parcours et de l’apparence des divers avatars de Das Bad en font un objet littéraire unique, même au sein de l’œuvre de Tawada. On trouve néanmoins certaines similitudes dans la publication qui le précède, la toute première de l’auteure. Même si ce recueil de poésie est loin d’avoir connu le même étrange destin que le roman qui l’a suivi, le rapport à l’écriture et à la traduction y occupent la même place centrale. De fait, Nur da wo du bist da ist nichts/あなたのいるところだけ何もない14 (Il n’y a rien là où tu es, seulement là, rien), recueil écrit en japonais, est publié dans les deux langues à la fois : l’original accompagné de la traduction allemande allographe. En ce sens, Tawada fait ses débuts sous le signe du bilinguisme et l’ordre ou la hiérarchie selon lesquels l’original serait antérieur, ou la traduction secondaire, semble d’ores et déjà être aboli. Nous retrouvons ainsi le recours au même procédé des deux versions croisées, la même présentation dédoublée que dans la nouvelle édition de Das Bad. Nous n’entrerons pas autant dans les détails du travail éditorial que précédemment mais plusieurs choix surprenants nous intéressent au premier chef. Le plus remarquable d’entre eux est sans doute l’insertion à l’exact milieu du livre d’un feuillet volant plastifié, espèce de page supplémentaire amovible alternant sur ses deux faces des bribes de poèmes en allemand et des cases vides. Le lecteur, s’il suit les instructions, est censé apposer cette fiche transparente aux pages où elle se trouve et reconstituer ainsi deux autres poèmes, que la combinaison des vers de l’insert et ceux de la page forment en s’assemblant. Ce genre de procédé ne peut qu’interpeller le lecteur, duquel Tawada exige la participation active. L’acte de lecture, pour reprendre le titre d’Iser, requis par l’auteure n’est pas une forme de réception passive : la lecture est collaboration, recréation, à l’instar de la traduction. Rappelant d’ailleurs cette exigence, un long poème dont les strophes sont disséminées au fil du recueil fait régulièrement irruption (sur un papier rose vif tranchant avec le reste du livre) pour en interrompre la linéarité et briser le continuum de la lecture. Là encore, il revient au lecteur de faire l’effort de reconstituer le poème dans son entièreté ; mais il est aussi entièrement libre d’ignorer la continuité entre ces césures poétiques, et de les laisser telles quelles apparaître à intervalles réguliers comme des occurrences ou des échos de la trame qui soutient tout le recueil. De même, si nous revenons à l’intrigant feuillet plastifié que nous évoquions plus haut, le lecteur est libre (donc pleinement acteur et responsable) de sa lecture. Car il s’agit en réalité d’une infinité de poèmes potentiels qu’il est en mesure de recréer, un peu à la manière des Cent mille milliards de poèmes de Raymond Queneau15, si l’envie lui prend de faire plein usage de sa liberté de lecture et d’apposer cette double page là où on ne lui dit pas de le faire, ou ne serait-ce que de la décaler légèrement pour modifier le texte à son gré. Cette invitation de Tawada au lecteur à participer activement à la création du texte est passionnante en matière d’approche de la lecture mais elle implique également une désacralisation du texte – de l’original – comme version définitive et absolue qui a d’importantes conséquences pour les questions de traduction.
- 16 Rappelons qu’il s’agit pourtant d’une édition allemande.
12Or, l’auteure rédige un avant-propos (ou plutôt une « notice d’utilisation » : 「はじめに―又は、使用説明書」) au texte original, pendant japonais du gimmick éditorial que nous venons d’analyser, qui en dit long sur la conception tawadienne de la traduction, affirmée avec force dès cette toute première publication. Mais, nous l’aurons compris, avec Tawada rien n’est jamais tout à fait simple. Cette « notice d’utilisation » n’est en effet pas traduite et est donc accessible aux seuls lecteurs japonophones, la version allemande étant dénuée de tout paratexte de la sorte16 ; mais sa lecture ne leur en demeure pas moins incompréhensible ! Nous avons parlé plus haut de lecture active, nécessitant l’intervention du lecteur dans le processus, et c’est précisément ce que Tawada exige dans ces premières lignes où le lecteur doit se livrer à un véritable déchiffrement du texte pour parvenir au sens. Si comme tout bon mode d’emploi ce bref avant-propos de l’auteur est censé prodiguer la clé du recueil, il faut avant tout décoder ce déroutant cryptogramme écrit dans le désordre. Ce faisant, l’acte de déchiffrement de ces quelques lignes devient la clé de lecture du livre tout autant, sinon davantage, que leur contenu en tant que tel. Une fois la brisure au sein du texte trouvée et celui-ci décalé et reconstitué, voici ce qu’on peut entre autres y lire :
- 17 Yoko Tawada, Nur da wo du bist da ist nichts, op. cit., p. 124/5 (notre traduction).
Ce livre bizarre : les caractères japonais, enserrés par l’écriture horizontale, tombent de haut en bas comme une pluie dans cet interstice, ils font office d’illustrations et portent le masque de l’original [… le texte et sa traduction] se scrutent mutuellement, de gauche à droite et de droite à gauche […] les deux textes se tiennent de part et d’autre d’un gouffre, deux miroirs sans reflet, un véritable recueil de poésie bilingue où, au fil des pages, c’est le livre lui-même qui se transforme en gouffre17.
Avant-propos de la version japonaise de Nur da wo du bist da ist nichts
- 18 La forme de ce texte et la manière de lire qu’il nécessite pourraient aussi être interprétées comme (...)
