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2017
Des copies originales (N° 22 | 2017)
La traduction au cœur du processus de création contemporain

Jacques Brault et la nontraduction, un Unland original

Myriam Suchet

Résumés

Cet article propose de cheminer dans l’œuvre de Jacques Brault pour observer trois modalités différentes du réglage entre textes à traduire et versions traduites. Le recueil des Poèmes des quatre côtés déjoue la représentation de la traduction comme transfert interlinguistique pour la reconfigurer comme une double opération de désorientation et d’appropriation. La question du rapport à autrui, sous-jacente et non résolue, mène l’expérimentation dans une impasse. Quelques années plus tard, le recueil Transfiguration rejoue différemment le dispositif traductionnel et pose frontalement l’enjeu d’un « je » qui est aussi un « tu ». Cet agencement permet-il de proposer une lecture de l’énigmatique Agonie, qui se déroule comme une exégèse narrative à partir d’un poème traduit ? Ce dernier texte nous ramènera au point de départ : le Québec, mais pour mieux le déplacer : en poésie. Car dans le régime poétique de Brault, la traduction opère avant tout comme une redistribution des possibles, un frayage d’espaces interstitiels.

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Texte intégral

Suis-je un écrivain québécois ? Ce n’est pas moi qui pose la question. Ce n’est pas moi qui ai choisi mon nom. La réponse, ma réponse, je la dirai peut-être le jour où la question sera vraiment mienne. Ce jour viendra. Il est venu. 

Jacques Brault, « Sur le bout de la langue » (1976), La Poussière du chemin, Montréal, Boréal, 1989, p. 45.

  • 1 Friedrich Schleiermacher, Des différentes méthodes du traduire, trad. A. Berman et C. Berner, « Poi (...)
  • 2 Naoki Sakai, Translation and Subjectivity, University of Minnesota Press, Minneapolis, 1997, p. 15.
  • 3 G. Gopinathan, « Transcreation, Translation and Culture : The Evolving Theories of Translation in H (...)
  • 4 Augusto Roa Bastos, « Note de l’auteur », Fils d'Homme, trad. de l’espagnol (Paraguay) par Iris Gim (...)
  • 5 Voir, par exemple : Nicole Brossard, Le Désert mauve, Montréal, L’Hexagone, 1987 et Monique LaRue, (...)
  • 6 Roman Jakobson, « On Linguistic Aspects of Translation », in Pomorska, Krystyna, Rudy, Stephen (eds(...)

1L’idée selon laquelle la traduction ne pourrait opérer que selon deux directions inverses entre deux pôles aussi distincts que stables (l’original/la version traduite, la langue source/la langue cible, le texte de départ/le destinataire, etc.), n’est pas du tout l’unique représentation de l’acte de traduire1. Naoki Sakai, analysant les formes de subjectivation induites au Japon par le contact avec l’Occident, critique cette figuration qui écrase les hétérogénéités constitutives de chacune des entités (textes, langues, identités) aussi bien que du processus lui-même2. En Inde, la traduction peut être conçue et pratiquée comme une forme de transcréation fondée sur l’idée de réincarnation du texte de départ : la version traduite est alors considérée comme un avatar3. L’écrivain paraguayen Augusto Roa Bastos, préfaçant la retraduction française de son roman Hijo de hombre par Iris Gimenez (Fils d’homme, après une première traduction sous le tire Le Feu et la lèpre par Jean-François Reille), déclare que cette version est « l’unique original originaire autorisé par l’auteur4 ». Les exemples pourraient être multipliés jusqu’à prouver qu’il ne s’agit pas d’exceptions monstrueuses à la règle, mais bien d’une alternative à la représentation essentialisante et naturalisante de la traduction. L’objectif de ce détour non exhaustif, cependant, est beaucoup plus simplement d’établir que le Québec n’est pas un cas particulier isolé – il n’en demeure pas moins un terrain passionnant. Nombreuses sont les œuvres québécoises qui jouent de la traduction ou de sa mise en scène, parfois au sein même de « la langue » française, laquelle se trouve étrangement défamiliarisée5. C’est ici l’œuvre de Jacques Brault qui nous intéressera. Nous irons « chemin faisant », suivant une expression chère au poète, l’accompagnant de texte en texte pour observer trois modalités différentes du réglage entre textes à traduire et versions traduites. Chacun de ces rapports permet la formulation d’un nœud de problème. Le recueil des Poèmes des quatre côtés déjoue la représentation de la traduction comme transfert interlinguistique6 pour la reconfigurer comme une double opération de désorientation et d’appropriation. La question du rapport à autrui, sous-jacente et non résolue, mène l’expérimentation dans une impasse. Quelques années plus tard, le recueil Transfiguration rejoue différemment le dispositif traductionnel et pose frontalement l’enjeu d’un « je » qui est aussi un « tu ». Cet agencement permet-il de proposer une lecture de l’énigmatique Agonie, qui se déroule comme une exégèse narrative à partir d’un poème traduit ? Ce dernier texte nous ramènera au point de départ : le Québec, mais pour mieux le déplacer : en poésie.

