1Le Dictionnaire khazar (Hazarski rečnik, Хазарски речник), écrit en 1984 par Milorad Pavić et traduit en français par Maria Bežanovska en 1988 aux éditions Belfond (réédité en 2002 aux éditions Mémoire du livre, republié en 2015 au Nouvel Attila), est un livre-monstre et un livre labyrinthe écrit en serbo-croate, en alphabet cyrillique, traduit aujourd’hui en au moins vingt-huit langues. C’est un modèle d’« œuvre ouverte » dont l’ouverture provient de l’idée de « copie originale » portée à une puissance poétique maximale. Dans le cas du Dictionnaire khazar, la traduction-relais devient non seulement une nécessité mais peut-être un modèle de traduction. La première traduction en chinois du roman de Pavić s’appuie sur la traduction-relais russe. La seconde traduction s’appuie sur la russe et la française. La vie éditoriale mondiale du Dictionnaire khazar prolonge la poétique même d’un texte qui se présente comme un artefact éditorial composite traversé de fragments, de strates d’écriture et de langues différentes.
- 1 Sur la réception française du Dictionnaire khazar, voir Milivoj Srebro, « L’esprit cartésien face à (...)
- 2 Vincent Message, Romanciers pluralistes, Paris, Seuil, 2013.
- 3 Jacob Rogozinski a montré, à mon avis de manière trop téléologique et unilatérale, comment le Dicti (...)
2L’engouement premier et quasi unanime de la critique à la sortie du livre a été suivi d’un oubli rapide de Milorad Pavić lié aux positions pro-serbes virulentes de l’auteur pendant la guerre en Yougoslavie1. Vincent Message rapproche cependant le Dictionnaire khazar d’un « roman pluraliste2 », non pas bien sûr en fonction des positions politiques de l’auteur mais au regard de l’idée de monde portée par l’œuvre, monde pluriel et conflictuel rendu sensible par une poétique essentiellement polyphonique et plurilingue qui semble congédier tout monologisme idéologique3. On pourrait aussi dire que l’idée d’œuvre contenue dans le Dictionnaire Khazar défie elle aussi les unités et les totalités en mettant en crise autant l’idée d’une œuvre originale que celle de langue originale. Le modèle monolingue d’une œuvre et d’une communauté est remplacé par le modèle alternatif de la traduction comme matrice poétique et matrice linguistique. En se présentant comme « copie sans original » et « traduction sans texte premier », le Dictionnaire khazar semble proposer un nouveau rapport possible à la littérature en opérant la désacralisation de l’instance de l’original, l’original comme texte premier et unique, mais aussi l’idée, culturellement valorisée, de langue originale et de son autorité naturelle. Ce texte de Pavić, qui se présente à la fois comme un produit de traductions antérieures, et comme un objet de futures traductions, me semble adresser des questions chères aux méthodes comparatistes en sortant les œuvres d’une saisie chronologique exclusive pour envisager plutôt des comparaisons productives, dans le hasard des langues et le choc de temporalités non linéaires, en accordant toute son importance aux contextes pluriels d’une œuvre pensée comme métamorphose infinie. Le Dictionnaire khazar est une œuvre qui falsifie les temporalités historiques linéaires en privilégiant des courbes temporelles en réseau, lorsque le double entrelacement des temps et des langues est accompagné par la puissance du rêve et de l’imagination afin de faire surgir des histoires parallèles ou potentielles, des récits contradictoires qui se jouent de l’idée d’un modèle unique, initial et authentique.
3Le Dictionnaire khazar se présente comme un « roman-lexique en 100.000 mots » qui tente de retracer l’histoire du mystérieux peuple khazar disparu en croisant, en actualisant et en prolongeant des sources érudites et fictives, diverses et contradictoires. L’un des enjeux du roman est de savoir à quel monothéisme les anciens Khazars se sont convertis. Le roman est divisé en trois « livres », correspondant à trois versions de l’histoire du peuple khazar, mais aussi trois couleurs, trois symboles, trois religions. Chaque source, chrétienne, islamique et hébraïque, présente à l’évidence (mais sans preuve irréfutable) sa religion comme celle finalement embrassée par le peuple khazar. Il ne s’agit pas ici d’entrer dans le détail des récits on ne peut plus foisonnants et fabuleux de cette œuvre afin d’établir l’annulation réciproque des preuves par la confrontation des sources contradictoires. Ce qui retient plutôt l’attention c’est que cette question ouverte et non tranchée de la conversion du peuple khazar n’est pas sans rapport avec la question de la version (des sources), et partant de la traduction (la version comme opération de traduction linguistique). Il y a dans l’œuvre de Pavić différentes versions de l’histoire du peuple khazar, tout comme le principe fondamental de l’œuvre, celui de la version d’une langue à l’autre, structure tout le fonctionnement de l’œuvre. On aperçoit déjà comment toute version d’un texte en une langue sera aussi contingente et fragile que la conversion supposée des Khazars à tel ou tel monothéisme.
4L’unité fragile du Dictionnaire khazar repose sur une structure kaléidoscopique, en fonction des « sources » présentées, c’est-à-dire aussi sans l’œil d’un Dieu unique, fût-il un narrateur ou un auteur. Chaque fait ou histoire est repris (au moins) deux fois, relu et bien sûr déplacé et modifié par les versions concurrentes. C’est un tourniquet de variantes alternatives et contradictoires qui ne permettent jamais d’établir une seule histoire, une seule vérité historique ou narrative. L’œuvre réalise une polyphonie généralisée. Elle s’organise selon un principe premier et fondamental d’hétérogénéité, dans les sources, les interprétations, les récits et les langues. La confrontation des trois religions monothéistes destitue dans cette œuvre la prétention de toute unité et de tout « mono-» : monologisme et monolinguisme laissent place au dialogisme généralisé et au polylinguisme, au poly- des versions narratives, des interprétations, des discours, des idiomes, des langues et des alphabets. Le foisonnement intertextuel est lui aussi vertigineux, au point d’annuler la possibilité d’identifier une ou plusieurs sources dominantes. Plus que Borges, Cervantès, Rabelais, Joyce, Calvino, Eco ou le Kuzari de Juda Halevi, c’est toute la littérature mondiale en toutes langues, dans ses transferts et ses traductions, qui devient l’hypotexte de l’œuvre. C’est le principe même de la translatio, du transfert et de la traduction qui fournit l’origine littéraire du « roman-lexique » de Pavić. L’œuvre s’écrit moins à partir d’œuvres précédentes qu’à partir du mouvement même de la littérature, des échanges culturels, littéraires et linguistiques qui la construisent.