13Tawada y présente le livre tel qu’elle l’a conçu, mélange de langues et d’écritures séparées par un « gouffre » de part et d’autre duquel se regardent sans se voir original et traduction. Qui plus est, ledit original n’y serait, écrit-elle encore, que « masque » et « illustration ». C’est sans nul doute le point de vue du lecteur qui ne comprend pas le japonais, point de vue renforcé par le caractère idéographique de la langue, mais n’oublions pas que ces lignes ne sont pas traduites ; elles sont précisément destinées à ceux-là mêmes qui sont en mesure de lire et d’apprécier l’original en tant que tel. Or ce sont paradoxalement eux que l’auteure enjoint de considérer le japonais comme une illustration de la traduction allemande, reléguant le statut d’original à la fonction d’un masque, c’est-à-dire rien de plus qu’un visage du texte parmi d’autres. Ce qui, si on file la métaphore, ferait de la traduction soit un masque différent, soit le visage du texte mis à nu… Le choix de l’image de « deux miroirs sans reflet » pour évoquer le texte original et sa traduction est elle aussi significative car elle les sort du rapport de dépendance, voire d’équivalence où la traduction devrait justement être le reflet de l’original à travers le miroir d’une autre langue. Ici, ils sont deux objets à part entière qui se font face sans se correspondre et doivent donc, à ce titre, être considérés indépendamment l’un de l’autre. Mais indépendamment ne veut pas dire séparément, car il revient au contraire au lecteur de faire sans cesse aller et venir son regard « de gauche à droite et de droite à gauche », de lire de manière non-linéaire, non-unilatérale afin que les deux textes deviennent un seul et même objet littéraire. Nous retrouvons ici l’étrange forme que prend cette « notice » et comprenons soudain mieux les raisons derrière l’effort nécessaire à son déchiffrement : la longue phrase à la linéarité morcelée, exigeant pour la comprendre d’incessants allers et retours de part et d’autre d’une invisible césure, est bien plus qu’un simple jeu de déstabilisation du lecteur. C’est le code d’emploi qui enseigne à ce dernier la souplesse nécessaire du regard, l’effort et l’art de lire « un véritable texte bilingue18 ».
- 19 Celui-ci restera d’ailleurs son traducteur pour certains textes alors même qu’elle a déjà commencé (...)
14À travers l’exemple de ces deux œuvres, je souhaitais montrer les implications extrêmement concrètes des rapports de l’écrivain à la traduction, notamment jusque dans la conception et le travail éditoriaux. Un tel traitement de la traduction et les choix si marqués qui l’accompagnent jusque dans le livre en tant qu’objet sont bien sûr une manière pour Tawada de prolonger l’écriture, mais ils témoignent aussi non seulement d’une nécessaire et bien particulière relation en amont avec la traduction en tant qu’activité et texte, mais également d’une grande complicité avec le traducteur lui-même. Loin de l’interventionnisme voire du despotisme qui semblent parfois être l’apanage de certains auteurs bilingues vis-à-vis de leurs traducteurs, Tawada collabora étroitement avec Peter Pörtner et lui laissa une grande liberté19. Plus encore, elle semble (en tout cas dans les premiers temps) avoir véritablement dépendu de lui :
- 20 « Am Anfang brachte ich mein Gedicht immer sofort zu ihm, sobald ich es geschrieben hatte. Ich woll (...)
Au début, je lui apportais immédiatement ce que je venais d’écrire. Je voulais absolument voir sur-le-champ ce que ça donnerait en allemand […] J’éprouvais à l’époque une joie immense à faire l’expérience de mon propre poème en traduction allemande, car j’écrivais alors en japonais sans savoir ce que je voulais vraiment y exprimer. Je savais seulement que le texte et le style devaient être ainsi […] La traduction en allemand me donnait l’impression de soudain comprendre ce vers quoi j’avais tendu en écrivant et la répétition de ce processus me procurait constamment de nouvelles surprise20.
15Il est intéressant de lire en quels termes elle évoque dans cet entretien son traducteur et leur relation. La traduction y apparaît tout d’abord comme forme et expérience (« mein eigenes Gedicht in deutscher Übersetzung zu erleben »), et non comme contenu ou sens ; mais elle semble pour l’auteure être révélatrice des processus inconscients présents dans son écriture (« glaubte ich plötzlich verstanden zu haben, worauf ich mit dem Gedicht gezielt hatte »). À ce titre, la traduction est pensée et vécue par Tawada comme faisant partie intégrante de l’acte de création. Il s’agit en réalité d’un cycle que l’on pourrait schématiser de la manière suivante : écriture-traduction-révélation-écriture. Il n’est dès lors pas du tout impensable que les traductions de ses propres textes aient eu une influence sur son écriture même. Cette idée nous éloigne sensiblement d’une conception de la traduction comme simple transformation ou adaptation dans une autre langue d’une œuvre déjà établie, car si une des fonctions de la traduction (acte) est de faire apparaître ce qui est latent dans le texte source, cela ne fait-il pas de la traduction (produit) un état plus authentique, ou en tout cas plus abouti, de l’original ?
- 21 Christine Ivanovic, « Exophonie und Kulturanalyse. Tawadas Transformationen Benjamins » in Ivanovic (...)
- 22 Dirk Weissmann, « Tore und Türme Babylons, oder: Tawada liest Französisch. Yoko Tawada und das (pos (...)
- 23 Walter Benjamin, « La tâche du traducteur », Expérience et pauvreté ; suivi de Le conteur ; et La t (...)