Poèmes des quatre côtés : l’impasse de la nontraduction

  • 7 Jacques Brault, Poèmes des quatre côtés, Québec, Éditions du Noroît, 1975, p. 84.
  • 8 Ibid., p. 95.

2Paru en 1975 aux éditions du Noroît, le recueil Poèmes des quatre côtés se compose de quatre sections poétiques nommées d’après les quatre points cardinaux (Nord, Est, Ouest, Sud), qui alternent avec quatre développements théoriques en prose, intitulés « Nontraduire » et numérotés de 1 à 4. L’ouvrage comprend en outre cinq encres originales de l’auteur et une contre-note finale, qui peut se lire comme l’envers ou le négatif d’une préface de traducteur. La contrenote donne, comme à contrecœur, les références des poèmes « nontraduits » dans le recueil, empruntés à John Haines, Margaret Atwood, Gwendolyn MacEwen et E. E. Cummings. Le « nontraducteur » revendique les nombreuses « libertés » et les « licences » qu’il s’est autorisées. L’irrévérence est à son comble lorsqu’il affirme avoir traduit « trois poèmes [qui] n’existent pas en langue originale7 ». La « nontraduction » se refuse à toute totalisation : « La nontraduction, de grâce, qu’on ne la regarde pas comme une théorie ou un système. Elle n’est qu’une pratique ouverte à son auto-critique8 ». Mais si la nontraduction n’est pas un système, elle permet bien de développer une contre-théorie du rapport entre copie et original, version traduite et modèle :

  • 9 Ibid., p. 33. Je souligne.

Le problème de l’original me tient sur la brèche. Non, je n’accepte pas de reproduire en traduisant. Pas plus que Rembrandt et Goya n’ont reproduit sur la plaque de cuivre une étude ou une esquisse. Encore le fameux « modèle » platonicien, encore la chère « cause » exemplaire d’Aristote ! On n’en finira jamais avec ces préjugés. Toute traduction transforme l’original, elle y renvoie sans cesse. D’où la « honte » de traduire… la peur maladive de trahir9

  • 10 Certains dénoncent ces procédés avec véhémence, voir par exemple le compte rendu de Philippe Haeck (...)
  • 11 Sherry Simon, Le Trafic des langues : traduction et culture dans la littérature québécoise, Boréal, (...)

3En entrant dans le régime poétique de Brault, la traduction cesse donc de fonctionner selon le paradigme de l’imitation, qui la voue au discrédit. Les critiques qui se sont penchés sur ce recueil des Poèmes des quatre côtés remarquent l’effacement des noms propres des poètes traduits, ainsi que la suppression des titres des poèmes10. Sherry Simon interprète le geste d’enlever les titres et les noms d’auteur(e)s comme une décapitation symbolique11. On peut aussi remarquer que le recueil de Brault ne met pas en regard texte de départ et texte d’arrivée, alors que les éditions de traductions poétiques sont volontiers bilingues. La traduction ne se présente donc plus comme une opération de translation ou de décalque par laquelle la page de droite reproduirait la page de gauche (ou inversement selon l’ordre de lecture). Observons la page 55, par exemple, qui fait face à une page 54 laissée blanche :

  • 12 Margaret Atwood, « Axiom », The Animals in that Country, Boston, Little Brown, 1968. Pour une compa (...)

4Voici le texte de départ, qui est un poème de Margaret Atwood intitulé « Axiome12 » :

  • 13 L’ensemble de l’œuvre de Brault associe volontiers poèmes et dessins (estampes, lavis, eaux-fortes, (...)

5Dès le premier coup d’œil, on voit que l’opération effectuée par Brault implique de redisposer le texte dans l’espace. L’importance de la mise en page est renforcée par la présence d’eaux-fortes réalisées par l’auteur, qui scandent le texte et rendent le livre éminemment visuel13. L’insertion spectaculaire des blancs qui décalent les vers d’Atwood a valeur d’indice : elle montre que la nontraduction n’efface pas les traces mais les déplace. Si la nontraduction désoriente les repères et les points cardinaux, elle restitue cependant ailleurs les références décalées. Ainsi, la page 53 donne le titre de la section : « Ouest », accompagnée d’une citation en anglais, balisée par les italiques et signée : « the arid blizzard / in the water the white suffocation / Margaret Atwood ». De même, la première section « Nord » cite en anglais et en italiques et nomme John Haines : « the petrified rumble / of a world going blind » (p. 17), « Est » cite et nomme Gwendolyn MacEwen : « the sinuous absence / of a snake in the grass » (p. 35) et « Sud », E.E. Cummings : « the very song of (as mountains / feel and lovers) singing is silence » (p. 71). Loin de vouloir destituer les auteurs des textes de départ, la nontraduction aurait ainsi pour idéal paradoxal la reprise à l’identique des originaux. L’entreprise est bien évidemment vouée à l’échec, comme l’admet la toute fin de la contre-note :

  • 14 Jacques Brault, Poèmes des quatre côtés, op.cit., p. 95.

Citer, particulièrement ici, constitue à mes yeux le comble de la nontraduction. Après tout, ce livre n’est fait que de citations, vraies et fausses, avouées ou non, et, comme dirait Wou Tsien Ki : « Si quelqu’un t’enlève les mots de la bouche, ne crie pas au voleur, le langage n’appartient à personne – au contraire du silence »14.