5Ce qui est aussi particulièrement remarquable dans le Dictionnaire khazar, c’est que la mise en scène des trois monothéismes, des trois religions du livre, destitue précisément cette mono-source fantasmée que serait le Livre, et le livre sacré, sacré dans une forme et une langue. L’objet culte qu’est le livre premier, fondateur et originel pour les trois religions, cet objet culte du Livre qui dénie sa constitution historique progressive via différentes strates rédactionnelles, est concurrencé par le texte à jamais inachevé proposé par Pavić. L’imaginaire du livre unique et fondateur est supplanté par l’imaginaire du livre sans début ni fin : ni Bible, ni Torah, ni Coran, mais un « Dictionnaire », dictionnaire à l’origine inauthentique qui ne forme pas de discours non contradictoire, et qui n’est pas unilingue, un « Dictionnaire » qui est le contraire même d’une forme de totalité authentique, qui est bien plutôt la forme même de l’artifice, du parcellaire, du dispersé, de ce qui reste à jamais incomplet. Son origine n’est pas le Grand Tout divin, elle se trouve au contraire dans l’absence, le manque et le rêve : le peuple khazar disparu ainsi que le mystère de leur langue inconnue. Ce qui manque effectivement à toutes les tentatives de reconstitution du savoir sur le peuple khazar, c’est le savoir sur leur langue, dont l’oubli radical ne permet pas de fonder le texte de référence sur la sacralisation d’une langue originelle. Cette manière d’édifier le roman-lexique sur un « vide » parodie la longue histoire des recherches de la langue originelle et idéale postulée par les discours religieux et reprise comme fantasme dans des savoirs sécularisés. Et cette parodie inverse ici totalement l’imaginaire linguistique traditionnel de la langue originale comme son autorité.
6Avec Pavić l’idée du « livre des livres », réalisée sous la forme du dictionnaire, n’est pas le livre intraduisible, mais le livre à traduire infiniment, et le livre lui-même issu de la traduction. Cet inauthentique « dictionnaire khazar » devient donc d’un certain point de vue l’exact contraire des trois livres fondateurs des trois religions monothéistes : sa langue originale (la langue khazare) n’est pas sacralisée et relève d’un mirage, elle ne peut plus détenir de vérité supérieure du fait de son origine divine ou première, car c’est une langue à laquelle on n’accède jamais qu’en traduction tout au long du livre. Si un dictionnaire khazar devait avoir son idiome, ce ne serait pas une langue, mais ce serait le mouvement de la traduction. Et en ce sens la langue khazare rêvée par Pavić s’avère bien plus réelle que toutes les langues originelles postulées, car toutes les langues dites naturelles ne sont jamais que le résultat de contacts interlinguistiques et de transferts, des idiomes toujours déjà hybrides, sans origine unique. Le conte est meilleur quand le compte est bon : il était plusieurs fois la langue. À l’origine, le pluriel.
7Nous proposons donc de lire le Dictionnaire khazar comme une œuvre qui met doublement en crise les notions de texte original et de langue originale, et cela à différentes échelles : à l’échelle de la fiction qu’il met en place, mais aussi à l’échelle éditoriale mondialisée, lorsque le texte programme ses propres traductions à venir, délocalisant et pluralisant ainsi la notion même d’œuvre comme devenir éditorial éclaté dans ses traductions et retraductions.
8La question de la « copie originale » et celle de la « traduction sans texte premier » se retrouvent en amont et en aval du Dictionnaire khazar dont le double statut, fictif et réel, complexifie l’idée d’un original unique et destitue toute autorité première.
9La pensée traditionnelle de la traduction comme perte ou trahison provient du modèle de la traduction des textes sacrés en langues divines. Notre conception commune de la valorisation de la langue originale provient en grande partie d’une histoire de la traduction qui a longtemps superposé à l’idée de langue originale celle d’une langue originelle détenant une vérité supérieure faisant de la lettre ce qui, précisément, résiste à la traduction en des langues humaines. La différence linguistique est perçue comme altération. L’altération perçue comme un degré inférieur de vérité. Notre rapport classique au texte littéraire, en cela, porte encore largement les traces du modèle d’un rapport au texte religieux. Une des forces du comparatisme littéraire pourrait être d’interroger ce rapport sacralisé au texte original en questionnant à la fois l’imaginaire de la langue originale, la notion d’auteur et les vertus de la différence linguistique.
10Observons tout d’abord comment le Dictionnaire khazar met en crise l’idée d’un texte original unique et authentique, proposant d’une certaine manière une nouvelle religion du livre à la puissance plurielle et relative.
11Le « roman lexique » de Pavić reprend le procédé classique de la pseudo-traduction en le poussant à sa logique maximale, c’est-à-dire en neutralisant l’idée même d’original. Pavić ajoute à la pseudo-traduction une falsification ingénieuse de ce qui est présenté comme « l’hypotexte original », à savoir un « Dictionnaire khazar » qui aurait été édité au xviie siècle. Le fac-similé de la couverture présenté au tout début de l’ouvrage n’est pas le fac-similé d’un original authentique, mais celui d’un artefact hybride se présentant comme la reconstitution d’un original à jamais perdu.
12Pavić fabrique un « faux original » qui tient de la chimère érudite, « faux original » qui serait aussi un carrefour potentiel de langues différentes, et à partir de cet original inauthentique malicieusement fabriqué l’auteur se propose d’en fournir une traduction qui se revendique aussi « actualisation ». Entrons un peu dans le détail de la mise en scène de ce brouillage généralisé des instances d’autorité représentées par l’auteur, le manuscrit original, la langue originale d’écriture.
- 4 Ce Kuzari, « Livre du Khazar », est un classique de la philosophie juive médiévale. Il rapporte un (...)
13Reprenons et clarifions un peu ce mille-feuille d’artifices. L’ouvrage de Pavić se présente donc, sous le signe de la fiction, comme la réédition en 1984, en serbo-croate, de l’édition soi-disant originale du « Dictionnaire khazar » publié par un certain Daubmannus en latin en 1691, édition originale publiée alors sous le nom de « Lexicon Cosri ». Cette expression de « Lexicon Cosri », disons ce faux « titre original » du Dictionnaire khazar ou du Hazarski rečnik, est d’ailleurs la seule expression à apparaître en alphabet romain dans l’original serbo-croate. Cet ouvrage du « Lexicon Cosri » fictivement présenté comme l’original du Dictionnaire de Pavić est lui-même un double fictif d’un ouvrage existant, le Kuzari du rabbin Judah al-Hevi4, œuvre de philosophie qui s’appuie sur des récits légendaires, rédigée au xiie siècle (et elle-même inspirée par un ouvrage du théologien musulman Al-Ghazali, mais arrêtons tout de suite là la remontée aux sources). Ce manuscrit Kuzari rédigé au xiie siècle en hébreu fut imprimé au xvie siècle sous le nom de Liber Cosri par l’éditeur allemand Johan Buxtorf. Cet ouvrage imprimé est un ouvrage bilingue présenté en deux colonnes : au texte écrit en hébreu correspond la traduction latine avec ses notes. L’ouvrage de Pavić, en présentant sur chaque page deux colonnes, garde la trace de ce Liber Cosri imprimé par Johan Buxtorf. Le choix de cette mise en page particulière imite donc autant la présentation d’un dictionnaire ou d’une encyclopédie qu’il fait revenir un modèle d’écriture bilingue.
- 5 Littéralement : l’homme de la « douve » (die Daube).
