1Lettres soi-disant véridiques retrouvées par hasard, longue confession recueillie par l’auteur, fausse traduction, manuscrit découvert au fond d’un grenier… les procédés visant à créer de l’ambiguïté sur le statut d’une œuvre sont fréquents et varient en fonction du contexte littéraire et des aires culturelles envisagées. Afin d’interroger les conséquences pour la lecture d’une posture de l’auteur ambiguë, détournée ou fallacieuse, dans le but aussi de faire quelques conjectures de nature existentielle, nous avons voulu entamer un parcours marqué de trois jalons : le Don Quichotte de Cervantes comme point de départ, Balzac qui nous mène sur un petit espace intermédiaire, à partir de quelques lignes méconnues et apparemment marginales de sa nouvelle L’Auberge rouge, François Cheng enfin. Une réflexion sur les avant-propos des romans Le Dit de Tianyi et L’Éternité n’est pas de trop, respectivement parus en 1998 et 2002, sera ainsi le point d’orgue, au sens musical d’un temps d’arrêt qui se prolonge, de ce que nous appellerons « un cheminement vers la vie ouverte » en hommage au titre que Madeleine Bertaud a donné à son essai sur l’œuvre de l’écrivain d’origine chinoise. Notre hypothèse est la suivante : en brouillant, aux yeux du lecteur, le statut de son œuvre par une fiction située au niveau de l’instance qui l’a émise, ou est censée l’avoir émise, l’auteur redouble la trajectivité inhérente à l’expérience littéraire et fait de l’œuvre un espace non pas entre deux hommes, mais entre les hommes. Il s’agit ainsi de montrer que les simulacres de traduction engendrent, en dehors de toute considération d’engagement, une littérature politique, dans un sens qu’il conviendra de préciser. Après avoir expliqué la notion de « trajectivité » qui est développée notamment chez Paul Virilio, Gilbert Durand, Régis Debray et Augustin Berque, nous entamerons nos incursions sur le chemin vertigineux des traductions qui n’en sont pas, afin peut-être d’interpréter, au-delà de la théorie, les effets d’un stratagème littéraire sur notre intégration au monde.
- 1 Paul Virilio, « La perspective du temps réel », La vitesse de la libération, Galilée, 1995, page 38
- 2 Augustin Berque, Poétique de la terre. Histoire naturelle et histoire humaine, Paris, Belin, 2014, (...)
2Dans La Vitesse de la libération, Paul Virilio définit le trajectif comme « cet être du mouvement d’ici à là, de l’un à l’autre, sans lequel nous n’accéderions jamais à une véritable perception et compréhension du monde1 ». Augustin Berque, quant à lui, revient sur l’étymologie de ce néologisme à partir duquel il développe une réflexion très féconde sur les rapports unissant l’homme et le monde. « “Trajection”, écrit-il, c’est, littéralement, l’idée de “ (se) jeter au-delà”, au-delà de l’identité, et notamment traverser (trans) la limite entre le sujet et l’objet, le sujet et son environnement2. » La trajectivité est donc un mouvement, un mettre ensemble, un va-et-vient, que le géographe et philosophe applique à l’homme et à son milieu, mais qui ne peut manquer de nous renvoyer à l’expérience du traducteur, laquelle se situe entre deux langues, éventuellement deux aires culturelles, et s’actualise dans un va-et-vient toujours à venir, à revenir… Pour un traducteur, lire et traduire participent intimement l’un de l’autre. Nul partage, nulle séparation, mais une dynamique qui rassemble les deux pôles – l’écrivain à sa table et le lecteur dans son fauteuil – déployés par la matérialité du livre.
3On sait bien sûr, ainsi que cela a notamment été théorisé par Umberto Eco au siècle dernier, que toute œuvre existe dans la coopération d’une lecture et de son interprétation, dans le jeu qui s’établit entre une conscience écrivante et une conscience lisante. On le sait, mais la traversée des limites dont il est question ici avec la notion de trajectivité est encore plus conséquente car redoublée de multitudes de mouvements, de multitudes de « jeter au-delà », à chaque niveau textuel, entre pages, phrases et mots. Traduire, c’est changer, rendre autre, et pas simplement faire œuvre commune. Avec la trajection, on passe du commun au divers. Dépasser la limite du sujet et de l’objet, c’est sortir du dualisme pour entrer dans l’espace de l’altérité, des métamorphoses : dans le cas qui nous occupe, l’œuvre d’origine et l’œuvre traduite changent d’identité d’exister simultanément, et le Shakespeare des Anglais n’est plus le même d’avoir été traduit, d’exister pour d’autres langues, d’avoir influencé des auteurs que les spectateurs britanniques ont découverts à leur tour en traduction.
- 3 François Cheng, Le Dialogue. Une passion pour la langue française, Paris, Desclée de Brouwer, « Pro (...)
4La traduction, opération trajective de sortie d’une œuvre hors d’elle-même, peut donc être appréhendée comme l’introduction de la pluralité dans l’ordre du littéraire. Non pas un auteur et un lecteur, mais ce couple augmenté d’un traducteur, un Tiers. Or, pour reprendre une formule de François Cheng, seul le Trois « tend vers l’Ouvert et l’Infini3 ». La traduction transporte l’œuvre dans un ailleurs qu’elle peut féconder, inaugurant de nouvelles chaînes trajectives, de nouveaux mouvements de lectures-écritures. Avec le Trois arrive le multiple, l’idée du déploiement, du foisonnement. Concevoir trajectivement le monde, c’est penser qu’il n’y a pas d’un côté des entités actives et de l’autre des éléments plus ou moins passifs, des auteurs et des lecteurs, des hommes et le monde, ni de simples allers-retours de l’un à l’autre, mais que tout s’embraye, se combine et s’enchaîne, en un processus que modélise l’idée de traduction, cette action de « conduire au-delà », qui crée des rhizomes démentant tout fantasme au sujet de l’enracinement dans une nation des œuvres littéraires.
