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2017
Des copies originales (N° 22 | 2017)
Traducteurs, copieurs originaux

Une réécriture sous contrainte : la traduction d’un roman japonais (Soleil couchant, de Dazai)

Didier Chiche

Résumés

Traduire en français un roman japonais, c’est relever un défi. De toute évidence, la difficulté de la traduction tient d’abord à la distance linguistique entre français et japonais ; mais il y a aussi et surtout des difficultés d’ordre strictement littéraire, liées notamment à la manière dont le récit original est conçu et structuré. Le traducteur est souvent tenté de faire entrer à toute force l’œuvre originale dans le cadre de ses a priori littéraires : d’acclimater, en somme, le texte « étranger ». La conséquence d’un tel choix, c’est que le texte d’arrivée gagne en lisibilité, mais aussi que se perd tout ce qui pourrait infliger au lecteur un choc salutaire en l’amenant à découvrir une écriture radicalement nouvelle et susceptible de bousculer ses conceptions. Plutôt que de flatter le lecteur en le confortant dans ses habitudes de lecture, il me paraît salutaire de faire de la traduction l’occasion de découvrir une irréductible étrangeté : en ce sens traduire, et surtout retraduire, comme cela peut être le cas avec Soleil couchant, bref et célèbre roman de Dazai Osamu (1909-1948), c’est se contraindre à une créativité déconcertante, mais féconde. Le travail de traduction peut donner l’occasion de s’essayer à une écriture inédite, et constituer en soi une création originale, une œuvre qui éveille et qui ensemence.

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Texte intégral

1Comment, c’est-à-dire par quel processus ou par quelle fatalité, une traduction devient-elle une œuvre indépendante, ou du moins une œuvre de nature différente de l’œuvre originale ? Et comment cette traduction elle-même peut-elle fournir l’occasion ou faire ressentir la nécessité d’une retraduction ? Pourquoi, donc, faut-il retraduire ? Dans le cas d’une œuvre japonaise, quel effort de créativité un tel travail impose-t-il ? Autant de questions concrètes auxquelles je tâcherai de répondre en évoquant un auteur que j’ai beaucoup traduit et que je continue à traduire : Dazai. Traduire de la littérature japonaise en langue française pose en effet des problèmes spécifiques et l’exemple de cet écrivain permettra d’en donner quelques aperçus.

  • 1 Selon l’habitude japonaise, le patronyme précède le prénom.
  • 2 À ce sujet, voir Didier Chiche, « Visages de la marginalité chez un intellectuel japonais - le ‘cas (...)

2Rappelons d’abord qui est Dazai Osamu (pseudonyme de Tsushima Shûji1). Né en 1909 dans le nord du Japon, Dazai est considéré comme le type même de l’écrivain décadent (terme d’ailleurs souvent transcrit tel quel en japonais), du marginal assumé et même revendiqué2. Ce qui le caractérise, c’est le mal de vivre et la haine de soi. De fait, Dazai a toujours été en en situation de rupture : rupture d’abord avec son milieu d’origine, une riche et puissante famille du Japon septentrional ; rupture avec le milieu littéraire de son temps ; rupture enfin avec lui-même, avec la vie, puisqu’il a tenté plusieurs fois de se suicider et que la dernière fois a été la bonne, si l’on peut dire (c’était en 1948, lorsque l’écrivain à succès qu’il était devenu incarnait justement le désarroi d’un pays détruit). Ce qui marque son œuvre, c’est le culte de la souffrance et la recherche de l’exil affectif et intellectuel. Autant d’éléments constitutifs du personnage qu’il se compose non sans un certain narcissisme. À ce mal de vivre complaisamment affiché Dazai ajoute un nihilisme souriant, faisant montre plus d’une fois d’un humour cruel et désabusé. Tout cela aboutit à une œuvre au ton très singulier et qui ne raconte le plus souvent que des échecs.

  • 3 Osamu Dazai, Soleil couchant : crépuscule de l’aristocratie, traduit du japonais par Hélène de Sarb (...)

3J’ai pris l’initiative de proposer une nouvelle traduction de son texte le plus connu : Shayô (en français Soleil couchant), roman publié au Japon en 1947. Une première traduction de Soleil couchant a été donnée au public français au début des années soixante3. Pourquoi alors retraduire ce texte ? La traduction déjà existante se lit toujours avec plaisir et intérêt. Simplement, il me semble que cette traduction est fondée sur des a priori littéraires qui auraient mérité d’être remis en question.