6Tirons de ce petit apologue une hypothèse davantage qu’une leçon : la nontraduction mène à une impasse faute d’avoir su poser avec justesse une autre question, qui est celle du rapport entre soi et l’autre, ici perdu dans la fusion :

  • 15 Ibid., p. 70.

À la fin, si la nontraduction parvenait à réaliser (non pas à résoudre) la contradiction d’être, le même et l’autre ne formeraient qu’un seul. Je ne serait plus un autre. Ni appropriation, ni désappropriation, le tiers exclu des deux textes émergerait de son exclusion et par la force des choses signifiantes exclurait même les termes de son inter-langue15

7La nontraduction essayait donc de faire coïncider le sujet avec lui-même mais pour que « je » cesse d’être un autre, l’autre cessait d’être un « je ». L’ « entretraduction » va procéder différemment, en établissant un dialogue entre deux « je » dont les poèmes vont produire « un autre ».

Transfiguration : s’entretraduire comme on s’invente un nom

  • 16 Tadashi Ogawa, « A Short Study of Japanese Renga. The Trans-Subjective Creation of Poetic Atmospher (...)
  • 17 Voir aussi Octavio Paz, Jacques Roubaud, Edoardo Sanguinetti et Charles Tomlinson, Renga : poème, P (...)

8Le recueil Transfiguration paru en 1998 est coédité par les éditions du Noroît et BuschekBoobs et cosigné par Jacques Brault et E. D. Blodgett. Blodgett est lui-même poète, traducteur et critique littéraire canadien anglophone. Deux textes introductifs, une « Prefatory Note » en anglais signée par E.D. Blodgett et un « Liminaire » en français par Jacques Brault expliquent la composition de ce recueil de « poèmes dialogants ou poèmes à deux voix ». Transfiguration a été conçu en référence au renga japonais (連歌), un genre de la poésie collaborative basée sur la participation alternée de plusieurs poètes se succédant dans l’écriture d’une série d’au moins deux strophes16. Les règles de combinaison thématiques et syntaxiques ainsi que le lexique autorisé ont été fixés pendant l’époque de Kamakura (1185–1333) et de Muromachi (1333-1336) avant de se simplifier sous l’ère d’Edo (1600-1868) – on s’autorise par exemple à intégrer des mots d’origine chinoise jusqu’alors bannis de la poésie japonaise... L’enchaînement des séquences doit respecter, notamment, les contraintes suivantes : la première strophe d’un renga, appelée le hokku (発句), doit nécessairement contenir un mot de saison ; les saisons ne doivent pas tourner en sens inverse ; un même mot ne peut être utilisé deux fois ; si on évoque le printemps ou l’automne, il doit persister entre 3 et 5 versets ; si on évoque l’été ou l’hiver, il doit persister entre 1 et 3 versets ; autour du 5e verset, on doit faire référence à la lune, etc. Le recueil co-écrit par Brault et Blodgett est donc bien écrit « en référence » au renga et non « sur le modèle » du renga, puisque les poètes revendiquent de ne pas en respecter les règles : « Nous ne savions où nous allions et n’avions à suivre aucune règle préétablie. Chacun a écrit dans sa langue et selon sa dictée propre, mais en répondant à l’autre par l’écriture oblique du poème. Puis nous nous sommes entretraduits librement17 ». Sans prétendre correspondre à aucun modèle, Transfiguration élabore un dispositif.

9Le dispositif de Transfiguration est d’abord visuel : c’est un rythme de mise en page. L’importance des blancs, déjà soulignée dans le recueil des Poèmes des quatre côtés, prend davantage d’ampleur et devient visible à l’échelle de la page. Transfiguration renoue avec le principe de l’édition bilingue, mais selon un axe de symétrie inhabituel qui produit une impression de déséquilibre. En effet, les poèmes qui sont placés en regard par rapport à la pliure centrale de l’ouvrage – c’est-à-dire les poèmes qui se font face sur les pages de droite et de gauche – n’entretiennent pas une relation de traduction mais de dialogue : au lieu d’être redondants, ils se répondent. La traduction, quant à elle, se trouve dans la moitié inférieure de chaque page. Plusieurs ordres de lecture sont alors possibles : sans traduction en continu dans la moitié haute ou bien en zigzag… Voici par exemple une transcription des pages 40 et 41, qui contiennent les uniques pronoms personnels et marques de possessif du recueil :

are we agreed on this my friend

the moon’s a word I give to you

and unaccompanied by stars

it rises in your ear

music a capella falling through

a darkness light as snow

faisant amitié avec des mots

où le son est le sens

la mésange à capuchon noir

pousse du bec son bref

fi-bi

deux gouttes de gaité

au front de l’hiver

sommes-nous mon ami d’accord sur ceci

la lune est un mot que je te donne

et sans accompagnement d’étoiles

il s’élève à ton oreille

musique à capella qui tombe à travers

une obscurité légère comme neige

sealing friendship with words

that mean what you hear

the chickadee with its black cap

eases from its beak its soft

phee-bee

two drops of gaiety

on winter’s temples

10L’espace des deux pages donne à lire une forme de partition faite de vides et de pleins. On comprend que Blodgett définisse le renga comme un « pas de deux » (en français dans le texte). Il explique :