5Est-ce pour se donner en amont, et sans entremise d’un traducteur, l’apparence de cet enchaînement trajectif, que des textes s’inventent un original ? S’agit-il d’introduire dans le temps même de l’écriture le Trois comme horizon de la relation auteur-lecteur elle-même encore à venir ? Que fait un écrivain quand il feint d’être un traducteur ? Quelles sont les conséquences de cette fiction ? Il est temps d’en venir à l’exemple, en commençant par une sorte de cas d’école avec le roman Don Quichotte.
- 4 Cervantes, Don Quichotte de la Manche, Paris, Gallimard, Folio classique, 2002, traduction de César (...)
- 5 Ibid., p. 123, 124 et 125.
6Le texte de Cervantes est précédé d’un prologue à la fois savoureux et tortueux dans lequel l’auteur se présente non comme le père mais comme le « beau-père » du chevalier errant dont il raconte l’histoire. Au huitième chapitre on en apprend un peu plus puisque « le second auteur de cette œuvre » est au regret d’informer son lecteur qu’il doit abandonner don Quichotte en pleine bataille et « en grand danger d’être fendu en deux », puisque là s’arrête le manuscrit de ses hauts faits ; le narrateur précise toutefois qu’il n’a point perdu l’espérance de retrouver « quelques papiers qui traitent du fameux chevalier » dans les « archives » ou les « cabinets » de quelques « esprits de la Manche4 », ce qui d’ailleurs advient. Au chapitre suivant, le narrateur raconte en effet comment, se trouvant dans la juiverie de Tolède, il a acheté à un jeune garçon quelques « vieux papiers » couverts de caractères « arabesques », dont il s’est auparavant fait traduire quelques passages par un interprète qui « se prit à rire » dès qu’il eut posé les yeux sur le texte, avant de traduire un passage « sans cesser de rire », permettant au narrateur de reconnaître le manuscrit recherché. On notera ici que la traduction est une opération qui semble aller de soi : « je le pressai de lire le commencement, ce qu’il fit, […] tournant à l’impromptu l’arabe en castillan ». Le retour à la fiction pourra dès lors se faire très rapidement : « pour faciliter l’affaire et ne lâcher point de mes mains une si bonne trouvaille, je menai [l’interprète] en mon logis, là où en un peu moins d’un mois et demi il la traduisit tout entière, de la même sorte qu’elle est ici rapportée 5».
- 6 Citons ici Abdelfattah Kilito, qui affirme, dans son essai Je parle toutes les langues mais en arab (...)
- 7 Cervantes, op. cit., p. 53 et 28.
7L’attribution mauresque n’est certes pas étrangère à une certaine tradition des romans de chevalerie6, mais nous souhaitons ici en analyser les effets pour le lecteur du Don Quichotte. Le roman est placé sous le signe du rire, et ce, dès le prologue, qui se présente comme un dialogue entre le narrateur et un ami empressé de lui montrer comment donner un vernis faussement docte à son histoire. Cet échange est annoncé de manière très visuelle (« là-dessus mon ami se donna un grand coup du plat de la main au front, et, s’éclatant bien fort à rire, me dit […] »), et le propos se termine par une exhortation au plaisir : « Tâchez aussi qu’en la lecture de votre histoire le mélancolique soit ému à rire, que le rieur le soit encore plus7 ». Nous retrouvons ici la trajection évoquée plus haut : le rire de l’ami renvoie au désir du narrateur aspirant à partager la « plaisante histoire » qu’il dit lui avoir échu entre les mains, dans une communication du rire qui perfore les limites de l’espace et du temps. Le rire est par définition un processus trajectif. Il crée son propre entre-deux d’interrelation, et il n’y a rien de plus propre à éteindre le rire que la certitude qu’il ne rencontrera aucun écho. Aussi le dispositif de mystification nous semble-t-il ici aller dans le sens d’un pacte de lecture : quiconque lira l’œuvre est convié à rire, comme l’interprète a ri en ouvrant le manuscrit soumis à son bilinguisme. Le rire a d’ailleurs fonctionné comme un signe de reconnaissance : c’est en voyant l’homme rire que le narrateur a pressenti qu’il pouvait bien s’agir du manuscrit recherché. Avant de reprendre le fil de son histoire, le narrateur insiste : « en [cette histoire] je sais que l’on trouvera tout ce qui se pourrait souhaiter en la plus plaisante ». Quant à l’origine arabe du texte, elle incite le narrateur à s’interroger sur le degré de véracité des faits rapportés, mais le propos est tourné là encore du côté des rieurs : après une attaque contre la « nation arabique », dont la réputation est « d’être menteurs », le ton devient si grandiloquent que les préjugés assénés ne peuvent que faire songer aux conseils fallacieux de l’ami du prologue visant à donner une caution savante à l’ouvrage à partir d’un mauvais vernis de culture latine.
- 8 Jean-François Jeandillou, Esthétique de la mystification : tactique et stratégies littéraires, Pari (...)
- 9 Au sujet de la comédie comme genre générateur d’un espace de contiguïté physique en même temps que (...)
8La mystification de la langue originale comme fausse traduction définit ainsi un horizon d’attente dont le résultat est une étroite connivence entre l’auteur et le lecteur. On peut se référer au propos de Jean-François Jeandillou dans son Esthétique de la mystification : tactique et stratégies littéraires : « Bousculant les normes de la logique et de la méthodologie critique, la mystification organise une réception illusoire, non moins captivante et jubilatoire8. » Cervantes écrit comme en phase avec son lecteur, non coupé de lui, dans un éclat de rire avec lui, ce qui tend à rapprocher son œuvre de la comédie9. Nous interprétons donc le stratagème de la fausse traduction comme la mise au point d’une rencontre, d’une trajectivité entre un auteur et un lecteur au moment même de la conception de l’œuvre. L’auteur rit de faire rire son lecteur qui à son tour (ou de son côté ? car peut-être le déroulement chronologique n’est-il que fortuit, contingent) rit de le voir mettre son rire en abyme.