14Pavić croise en fait différentes sources livresques réelles pour faire exister une sorte de livre « chimère », composite et fabuleux. Mais comment invente-t-il et fabrique-t-il ce « Lexicon Cosri » dont il présente la première page au tout début du Dictionnaire khazar ? Le document qui semble être reproduit d’une ancienne édition n’a bien sûr rien d’authentique, sinon l’imagination malicieuse de Pavić devenu artisan typographe contrefacteur dès le seuil de son roman-lexique. Mais regardons plus précisément comment Pavić a créé ce « faux original » en fac-similé ainsi que les éléments significatifs qu’il a sélectionnés. Le Liber Cosri, devenu avec Pavić Lexicon Cosri, ne se présente plus imprimé par Johan Buxtorf, mais par un autre imprimeur allemand du xvie siècle qui a réellement existé, Hans ou Johannes Daubmann, dont Pavić reprend le nom latinisé Ioannes Daubmannus. Au changement du titre correspond donc aussi une substitution de l’artisan-imprimeur. On est dans la contrefaçon de tout ce qui pourrait authentifier un exemplaire original. On mesure bien ici jusqu’à quel point limite Pavić mêle différentes sources réelles, faits attestés et personnages authentifiés pour finalement produire un faux fac-similé, de purs artefacts qui revendiquent un statut d’original fictif. Quelques rares indices subsistent qui permettent de prendre la mesure de toute l’entreprise de falsification de l’original : le titre change (Liber devient Lexicon) ; le lieu d’édition est altéré par une coquille typographique : le véritable Daubmann imprimait ses ouvrages à « Regiomonti Borussiae », alors que le Daubmannus de Pavić imprime ses faux originaux à « Regiemonti Borussiae » ; enfin la date de l’édition dite originale de l’ouvrage du Daubmannus de Pavić a plus d’un siècle de retard par rapport à l’activité réelle de l’imprimeur Johannes Daubmann5. Ces micro-changements, en altérant le lieu et la date, changent les coordonnées géographiques et temporelles de ce qui se présente comme original, et préparent ainsi au moins métaphoriquement tout l’imaginaire de la traduction qui définit le Dictionnaire khazar. Le faux fac-similé naît dans cette fausse erreur typographique qui change le nom du lieu d’édition et ouvre un espace utopique possible. Il naît aussi dans l’anachronisme : un ouvrage de la fin du xviie siècle est imprimé par un imprimeur mort plus d’un siècle auparavant, en 1573. La couverture offerte à la vue du lecteur présente d’ailleurs des motifs ornementaux typiques de la Renaissance pour des couvertures faites exclusivement en Italie, utilisés principalement entre 1530 et 1570. Le faux fac-similé présente un original impossible, éclaté dans des temps différents et contradictoires, imprimé en plusieurs lieux en même temps. La mystification est totale et sert le dédoublement coordonné du temps comme du lieu de l’œuvre originale. Dès le départ, l’original inauthentique se construit par la conjonction impossible de temps et d’espaces différents.
- 6 À ce sujet, voir : Sanja Boskovic, « Le Dictionnaire khazar ou l’iconographie éclectique de Pavić (...)
15L’ouvrage de Pavić s’ouvre donc sur un matériau iconographique fictif : le Dictionnaire khazar invente son original, il le fabrique et l’exhibe au seuil du texte6. Le choix du faux fac-similé comme document trafiqué indique déjà que toute tentative de reproduction à l’identique sera une répétition avec altération, une reproduction qui inscrit une différence, et c’est cette différence qui produit la valeur même de la reproduction. On est donc bien ici dans un cas exemplaire de traduction fictive qui invente son original. On a bien affaire à une « copie sans original », une pseudo-traduction sans texte premier qui produit un faux original pour le besoin du roman.
16Cette tension entre original et traduction, entre premier et second, entre texte réel et texte fictif est prolongée dans la « légende » présentant le fac-similé fictif du Lexicon Cosri. La légende dit bien : « Page de couverture de l’édition originale (détruite) du Dictionnaire Khazar publié par Daubmannus en 1691 (reconstitution) ». La légende dévoile une légende supérieure que les indications entre parenthèses exhibent. Et par cet heureux hasard de la polysémie du terme français « légende », on aperçoit comment une œuvre en traduction peut actualiser et prolonger un original. La langue seconde du texte traduit produit des effets différés en résonance avec le dispositif premier. La différence linguistique que produit la traduction s’avère parfois un heureux hasard. La « légende » doit être lue (legenda) attentivement, et peut-être dans toutes ses langues et sens possibles.
- 7 Milorad Pavić, Le Dictionnaire khazar, trad. Maria Bežanovska, Paris, Belfond, 1988, p. 18.
17Avec l’original détruit auquel se substitue l’original reconstitué, on est bien radicalement dans la contradiction logique et dans la crise de l’idée d’original unique et authentique. Pavić revient dans la suite du roman sur le fait que l’édition prétendument originale du « premier dictionnaire khazar », celle de Daubmannus, est effectivement manquante, qu’elle a été entièrement détruite et qu’on n’en possède qu’une reconstitution. Il explique que la première édition du « Lexicon Cosri » de Daubmannus a été tirée à 500 exemplaires, dont 498 ont été détruits l’année suivante, en 1692, par l’Inquisition. Et les deux exemplaires restants, l’un à la serrure en or, empoisonné, et l’autre à la serrure en argent, ont été plus tard « également détruits, chacun à un bout du monde7 ». La légende du fac-similé nous introduit bien au monde des légendes.
18Mais Pavić ne s’en tient pas là. La page qui suit le faux fac-similé apporte des précisions, qui sont en fait bien plus des complications jusqu’à l’absurde, sur le statut du texte : le roman se présente comme une sorte de réédition complétée, en même temps qu’une pseudo-traduction, d’un faux original hybride, fait de sources diverses et contradictoires (chrétiennes, islamiques, hébraïques) en plusieurs langues. À ce moment-là, le roman annonce aussi son caractère de « forgerie » en complétant les sources héritées du passé :
Lexicon Cosri
(Dictionnaire des dictionnaires sur la question khazare)
Reconstitution de la première édition de Daubmannus (1691)
(détruite en 1692)
complétée jusqu’à nos jours8
19Le roman de Pavić se présente donc comme la « deuxième édition reconstituée et complétée9 du dictionnaire khazare en sa version de « Lexicon Cosri », relançant les phénomènes d’emboîtement de l’idée d’un « dictionnaire des dictionnaires » sans origine ni fin dans une logique d’emboîtement borgésienne.
20Si le cadre général de l’œuvre joue jusqu’au vertige de la fiction d’édition et de la pseudo-traduction, la langue elle-même s’amuse de son appartenance à plusieurs langues. Et pour cela le latin initial fonctionne comme une ruse linguistique en recelant des langues superposées. Au palimpseste des écritures correspond un empilement des langues.
21Le nom choisi par Pavić du premier auteur-compositeur-typographe de son Dictionnaire khazar est bien suspect. Il usurpe l’éditeur-imprimeur du véritable Liber Cosri, mais il abuse aussi des langues. Pavić a en effet bien choisi son imprimeur allemand de façade, et on comprend pourquoi il a troqué le véritable éditeur du Liber Cosri, Johann Buxtorf, pour un autre imprimeur postérieur au nom riche en potentialités sémantiques tout à fait congruentes avec les thèmes et le fonctionnement de l’œuvre. Daubmannus, ce nom de l’auteur original dans le cadre de la fiction, caution de vérité tout au long du roman, est un nom allemand latinisé. C’est du latin qui parle allemand ou de l’allemand qui parle latin. C’est un patronyme pris entre les langues. L’instance auctoriale surgit donc de la traduction. Et ce bien nommé Daubmannus, avec ses deux N dans son nom, pluralise les lettres comme les mains : la main latine, manus, semble se dédoubler dans le redoublement de la lettre N.
22Ce dédoublement de la lettre est en rapport métaphorique et métonymique avec le fait que le lecteur apprend au cours du roman qu’il n’y avait effectivement pas une, mais deux éditions originales qui auraient survécu à la destruction de l’ouvrage. Toute l’œuvre semble s’écrire à plusieurs mains, dans le dédoublement des mains et des instances auctoriales, le dédoublement des personnages, des hommes (der Mann en allemand, qui compose Daubmann), le dédoublement aussi des noms et des langues.