- 24 Walter Benjamin, « La tâche du traducteur », op. cit., p. 130 et 134.
- 25 Yoko Tawada, « Corps de l’écriture, corps écrit », Narrateurs sans âmes, trad. Bernard Banoun, Lagr (...)
- 26 Walter Benjamin, « La tâche du traducteur », op. cit., p. 129.
- 27 Walter Benjamin, « La tâche du traducteur », op. cit., p. 133.
16Nous approchons ici de ce qu’il y a en un sens de benjaminien dans la conception qu’a Tawada de la traduction. L’influence de la pensée de Walter Benjamin sur l’œuvre de Tawada, qui s’en inspire pour ses propres réflexions, voire ses récits, quand elle ne le cite pas dans le texte, n’est pas un fait nouveau. Cette proximité intellectuelle a d’ailleurs souvent été analysée, notamment par Christine Ivanovic21 ou plus récemment Dirk Weissmann22. Pour Tawada comme pour Benjamin la traduction n’est pas une copie de l’original, mais une extension, une nouvelle vie de celui-ci. De même, Tawada partage l’idée selon laquelle la traduction « doit s’écarter dans une très large mesure de l’intention de communiquer quelque chose, du sens23 ». Ils ont également la même certitude que « la langue de la traduction peut, et même doit, se laisser […] changer puissamment par la langue étrangère de l’œuvre traduite24 ». Il y a toutefois des limites à ce rapprochement, et l’écart entre Benjamin et Tawada sur certains points n’est pas moins remarquable. Chez elle, par exemple, il n’y a pas de concept téléologique de « langue pure » ou « langue vraie » vers laquelle tendrait nostalgiquement toute traduction. Au contraire de Benjamin, Tawada se satisfait pleinement de la multiplicité post-babélienne des langues et des graphies ; elle en fait précisément son matériau littéraire de prédilection, usant de leur disparité, des « trous » entre elles comme déclencheur poétique. Comme elle l’écrit dans Corps de l’écriture, corps écrit, « la littérature qui [l]’attire le plus est celle qui connaît cette impuissance, cette absence de la langue25 », là où Benjamin voit au contraire dans l’original et la traduction deux fragments coïncidant parfaitement26. Mais leur plus grand désaccord porte finalement sur « la tâche du traducteur » elle-même. En effet, si pour Benjamin « délivrer dans sa propre langue cette langue pure qui est bannie et exilée dans les langues étrangères, libérer la langue emprisonnée dans l’œuvre à travers sa transposition littéraire, telle est la tâche du traducteur27 », il s’agit pour Tawada de l’exact opposé. Le rôle de l’écrivain comme du traducteur est pour elle de délivrer non pas la langue emprisonnée dans l’œuvre, mais de se libérer (et l’œuvre) de la langue.
- 28 « wenn man in Japanisch schreibt und trotzdem versucht, einen Text zu bauen, der nicht nur aus der (...)
Quand on écrit en japonais mais qu’on essaie néanmoins de fabriquer un texte qui ne provienne pas de la langue japonaise, ou qu’on essaie de s’émanciper de sa langue maternelle et de créer des images qui n’en soient pas esclaves, alors s’intègrent au texte des éléments qui ne seront révélés qu’en traduction. Car l’écriture est certes un travail avec la langue maternelle, mais aussi parfois contre elle. On doit lutter contre elle car elle nous contraint aussi à rester à l’intérieur d’un système unique. Et ça, ce n’est vraiment pas souhaitable28.
17À l’arrière-plan clairement benjaminien de la pensée traductologique viennent s’agréger chez Tawada des éléments biographico-linguistiques qui font de la remise en question du statut de l’original et du (second) rôle de la traduction un des rouages d’une entreprise plus vaste visant à l’émancipation, voire à la déconstruction de la dominance de la langue maternelle. Cette dernière est-elle d’ailleurs autre chose que l’original, appliqué à l’individu ?
18Yoko Tawada va cependant encore plus loin que remettre en question l’original comme antérieur ou supérieur à la traduction, elle met en doute jusqu’à son existence même. On retrouve en effet à plusieurs endroits de son œuvre l’idée que tout serait traduction et que par conséquent il n’y aurait pas d’original ; c’est un concept qu’elle nomme « traduction ininterrompue » (絶え間ない翻訳 taemanai hon.yaku). Ce terme apparaît au départ dans un entretien datant de 2004 comme une simple manière de décrire le processus qui fut le sien lorsqu’elle écrivit son roman L’Œil nu, sa première tentative d’écriture bilingue à proprement parler. Plus précisément, ce terme se réfère à ce que, selon Tawada, l’écrivain n’est pas censé faire, sous peine de ne jamais voir son texte aboutir : une autotraduction simultanée et systématique.
- 29 「これは、初めて並行して書いたんです。普通、並行して書くことはありえないでしょ。そうすると絶え間ない翻訳になるんです。[…]元のテキストというものがないので、変化にきりがないんです。翻訳というのは普 (...)
C’est la première fois que j’ai écrit [les deux versions] en parallèle. Normalement, c’est irréalisable car ça tourne à la traduction ininterrompue […] Etant donné qu’il n’existe pas de texte de départ, les modifications sont sans limite. La traduction, normalement, ce n’est pas ainsi, n’est-ce pas ? […] Mais peut-être bien qu’en réalité l’original bouge, lui aussi. Traduit comme ci, il titube d’un pas vers la gauche, par exemple, ou bien se trouve modifié d’avoir été traduit dans telle langue29.