9Mais on peut aussi considérer que le rire étant du côté du corps, le processus visant à mettre en abyme le rire à la fois du narrateur, de l’interprète, et du lecteur à venir, est un moyen de faire pénétrer, sous un mode autre que l’imitation, le monde dans la littérature. À ce sujet, Abdelfattah Kilito écrit, dans le chapitre intitulé « Don Quichotte, tissu de fils arabes » de son essai Je parle toutes les langues, mais en arabe :
- 10 Abdelfattah Kilito, op. cit., p. 79.
C’est à Tolède que Cervantes découvre ce manuscrit, de vieux cahiers qu’un jeune garçon s’apprête à vendre à un marchand de soie. Est-ce un hasard si la découverte a lieu à Tolède, qui fut longtemps un antre de traduction et de rencontres des cultures ? Est-ce un hasard aussi si le manuscrit trouvé est en arabe ? Est-ce un hasard enfin si la scène se passe dans la rue des merciers, la rue des marchands, d’articles de mercerie (aiguilles, fils, boutons, rubans, etc.) ? Une fois de plus proximité du texte et du tissu10.
10Le texte comme tissu est ainsi bien plus qu’une métaphore. Le monde physique et l’espace littéraire se rencontrent dans une rue, un motif du roman, une étymologie. En inventant une traduction là où il n’y en a pas, Cervantes fait sortir le texte de toute apparence de clôture. Lire, écrire, traduire, rire, se promener dans une rue ne sont pas des actions séparées. À chaque fois, il s’agit pour un être de « se jeter au-delà », sans frontières infranchissables entre ce qui est mot, corps, sujet, objet, acteur, passeur, récepteur, renvoyant ainsi à l’essence même de notre être-au-monde.
- 11 Mélanie Carrier, « La part du jeu : Pour une esthétique comparée de la mystification et du fantasti (...)
- 12 Honoré de Balzac, L’Auberge rouge, Paris, Carrés classiques Nathan, 2010, p. 13.
- 13 Ibid., p. 14. L’histoire est en effet censée se passer dans la ville d’Audernach, sur les bords du (...)
- 14 Ibid., p. 22.
11Comment interpréter un texte qui n’irait pas jusqu’au bout du stratagème ? Un auteur qui inscrirait la fiction d’un texte original dans son œuvre, mais en laissant inachevée cette fiction, a-t-il autre chose à nous faire entendre ? Une nouvelle de Balzac, L’Auberge rouge, peut servir d’exemple. Ce texte est écrit dans une veine romantique où affleure le registre fantastique. Le glissement que nous effectuons ici, de la mystification, par l’invention d’un faux original, au fantastique, n’est pas anodin : dans son article « La part du jeu : pour une esthétique comparée de la mystification et du fantastique », Mélanie Carrier montre de façon convaincante que l’esthétique fantastique et le régime de la mystification consistent tous deux à mettre en abyme de manière ludique l’expérience de lecture11. L’indétermination établie par le texte ouvre un espace de jeu, dans les deux sens du ludique et de la mécanique, où le lecteur joue avec, et déjoue, l’espace de glissement que l’auteur a mis en place pour lui. Or, dans L’Auberge rouge, Balzac opère justement sur les deux tableaux de la mystification et du fantastique, puisqu’il met en scène sa propre tâche de conteur par le biais de son narrateur. Celui-ci évoque un dîner au cours duquel l’invité d’honneur, un négociant allemand de passage à Paris, est prié par une jeune fille de raconter « une histoire allemande qui [leur] fasse bien peur ». Le nom de ce négociant est un premier prétexte au jeu puisque Balzac l’annonce ainsi : « Il se nommait Hermann, comme presque tous les Allemands mis en scène par les auteurs12. » La seconde partie de la nouvelle est le récit enchâssé de ce Hermann, qui de son côté n’a pas la mémoire des noms, et rebaptise un des deux protagonistes français de son « histoire allemande13 » du nom de Wilhem, « pour donner plus de clarté à son histoire ». Le commentaire du narrateur ne se fait pas attendre : « [l]e bon Allemand reprit sa narration après avoir ainsi, sans respect pour le romantisme et la couleur locale, baptisé le sous-aide français d’un nom germanique14 ». On voit ainsi comment Balzac met à nu par deux fois un élément fondamental du processus fictionnel, l’onomastique. Entre les deux narrateurs et leur manière de nommer leurs personnages, il y a un glissement du cliché (Hermann) à l’incongruité géographique (Wilhem est français), comme pour donner à voir le texte comme texte. Mais le statut du texte enchâssé devient plus intéressant encore pour nous si l’on se penche sur la dernière phrase de la première partie de la nouvelle, grâce à laquelle le premier narrateur passe la parole au négociant allemand :
- 15 Notons que le passage de relais est incomplet : le premier narrateur introduit à plusieurs reprises (...)
Il me serait assez difficile de reproduire [son histoire] dans les mêmes termes ; avec ses interruptions fréquentes et ses digressions verbeuses. Aussi l’ai-je écrite à ma guise, laissant les fautes au Nurembourgeois, et m’emparant de ce qu’elle peut avoir de poétique et d’intéressant, avec la candeur des écrivains qui oublient de mettre au titre de leurs livres : traduit de l’allemand15.
12Il faudrait ainsi lire le récit enchâssé qui va suivre comme une traduction. Mais comme une traduction qui n’en est pas une, un récit qui n’est pas traduit de l’allemand mais qu’il faut lire comme l’ayant été. Le procédé, vertigineux en ce qu’il refuse tout équilibre, met en scène la trajectivité : grâce au passage cité, est inscrite dans le texte, dans sa littérarité, l’influence de la littérature allemande.
13Voici ce qu’écrit à ce propos Jung Willi dans son article « “L’Auberge rouge” et la vision balzacienne de la Rhénanie » :
- 16 Jung Willi, « “L’Auberge rouge” et la vision balzacienne de la Rhénanie », L'Année balzacienne 1/ 2 (...)