  • 18 Jacques. Brault et Edward Dickinson Blodgett, Transfiguration, Saint-Hippolyte, Éditions du Noroît (...)

each dancer must surrender to the other to create the figure that the dance, not the dancers, requires. And so we have chosen to call this renga “transfiguration” to suggest how each dancer, while remaining himself, is drawn into the figure that possesses both dancers that become one dancer, whom they did not imagine. Only the poem that they participate in is capable of imagining it. This is the dance that our imagination became; unknown to ourselves as me and you, but something other and more complete18

  • 19 Ibid., p. 9.

11Jaques Brault fait écho : « Si la poésie est aussi la voix de l’autre en soi-même, alors ce petit livre constitue peut-être, et à maints égards, une transfiguration19 ». La figure ainsi créée n’a pas de nom, elle est anonyme comme l’était déjà celle présentée dans la préface d’un recueil antérieur, cosigné par Jacques Brault et un autre poète, Robert Melançon :

  • 20 Jacques Brault et Robert Mélançon, Au petit matin, Montréal, L’Hexagone, 1993.

Nous avons écrit ce renga en échangeant pendant plus d’une année un cahier dans lequel chacun inscrivait une strophe qui répondait à la précédente et créait une attente de la suivante. Très tôt une troisième voix, qui n’était ni de l’un ni de l’autre, s’est fait entendre : le poème nous échappait. Je n’est ici ni Jacques Brault ni Robert Melançon ; nous signons pour couvrir son anonymat20

  • 21 Un autre indice de la transfiguration poétique du nom propre se trouve dans la dédicace : « Philipp (...)
  • 22 Jacques Brault, « Le double de la signature » (1974), La Poussière du chemin, Montréal, Boréal, 198 (...)

12Cette fois, le réglage de la distance entre « je » et « autre » (le recueil a été réalisé, Blodgett le souligne, alors que les deux poètes étaient « separated by vast distances in space ») passe par la médiation d’une figure imaginaire. Les noms propres ne sont pas effacés comme dans les Poèmes des quatre côtés, mais la distorsion est plus radicale encore : ils ne tiennent plus lieu des mêmes personnes. La figure poétique émane du poème commun, comme la mésange prend le relais du « nous » poétique et amical dans le poème cité plus haut. Sa signature n’est pas apposée comme un nom propre extérieur au poème mais chiffrée dans le texte lui-même21. On trouve cette idée d’une signature comme un hiéroglyphe inscrit dans le corps du poème dans un essai intitulé « Le double de la signature », où Brault s’attaque à « l’idéologie de la signature » selon laquelle « signer un texte, c’est poser un acte22 ». Il explique :

  • 23 Ibid., p. 80.

Je ne veux pas faire ici une apologie de l’irresponsabilité, bien au contraire. Pour rendre le texte non récupérable, il ne faut pas offrir le prétexte d’une signature qui soit en quelque sorte un hors-texte, mais une signature qui soit incluse dans le texte. En somme, quand on réfléchit sur le double de la signature, on s’aperçoit qu’on a affaire à l’une des relations du poétique et du politique23

13La question du rapport à autrui trouve ainsi un dispositif plus adéquat dans l’entretraduction que dans la nontraduction. La question, instantanément, se déplace de nouveau et se fait politique. Le poème, en empruntant le dispositif de la traduction, trouve-t-il le chemin qui le ramène au monde ?

Agonie : le non-poème et le non-pays

  • 24 Jacques Brault, « L’envers du mépris » (1970), La Poussière du chemin, op. cit., p. 82. C’est pour (...)

14Pour Jacques Brault, « le poème doit être d’essence politique, mais non d’allégeance politique24 ». Le poète exprime une grande méfiance à l’égard de la « littérature nationale » :

  • 25 Jacques Brault, « Mûrir et mourir » (1982), La Poussière du chemin, op.cit., p. 48-49 et p. 51.

Toute préoccupation de littérature nationale est piégée. Elle part d’un principe qui privilégie les effets de miroitement du langage et ses concrétions socio-politiques. Les historiens peuvent en faire leurs délices. Les critiques, les professeurs, les théoriciens, les spécialistes de tout acabit trouvent leur justification – et parfois leur promotion – dans des débats où l’intelligence se contorsionne pour démontrer l’indémontrable. La littérature ne se contente pas de refléter ou de traduire ; elle explore, elle prospecte, elle s’égare. […] Autrement dit, le concept même de littérature nationale est anti-littéraire25

15Pourtant, Brault écrit bien à partir de la situation qui est la sienne au Québec. C’est d’ailleurs en évoquant la domination de l’anglais sur le français québécois qu’il justifie sa stratégie de nontraduction dans le recueil des Poèmes des quatre côtés (« les clefs de la traduction appartiennent aux puissants »). Quelques années plus tard, Brault revient sur cette expérience dans un essai intitulé « Sur la traduction de la poésie » (1977) :

  • 26 Jacques Brault, « Sur la traduction de la poésie » (1977), La Poussière du chemin, op.cit., p. 212.