- 30 Yumiko Saito, « Zur Genese der japanischen Textphasen von Das nackte Auge », in Ivanovic, Christine (...)
19La « traduction ininterrompue » ne semble donc pas tant être sous la main de Tawada un concept positif qu’un écueil de l’écriture multilingue. Pourtant, aucun autre ne me semblerait plus approprié pour définir les modalités de l’écriture tawadienne, où traduction et création sont intégrées en un seul et même processus permanent de passage et de réécriture d’une langue à l’autre. Dans ce texte, l’idée selon laquelle, dans le cas de l’autotraduction, la réécriture est illimitée car l’original n’est ni fini ni figé, et la traduction tout aussi originale que le texte de départ, se trouve élargie à la traduction en général. Tawada invite ainsi à repenser les liens qui unissent original et traduction et propose que celle-ci modifie celui-là. Je n’entrerai pas ici dans le détail de l’autotraduction dans L’Œil nu et je renvoie à cet effet à l’étude extrêmement minutieuse qu’en fait Yumiko Saito dans Zur Genese der japanischen Textphasen von Das nackte Auge (« Sur la genèse des phases textuelles japonaises de L’Œil nu »)30. Si j’évoque ce roman et la description qu’en fait l’auteure, c’est davantage afin d’introduire le concept de traduction ininterrompue, car cette idée que l’écriture serait une traduction permanente alors qu’il n’y aurait pas (ou plus) d’original ne se limite pas au cas somme toute marginal de ce roman écrit en parallèle dans deux langues. Pour mieux saisir ce concept, il faudrait en réalité analyser séparément les deux idées qui concourent à sa formation chez Tawada : premièrement un élargissement (v. Matsunaga) et une mise en abyme du phénomène de la traduction, deuxièmement une théorie du « résidu » qui implique un rapport organique de tous les textes entre eux.
20En 1998, à l’occasion d’une discussion avec des germanistes japonais, Tawada apporte la réponse suivante à la question qui lui est posée de savoir « à quel moment naît l’original » (Wann entsteht das Original ?) :
- 31 « Normalerweise bezeichnen wir den entstandenen, geschriebenen Text als Original, aber es gibt ja n (...)
On désigne normalement comme original le texte écrit, constitué, mais il y a encore quelque chose d’antérieur, avant que le texte soit définitivement posé sur le papier. Quand on s’applique à formuler au moment d’écrire c’est déjà une traduction de l’idée. On traduit une idée propre en mots corrects. Dans cette mesure, ce qui se trouve sur le papier n’est en rien un original. De plus, l’idée est chez moi la traduction des images qui lui préexistent et donc pas un original non plus. […] Il n’existe donc aucun original31 !
21Le texte est le résultat de la mise en mots, la transposition langagière, d’idées ; les idées sont elles-mêmes des productions mentales abstraites à partir d’images. Nous pourrions remonter plus haut encore dans la chaîne de « traductions » que Tawada interrompt ici : les images seraient des traductions mentales de perceptions, les perceptions des traductions nerveuses de la réalité, etc. L’acception du terme « traduction » est ici extraordinairement large, dépassant le niveau interlangagier ou même intersémiotique, et prend une dimension quasi métaphorique, qui est en même temps révélatrice du rôle que joue l’acte traductif dans l’appréhension du monde en général chez Tawada, et du travail littéraire en particulier. Tout, pour ainsi dire, est perçu à l’aune de la traduction et le texte n’échappe bien sûr pas à cette logique. Selon cette conception de Tawada, l’original en tant qu’il est perçu – à tort – comme produit fini est toujours nécessairement second ; il est toujours déjà le résultat, la stratification d’une succession de procédés traductifs. Rien d’autre qu’un maillon de la chaîne, qu’une phase au sein d’une série, ni plus authentique ni plus définitif que ce qui le précède ou le suit.
22Nous approchons là de l’autre idée de Tawada qui forme le second versant du concept de traduction ininterrompue. Il s’agit de ce que je nomme sa « théorie du résidu » en référence à son essai Corps de l’écriture, corps écrit où elle décrit la naissance des textes et la chaîne de production dans laquelle ceux-ci s’inscrivent.
- 32 Yoko Tawada, « Corps de l’écriture, corps écrit », op. cit., p. 31.
La naissance d’un texte se prépare tandis qu’un autre s’écrit. L’écriture d’un texte enfante de nouvelles idées, mais celles-ci ne trouvent pas place dans le texte. Cet excédent est comparable à un résidu, il naît de la production et se retrouve superflu. Il n’est d’ailleurs pas fortuit que l’écriture produise beaucoup de résidus, car la langue ne manque pas d’absurdité : elle tente sans cesse d’affirmer autre chose que ce que l’auteur croit vouloir dire. Ce qui est éliminé, le résidu, a souvent plus de valeur que le produit lui-même, il ne disparaît pas sagement dans le néant, il se révolte et il écrit le texte suivant. Et le texte suivant, à son tour, produit un résidu. La chaîne de production de résidus est sans fin, de sorte qu’on ne peut jamais cesser d’écrire. Quand cela a-t-il donc commencé ? Quand fut écrit le premier texte ? On ne saurait le dire. Tout texte est second, il est résidu. On n’a, semble-t-il, jamais commencé à écrire, on a toujours écrit32.