En choisissant la Rhénanie comme lieu de l’action de sa nouvelle policière, Balzac se range dans la tradition de ces écrivains romantiques, comme par exemple Schlegel, Brentano, Eichendorff et Heine, pour qui le Rhin incarnait en même temps un mythe littéraire. Et ce mythe représente, par-delà les appropriations nationales du côté français ou allemand au xixe siècle, le sens cosmopolite d’un fleuve européen. En 1833, Balzac avait lu tout Hoffmann, qu’il proclama premier « conteur berlinois ».16
14
- 17 Balzac, op. cit., p. 23.
15On pourrait donc lire le récit enchâssé de Balzac comme la traduction d’une nouvelle d’Hoffmann. Le cadre en effet s’y prête, et contient quelques lieux communs du récit fantastique, et notamment du récit hoffmannien, avec par exemple le thème du double, l’intérêt pour le magnétisme, les bords pittoresques du Rhin, l’auberge, avec les « accessoires obligés d’une auberge allemande : le poêle, l’horloge, les tables, les pots de bière, les longues pipes17 ». Observons que l’horloge est ici bien plus qu’un élément de couleur locale puisque l’un des personnages confondra le goutte-à-goutte du sang de la victime assassinée à ses côtés avec le mouvement du balancier de l’horloge de bois. On ne peut pas ici ne pas penser à d’autres horloges, notamment celle qui se trouve dans « Le Masque de la mort rouge » de Poe, une nouvelle que l’on ne peut plus guère imaginer en français autrement que traduite par Baudelaire, et qui s’achève par l’image d’une horloge dont on connaît le terrible avatar, l’horloge devenue « Dieu sinistre, effrayant, impassible » dans la poésie de l’auteur des Fleurs du mal. Lire le texte enchâssé comme une traduction, c’est renvoyer à cette altérité, et même à ce destin ignoré de Balzac, à cette origine méconnue peut-être de Poe et de Baudelaire, mais ce même rouge, cette même horloge…
- 18 Le meurtre qui vaudra à Frédéric Taillefer sa très grande fortune est exemplaire des circonstances (...)
16Convoquer l’image de la copie originale permet à Balzac de creuser une caisse de résonance. Le texte devient une chambre d’échos où se répondent des textes passés et à venir, chambre d’échos forgée par un auteur d’autrefois, alimentée par des textes qui en portent le son peut-être par des biais totalement insoupçonnés, et qui résonne chaque fois que le texte est lu, expliqué, déployé. Mais, au-delà de l’horloge, dans la troisième partie, le texte de la nouvelle se reprend, pour revenir au premier narrateur, au récit enchâssant, qui appelle d’autres phénomènes, d’autres apparitions. Cette dernière partie renvoie au cas de conscience du premier narrateur, à son entreprise pour connaître une vérité à tout prix, et au dilemme qui s’ensuit. Le dilemme ne sera pas résolu : le narrateur a insisté pour connaître une vérité qui entrave son bonheur et l’empêche de céder à son amour pour Victorine Taillefer, la fille d’un assassin. Il s’agit bien sûr pour le lecteur de s’inscrire dans la continuité de cette enveloppe d’une traduction qui n’en est pas une, de faire jouer les échos entre le texte-cadre et le texte enchâssé, de s’engager dans le dilemme du narrateur et d’en démêler les enjeux éthiques, voire politiques18.
17Mais la trajectivité de la littérature est plus encore que cette place accordée au lecteur. Elle est dans le va-et-vient des littératures étrangères qui se traduisent les unes les autres, dans l’idée à la fois de la rencontre et des écarts entre des intentions d’auteurs et des hypothèses de lecture, des retours vers soi et des ouvertures sur l’autre. C’est cette expérience de trajection qui est rendue lisible par la phrase citée plus haut, une curieuse invitation de l’auteur à lire la suite du texte comme ayant été « traduit de l’allemand » alors que l’histoire est censée avoir été prononcée en français puisque le dîner se passe à Paris et que l’Allemand est le seul étranger de la fête. Mais il résulte de la précision qui est donnée sur son nom, Hermann, laquelle tend à briser l’illusion du réel pour le construire comme être de fiction, le sentiment que Hermann est avant tout un truchement, un traducteur, un espace d’expression pour l’intériorité de l’auteur, celle d’autres auteurs passés et à venir, et celle des lecteurs passant par là.
- 19 Balzac, op. cit., p. 17.
- 20 « Le mot de littérature nationale ne signifie pas grand chose aujourd’hui ; nous allons vers une ép (...)
18De proche en proche s’étend un contexte, des co-textes, cette histoire « poétique » et « intéressant[e]19 » dont l’auteur aurait oublié de préciser qu’elle a été traduite. Que cet oubli soit attribué à la « candeur » et non à l’imposture est intéressant. Il ne s’agit pas en effet de s’attribuer une paternité inexistante mais de témoigner, par antiphrase, de la lucidité, et plus encore, de la franchise, d’un écrivain qui sait et dit ne pas être seul dans le processus de création. Un écrivain qui inscrit dans son texte même l’idée que l’écriture et la lecture sont des opérations trajectives. Aussi la fiction plus ou moins assumée, développée, de la traduction est-elle bien plus qu’un stratagème ou un processus de mystification : elle se donne comme un métadiscours visant à qualifier la littérature elle-même. La littérature dont il s’agit est une littérature qui transcende les frontières nationales, de Hoffmann à Balzac, à Poe, à Baudelaire… L’originalité des chaînes trajectives élaborées ici est d’augmenter le « milieu » littéraire, comme Berque parle d’un « milieu humain », à un monde plus large, impliquant les mots de plusieurs langues, les auteurs de plusieurs pays, leurs innombrables lecteurs. Ce milieu littéraire pourrait renvoyer à la Weltliteratur que Goethe appelait de ses vœux dans ses entretiens avec Eckermann en 182720.