Je me suis plus ou moins expliqué là-dessus dans les Poèmes des quatre côtés, petit livre qui m’a ouvert, sans que je le prévoie, des perspectives étonnantes. Depuis que je navigue dans toutes sortes d’eaux étrangères, chargées d’alluvions (et d’allusions) historiques, culturelles, sociales, symboliques, de toutes provenances et de toutes destinations, je me sens plus profondément chez moi et je me sens guéri du mal de terre. Car c’est autant ma condition de Québécois que ma passion pour la poésie qui m’a obligé à me rapatrier par le détour du dépaysement. Mal dans ma langue comme on est mal dans sa peau, j’ai fini par admettre en pratique que le rapport vital de soi à soi passe par la médiation d’autrui. Tel est le nœud du non traduire26

  • 27 Sur le travail de distinction que fait Brault entre éloquence, prose et poésie, voir Jacques Brault (...)

16La possibilité de se « rapatrier par le détour du dépaysement » suppose un point de bascule vers une autre géographie que celle des planisphères. Peut-on penser que c’est précisément sur ce « nœud » qu’opère le dispositif du nontraduire, qui est aussi celui du poème ? Le blanc qui habite la parole poétique lui permettrait de fonctionner d’une autre manière que les discours quotidiens, journalistiques, poétiques, etc. Autrement dit, cette figure de l’absence lui permettrait d’être aux prises et en prise avec le monde, mais différemment. L’enjeu du poème serait donc celui d’un mode spécifique d’embrayage qui le distingue de la prose ou de l’éloquence27. Il faut appuyer sur un exemple cette hypothèse formulée de manière abstraite.

  • 28 Robert Dion, « Retour de l’explication littéraire : Agonie », Le moment critique de la fiction. Les (...)

17Agonie permet de voir fonctionner le dispositif commun à la traduction et au poème comme mode spécifique d’embrayage. Ce texte, narratif ou plus exactement pseudo-exégétique28, serait hors sujet s’il ne s’ouvrait pas sur un poème d’Ungaretti (traduit par Jean Lescure dont le nom est donné entre parenthèses en bas du texte en italiques) :

  • 29 Robert Dion, « Poésie et récit dans Agonie de Jacques Brault : l’intertexte mironien », in Dion, Ro (...)
  • 30 Dans les « Notes sur le non-poème et le poème » (1965), Gaston Miron conclut : « Le poème ne peut s (...)

18L’intrigue d’Agonie est ténue : l’histoire raconte la tentative du narrateur pour se remémorer l’explication de ce poème d’Ungaretti donnée des années auparavant par son professeur de philosophie scolastique. Le jeune homme s’efforce surtout de retrouver la dernière phrase qu’il n’a pas entendue parce qu’il s’était endormi. Comme le résume Robert Dion : « dans la béance de cet oubli tient la totalité du récit29 ». Cette béance est en réalité au moins triple : à l’oubli de la dernière phrase de l’explication s’ajoute l’absence du texte de départ (elle-même redoublée par la page blanche qui sépare le poème du récit) et la triple négation qui martèle la phrase enfin retrouvée à l’autre extrémité du texte : « Il n’y a pas, il n’y a jamais eu, il n’y aura jamais de pays ». La phrase oubliée, qui finit par revenir à la toute fin du texte, concerne donc précisément le blanc décliné à partir d’un poème en traduction qui donne au récit son point d’impulsion ainsi que l’ensemble de sa structure. Le rapport du poème au récit, de la traduction au commentaire et l’existence du pays semblent se lier autour d’une figure absente. On peut interpréter la négation comme la trace laissée par le poème dans le texte, qui ne peut être qu’un blanc, une béance, puisque le dispositif du poème est celui du vide. Tout se passe comme si le poète devait (en tant que poète) choisir entre l’absence de pays (puisque le pays ne peut pas exister dans le poème) et l’absence de poème (puisque la littérature nationale sacrifie la littérature). Pour le dire autrement : le poème ne pourrait que se nier en faisant le pays, s’abolir, devenir « non-poème30 ».

  • 31 André Brochu, « La poésie dans la prose, ou le clochard illuminé », Voix et images, vol. XII, n° 2, (...)

19Il y aurait, dès lors, au moins deux lectures possibles d’Agonie. La première lecture consiste à interpréter le texte selon l’ancrage référentiel de la prose, où la négation du pays renvoie à un échec politique réel, celui du référendum de 1980 par exemple. André Brochu affirme ainsi : « L’agonie symbolise ici – virtuellement – la mort du pays, c’est-à-dire l’assimilation du peuple québécois, lequel doit cesser de “vivre de plaintes” et se faire une raison : accepter de disparaître31 ». Le non-pays désignerait donc l’absence de pays réel, de frontières nationales. La seconde lecture suppose non pas de désarrimer le texte de l’ancrage référentiel, mais de faire fonctionner son embrayage dans une logique qui est celle du poème – et non de la prose. La négation du pays peut alors se comprendre comme l’unique modalité d’existence possible, la seule manière poétiquement envisageable de poser la question du pays – qui, redisons-le, ne pourrait pas être pleinement affirmé sans nier le poème.