- 10 a daub en anglais peut signifier une peinture de mauvaise qualité, faite grossièrement et to daub s (...)
23Le terme latin manus ne désigne pas seulement la main. C’est un terme qui entre dans de nombreuses locutions dans lesquelles il indique la possession. Le terme de manus désigne aussi le pouvoir que le pater familias exerce sur ceux qui lui sont soumis, femme, enfants, esclaves, c’est un nom de l’autorité. Si on entend dans le nom de Daubmannus le verbe anglais (to) daub (talocher, enduire à la chaux, enduire, barbouiller), on retrouve bien l’idée d’un recouvrement premier10. Il s’agirait alors de recouvrir à l’infini un original, de le recouvrir jusqu’à ce qu’il disparaisse derrière des couches d’écritures. Le modèle de l’autorité de l’œuvre n’est plus l’instance auctoriale, mais tout ce qui permet d’augmenter le texte : l’autorité dépend alors plus de la traduction, de la multiplication des textes et du mouvement des langues que d’un original unique et unilingue.
24On comprend dès le nom du prétendu premier auteur du dictionnaire khazar de 1691 que ce qui se présente comme « la » langue originale doit être entendu « en traduction », de manière polysémique et translinguistique, être entendu plusieurs fois et simultanément en plusieurs langues. Daubmannus est à lire comme un nom joycien tout droit sorti de Finnegans Wake. Ce nom latin de Daubmannus cache bien des polysémies latines, des résonances anglaises en plus qu’il traduit littéralement un patronyme allemand, celui de Johannes Daubmann. Au livre-monstre et labyrinthique qu’est le Dictionnaire khazar correspond ce nom-chimère perdu dans le dédale des langues. Poétiquement, Daubmannus, ce nom d’auteur apocryphe en traduction, est bien l’auteur idéal du livre de Pavić. Est-ce un hasard, alors, si le prénom de la traductrice française du Dictionnaire khazar, Maria Bežanovska, apparaisse dans sa forme francisée « Marie », et donc en traduction, sur la page de titre de l’édition Belfond ?
25Si le principe de la traduction est en amont de l’ouvrage de Pavić, et à son seuil initial, il constitue aussi l’horizon poétique général du Dictionnaire khazar. Le passé et le futur de l’œuvre se rejoignent dans la pluralité des langues. Dans ses « remarques préliminaires », Pavić écrit :
- 11 Milorad Pavić, Le Dictionnaire khazar, op. cit., p. 19.
Mais il ne faut pas oublier une chose : l’éditeur de cette deuxième version du Dictionnaire khazar est tout à fait conscient que le matériau utilisé par Daubmannus au xviie siècle n’est pas sûr, qu’il est pour sa plus grande part légendaire, qu’il représente quelque chose comme un repas dans un rêve et qu’il est pris dans un filet d’illusions d’âges différents11.
26Pavić pointe aussi le fait que cette deuxième édition, en traduction originale serbo-croate, est une version monolingue qui ne rend pas entièrement justice à la première édition polyglotte de Daubmannus :
Il faut également souligner qu’on n’a pas pu, pour des raisons compréhensibles, reprendre ici l’ordre alphabétique du dictionnaire de Daubmannus, qui était écrit dans trois alphabets et trois langues différentes : grecque, hébraïque et arabe, et dans lequel les dates correspondaient aux trois calendriers. Ici, toutes les dates sont calculées selon un même calendrier, et le texte de Daubmannus est traduit des trois langues dans une seule12.
- 13 Dans une autre logique, intéressante car complémentaire, on peut se reporter aux réflexions ébauché (...)
27Pavić met en scène le caractère contingent et abusivement monolingue de son propre Dictionnaire khazar. La différence linguistique et la différence temporelle (différence des calendriers mais aussi différence dans la mesure du temps) semblent au contraire être essentielles à ce que l’on pourrait reconstituer d’un « original » intrinsèquement protéiforme, plurilingue et inscrit dans des temps contradictoires. Ce point est fondamental, car à la traduction comme nouvelle modalité de vérité de l’œuvre, et comme vérité de la langue originale elle-même, s’ajoute l’idée d’une relativité temporelle. Cette relativité de l’ordre du temps est aussi à lire comme une manière de s’affranchir d’un temps unique, d’une mesure temporelle unique, de s’affranchir aussi de la linéarité chronologique habituelle qui hiérarchise original et traduction en fonction du critère temporel de l’antécédent. Pavić affole ici tous les rapports de subordination traditionnels qui inféodent une traduction à un original. Il s’agit de multiplier les calendriers différents, d’envisager d’autres rapports temporels dans notre appréhension des œuvres13. D’ailleurs, la date de 1691 est une invitation à renverser le temps : retournez la date et l’exemplaire imprimé du Dictionnaire khazar, et une autre année 1691 apparaîtra grâce à l’effet de miroir inversé du 6 et du 9… La date est la même, et pourtant une autre. L’œuvre est placée sous le signe de la réversibilité possible des temps. Dans le monde khazar, d’ailleurs, le temps peut se déployer dans les différentes logiques de la réversibilité, du mélange ou de l’inversion :
- 14 Milorad Pavić, Le Dictionnaire khazar, op. cit., p. 112.
[…] les Khazars considèrent que les quatre saisons représentent deux années, et non pas une, et que ces deux années coulent en sens opposés (comme les courants de leur rivière principale). Elles mélangent les jours et les saisons comme on bat les cartes, d’où il résulte que des jours d’hiver se mêlent à ceux du printemps et des jours d’été à ceux de l’automne. Et ce n’est pas tout : l’une des deux années khazares s’écoule de l’avenir vers le passé, et l’autre du passé vers l’avenir14.
- 15 Walter Benjamin, « Préface épistémo-critique », Origine du drame baroque allemand, trad. Sibylle Mu (...)
28La différence linguistique du Dictionnaire khazar doit être accompagnée d’un étoilement des différents « temps » de l’œuvre, étoilement qui propose la figure d’un réseau de textes qui ne doivent pas être hiérarchisés par rapport au modèle d’un temps linéaire vectorisé, cette représentation moderne hégémonique du temps qui participe à la valorisation traditionnelle de l’original par rapport à ses traductions postérieures. Il s’agirait en fait de lire dans toutes les langues, et sans se soucier de l’ordre temporel d’apparition des œuvres. Le modèle de la traduction comme vérité de l’œuvre propose ici de lire les versions en réseau, et selon une arborescence qui se défait du modèle d’un arbre généalogique orientant le temps. Il n’y a plus de source unique, originelle et originale, mais chaque nouvelle arborescence produit et perpétue ce mouvement infini de l’origine qui ne cesse de s’originer, cette origine qui n’en finit pas de se produire. Il s’agit d’une certaine manière de prendre au sérieux l’inachèvement de l’œuvre, l’inachèvement de l’origine, contre la certitude des débuts actés et achevés. L’origine, alors, se distingue bien de la genèse : elle est discontinue et trouble, plutôt qu’une et identifiable, elle n’est pas la source en amont mais un « tourbillon dans le fleuve du devenir15 », pour reprendre la célèbre expression de Walter Benjamin, Ursprung et non Entstehung.