19L’espace de la trajectivité est nécessairement un « entre » dont les limites ne s’imposent pas, un espace indécidable qui sépare et relie, par exemple, écriture et lecture. Cet espace existe parce que les choses ne sont pas calées. Mais on peut feindre qu’elles le sont. Or, pour un texte littéraire, inventer une fiction par-dessus la fiction, telle la fiction du texte traduit alors qu’il n’y a pas d’original, ou encore celle du texte original qu’il faut lire comme une traduction, est peut-être une façon de refuser de feindre que les choses soient calées. Le texte lu par ce prisme est ainsi en permanence décalé, comme si le passage du texte qui l’affirme comme traduction était le point même de son amovibilité, la mise en abyme d’un déplacement permanent.
- 21 François Cheng, Le Dit de Tianyi, Paris, Albin Michel, 1998, p. 15.
20Le décalage est le principe même du roman Le Dit de Tianyi, dont le premier chapitre s’ouvre sur ces mots : « Au commencement il y eut ce cri dans la nuit21 ». Le cri est une trace dont l’impact sur le monde peut durer bien plus que le temps d’une émission de voix, quand bien même rien n’aurait changé à l’issue de ce cri. Peut-être y a-t-il les mêmes différences entre le monde d’avant un cri et le monde d’après un cri qu’entre le Don Quichotte de Cervantes et celui de Ménard tel que Borges l’imagine dans sa célèbre « fiction ».
21Le personnage de Cheng raconte avoir répondu à ce cri émanant d’une veuve qui cherchait, ainsi que le veut la coutume, à guider son mari vers le royaume des morts. Selon une superstition chinoise, l’âme de celui qui répond à un tel cri serait chassée par l’âme du défunt. Tianyi tire de cet épisode inaugural des conséquences profondes :
Comment, désormais, m’ôter l’idée qu’au contraire du sens commun, selon lequel l’être humain est un corps doté d’une âme, pour ce qui me concernait, c’était une âme égarée qui logeait comme elle pouvait dans un corps d’emprunt. Tout chez moi, depuis, sera toujours décalé. Jamais les choses ne pourront coïncider tout à fait. J’en étais persuadé ; c’était là, à mes yeux, l’essence de ma vie, ou de la vie tout court22.
22La non-coïncidence donne au roman son intrigue. Le personnage évolue avec le sentiment d’être toujours un peu en marge, jamais entier dans les événements de sa propre existence, toujours porté par l’ailleurs, l’Occident auquel il aspire, l’Orient auquel il retourne. La relation avec Haolang, l’Ami, et Yumei, l’Amante – auxquels il est uni par-delà « l’éternité » évoquée dans la dernière page du roman (et dont l’idée inspirera le titre du roman suivant) –participe de ce décalage. C’est en ce sens que Yumei explique à Tianyi la signification de leur trio :
Toi tu m’es une terre native, car je suis née à la vraie vie avec toi, en toi. Lui, il est l’étranger qui vient de très loin et qui, par sa source toute autre, nous féconde, nous révèle justement à notre véritable nature23.
23Le jeu des pronoms figure ici la trajectivité qui n’est pas une simple relation, mais un espace de circulation qui déplace dans l’ailleurs et la polysémie la notion même de révélation. Notre hypothèse est que Cheng a inventé une fiction de traduction originale pour faire vivre ce décalage fécond dans la forme même du roman.
24Le dispositif se situe dans l’avant-propos qui donne un cadre au roman : il est constitué par le récit d’un homme qui a décidé de « répondre à [l’]appel24» d’un ami chinois rencontré autrefois à Paris, et de profiter de l’invitation d’une université chinoise pour se rendre dans l’hospice où vit désormais Tianyi. Ce dernier confie à son visiteur des « piles » d’écrits, mais surtout, il lui parle « des heures durant ». Le texte pose la question de sa folie. Les dessins et la parole de Tianyi trahissent un « désordre évident », en même temps qu’une profonde maîtrise, une grande lucidité face à ce qu’il raconte. Le procédé n’est pas nouveau, et l’on peut penser au Journal d’un fou de Lu Xun, publié en 1918. On sait la part profonde de lucidité que l’on accorde à l’extravagance. Mais ce motif de la folie, que l’on retrouvera uniquement dans les dernières pages du roman, n’est pas l’élément moteur de l’œuvre, que l’on peut lire comme un jeu de rencontres et d’échos entre des voies et des voix qui se croisent, se répondent et se mêlent : celles de l’Orient et de l’Occident, du masculin et du féminin, de l’amour et de l’amitié, de la peinture et de l’écriture. Pour tisser ces voies/x, l’auteur a choisi une mise en abyme originelle. Le narrateur de l’avant-propos affirme avoir pris en charge le tissu du « dit » de Tianyi au terme d’un temps assez long au cours duquel il était affaibli par la maladie :
En 1993, au sortir d’une opération, j’eus la surprise de me redécouvrir… vivant. Comme pour m’acquitter d’une dette, j’entrepris alors la rude tâche de reconstituer le récit dont j’avais la charge et de le transposer en français. Le voici25.
25La mention d’un déplacement d’une langue dans une autre n’est que partiellement fictive puisqu’elle renvoie au parcours existentiel de François Cheng, arrivé en France sans en connaître la langue à l’âge de 19 ans, naturalisé en 1971 et membre de l’Académie française depuis 2002. L’idée de « charge » renvoie en outre à la place privilégiée que François Cheng accorde à la production romanesque, qu’il décide de réaliser en français :
- 26 François Cheng, Le Dialogue, op. cit., p. 75.
j’ai toujours su que j’aboutirais un jour à ce genre littéraire majeur. Je traînais en moi ce trop-plein de « tranches de vie » et de successives ruminations pour que je n’éprouve le besoin de les décharger dans une forme capable de les recevoir et de les transformer en quelque substance plus durable, plus significative. […] Je suis pourtant venu au roman sur le tard, mon effort, jusque-là, étant concentré ailleurs ; et surtout j’étais conscient que l’écriture du roman nécessite la possession aussi complète que possible des moyens d’expression26.
- 27 Dans notre thèse, soutenue en janvier 2012, nous avons commenté les affirmations de Grutman qui iro (...)