4Soleil couchant est un roman écrit à la première personne. La narratrice, Kazuko, est une jeune femme issue d’une grande famille que la guerre a ruinée. Nous sommes en effet au lendemain de la défaite japonaise de 1945. Ne pouvant plus vivre à Tôkyô, Kazuko et sa mère, veuve depuis dix ans, se sont installées dans une petite maison en pleine montagne, à Izu, c’est-à-dire à une centaine de kilomètres au sud-ouest de la capitale. Le frère de Kazuko, naguère mobilisé puis porté disparu, va revenir : retour inespéré mais qui n’aura rien de salutaire …

5Kazuko et son entourage font partie de ceux que l’on a parfois appelés (sous l’influence, précisément, de ce texte), les gens du soleil couchant : tous ceux que la défaite a laissés désemparés et privés de leurs points de repère. L’ancien Japon n’est plus, le Japon à venir n’est pas encore ; et ce no man’s land historique est naturellement générateur, chez beaucoup de Japonais, d’un insupportable mal de vivre.

6Que faire dans un monde qui ne veut pas de vous ? S’abandonner au désespoir ? Attendre la mort, voire aller au-devant d’elle ? Inventer une forme de lutte ? Telles sont les questions que pose ce texte et auxquelles chacun des protagonistes apporte sa réponse personnelle.

7Comment traduire Soleil couchant ? On peut choisir d’acclimater ce texte, de le refaire en fonction d’a priori littéraires ; ce n’est pas absurde, et c’est le choix de certains traducteurs. On peut aussi opérer un choix tout autre : essayer de déranger le lecteur, de lui livrer le texte dans ce qu’il peut avoir de déconcertant, c’est-à-dire dans sa radicale étrangeté.

8Pour plus de clarté, et avant d’évoquer le roman proprement dit, quelques précisions initiales s’imposent : elles ont trait à certaines caractéristiques de la langue et de la culture japonaises.

Une langue étrange ?

  • 4 Katô Shûichi, Nihon bunka ni okeru jikan to kûkan, Tokyo, éd. Iwanami Shoten, 2007 ; Le temps et l’ (...)
  • 5 Collection folio 2 €, Paris, Gallimard, 2014 (dans ce cas précis, et conformément à l’habitude fran (...)

9Je me réfère pour cela à deux ouvrages : la grande somme de Katô Shûichi : Le temps et l’espace dans la culture japonaise4, mais aussi et surtout le petit livre récent d’Akira Mizubayashi : Petit éloge de l’errance5, écrit directement en français, et qui est la réflexion souvent émouvante d’un intellectuel japonais sur sa propre culture et sur sa propre société, réflexion inspirée directement, sur certains points, de celle de Katô Shûichi.

  • 6 Akira Mizubayashi, op. cit., p. 67.
  • 7 Loc. cit.

10L’idée qu’a développée Katô Shûichi et que reprend Akira Mizubayashi est la suivante : ce qui caractérise la culture japonaise, que ce soit dans la langue, dans l’art ou dans la littérature, c’est le présentisme : en japonais genzaishugi. C’est-à-dire que la culture japonaise est fondée sur une manière d’appréhender le monde « qui privilégie l’intensité de l’émotion éprouvée ici et maintenant6 ». À l’origine de ce présentisme, il y a une conception du temps considéré non comme un déroulement, mais plutôt comme une discontinuité : comme une suite de moments présents, une suite de maintenant successifs qui « ne se cristallise pas en une Histoire7 ».

  • 8 Ibid., p. 67-68.

11Ce n’est pas sans conséquences sur la langue elle-même. Dans les situations de communication, là où le français privilégie le contenu de l’énonciation, le japonais privilégie les conditions concrètes de l’énonciation à un moment donné. C’est-à-dire qu’à côté du message, il y a tout un implicite lié à l’instant précis du dialogue et marqué par l’usage d’expressions de politesse ou de termes déterminés ici et maintenant par les circonstances. Si bien que l’on a l’impression d’une langue relativement « inapte à transcender les situations particulières variables à l’infini8 ».

  • 9 Ibid., p. 68.
  • 10 Loc. cit.

12Une langue qui est celle du particulier plutôt que du général, une langue du détail avant d’être celle de la totalité ; une langue qui, dans l’appréhension et la description du monde, part des éléments les plus superficiels et les plus éparpillés pour remonter ensuite jusqu’à l’ensemble, contrairement aux langues européennes qui, grâce à leurs pronoms relatifs, ont tendance à suivre le mouvement inverse9. Quand on décrit le monde en japonais, ce monde n’est pas perçu d’emblée de façon synthétique, mais dans son éparpillement, et c’est petit à petit, voire imparfaitement, qu’il se découvre à la conscience : le locuteur japonais part de la surface des choses, en s’arrêtant à des éléments épars qui sont autant d’instants présents dans l’esprit de celui qui s’exprime10. C’est donc une langue du morcellement initial, une langue qui privilégie la perception de l’immédiat.