- 16 Milorad Pavić, « Face à l’imprévisible : mille milliards de scénarios », Le Débat, 1990/3, n° 60, p (...)
29Dans un article (extrêmement polémique sur le plan politique, mais tel n’est pas ici notre propos) paru en 199016, Milorad Pavić pose cette question : « Aurons-nous une nouvelle manière de lire une œuvre littéraire, une manière appropriée à l’ère cybernétique ordinatorisée ? » On pourrait dire que Pavić invente avec le Dictionnaire khazar la littérature de l’hypertexte qui se réalise par le flux, le déplacement et la traduction, selon des réseaux complexes qui court-circuitent le modèle rudimentaire d’une œuvre et de sa traduction postérieure. Cette idée d’une recomposition à l’infini du texte grâce à ses réalisations en d’autres langues, Pavić en fait part dans ses « remarques préliminaires » du Dictionnaire khazar. Les recompositions liées à l’ordre alphabétique variable selon les langues, ainsi qu’au sens de lecture, de gauche à droite ou de droite à gauche, permettent de lire l’œuvre « dans tous les sens » et de la prolonger.
- 17 Milorad Pavić, Le Dictionnaire khazar, op. cit., p. 20.
Il est également évident que dans l’édition du xviie siècle les articles étaient classés différemment selon la langue employée (l’hébreu, l’arabe, le grec), car les lettres n’occupent pas la même place dans les alphabets différents, de même qu’on ne feuillette pas les livres dans le même sens, et que les personnages principaux au théâtre n’apparaissent pas tous du même côté de la scène. Ce livre n’aura d’ailleurs pas le même aspect dans toutes les traductions, car inévitablement la matière du Dictionnaire khazar sera ordonnée différemment dans chaque langue et dans chaque alphabet, les articles prenant d’autres places, et les noms une autre hiérarchie17.
(Ce livre) peut être lu d’innombrables façons. C’est un livre ouvert même lorsqu’on le referme. Il peut aussi être complété : il y a eu un premier lexicographe, voici maintenant le travail du deuxième, et dans l’avenir il peut y en avoir d’autres18.
30« Et dans l’avenir il peut y en avoir d’autres » : le lexicographe Pavić, qui continuait et prolongeait l’œuvre de Daubmannus, qui lui-même imprimait le travail de Judas Halévi, ce lexicographe Pavić n’est donc pas le dernier d’une série d’auteurs : les traducteurs à venir seront ces futurs lexicographes qui poursuivront cette « œuvre en mouvement » qu’est le Dictionnaire khazar. Si la notion d’œuvre vacille, l’autorité exclusive de ce qu’il est convenu d’appeler « un auteur » chancelle aussi. Les futurs traducteurs-lexicographes participent à l’autorité inachevée et inachevable de ce Dictionnaire, forme de totalisation du savoir et des langues, et pourtant forme à jamais incomplète.
31Dans la préface à la réédition française en 2002 du Dictionnaire khazar, Pavić dit qu’il souhaite faire de la littérature un « art réversible », appuyé sur des récits et une écriture « non-linéaires » :
- 19 Milorad Pavić, Le Dictionnaire khazar : roman-lexique en 100 000 mots. Exemplaire androgyne, Paris, (...)
C’est pourquoi mes romans n’ont ni début ni fin au sens classique de ces mots. […] Dans des langues différentes, le roman se termine différemment en fonction de l’ordre alphabétique. La version originale du Dictionnaire khazar, écrite en alphabet cyrillique, se termine par une citation latine : … sed venit ut illa impleam et confirmem, Mattheus. Traduit en grec, mon roman se termine par la phrase suivante : J’ai tout de suite remarqué qu’il y avait en moi trois peurs et non pas une seule. Les versions en hébreu, espagnol, anglais et danois du Dictionnaire khazar se terminent ainsi : Puis, quand le lecteur revenait, c’était le contraire, et Tibon corrigeait sa traduction, se fondant sur les impressions éprouvées pendant cette lecture marchée. Les éditions chinoise et coréenne du livre se terminent par la même phrase. La version serbe imprimée avec des caractères latins, la version suédoise [...] ainsi que les versions hollandaise, tchèque et allemande se terminent par la phrase suivante : Ce regard inscrivit le nom de Cohen dans l’air, alluma la mèche et la lampe éclaira son chemin jusqu’à la maison. La version hongroise du Dictionnaire khazar se termine par cette phrase : Il voulut tout simplement te rappeler ta véritable nature… Les versions française, italienne et catalane se terminent par cette phrase : En effet le vase khazar sert encore bien qu’il n’existe plus depuis longtemps. La version japonaise [...] se termine par cette phrase : La jeune fille avait mis au monde une fille éclair – sa mort. Dans cette mort sa beauté s’était séparée en petit lait et en lait caillé et, au fond, on voyait une bouche qui enserrait le roseau19…
32Cette manière de lire les traductions comme des suppléments nécessaires au texte original est extrêmement précieuse. Le lieu et le temps de l’œuvre sont prolongés, l’autorité du texte pluralisée par ses traductions. Le dernier mot est aussi précaire que le premier. En mettant en crise l’autorité de l’original et le fantasme d’une traduction ultime, l’œuvre se construit par sa malléabilité propre et son indéfinition constitutive. Elle ne s’arrête et ne s’arrêtera ni dans une forme stabilisée ni dans une langue unique.
33On pourrait dire que la langue originale « idéale » présentée par l’ouvrage de Pavić n’est ni le serbo-croate de l’écriture originale, ni le grec, l’arabe ou l’hébreu des sources chrétiennes, islamiques ou hébraïques, ni le latin de Daubmannus, ni aucune autre. La langue originale idéale portée par l’ouvrage, ce serait bien plutôt la traduction, et peut-être même le translinguistique. Voilà peut-être ce que serait la véritable langue « khazare » qui reste inconnue pour le lecteur, celle qui n’en finit pas de se déplacer, de voyager, sans se fixer, à l’image du terme khazar lui-même qui semble dériver d’un mot turc signifiant « nomade », « errant ». En plaçant la traduction en amont et en aval de l’œuvre, Pavić annule l’idée d’une langue originale une et unique, langue première, langue naturelle de référence. La langue de la littérature, ce serait la traduction, le mouvement infini des passages possibles entre les langues.
34On pourrait dire alors que la traduction française actualise relativement bien le texte, car dans le nom français du Dictionnaire khazar, on entend le « hasard », terme français d’ailleurs emprunté à la langue arabe. Le dictionnaire de Pavić n’est pas khazar, il n’est « qu’hasard », hasard de ses recompositions, de ses formulations, de ses traductions en diverses langues. Et la coïncidence linguistique portée par la traduction française réalise une ambition poétique de l’œuvre.
35Si l’on fait de la double proposition théorique et poétique du Dictionnaire khazar un modèle possible pour le comparatisme littéraire contemporain, il s’agirait peut-être de s’engager à travailler sur des formes de textes et des langues à jamais contingentes, sans la nostalgie d’un texte premier, original, écrit dans une langue originale qui serait dépositaire d’une vérité supérieure. Il s’agirait de penser et de lire les œuvres depuis la pluralité des textes et des langues, depuis la traduction. Le Dictionnaire khazar de Pavic est une invitation à jouir de toutes les versions et traductions possibles d’un texte, de jouir de l’éparpillement de la vérité du texte et de la dispersion des langues.