26L’écriture de Cheng n’est pas de celles qui, stylistiquement, laissent la place au décalage et à l’exploration du langage. Sa rigueur syntaxique a été souvent commentée, voire critiquée27. En revanche elle est de celles qui veulent révéler la part dialogique de l’existence, la manière dont la matière et l’idée sont imbriquées, la part de l’ici et de l’ailleurs indémêlables, le rôle du mouvement dans toute chose.
- 28 Bernard Simeone, Écrire, traduire en métamorphose, Lagrasse, Verdier, 2014, p. 13.
- 29 Ibid., p. 14.
- 30 Rainer Maria Rilke, Les Élégies de Duino, huitième élégie, traduction de Lorand Gaspar, Poésie poin (...)
- 31 Nous reprenons l’expression que nous avons rencontrée pour la première fois dans le titre de l’ouvr (...)
- 32 François Cheng, Le Dialogue, op. cit. p. 79.
- 33 L’image d’une « mise en abyme » de l’Ouvert suscite particulièrement ce « vertige de l’indéfini » q (...)
27Sans doute avons-nous là, dans cette possibilité de transmettre ce qui est incommunicable, une définition de la littérarité d’un texte. Nous distinguons ici le littéraire et le communicationnel en nous appuyant sur un court texte de Bernard Simeone intitulé « Écrire, traduire, en métamorphose ». Penser la littérarité d’un texte à partir d’une réflexion sur la traduction est en effet particulièrement efficace. Le poète et traducteur écrit en ce sens que ce qui est transmis dans une traduction « n’est pas un état préalable et défini du texte originel, mais sa vertu exploratrice28 », « son non-lieu pourtant si concret et parfois habitable29 ». Simeone évoque la différence entre l’écriture littéraire et la communication en évoquant la « béance au cœur » de tout texte littéraire, qui laisse vivante « la possibilité de percevoir l’Ouvert qu’invoque la huitième élégie de Rilke », dont nous pouvons citer l’extrait suivant : « De tous ses regards le vivant perçoit “l’ouvert”./ Seuls nos yeux à nous sont à l’envers, / posés comme piège autour des issues30. » Or cet Ouvert que le texte littéraire peut nous donner à voir, qui chez Cheng a pris la forme d’une « écriture en langue étrangère31 » issue d’un « homme aux eaux souterrainement mêlées32 », l’auteur semble le mettre en abyme par ses avant-propos33.
- 34 Bernard Simeone, op. cit., p. 7.
- 35 Idem.
- 36 Ibid., p. 10.
- 37 Ibid., p. 7.
- 38 Ibid., p. 8.
- 39 Augustin Berque, Le sauvage et l’artifice. Les Japonais devant la nature, Gallimard, 1986, p. 149- (...)
28Annoncer son œuvre comme étant « transposée », permet de montrer un décalage, d’accueillir au sein de l’œuvre elle-même, comme avec la mise en abyme en peinture, l’idée que le propre d’une œuvre est justement de « “transmettre” ce que l’auteur ignore ou, plus exactement, ce qu’il jugerait indécent de nommer savoir ou connaissance34 ». En introduisant du jeu au niveau de son propre statut d’auteur, François Cheng rejoint l’idée de Simeone qui se demande si « le seul territoire » que l’écriture « éprouve et revendique » n’est pas « celui de l’aporie35 ». Aporie en effet que de se dire et de ne pas se dire l’auteur, qui renvoie à l’expérience du traducteur, dont on dit volontiers qu’il est le co-auteur d’un texte, et dont Bernard Simeone commente ainsi l’œuvre : « Toute traduction est un texte en sa langue, non un reflet – lire une traduction est une expérience vécue par la plupart des lecteurs comme littéraire et non linguistique36. » Ainsi la mise en abyme que nous évoquons, et qui consiste à feindre une transposition, n’est pas la fiction d’un reflet, mais l’expression juste d’une aporie du littéraire en tant qu’espace d’« une contradiction vécue comme insoutenable ailleurs, et là devenue texte, poésie, narration37 ». Un autre nom pour cette aporie, qui ne la résout pas, mais la sort de l’impasse en la rendant à « l’utopique communauté des lecteurs38 » capable d’en recevoir le sens et la révélation, est selon nous la notion de trajectivité, c’est-à-dire la « genèse réciproque » et le « cheminement réversible » qui a lieu entre l’auteur et le lecteur, mais aussi leur rapport au réel et à l’imaginaire, au langage et au monde, « ce “ trajet” perpétuel, […] cet entrecroisement toujours en sève39 » d’où l’œuvre émerge comme espace esthétique, éthique, voire politique.
29Le procédé à la fois aporétique et trajectif adopté par François Cheng se poursuit au-delà de l’avant-propos grâce au maintien de la première personne. Après le « je » du texte introductif, l’auteur adopte un autre « je » pour renvoyer à Tianyi. De ce glissement naît un décalage qui renvoie à l’espace de la trajectivité. Un second décalage est lié au choix de la langue, puisque les dialogues, les pensées et le vécu du personnage sont censés l’avoir été majoritairement en chinois, mais sont accueillis par la langue française, avec tout ce que cela suppose de contextualisation. En guise d’exemple nous citerons un passage où est décrite la fascination du jeune Tianyi pour les pâtisseries occidentales vendues non loin de ce même Mont Lu :
- 40 Cheng, op. cit., p. 88.
Durant toute cette période, je fus littéralement hanté par le mot « lait », par les expressions composées avec ce mot en chinois : « chambre à lait » pour désigner le sein d’une femme, « huile de lait » pour le beurre, etc. […] Cette envie qui me taraudait ne put échapper longtemps à mon père. Lui, qui, toujours mal vêtu, n’entrait jamais dans une boutique « chic » décida, un jour qu’il avait bien vendu ses plantes, d’acheter à son fils un gâteau parmi les moins chers. C’était un cornet fourré de crème pâtissière. Avec quelle gratitude je reçus le présent. Avec quelle avidité précautionneuse ma bouche en épousa la rondeur conique, mes dents croquèrent la croûte friable, avant que ma langue ne fonde enfin dans le moelleux de la crème tant rêvée ! La saveur exotique que j’éprouvais, je n’aurais su la définir dans ma langue maternelle qui n’avait pas prévu cela : néanmoins, j’eus la satisfaction de découvrir que cette saveur, de fait, était conforme à ce que j’avais intensément imaginé40.