23Tawada se penche sur ce qui se joue lors de la production d’un texte chez un auteur, ne serait-ce que dans une seule langue. L’écriture engendre des éléments qui contiennent en germe le texte suivant, des idées et des mots qui trouveront leur expression dans une nouvelle œuvre. Toute œuvre (au sens de production littéraire globale) est donc une succession de dérivés, d’effets secondaires (by-products) qui s’imposent à l’écrivain et s’imposent d’autant plus à lui que, selon Tawada, la langue est douée d’une volonté et d’un agenda propre (« la langue ne manque pas d’absurdité : elle tente sans cesse d’affirmer autre chose que ce que l’auteur croit vouloir dire »). Au processus intellectuel de la création de l’œuvre s’ajoute le processus linguistique, chacun d’eux créant des « résidus » qui échappent en grande partie au contrôle de l’auteur et forment de manière latente les prochains textes possibles, qui en seront l’actualisation. En ce sens, chaque nouveau texte d’un écrivain était déjà contenu dans le précédent et n’est donc jamais strictement original. Quant au premier texte, pourrait-on croire qu’il est créé ex nihilo ? Il est bien sûr lui aussi le produit de résidus nés des lectures et des pratiques langagières de l’auteur ; il s’inscrit directement dans la chaîne sans fin de réécritures et de traductions qu’est « la grande bibliothèque ». Suivant la réflexion de Tawada, si on combine l’idée du processus d’écriture comme mise en abyme de multiples « traductions » avec celle des « résidus » linguistiques et littéraires qui contiennent en germe les œuvres à venir, on parvient de fait à la conclusion qu’ « il n’y a pas d’original », ni au niveau de l’acte ponctuel d’écriture d’un texte donné, ni à l’échelle plus grande de la relation de tous les textes finis entre eux. Et si, dans le cas particulier de Yoko Tawada (ou plus largement de tout écrivain multilingue, éventuellement autotraducteur), on ajoute à cela une troisième composante qui serait le recours à une deuxième langue d’écriture (et le va-et-vient incessant qu’il implique de l’une à l’autre des langues au cours du processus créatif ainsi qu’au sein de l’œuvre dans son ensemble), on obtient de facto la conception d’une traduction véritablement ininterrompue comme définition possible de la Littérature.
- 33 Lithographie de 1948 représentant deux mains se dessinant mutuellement.
24Comme l’écrit Suga, chez Tawada traduction et création ne font qu’un. Ce phénomène s’applique aussi bien à sa conception de la traduction littéraire qu’à celle qu’elle a de l’œuvre littéraire. La traduction est un acte de création et de réécriture ; toute traduction est donc un original, et tout original est lui-même déjà une traduction. Ces paradoxes apparents, à la manière des Drawing hands d’Escher33, ont des implications majeures en ce qui concerne la perception des faits et des objets littéraires dans leur ensemble. Ils abolissent en effet la linéarité du temps littéraire (ce que Tawada s’efforce elle-même de faire au niveau de son œuvre, sa traduction et sa réception) et en proposent une autre vision, une nouvelle modélisation qui est loin d’être sans conséquences, ni enseignements pour le chercheur en littérature – et le comparatiste tout particulièrement.
- 34 « [Ich vermute, dass] ein literarischer Text später seinen Originaltext finden kann, aus dem er übe (...)
Je soupçonne qu’un texte littéraire puisse trouver a posteriori l’original à partir duquel il aurait pu être traduit. La plupart du temps, il existe plusieurs textes originaux possibles à trouver et inventer34.
- 35 « Wenn man sich die Zeit als Linie vorstellt, dann findet man keinen Punkt, wo die Übersetzung begi (...)
Si on se représente le temps comme une ligne, on ne trouve aucun point où la traduction commence, ou même : où l’écriture commence. Nous n’en savons rien. Et c’est la raison pour laquelle j’ai tenté de me représenter le temps comme un espace, un entre-deux, un espace entre deux espaces qui en réalité n’existe nullement. Alors il devient pensable de se représenter ce point dans le temps35.
25L’ « espace » virtuel qu’invoque Tawada ne possède ni centre ni directions, c’est un lieu acentré et anhistorique au sein duquel il devient possible de penser les rapports littéraires en-deçà ou au-delà du fait, dans toute l’étendue de leur complexité et potentialité. Cet « espace intermédiaire » (Zwischenraum) qui n’existe que par la pensée est une fracture dans le continuum de l’histoire et de l’analyse littéraires, une fiction qui tente de libérer le point de vue du sujet de son ancrage dans une localité, que celle-ci soit spatiale, temporelle ou identitaire. Cet « espace entre deux espaces » est aussi celui que Yoko Tawada recherche et recrée en permanence pour lieu d’origine de son écriture, avec l’aide de l’« entre-deux », le lieu de passage privilégié qu’est la traduction. Il est enfin, à mon sens, un modèle intellectuel précieux nous enseignant des compétences indispensables au déploiement d’une réflexion (vraiment) comparatiste : le décentrement et la pensée multidimensionnelle.
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Bibliographie
Benjamin, Walter, « La tâche du traducteur », Expérience et pauvreté ; suivi de Le conteur ; et La tâche du traducteur, trad. Cédric Cohen Skalli, Paris, Payot & Rivages, 2011, p. 109-137.
Forster, Leonard, The Poet’s Tongues : Multilingualism in Literature, London, Cambridge University Press, 1970.
Ivanovic, Christine, « Exophonie und Kulturanalyse. Tawadas Transformationen Benjamins » in Ivanovic, Christine (éd.), Yoko Tawada : Poetik der Transformation ; Beiträge zum Gesamtwerk, Tübingen, Stauffenburg, 2010, p. 171-206.