  • 32 Paul Celan, Die Niemandsrose / La Rose de Personne, édition bilingue avec traduction française de M (...)

20S’il perd le pays, le poème gagne « une contrée », il trouve « une terre » (comme dans la traduction du poème « Axiom ») qui n’est autre qu’une constellation poétique. Le poème « Agonie » d’Ungaretti dialogue en effet dès son titre, encore que de manière souterraine, avec « La vie agonique » de Gaston Miron. Ce texte de Miron porte lui-même deux citations en exergue, l’une de Villon : « En mon pays suis en terre lointaine » et l’autre d’Aragon : « En étrange pays dans mon pays lui-même ». Un intertexte plus lointain semble confirmer que le poète est par définition privé de pays : il s’agit d’un poème de Paul Celan intitulé Und mit dem Buch aus Tarussa, dans lequel le poète invente le néologisme du « non-pays » : « Unland32 » (je souligne) :

  • 33 La traduction de Jean-Pierre Lefebvre comprend une note en fin de volume qui indique : « D’abord pr (...)

21Le vers cyrillique placé en exergue est emprunté à la poétesse russe Marina Tsvétaïeva. Il est plus précisément tiré de son « Poème de la fin », où il prend une forme un peu différente : « поэты - жиды ! » et non « Все поэты жиды33 ». Lors d’un entretien, Jacques Brault cite ce même vers, lui aussi de mémoire, et décide de l’attribuer à… Akhmatova :

  • 34 Jacques Brault, « L’abandon à l’écriture », entretien mené par Claude Lévesque, in Levesque, Claude(...)

J’aime toujours citer un petit mot d’un poète russe (j’ai oublié son nom, disons que c’est Akhmatova : je l’aime tellement que je lui ai prêté cette belle parole) : « En tout poète, il y a un Juif  (sous-entendu, un Juif des camps) »34 !

  • 35 Jacques Brault, Montréal, Boréal Compact, 1993, p.77.

22Cela voudrait-il dire que le non-pays serait une condition de possibilité de tout poème ? Dans ce cas, la nostalgie du pays perdu n’est pas aussi désespérée que le suggère la lecture en prose. Le co-texte immédiat de la phrase suggère d’ailleurs le caractère potentiellement anxiogène d’un territoire refermé sur lui-même : « Nous sommes tous des exilés. Nous ne rentrerons pas au pays. Il n’y a pas, il n’y a jamais eu, il n’y aura jamais de pays. C’était, textuellement, la phrase. Le lieu n’est que d’angoisse, une étroitesse, un resserrement d’être »35. Situé, marqué par des blancs et des espaces vides, le poème ne peut être national parce qu’il n’existe qu’en refusant de se territorialiser.

23Opérée à rebours des modèles de transfert et de transport, la traduction fonctionne dans les poèmes de Brault comme un dispositif d’embrayage par le vide, qui distingue l’énonciation poétique du discours de la prose. La négation du pays dans le poème n’est donc pas synonyme de privation d’existence, ou encore : le non-être est peut-être la seule modalité d’existence poétique possible du pays. Le paradoxe n’est qu’apparent si l’on se réfère, comme le fait Jacques Brault, à la philosophie et à l’esthétique taoïstes. Dans les « Prolégomènes », Brault décrit des aquarelles pour expliquer un dialogue fictif trouvé chez un philosophe japonais du XIIIe siècle, Dôgen :

Le moine – Que pensez-vous, assis sur le sol rocailleux ?

Le maître – Je pense l’impensable.

Le moine – Comment peut-on penser l’impensable ?

Le maître – Il suffit de non-penser.

  • 36 Jacques Brault, « Prolégomènes à une critique de la raison poétique », art. cit., p. 19.

Dôgen me rappelle les peintres chinois taoïstes. Dans leurs aquarelles, l’espace entièrement vide devient un facteur positif et une fin en lui-même. Avec cette réserve décisive qu’un rameau de bambou ou une branche de prunier, venus de l’extérieur, entrent tout à coup dans la toile, non pour troubler le vide régnant, mais pour montrer ce qu’on ne voit pas ; ce rien est le rien de quelque chose. Il en va ainsi, mais à l’inverse, pour le poème : sa plénitude provient d’un manque. C’est parce qu’on ne le comprend pas qu’on l’entend36.

  • 37 Outre le vers de Tsvétaïeva/Akhmatova, on entend ici l’écho du livre de Dany Laferrière, Je suis un (...)
  • 38 Jacques Brault, Dans la nuit du poème, Saint-Lambert, Éditions du Noroît, 2011, p. 8 : « Comme tout (...)

24Cette section intitulée « l’absurde » donne envie de nonconclure par un syllogisme du même ton, qui dirait ceci : Jacques Brault est un écrivain québécois. Or tous les écrivains québécois sont des poètes japonais, donc Jacques Brault est un poète québécois du Japon37. La preuve : Mrs Dalloway est un haïku – c’est Jacques Brault lui-même qui l’affirme Dans la Nuit du poème38

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Notes

1 Friedrich Schleiermacher, Des différentes méthodes du traduire, trad. A. Berman et C. Berner, « Points Essais », Seuil, Paris, 1999, p. 48-49.