30On voit ici comment les contextes chinois et français se mêlent avec une explicitation des expressions chinoises à destination du lecteur français. En outre, sous le « je » apparaît le poète qu’est François Cheng, dont la sensibilité aux sonorités des mots se retrouve dans les allitérations : le cône attire les dents qui croquent la croûte dont le caractère « friable » annonce le « fondant », puis le « moelleux » de la crème ». Mais notons également l’accumulation de plusieurs mots pouvant être entendus comme des monosyllabes : les dents, la croûte, la langue, la crème… Comme si l’auteur avait voulu rapprocher la phrase française du monosyllabisme de la langue chinoise. L’écriture est ainsi le produit d’interférences où la langue française entre en réaction avec une sensation d’exotisme vécue « de l’intérieur » et en « version originale » par un Chinois. Nous ne sommes plus d’un côté ou de l’autre de la Chine et de la France, du narrateur et de l’auteur, nous sommes dans cet espace, ce jeu, de la transposition qui n’en est pas une, ce décalage où s’opère la transjectivité.
31Dans le roman L’Éternité n’est pas de trop publié quatre ans plus tard, un procédé similaire est reconduit. Dans un nouvel avant-propos écrit également à la première personne, un narrateur explique avoir découvert par hasard lors d’un colloque un livre qu’il a lu avec avidité, et recherché en vain trente ans plus tard. Il s’agit dès lors pour le narrateur de « restituer de mémoire toute la substance » de l’ « aventure tant spirituelle que charnelle » racontée dans le texte disparu. La véracité ou non de ces explications importe peu. Compte le décalage introduit ici : le texte se donne comme un double original, une réécriture, le produit de relations. À cela s’ajoute la mention de nombreuses « annotations, voire de propositions de traduction pour certaines phrases difficiles mais essentielles » rédigées par le « vieux sinologue » qui aurait rapporté le manuscrit, et dont l’expérience est un négatif, au sens de la photographie d’autrefois, de celle vécue par Cheng :
- 41 François Cheng, L’Éternité n’est pas de trop, Paris, Albin Michel, 2003, p. 8-9.
Je songeai alors avec émotion aux longues années que le sinologue avait passées dans ce pays lointain, aux longues heures de lutte qu’il avait endurées en vue de dompter l’écriture idéographique41.
32Le décalage introduit par la multiplication des va-et-vient entre des langues, des expériences de lecture et d’écriture, crée un espace trajectif complexe, presque au sens mathématique où les nombres imaginaires et les nombres réels s’imbriquent. Nous nous situons ici au-delà de l’invention d’un original dont le lecteur serait invité à lire la traduction. La mise en scène de la trajection est en quelque sorte redoublée par un motif de la fiction que nous pourrions assimiler à « l’épreuve de l’étranger » dont Berman a analysé le phénomène au sein de la traduction.
- 42 Ibid., p. 15.
- 43 Ibid., p.12.
33Le roman est en effet tissé de rencontres entre des êtres séparés par leurs origines et leur identité. Outre le récit de la passion presque mystique qui unit Dao Sheng et Dame Ying, une femme de l’aristocratie locale, sont évoqués les échanges entre le protagoniste formé chez les moines taoïstes et un missionnaire européen. Le narrateur de l’avant-propos écrit à leur propos que « quand chacun des interlocuteurs vient de si loin, il faut du temps pour se comprendre », puis conclut qu’« une rencontre authentique se situe toujours à un niveau plus profond ou plus élevé, ouverte sur l’infini, comme celle que peuvent vivre, justement, l’homme et la femme42 ». L’avant-propos souligne ainsi cette profondeur et cette ouverture, il les met en abyme. D’autre part, si on ne retrouve pas le glissement du « je » identifié dans Le Dit de Tianyi, Cheng ménage un décalage en indiquant que l’auteur du « Récit de la montagne », qui selon le narrateur de l’avant-propos est à l’origine de L’Éternité n’est pas de trop, tenait lui-même son histoire d’un « témoin qui y avait joué un rôle43 », avant de préciser qu’il apparaît dans le livre « sous le nom de Gan-er ». Le décalage est ainsi instauré à partir de la troisième personne avec laquelle le roman est raconté et qui permet une variation des points de vue même si Dao Sheng en est souvent le centre, variation qui est ouverte par le « je » de l’avant-propos, et approfondie par l’hypothétique « je » de Gan-er, un jeune homme de l’entourage de Dame Ying auprès duquel Dao Sheng achève son existence.
- 44 Berque, Poétique de la terre, op. cit., p. 237.
- 45 Ibid., p. 238.
34Des dispositifs adoptés par Cheng dans ses romans Le Dit de Tianyi et L’Éternité n’est pas de trop, il résulte une réflexion sur ce qui se joue lorsque l’on écrit un roman, un récit. À la fin de sa Poétique de la terre Augustin Berque cite Wittgenstein pour préparer sa conclusion : « Je ne puis que nommer les objets. Des signes en sont les représentants. Je ne puis qu’en parler, non les énoncer. Une proposition peut seulement dire comment est une chose, non ce qu’elle est44. » Or Berque ajoute : « La Terre, nous la nommons, certes, mais c’est elle qui nous prononce », puis : « La Terre, elle nous prononce, certes, mais c’est nous qui la disons45 ». Ce qui est mis en évidence par cette formule, c’est le processus d’engendrement, la chaîne trajective à laquelle Berque a consacré son essai : « Là, c’est bien le se-jeter-au-delà-de-soi d’une véritable trajection. D’un véritablement engendrement, genesis… ». Le roman rejoue cette genesis, explicite le dit non de toute existence mais qu’est toute existence. Seul le roman peut accueillir, « traduire », l’équivalence entre le dire et l’existence telle qu’elle se joue pour les humains. Aussi, si le roman peut se dire traduction, ce n’est pas tant que nous parlons toujours la langue de l’autre, pour reprendre une formule de Derrida, ou que l’on écrit toujours en langue étrangère, pour paraphraser Sartre. Ce n’est pas non plus parce que le roman serait un reflet de la vie, qu’il la mettrait en mots. Le roman est traduction parce qu’il est mise en relation, symptôme de notre mode d’être au monde dans le va-et-vient et les écarts. En construisant ses deux romans dans la fiction d’une transposition ou d’une réécriture, François Cheng dit le roman qui le prononce, et engendre un espace pour d’autres énonciations. Ainsi nous sortons de la dimension aporétique du langage telle qu’elle apparaît dans la phrase de Wittgenstein citée ci-dessus. En outre, au-delà du travail sur la langue choisie et des enjeux poétiques de ce choix – que Cheng commente admirablement au sein de son essai Le Dialogue – celui qui se désigne comme un « pèlerin » entre Orient et Occident nous entraîne sur un terrain politique.