Kloepfer, Albrecht, « Also, es gibt kein Original » : japanische Germanisten im Gespräch mit der Schriftstellerin Yôko Tawada, OAG Notizen, Tokyo, Deutsche Gesellschaft für Natur- und Volkerkunde Ostasiens, 1998, vol. 11, p. 11-19.
Matsunaga, Miho, « Schreiben als Übersetzung. Die Dimension der Übersetzung in den Werken von Yoko Tawada », Zeitschrift für Germanistik, Bern, Peter Lang, 2002, vol. 12, n° 3, p. 532–546.
Queneau, Raymond, Cent mille milliards de poèmes, Paris, Gallimard, 1961.
Saito, Yumiko, « Zur Genese der japanischen Textphasen von Das nackte Auge », in Ivanovic, Christine (éd.), Yoko Tawada : Poetik der Transformation ; Beiträge zum Gesamtwerk, Tübingen, Stauffenburg, 2010, p. 285-296.
Stalph, Jürgen, Petermann, Christoph, Wittig, Matthias, Moderne japanische Literatur in deutscher Übersetzung: eine Bibliographie der Jahre 1868-2008, München, Iudicium, 2009.
Suga, Keijirō, « Translation, Exophony, Omniphony » in Slaymaker, Douglas, Yōko Tawada : Voices from everywhere, Lanham, Lexington Books, 2007, p. 21-33.
Tawada, Yoko, « Corps de l’écriture, corps écrit », Narrateurs sans âmes, trad. Bernard Banoun, Lagrasse, Verdier, 2001, p. 31-40.
Tawada, Yoko, Das Bad, trad. Peter Pörtner, Tübingen, konkursbuch Verlag Claudia Gehrke, 2010 [1989].
Tawada, Yoko, « Das Tor des Übersetzers oder Celan liest Japanisch », Talisman, Tübingen, konkursbuch Verlag Claudia Gehrke, 2008, p. 125-138.
Tawada, Yoko, « Die Krone aus Gras », Sprachpolizei und Spielpolyglotte, Tübingen, konkursbuch Verlag Claudia Gehrke, 2007, p. 63-84.
Tawada, Yoko, Ekusofonī – bogo no soto he deru tabi, Tokyo, Iwanami shoten, 2003.
Tawada, Yoko, Katakoto no uwagoto, Tokyo, Seidosha, 1999.
Tawada, Yoko, « Kleist auf Japanisch », Sprachpolizei und Spielpolyglotte, Tübingen, konkursbuch Verlag Claudia Gehrke, 2007, p. 85-90.
Tawada, Yoko, Nur da wo du bist da ist nichts, trad. Peter Pörtner, Tübingen, konkursbuch Verlag Claudia Gehrke, 1987.
Tawada, Yoko, Verwandlungen : Tübinger Poetik-Vorlesung, Tübingen, Konkursbuch Verlag Claudia Gehrke, 1998.
Tawada, Yoko, Suga, Keijirō, Nozaki, Kan, « Kotoba wo tanoshimu akuma. Hōrō, hon.yaku, bungaku », Yuriika sōtokushū Tawada Yōko, Tokyo, Seidosha, 2004, vol. 36, n° 14, p. 121-151.
Weissmann, Dirk, « Tore und Türme Babylons, oder: Tawada liest Französisch. Yoko Tawada und das (post)mallarméische Sprach- und Übersetzungsdenken » in Banoun, Bernard, Ivanovic, Christine (éds), Eine Welt der Zeichen : Yoko Tawadas Frankreich als dritter Raum, München, Iudicium, 2015, p. 87-102.
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Notes
C’est le sous-titre d’un essai en japonais de Tawada intitulé Exophonie – Voyage hors de la langue maternelle. Yoko Tawada, Ekusofonī – bogo no soto he deru tabi, Tokyo, Iwanami shoten, 2003.
« Goll is that rare thing, a truly equilingual poet », in Forster, Leonard, The Poet’s Tongues: Multilingualism in Literature, London, Cambridge University Press, 1970, p. 81 (notre traduction).
Voir Miho Matsunaga, « Schreiben als Übersetzung. Die Dimension der Übersetzung in den Werken von Yoko Tawada », Zeitschrift für Germanistik, Bern, Peter Lang, 2002, vol. 12, n° 3, p. 532–546.
Yoko Tawada, « Kleist auf Japanisch », in Sprachpolizei und Spielpolyglotte, Tübingen, konkursbuch Verlag Claudia Gehrke, 2007, p. 85-90.
Yoko Tawada, « Das Tor des Übersetzers oder Celan liest Japanisch », in Talisman, Tübingen, konkursbuch Verlag Claudia Gehrke, 2008, p. 125-138.
« Bei Tawada wird die Kategorie ʺÜbersetzerʺ so erweitert, dass man die Tätigkeit nicht mehr von der der Autorin unterscheiden kann. » Miho Matsunaga, « Schreiben als Übersetzung », op. cit., p. 539 (notre traduction).
« Transformation of a language through the process of translation offers the framework for Yoko Tawada’s writings. In her works, seemingly two different operations, translation and creation, merge into a continuous effort of a writer.” Keijirô Suga, « Translation, Exophony, Omniphony » in Douglas Slaymaker, Yōko Tawada: Voices from everywhere, Lanham, Lexington Books, 2007, p. 21 (notre traduction).
「わたしは通訳という仕事はもちろんのこと、翻訳作業が嫌いで、よほどの理由がないとやる気になれない。」Yoko Tawada, Katakoto no uwagoto, Tokyo, Seidosha, 1999, p. 22-23.