2 Naoki Sakai, Translation and Subjectivity, University of Minnesota Press, Minneapolis, 1997, p. 15.

3 G. Gopinathan, « Transcreation, Translation and Culture : The Evolving Theories of Translation in Hindi and Other Modern Languages », in Hermans, Theo, Radice, William (eds.), Translations and Translation Theories East and West, 2002, www.soas.ac.uk/literatures/satranslations/Gopin.pdf .

4 Augusto Roa Bastos, « Note de l’auteur », Fils d'Homme, trad. de l’espagnol (Paraguay) par Iris Gimenez, Paris, Belfond, 1982, p. 17.

5 Voir, par exemple : Nicole Brossard, Le Désert mauve, Montréal, L’Hexagone, 1987 et Monique LaRue, Copies conformes, Montréal / Paris, Éditions Lacombe / Denoël, 1989.

6 Roman Jakobson, « On Linguistic Aspects of Translation », in Pomorska, Krystyna, Rudy, Stephen (eds), Language in Literature, Cambridge, Harvard University Press, 1987, p. 428-435.

7 Jacques Brault, Poèmes des quatre côtés, Québec, Éditions du Noroît, 1975, p. 84.

8 Ibid., p. 95.

9 Ibid., p. 33. Je souligne.

10 Certains dénoncent ces procédés avec véhémence, voir par exemple le compte rendu de Philippe Haeck paru dans Le Devoir du 3 mai 1975 et cité dans Frédérique Bernier, Les Essais de Jacques Brault : de seuils en effacements, Québec, Fides, 2004, p. 89.

11 Sherry Simon, Le Trafic des langues : traduction et culture dans la littérature québécoise, Boréal, Montréal, 1994, p. 66-71.

12 Margaret Atwood, « Axiom », The Animals in that Country, Boston, Little Brown, 1968. Pour une comparaison systématique des deux textes, voir Barbara Folkart, Second Finding: A Poetics of Translation, Ottawa, University of Ottawa Press, « Perspectives on Translation », 2007, p. 404 ; et Irène Siropoulou-Papaleonidas, Jacques Brault. Théories/pratique de la traduction, nouvelle approche de la problématique de la traduction poétique, Sherbrooke, Éditions Didon, 1981, p. 121.

13 L’ensemble de l’œuvre de Brault associe volontiers poèmes et dessins (estampes, lavis, eaux-fortes, collages, etc.). Une œuvre hétérolingue comme Ductus, qui se compose de poèmes de Jacques Brault et de leurs traductions par Sheila Fischman (anglais), Hans-Georg Ruprecht (allemand) et Lamberto Tassinari (italien) est calligraphiée par Martin Dufour et accompagnée de gravures. L’un des essais de Brault confirme l’importance structurelle des blancs et de la mise en page, voir « Une poétique en miettes », Trois fois passera précédé de Jour et nuit, Montréal, Éditions du Noroît, 1981, p. 75 : « Les mots m’importent, certes, mais surtout leurs relations, le phrasé qui ouvre le vers à sa respiration profonde ; et tout se joue dans de minces intervalles : quelques harmoniques inouïes sur un thème ou une variation mille fois entendus. Et le silence, le silence comme vertige de la parole ; d’où les ruptures dans la continuité du rythme, les passages parfois brusques d’un niveau de langue à un autre niveau, et l’emploi des blancs, les rejets en forme de chutes, les reprises, les refrains, les halètements mêmes, bref un petit répertoire de moyens ordonnées à couper le rythme et à le relancer. Certains vers doivent être dits, liés à d’autres vers, de façon à ne former qu’une seule émission de voix et à faire ainsi perdre haleine. Le silence, là, s’impose – physiologiquement. Comme une satiété du corps. »

14 Jacques Brault, Poèmes des quatre côtés, op.cit., p. 95.

15 Ibid., p. 70.

16 Tadashi Ogawa, « A Short Study of Japanese Renga. The Trans-Subjective Creation of Poetic Atmosphere », Analecta Husserliana, n°109, 2011, p. 257-274.

17 Voir aussi Octavio Paz, Jacques Roubaud, Edoardo Sanguinetti et Charles Tomlinson, Renga : poème, Paris, Gallimard, 1971.

18 Jacques. Brault et Edward Dickinson Blodgett, Transfiguration, Saint-Hippolyte, Éditions du Noroît et Toronto, Buschekbooks, 1998, p. 8.

19 Ibid., p. 9.

20 Jacques Brault et Robert Mélançon, Au petit matin, Montréal, L’Hexagone, 1993.

21 Un autre indice de la transfiguration poétique du nom propre se trouve dans la dédicace : « Philippo Stratford / amico, interpreti, poetae ».

22 Jacques Brault, « Le double de la signature » (1974), La Poussière du chemin, Montréal, Boréal, 1989, p. 78.

23 Ibid., p. 80.

24 Jacques Brault, « L’envers du mépris » (1970), La Poussière du chemin, op. cit., p. 82. C’est pour cette même raison qu’il considère que la signature ne devrait pas être apposée du dehors, mais émaner et répondre du texte – si bien que c’est le texte tout entier qui fait signature.