36Dans le Dictionnaire khazar il y a d’ailleurs un personnage qui est censé avoir possédé le savoir sur le peuple khazar. Mais ce savoir, il ne le conserve pas dans son esprit, mais sur sa peau, qui servait de papier. Parchemin vivant, homme tatoué, l’homme de savoir chez Pavić représente l’un des rares exemples de la façon dont les Khazars écrivaient des livres, notamment les livres portant sur l’histoire de leur peuple. Les Khazars avaient eu l’idée d’écrire leur histoire collective sur la peau des hommes qui devenaient ainsi des « livres » qui marchent, des livres qui font circuler le savoir, mais cette circulation se paie bien sûr d’une dispersion de ces livres humains. Le livre archétypique modèle n’est pas divin, objet d’une révélation, mais le livre khazar est fondamentalement humain et fragile, écrit sur le corps d’un individu qui marche et ne se fixe jamais. Le livre n’est ni unique, ni divin, ni éternel, il est pluriel, humain, éphémère, en dispersion, écrit sur une matière et dans une langue vouées à disparaître. Avec le Dictionnaire khazar, il n’y a plus de livre suprême ou définitif, seulement des versions transitoires.
37L’immense liberté de lecture et de circulation dans l’œuvre est aussi assurée par un système de nombreux renvois d’un article à l’autre. Si chaque version monolingue du Dictionnaire recompose le texte et le fige dans une forme et un ordre, cet ordre-là lui-même est contingent et peut être recomposé par la lecture individuelle :
- 20 Milorad Pavić, Le Dictionnaire khazar, op. cit., p. 21-22.
Ainsi le lecteur pourra-t-il utiliser cet ouvrage de la façon qui lui plaira. Les uns chercheront un mot ou un nom, comme dans un quelconque dictionnaire, d’autres liront ce livre comme n’importe quel livre, du début à la fin, d’un seul trait, afin d’avoir une vision globale de la question khazare et de ses personnages, objets et événements qui s’y rapportent. On peut feuilleter ce livre de gauche à droite, ou de droite à gauche comme c’était le cas pour l’édition prussienne (sources hébraïques et islamiques). Les trois livres de ce dictionnaire – le jaune, le rouge et le vert – seront lus dans l’ordre décidé par le lecteur : il peut commencer, par exemple, par celui sur lequel le dictionnaire s’ouvrira. C’est pour cette raison sans doute que, dans l’édition du xviie siècle, les livres étaient reliés séparément, ce qui n’a pas été possible ici pour des raisons techniques. Le Dictionnaire khazar peut se lire également en diagonale afin d’obtenir une coupe à travers les trois livres – islamique, chrétien et hébraïque. […] Le lecteur ne doit cependant pas être découragé par toutes ces recommandations. Il peut tout simplement sauter cette introduction et lire comme il mange : en se servant de son œil droit comme d’une fourchette, et de son œil gauche comme d’un couteau, et en jetant les os par-dessus l’épaule. C’est suffisant. Il pourra lui arriver de s’égarer parmi les mots de ce livre, comme ce fut le cas de Masudi, l’un des auteurs de ce dictionnaire, qui s’était perdu dans les rêves d’autrui sans pouvoir trouver le chemin du retour. Dans ce cas, il ne lui restera rien d’autre à faire que de partir du milieu, dans n’importe quelle direction, en défrichant son propre chemin. Il traversera le livre comme une forêt, de signe en signe, s’orientant d’après l’étoile, la lune et la croix. Une autre fois, il le lira à la manière dont le faucon hobereau vole uniquement le jeudi, ou bien il pourra le tourner et retourner comme un « dé hongrois ». Ici, aucune chronologie ne sera nécessaire, ni respectée. Ainsi chaque lecteur créera son propre livre, comme dans une partie de domino ou de cartes, recevant de ce dictionnaire, comme d’un miroir, autant qu’il y investira, car – c’est écrit dans ce lexique – on ne peut recevoir de la vérité plus qu’on n’y a mis20.
38À cette liberté totale dans la lecture recommandée par l’auteur s’ajoute un imaginaire du « genre de lecture » lié au genre sexuel. L’un des « fragments conservés de la préface de l’édition originale de Daubmannus publiée en 1691 et détruite », présenté comme « traduit du latin », relie l’idée d’une lecture capricante à une « fièvre sauteuse » n’opérant que dans le cadre d’un calendrier féminin :
L’auteur conseille au lecteur de ne saisir ce livre qu’en toute dernière extrémité. Et même s’il se contente de l’effleurer, qu’il le fasse le jour où son esprit et sa vigilance sont plus aiguisés que d’habitude, et qu’il le lise comme s’il allait attraper la fièvre « sauteuse », cette maladie qui saute un jour sur deux et ne vous donne de la fièvre que les jours féminins de la semaine21…
- 22 La réédition du Dictionnaire khazar en français en 2002 devient une « version androgyne » à partir (...)
- 23 À sa manière, et par les moyens propres à la littérature, Pavić nous invite à repenser autrement l’ (...)
39On peut donc lire en sautant des pages et un jour sur deux, lire les jours masculins de la semaine ou les jours féminins. À cette hétérogénéité des modes de lecture, pensée sur le mode de la double différence temporelle et sexuelle, s’ajoute un autre trouble dans le genre de l’original. En effet le Dictionnaire khazar se construit selon un imaginaire éditorial sexué et toujours déjà dédoublé en déjouant l’idée d’un exemplaire unique de référence. Il existe deux versions du Dictionnaire de Pavić, l’une dite « masculine » et l’autre « féminine », qui ont été finalement réunies dans une version dite « androgyne » lors de la réédition française de 200222. La pluralisation de l’idée de texte original passe non seulement par un imaginaire de la différence linguistique porté par la traduction, mais aussi par un imaginaire de la différence sexuelle qui dédouble l’exemplaire unique qu’est censé être « un » livre, et cette instance de l’original identifié comme un unique texte premier de référence. La stratégie éditoriale adoptée par Pavić pluralise dès le départ l’idée de texte original de référence, il inscrit la différence, sexuelle et linguistique, comme la nouvelle matrice d’une œuvre qui ne formera jamais un tout unifié. La version féminine et la version masculine du livre existent simultanément et parallèlement, scindant dès l’origine ce qui voudrait se présenter comme un volume original unique. Cette manière de « sexuer » les versions est une manière de diviser l’origine, de pluraliser l’instance originale du texte en défaisant les grands récits théologiques de l’origine23. Ève ne provient pas de la côte d’Adam, elle naît exactement en même temps que lui. Ne cherchez plus l’un ou l’originel unique, car vous tomberez toujours sur du pluriel et de la différence. La crise de l’original chez Pavić remet en cause toutes les genèses : les grands mythes d’origine comme les fausses monogenèses linguistiques.
40D’une certaine manière, tout était déjà inscrit dans le nom de Daubmannus, avec ses mains au pluriel, cet auteur-imprimeur masculin avec ses mains féminines, à l’image du genre du terme latin manus-us : féminin. Dès le nom de l’auteur original fictif, à travers le dédoublement des mains, on trouve ce jeu entre un genre masculin et un genre grammatical féminin.
- 24 Dans la version masculine, on trouve cette « lettre » : « J’aurais pu faire feu à ce moment-là. L’o (...)