Une explication s’impose sur la différence entre les éditions allemandes et japonaises des œuvres de Tawada. Le catalogue des publications de la maison d’édition allemande de Tawada (konkursbuch Verlag Claudia Gehrke, Tübingen) est dans l’ensemble richement illustré et il est évident qu’il s’agit d’un éditeur qui attache une grande importance à la qualité visuelle des ouvrages qu’il publie (une importante partie du catalogue consultable en ligne se compose d’ailleurs de recueils de photographie et de livres d’art). Au contraire, les éditions japonaises (qu’il s’agisse des livres parus chez Kōdansha, Seidosha ou Shinchōsha) sont, à l’exception peut-être de certaines couvertures, d’une grande sobriété (tout particulièrement les éditions de poche, d’ailleurs inexistantes chez Claudia Gehrke). En outre, il semblerait que, dixit Tawada, les maisons d’édition japonaises en question fassent très peu intervenir l’auteur dans les choix menant à la conception du produit fini. Celles-là nous intéressent donc beaucoup moins pour la présente analyse, ce qui explique que nous nous concentrons sur des ouvrages publiés en Allemagne pour répondre à ces questions de « poétique éditoriale ».
Yoko Tawada, Das Bad, trad. Peter Pörtner, Tübingen, konkursbuch Verlag Claudia Gehrke, 2010 [1989].
« 1383 *** (1989)
Das Bad. Ein Kurzroman. Ü: Peter Pörtner. Tübingen: konkursbuch-Verlag Claudia Gehrke, [1989], 1993, 1994.
In der ersten Ausgabe findet sich kein Hinweis darauf, dass es sich um einen aus dem Japanischen übersetzten Text handelt ; auf dem Innentitel verso der 3. Auflage 1993 heißt es aber : ʺAus dem Japanischen von Peter Pörtnerʺ. » Jürgen Stalph, Christoph Petermann et Matthias Wittig, Moderne japanische Literatur in deutscher Übersetzung: eine Bibliographie der Jahre 1868-2008, München, Iudicium, 2009, p. 253 (notre traduction).
Il n’est d’ailleurs peut-être pas innocent que la première mention de la traduction (en 1993) n’apparaisse qu’après les premières publications des textes de Tawada écrits directement en allemand…
La pratique de l’écriture horizontale (de gauche à droite) s’est nettement développée au Japon avec l’informatisation de la société, et il existe de fait des textes japonais originaux écrits horizontalement (en particulier sur Internet ou dans le cas de textes pratiques par exemple). Toutefois, l’écrasante majorité des publications, notamment romanesques, suit le sens traditionnel (vertical, de la droite vers la gauche). L’écriture horizontale est en revanche systématiquement employée dans les éditions bilingues de textes occidentaux, précisément afin que les deux versions puissent aller dans le même sens ; ce qui contraste d’autant plus avec notre roman.
Yoko Tawada, Nur da wo du bist da ist nichts, trad. Peter Pörtner, Tübingen, konkursbuch Verlag Claudia Gehrke, 1987.
Raymond Queneau, Cent mille milliards de poèmes, Paris, Gallimard, 1961.
Rappelons qu’il s’agit pourtant d’une édition allemande.
Yoko Tawada, Nur da wo du bist da ist nichts, op. cit., p. 124/5 (notre traduction).
La forme de ce texte et la manière de lire qu’il nécessite pourraient aussi être interprétées comme un clin d’œil, une référence plus ou moins consciente de l’auteure à une pratique de lecture spécifiquement japonaise appelée yomikudashi (読み下し). Il s’agit de la méthode employée au Japon pour lire et réciter les textes chinois classiques (漢文kanbun), composés exclusivement d’idéophonogrammes et dont la syntaxe diffère radicalement de celle du japonais. Cette méthode, consistant à déchiffrer et transposer directement le texte chinois en japonais à l’aide de signes diacritiques et de conventions grammaticales, implique notamment de lire la plupart des caractères dans le désordre. Ce faisant le texte chinois devient un texte japonais tout en gardant le même « visage » : derrière le « masque » des signes chinois se révèle un texte japonais, deux langues différentes coexistent dans le même texte. En ce sens, je me demande si cette pratique n’aurait pas une parenté avec les règles de lecture que Yoko Tawada instaure et applique dans cette notice, et la conception qu’elle a du texte fait de deux langues – et non d’un même texte dans deux langues. Même si cette comparaison n’était qu’une analogie bien utile, elle me semblerait toutefois assez évocatrice pour aider à la compréhension de cet étrange recueil et de son entrée en matière, programmatiques en bien des sens de la poétique et de la traductologie tawadiennes. Voir, pour plus de détails, l’article dans ce volume de Marguerite-Marie Parvulesco [note des éditrices]
Celui-ci restera d’ailleurs son traducteur pour certains textes alors même qu’elle a déjà commencé à écrire et publier directement en allemand.
« Am Anfang brachte ich mein Gedicht immer sofort zu ihm, sobald ich es geschrieben hatte. Ich wollte unbedingt auf der Stelle sehen, wie es auf Deutsch aussehen würde. […] Damals empfand ich riesige Freude, mein eigenes Gedicht in deutscher Übersetzung zu erleben. Denn ich schrieb damals Gedichte auf Japanisch, ohne zu wissen, was ich eigentlich damit ausdrücken wollte, ich wusste ja nur, dass der Text und Stil so sein musste, wie ich es schrieb. […] Nachdem das Gedicht ins Deutsche übersetzt war, glaubte ich plötzlich verstanden zu haben, worauf ich mit dem Gedicht gezielt hatte. Die Wiederholung dieses Prozesses bei einem neuen Gedicht brachte mir stets frische Überraschung. » (Entretien en japonais paru dans Subaru, mars 1997, p. 86, cité et traduit en allemand par Matsunaga, in Matsunaga, Miho, « Schreiben als Übersetzung », op. cit., p. 533 (notre traduction).