- 46 Hannah Arendt, Qu’est-ce que la politique ?, texte établi par Ursula Ludz, traduction de l’allemand (...)
- 47 Ibid., p. 176-177.
35En prévision d’un ouvrage qu’elle projette d’écrire, Hannah Arendt amorce sa réflexion sur la politique par une phrase qui synthétise un enjeu fondamentale de l’œuvre de François Cheng : « La politique repose sur un fait : « “la pluralité des hommes” ». La philosophe montre ensuite la radicale différence de la politique avec les autres sciences de l’être : « la philosophie et la théologie s’occupent toujours de l’homme […] toutes leurs déclarations seraient exactes quand bien même n’y aurait-il qu’un seul homme ou seulement deux hommes, ou uniquement des hommes identiques46 ». Arendt envisage ici la politique comme science de l’homme. Il n’est pas sûr que la critique littéraire soit entendue, ou puisse être entendue, comme une « science » de l’homme, mais si elle l’était, ce serait en vertu de ce fait qui en est la source : la pluralité des hommes. Voici qui nous renvoie au dialogue cher à François Cheng, un dialogue perçu comme un écart et une ouverture à ce qui ne saurait être exprimé autrement que dans l’échange et la différence. Hannah Arendt écrit quant à elle que « c’est seulement par l’intermédiaire du dialogue entre les hommes, entre les peuples, les États et les nations, qu’a tout d’abord surgi un espace qui s’est ensuite maintenu dans la réalité, et dans lequel tout le reste se déroule47 ».
- 48 Ibid., p. 186.
- 49 Ibid., p. 187.
- 50 Idem.
36Or, dans le même fragment de son introduction à la politique que celui cité ci-dessus, Hannah Arendt observe « la perte croissante du monde, la disparition de l’entre-deux48 » avec pour conséquence « le désert » qui est « le monde dans lequel nous vivons49 » et qui était déjà tel du temps de Nietzsche, « qui, le premier a reconnu le désert50 ». Hannah Arendt poursuit ainsi son analyse :
ce qui va de travers, c’est la politique, c’est-à-dire nous-mêmes, dans la mesure où nous existons au pluriel, mais non pas ce que nous pouvons faire et créer dans la mesure où nous existons au singulier : dans l’isolement (isolation), comme l’artiste, dans la solitude (solitude), comme le philosophe, dans la relation particulière privée du monde (worldless) de l’homme à l’homme, telle qu’elle nous apparaît dans l’amour et parfois dans l’amitié51.
37Il nous semble que l’invention chez François Cheng d’un original est lié à ce qui est exposé ici. Pour l’écrivain du Dialogue, qui a écrit toute sa vie entre deux cultures, deux langues, deux systèmes d’écriture, deux histoires, plusieurs géographies, l’acte créatif ne relève pas de l’existence au singulier, même si lui-même a connu un isolement et une solitude extrêmes. Son acte est profondément politique au sens d’une fertilisation de l’entre-deux. Cheng a expérimenté au fond de son être « le chaos absolu de différences52 » des hommes entre eux – il suffit pour s’en convaincre de lire le récit de ses difficiles débuts en France dans son essai Le Dialogue – et il en a fait une œuvre d’ouverture et de relation. La trajectivité inhérente à l’existence humaine a pris chez lui une forme conjointement poétique et politique, bien qu’en dehors de toute prise de position politicienne. La poétique de la terre qu’évoque Berque, qui est une poétique de l’humain sur, et, avec, dans la terre, est réalisée au sens large avec une œuvre qui élargit le milieu humain à deux pôles extrêmes de la terre. Il ne s’agit pas de cultiver ce que Hannah Arendt appelle des « oasis », ces espaces pour l’amitié, ou pour une élite intellectuelle, ou pour des « happy few », ou pour ceux qui se reconnaissent dans une pensée parce qu’elle pourrait être la leur. Il s’agit de relier les oasis entre elles par un terreau de germination pour les humains en tant qu’ils sont plusieurs, et fondamentalement différents dans leur pluralité.
38Nous voici au terme de notre cheminement qui nous a permis de revivifier la métaphore du texte comme tissu, de saisir l’« en lisant en écrivant » glissé dans le roman, et surtout de percevoir le simulacre de la fausse traduction ou de la réécriture comme un procédé de désignation, au sein du texte, du flux de l’existence telle que nous la vivons et que la fiction peut la saisir. Il s’agit ainsi de dire notre assise incertaine et l’espace trajectif dont nous sommes le produit. Revenir à notre tour sur ce processus permet de cristalliser les traces et les entrelacs du visible et de l’invisible, des sujets et des objets à l’œuvre dans la fiction comme en toute chose. Notre parcours à travers quelques œuvres prétendument traduites, transcrites ou réécrites, nous mène en outre à témoigner de ce qui fait du poétique une expérience vitale dépassant le cadre des nécessités individuelles pour entrer dans l’urgence politique d’une fertilisation des espaces entre les hommes.