25 Jacques Brault, « Mûrir et mourir » (1982), La Poussière du chemin, op.cit., p. 48-49 et p. 51.

26 Jacques Brault, « Sur la traduction de la poésie » (1977), La Poussière du chemin, op.cit., p. 212.

27 Sur le travail de distinction que fait Brault entre éloquence, prose et poésie, voir Jacques Brault, « Notes sur un faux dilemme » (1964), Chemin faisant : essais, Montréal, La Presse, 1975, p. 61.

28 Robert Dion, « Retour de l’explication littéraire : Agonie », Le moment critique de la fiction. Les interprétations de la littérature que proposent les fictions québécoises contemporaines, Québec, Nuit Blanche, « Essais critiques », 1997, p. 23-37.

29 Robert Dion, « Poésie et récit dans Agonie de Jacques Brault : l’intertexte mironien », in Dion, Robert (éd.), Cahiers d’Agonie. Essais sur un récit de Jacques Brault, Montréal, Nuit Blanche, 1997, p. 97.

30 Dans les « Notes sur le non-poème et le poème » (1965), Gaston Miron conclut : « Le poème ne peut se faire que contre le non-poème / Le poème ne peut se faire qu’en dehors du non-poème », L’Homme rapaillé, Paris, Gallimard, 1999, p. 136 – même pagination dans l’édition dite « définitive » à Montréal chez Typo en 1998. Rappelons que Gaston Miron est le poète qui accompagne Brault dans sa réflexion sur la possibilité d’une parole poétique en l’absence des conditions de possibilité de la poésie.

31 André Brochu, « La poésie dans la prose, ou le clochard illuminé », Voix et images, vol. XII, n° 2, hiver 1987, p. 215. À la fin de son article, il souligne cependant « la référence à une langue réservée : la poésie, qui tire la beauté de cela même qui la nie », p. 220.

32 Paul Celan, Die Niemandsrose / La Rose de Personne, édition bilingue avec traduction française de Martine Broda, José Corti, Paris, 2002 [Le Nouveau Commerce, Paris, 1979]. Sur le terme « Unland », voir Carlo Ossola, L’Avenir de nos origines : le copiste et le prophète, Grenoble, Éditions Jérôme Millon, 2004, p. 186.

33 La traduction de Jean-Pierre Lefebvre comprend une note en fin de volume qui indique : « D’abord prévu pour Hinausgekrönt, cet exergue, qui signifie : « Tous les poètes sont des Juifs », est une citation transformée du poème Dehors ! dans le recueil Poèmede la fin. жиды est le terme « péjoratif » pour désigner les Juifs en russe, l’équivalent de Jud en allemand. La désignation normale est evrei (comme en italien). Paul Celan avait le projet de traduire la poésie de Tsvetaïeva », dans Paul Celan, Choix de poèmes réunis par l’auteur, traduction de l’allemand par Jean-Pierre Lefebvre, Paris, Gallimard, « Poésie », 2002, p. 355.

34 Jacques Brault, « L’abandon à l’écriture », entretien mené par Claude Lévesque, in Levesque, Claude (dir.), Le Proche et le lointain, Montréal, Vlb, 1994, p. 91.

35 Jacques Brault, Montréal, Boréal Compact, 1993, p.77.

36 Jacques Brault, « Prolégomènes à une critique de la raison poétique », art. cit., p. 19.

37 Outre le vers de Tsvétaïeva/Akhmatova, on entend ici l’écho du livre de Dany Laferrière, Je suis un écrivain japonais, Montréal, Boréal, 2008.

38 Jacques Brault, Dans la nuit du poème, Saint-Lambert, Éditions du Noroît, 2011, p. 8 : « Comme tout le monde j’ai mes moments (fugitifs à l’extrême) de certitude, et c’est ainsi que j’ai pu affirmer (tout bas) que Mrs Dalloway de Virginia Woolf est un haïku de deux cents pages ».

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Pour citer cet article

Référence électronique

Myriam Suchet, « Jacques Brault et la nontraduction, un Unland original »TRANS- [En ligne], Séminaires, mis en ligne le 29 septembre 2017, consulté le 23 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/trans/1646 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/trans.1646

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Auteur

Myriam Suchet

Myriam Suchet est maître de conférences en littératures à l’Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3, où elle dirige le Centre d’études québécoises depuis sa création en 2012. Résolument indisciplinaires, ses recherches s’efforcent d’opérer des branchements pour embrayer l’UniverCité par des projets de recherche-action et de recherche-création. Elle a publié de nombreux articles dont plusieurs disponibles en ligne (LHT, Cousins de personne et Quaderna) ainsi que trois ouvrages : Indiscipline! Tentatives d’UniverCité à l’usage des littégraphistes, artistechniciens et autres philopraticiens (Montréal, Nota Bene) en 2016, L’Imaginaire hétérolingue. Ce que nous apprennent les textes à la croisée des langues (Paris, Classiques Garnier) en 2015 et Outils pour une traduction postcoloniale (Paris, Archives contemporaines) en 2010.

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