Christine Ivanovic, « Exophonie und Kulturanalyse. Tawadas Transformationen Benjamins » in Ivanovic, Christine (éd.), Yoko Tawada: Poetik der Transformation ; Beiträge zum Gesamtwerk, Tübingen, Stauffenburg, 2010, p. 171-206.
Dirk Weissmann, « Tore und Türme Babylons, oder: Tawada liest Französisch. Yoko Tawada und das (post)mallarméische Sprach- und Übersetzungsdenken » in Banoun, Bernard, Ivanovic, et Christine (éds), Eine Welt der Zeichen: Yoko Tawadas Frankreich als dritter Raum, München, Iudicium, 2015, p. 87-102.
Walter Benjamin, « La tâche du traducteur », Expérience et pauvreté ; suivi de Le conteur ; et La tâche du traducteur, trad. Cédric Cohen Skalli, Paris, Payot & Rivages, 2011, p. 129.
Walter Benjamin, « La tâche du traducteur », op. cit., p. 130 et 134.
Yoko Tawada, « Corps de l’écriture, corps écrit », Narrateurs sans âmes, trad. Bernard Banoun, Lagrasse, Verdier, 2001, p. 33.
Walter Benjamin, « La tâche du traducteur », op. cit., p. 129.
Walter Benjamin, « La tâche du traducteur », op. cit., p. 133.
« wenn man in Japanisch schreibt und trotzdem versucht, einen Text zu bauen, der nicht nur aus der Japanischen Sprache kommt, oder wenn man versucht, sich zu emanzipieren von der eigenen Muttersprache und Bilder zu schaffen versucht, die nicht Sklaven der Muttersprache sind, dann kommen solche Elemente in den Text hinein, die erst in den Übersetzungen sichtbarer werden. Schreiben ist ja Arbeit mit der Muttersprache, aber manchmal auch gegen die Muttersprache. Man muss ja auch richtig mit der Muttersprache kämpfen, weil sie uns ja auch zwingt in einem einzigen System drin zu bleiben und das wollen wir ja nicht. », in Kloepfer, Albrecht, « Also, es gibt kein Original » : japanische Germanisten im Gespräch mit der Schriftstellerin Yôko Tawada, OAG Notizen, Tokyo, Deutsche Gesellschaft für Natur- und Volkerkunde Ostasiens, 1998, vol. 11, p. 16 (notre traduction).
「これは、初めて並行して書いたんです。普通、並行して書くことはありえないでしょ。そうすると絶え間ない翻訳になるんです。[…]元のテキストというものがないので、変化にきりがないんです。翻訳というのは普通そうではないでしょう?[…]でも本当は原テキストだって動いているのかもしれませんよ。こう訳されことで、一歩左によろめいたり、とか、ある言語に訳されたことによって変わったりとか。」Yoko Tawada, Keijirō Suga et Kan Nozaki, « Kotoba wo tanoshimu akuma. Hōrō, hon.yaku, bungaku », Yuriika sōtokushū Tawada Yōko, Tokyo, Seidosha, 2004, vol. 36, n° 14, p. 123 (notre traduction).
Yumiko Saito, « Zur Genese der japanischen Textphasen von Das nackte Auge », in Ivanovic, Christine (éd.), Yoko Tawada : Poetik der Transformation ; Beiträge zum Gesamtwerk, Tübingen, Stauffenburg, 2010, p. 285-296 (notre traduction).
« Normalerweise bezeichnen wir den entstandenen, geschriebenen Text als Original, aber es gibt ja noch Vorher, bevor dieser Text endgültig auf dem Papier steht. Und wenn man schon in dem Moment, wo man schreibt, richtig ausformuliert, ist das wie eine Übersetzung der Idee. Die eigene Idee übersetzt man in die richtige Sprache. Insofern ist das ja kein Original, was auf dem Papier steht. Und die Idee ist bei mir die Übersetzung von den Bildern, die davor sind, und deshalb auch kein Original. […] Also gibt es kein Original ! » in Kloepfer, Albrecht, « Also, es gibt kein Original », op. cit., p. 14.
Yoko Tawada, « Corps de l’écriture, corps écrit », op. cit., p. 31.
Lithographie de 1948 représentant deux mains se dessinant mutuellement.
« [Ich vermute, dass] ein literarischer Text später seinen Originaltext finden kann, aus dem er übersetzt worden sein könnte. Meistens existieren mehrere Originaltexte, die gefunden und erfunden werden können. », in Verwandlungen: Tübinger Poetik-Vorlesung, Tübingen, konkursbuch Verlag Claudia Gehrke, 1998, p. 39 (notre traduction).
« Wenn man sich die Zeit als Linie vorstellt, dann findet man keinen Punkt, wo die Übersetzung beginnt, oder überhaupt: wo das Schreiben beginnt. Wir wissen es gar nicht.
Und deshalb habe ich versucht, mir Zeit als einen Raum vorzustellen, einen Zwischenraum, einen Raum, der eigentlich gar nicht existiert, zwischen zwei Räumen, und in dem Moment ist es denkbar, sich diesen Zeitpunkt vorzustellen. », in Kloepfer, Albrecht, « Also, es gibt kein Original », op. cit., p. 12 (notre traduction).
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