41Mais cette différence sexuelle des versions du Dictionnaire est aussi un moyen de faire diverger légèrement le récit. Cette forme d’original dédoublé, constitué d’une version masculine du texte et d’une version féminine, confine à l’aporie. Ces deux versions diffèrent en effet l’une de l’autre d’un seul paragraphe24, représentant ainsi deux « originaux » presque identiques, donc différents et concurrents. La variante narrative réalise sur le plan de la narration ce que la traduction réalise sur le plan linguistique : de l’altérité, de la différence, du possible. Avec le Dictionnaire khazar, d’autres récits et d’autres langues sont toujours possibles, et ce désir pour la variante, la version et la différence constitue le cœur poétique même de l’œuvre.
42La variante narrative qui apparaît lors de la comparaison entre l’exemplaire masculin et le féminin a lieu lors de la onzième lettre que le personnage Dorothéa Schlutz envoie à son mari Isaac Schultz. Dorothéa, signifiant étymologiquement « cadeau de Dieu », est un prénom épicène. Il était surtout donné à des garçons dans l’Orient de l’Antiquité, et ce n’est qu’au XXe siècle qu’il est massivement attribué à des filles. Il ne s’agit pas ici d’entrer dans le détail des variantes. Nous nous contentons ici de souligner le fait qu’elles apparaissent lors d’un échange épistolaire entre deux personnages, c’est-à-dire un échange de lettres, de feuilles volantes. Et c’est un phrase bien particulière qui précède le moment où les deux versions diffèrent : « Et il me tendit les quelques pages photocopiées qui étaient posées sur la table. »
43Ce n’est pas un hasard si le paragraphe qui change, entre les versions masculine et féminine, est une « lettre » contenue dans « quelques pages photocopiées » (métonymie de l’ouvrage imprimé que le lecteur tient entre ses mains) : la feuille volante et mobile symbolise les recompositions infinies d’une œuvre toujours en réorganisation, et l’idée de la duplication des textes à l’ère de la « reproductibilité technique » permet de jouer sur l’idée de copie non conforme. Plus on photocopie, imprime et reproduit le Dictionnaire khazar, plus il se multiplie en faisant écart à lui-même, réalisant ainsi la promesse de tendre vers l’achèvement grâce à ses versions toujours différentes, différant ainsi à jamais le modèle d’un original absolu, complet et achevé. Plus l’œuvre diffère d’elle-même, par la traduction ou par la différence sexuelle, par la variante narrative, par les caprices du lecteur, plus elle tend à devenir elle-même en étant toujours autre.
44Si les versions masculine et féminine diffèrent, comment penser le rapport entre ces deux exemplaires originaux ? Il nous semble que ce rapport n’est pas un rapport de complémentarité, de même que l’homme et la femme ne sont pas le complément l’un de l’autre, n’en déplaise à une pensée religieuse de la complémentarité naturelle des sexes. Il ne s’agit pas d’additionner les deux originaux pour en constituer un autre qui serait plus véritable, fruit d’une union ou d’une réunion complémentaire. Dans l’appendice final de l’œuvre, Pavić envisage la réunion de deux lecteurs du Dictionnaire khazar, un homme et une femme, qui se réuniraient dans une pâtisserie devant un café pour comparer les exemplaires masculin et féminin du livre. « Ils sont différents » prévient l’auteur.
- 25 Milorad Pavić, Le Dictionnaire khazar, op. cit., p. 256.
Lorsqu’ils compareront le bref passage de la dernière lettre du Docteur Dorothéa Schultz imprimé en italique dans l’un et l’autre exemplaire, le livre formera pour eux un tout, comme un jeu de dominos, et ils n’auront plus besoin de lui25.
45Or cette image rassurante d’une unité retrouvée est aussi trompeuse que tous les récits fabuleux développés dans l’œuvre, aussi trompeuse aussi que cette image d’un « jeu de dominos » qui offre bien plutôt l’image d’une série ouverte et non close, dès lors que l’on y joue vraiment. Il n’y a pas de Dictionnaire khazar unifié ou unifiable dans la complémentarité des exemplaires masculin et féminin. Le jeu sur la différence sexuelle sert en fait le même principe que le jeu sur la différence linguistique de la traduction. L’unité est un fantasme voué à l’échec. La dualité éditoriale du Dictionnaire de Pavić ne propose jamais « un » texte original, quand bien même on s’en tiendrait à additionner le masculin et le féminin. Le 2 n’est pas une figure d’un couple réunifié, mais le début du pluriel. Le lecteur ne sera donc pas surpris de savoir que certains personnages du Dictionnaire khazar sont hermaphrodites et que d’autres changent de sexe pendant le récit, défiant les binarités rigides. Par ailleurs, le lecteur apprend que la mystérieuse langue khazare comportait sept genres grammaticaux. Dans les sources hébraïques, on lit :
Cette langue possède sept genres. Outre le masculin, le féminin et le neutre, il y a un genre pour les eunuques, un pour les femmes sans sexe (celles dont le sexe fut volé par un cheïtane arabe [la Princesse Ateh]), un pour ceux qui changent de sexe : les hommes qui deviennent des femmes, ou le contraire, et aussi un genre pour les lépreux car, outre la maladie, ils sont obligés de s’astreindre à cette nouvelle façon de parler qui, dès qu’ils ouvrent la bouche, révèle à leur interlocuteur la nature de leur mal26.
46Ce jeu sur les genres pluriels de la langue khazare se redouble dans d’autres phénomènes de différenciation linguistique. La langue khazare elle-même ne cesse de se différencier selon le genre de ses locuteurs. La langue standard des fillettes, caractérisée par un « accent plus pur », connaît des formes masculines marquées par des accents étrangers variables :
Les fillettes ont un accent différent des garçons, comme les hommes des femmes. Car les garçons apprennent l’arabe, l’hébreu ou le grec selon qu’ils vivent là où il y a des Grecs, là où les Juifs sont mélangés aux Khazars, ou bien là où habitent les Sarrazins et des Perses. Ainsi, quand les garçons parlent khazar on entend les kamèch, holem et chourèk juifs, le « u » majuscule, moyen et minuscule et la « a » moyen. Les fillettes, en revanche, n’apprennent pas l’hébreu, ni le grec, ni l’arabe, et leur accent est différent et plus pur.27
47Il n’y a pas de « langue originale » unique avec la langue khazare, il n’y a que des différences, que des accents, accents de genre ou accents étrangers. Le propre de la mystérieuse langue khazare, ce serait d’être toujours altérée, et toujours sur la voie de la traduction. La langue originale de ce peuple est vouée à l’oubli et à sa survie en traduction. C’est bien sur le sacrifice de l’idée d’une langue originale khazare que s’invente tout le roman-lexique de Pavić :
Il est curieux de constater que les Khazars qui se retrouvent à l’étranger évitent de s’avouer les uns aux autres qu’ils sont khazars, et préfèrent se croiser en cachant leur origine, feignant de ne pas parler ni comprendre la langue khazare, et encore plus entre eux que devant les étrangers. Chez eux, dans les services publics et les administrations, on apprécie davantage ceux qui connaissent mal le khazar, bien que ce soit la langue officielle. Aussi, même ceux qui maîtrisent bien cette langue s’emploient à la parler mal et avec un accent étranger, ce dont ils tirent un profit évident. Les traducteurs, par exemple du khazar en hébreu ou du grec en khazar, qui font – exprès ou non – des fautes dans la langue khazare, sont les plus recherchés28.
- 29 Umberto Eco, La recherche de la langue parfaite dans la culture européenne, trad. Jean-Paul Mangana (...)
48Si toute l’œuvre de Pavić cherche à inventer un texte original absolument impossible et introuvable, elle se construit aussi sur la désacralisation de l’unité et de la valeur de l’idée d’une langue originale unique, unifiée et authentique. En fait, la mystérieuse langue khazare doit rester irreprésentable. C’est sur son absence et son invisibilité que repose la possibilité d’une œuvre comme le Dictionnaire khazar, qui construit une poétique et une éthique de la traduction à partir du double sacrifice de l’autorité d’un texte original et d’une langue originale. L’histoire de la princesse khazare Ateh emblématise cette idée d’une langue originale interdite, qui reste interdite, c’est-à-dire qui est condamnée au silence. Cette interdiction est moins une violence ou une censure que la condition de possibilité de la traduction. Cette langue interdite parodie quelque chose de l’ordre d’une langue originelle et divine interdite aux hommes, et c’est sur l’ignorance, la méconnaissance de cette langue mythique idéale et parfaite29, originale et originelle, que peuvent exister les langues humaines et les littératures. Régine Robin évoquait bien comme une
- 30 Régine Robin, Le deuil de l’origine : une langue en trop, la langue en moins, Saint-Denis, Presses (...)
constante chez [d]es écrivains, la nécessité de garder une langue inconnue ou méconnue ou supposée telle de façon à pouvoir s’appuyer fantasmatiquement sur elle. […] Il faut donc insister sur la nécessité de garder une langue inconnue30.
49Selon certaines sources internes à l’œuvre, la princesse Ateh, qui change de visage chaque matin, dont la métamorphose est donc en quelque sorte l’identité, cette princesse Ateh serait en fait le premier auteur, auteure ou autrice donc, du Dictionnaire khazar, avant Daubmannus. Et cette princesse meurt d’avoir vu sa propre langue, elle meurt d’avoir pu lire la langue khazare « dans le texte », dans le texte formé par son propre corps. Les sources chrétiennes attestent l’histoire suivante :
- 31 Milorad Pavić, Le Dictionnaire khazar, op. cit., p. 27.
La nuit, elle portait sur chacune de ses paupières une lettre, comme celles qu’on inscrit sur les paupières des chevaux avant la course. Ces lettres appartenaient à l’alphabet khazar qui fut interdit, et celui qui avait le malheur de les lire mourait aussitôt. Les lettres étaient tracées par des aveugles et, le matin avant la toilette, les suivantes servaient la princesse les yeux fermés. Ainsi elle était protégée de ses ennemis pendant le sommeil. Pour les Khazars, le sommeil était le moment où l’homme était le plus vulnérable. Ateh était très belle et très pieuse, les lettres lui seyaient parfaitement31.
50Une légende parmi d’autres, connue sous le nom « du miroir rapide et du miroir lent », rapporte la mort de la princesse : c’est au moment où Ateh voit la langue khazare qu’elle meurt, et que donc meurt le premier auteur (un premier auteur possible) du Dictionnaire khazar. On retrouve ce noyau d’impossible et de contradiction logique qui innerve tout le roman : c’est au moment où elle prend connaissance de la langue khazare que la première figure d’auteur du texte meurt. Demeure infiniment mystérieuse la question de savoir comment elle a écrit son dictionnaire, et en quelle langue…
Un printemps, la princesse Ateh dit : – Je me suis habituée à mes pensées comme à mes robes. Elles ont toujours le même tour de taille et je les vois partout, même dans les carrefours. Le pire est qu’elles me cachent la croisée des chemins.
Pour la distraire, les serviteurs lui apportèrent deux miroirs. Ils n’étaient pas très différents des autres miroirs khazars. Tous deux étaient faits de sel poli, seulement l’un était rapide et l’autre lent. Ce que le miroir rapide prenait au futur en reflétant le monde, le miroir lent le rendait en payant la dette du premier, car il retardait par rapport au présent autant que le premier avançait. Lorsqu’on apporta les deux miroirs à la princesse Ateh, elle était encore au lit et les lettres inscrites sur ses paupières n’étaient pas encore effacées. Elle se vit dans les miroirs les yeux fermés et elle mourut aussitôt. Elle avait succombé entre deux battements de paupières, plus exactement au moment où elle avait lu pour la première fois les lettres mortelles inscrites sur ses paupières. Elle avait cillé au moment précédent et au moment suivant, ce que les miroirs lui avaient renvoyé. Elle mourut, tuée en même temps par les lettres du passé et celles de l’avenir32.
51Si les lettres du passé et les lettres de l’avenir tuent la princesse Ateh en lui dévoilant les caractères de la langue khazare, les langues du passé et les langues de l’avenir constituent en revanche la seule langue de ce Dictionnaire khazar qui ignore tout de la langue originale khazare. C’est-à-dire que la langue idéale du Dictionnaire khazar, ce sont les langues du passé et les langues de l’avenir, la pluralité des langues et des versions autorisées par la traduction, la pluralité translinguistique qui s’élabore sur la mise en crise radicale de l’idée de texte originel et de celle de langue originale. Que l’on se rassure : le lecteur du Dictionnaire ne peut pas mourir comme la princesse Ateh, car la langue originale de l’œuvre n’existe pas de manière nécessaire, elle n’est qu’une langue contingente ouverte à jamais sur les relais de la traduction.
52Le Dictionnaire khazar peut être lu comme une anti-Bible, comme la figure inverse des trois Livres des trois religions du Livre, alors même qu’il parodie l’histoire de la rédaction progressive par strates et par traductions des grands textes sacrés, artefacts rédigés par compilation sur le temps long de l’histoire et non parole intouchable de la révélation. C’est un livre qui désacralise radicalement l’autorité de tout texte qui se présente comme premier, qui montre comment on fabrique de l’original et de l’authentique, et c’est un livre qui, en faisant de la traduction le principe et l’horizon de sa poétique, congédie à la fois l’autorité culturellement acceptée de la langue originelle et celle de la langue originale. L’invitation à une pensée pluraliste portée par ce roman passe par l’invitation à une pensée par et dans la traduction, en opérant le nécessaire sacrifice de la primauté accordée à une langue particulière qui serait dépositaire d’une vérité et d’une valeur supérieures.
53À la désacralisation des langues (langues liturgiques, langue nationales, langues originales, langues littéraires) correspond l’idée d’une littérature en mouvement, dans les textes et les langues, dans des versions, des actualisations et des traductions qui ne se laissent enfermées ni dans la sacralisation du premier mot ni dans celle du dernier mot. En ce sens, il nous semble que le Dictionnaire khazar propose un modèle textuel extrêmement riche pour la discipline comparatiste. C’est un texte qui invite à pluraliser tout ce qui se présente comme un et original, et qui fait de la traduction un geste essentiel à la compréhension de la littérature en déhiérarchisant le premier et le deuxième, l’original et ses dérivés, l’unique et ses suppléments. Il désacralise l’autorité de l’original, c’est-à-dire qu’il rend à l’usage commun ce qui était réservé au domaine divin, il réinvente de la valeur à partir de l’usage des textes et de leur circulation mondiale. Il invente une littérature de l’hypertexte qui favorise les passages, les connexions et les traductions en provincialisant la valeur de l’original et en affirmant les vertus des délocalisations, des transferts et des circulations à partir d’une pluralité de lectures adossée à la différence des temps, des lieux et des langues.