  • 11 Ibid., p. 68-69.
  • 12 Ibid., p. 68.
  • 13 Ibid., p. 69.

13Cela n’est pas sans conséquences sur le système des temps. Le japonais n’a ni passé ni futur proprement dits11 : le temps grammatical est exprimé par des particules traduisant plutôt « les réactions présentes du locuteur face aux événements du passé ou de l’avenir12 ». Et les détails du passé ou de l’avenir sont ressentis du point de vue de celui qui les présente comme autant de maintenant successifs13.

  • 14 Ibid., p. 70.

14D’où le caractère à la fois décousu et très impressionniste de beaucoup de récits japonais, qui relatent des moments juxtaposés plutôt qu’agencés. Nous aurons ainsi des récits morcelés, voire discontinus et superficiels, et faisant la part belle à l’immédiateté de l’impression fugace ; des récits dans lesquels la linéarité constante fera que les mises en perspective des événements les uns par rapport aux autres seront relativement limitées ou difficiles. Il n’est pas rare d’ailleurs que les particules censées marquer le passé disparaissent, puis reparaissent de manière parfaitement arbitraire, si bien que le lecteur ne sait plus très bien où il en est, perd pied et ne parvient plus à se situer chronologiquement avec précision. On a l’impression de déployer un rouleau illustré fait de scènes placées côte à côte comme « une succession de moments présents équivalant les uns aux autres14 ». De sorte que l’idée d’un narrateur bénéficiant de l’extraterritorialité et donnant à l’œuvre sa direction et sa cohérence en agençant et en structurant les moments selon leur pertinence ne va pas de soi. Nous n’avons souvent affaire qu’à une présentation d’instants dont l’inscription dans le temps peut éventuellement se marquer, comme dans le haiku, par des kigo, c’est-à-dire des mots de saisons ; mais l’on sait que le mot de saison ne sert pas à situer les choses dans une chronologie : il dit au contraire l’éternel retour d’un présent. On comprend dès lors qu’avec un instrument tel que la langue japonaise, il soit impossible d’écrire l’exact équivalent de ce qui s’appelle chez nous un roman, puisque la perception de la temporalité n’est pas la même.

15Or quand un Français ou un Européen aborde un récit japonais, que ce soit pour le traduire ou pour le lire, il risque de le faire justement, au moins par habitude - et peut-être aussi par paresse intellectuelle ! - avec ses partis pris littéraires (romancier omniscient et situé à un point fixe, structuration du récit selon le principe, souvent psychologique, de causalité, etc.), partis pris qui demeurent prégnants même s’il y a eu, au moins au XXe siècle, des tentatives pour les combattre : bref, des évidences supposées, des a priori que l’on aura envie, parce que c’est plus simple, parce qu’un roman, on se dit, pour parler familièrement, que ça marche comme ça, de plaquer sur le texte japonais. C’est peut-être ce que je pourrais, en toute modestie, reprocher à la première traduction de Soleil couchant : tenter de faire entrer le texte japonais dans un moule qui est celui de modèles littéraires préétablis. Or il me semble que plaquer ces conceptions, que l’on considérerait comme universelles et comme allant de soi, sur un texte japonais, et sur celui-là notamment, est une opération à haut risque. Ayant dans un premier temps essayé de le faire - plus ou moins consciemment -, j’ai constaté que cela ne fonctionnait pas, que je mettais à côté de la plaque, et même que je commettais des contresens. Pourquoi ?

Physionomie générale de l’ouvrage : comment raconter, comment structurer le récit ?

  • 15 Pour le texte japonais, je me réfère à l’édition de Shayô parue dans la collection d’œuvres de Daza (...)

16D’abord il y a tout ce qui détermine la physionomie de l’œuvre : c’est-à-dire la perspective narrative, le point de vue. Pour comprendre les choses précisément, voyons de plus près les deux premiers chapitres de Soleil couchant : deux chapitres qui sont le récit d’une attente15. Kazuko, la narratrice, raconte sa vie quotidienne, dans une petite maison à la montagne, plus précisément à Izu, en compagnie de sa mère. Comme il a été signalé précédemment, toutes deux, ruinées, ont quitté la capitale ; Naoji, le frère de la narratrice, est parti pour la guerre et a disparu ; et elles attendent son hypothétique retour.

  • 16 Shayô, p. 18 sqq.

17Premier chapitre, d’abord. Première scène : la mère, qui est en train de prendre une soupe au petit déjeuner, laisse soudain échapper un cri, sans que l’on comprenne pourquoi. Cela donne immédiatement à la narratrice l’occasion d’une digression sur les manières de table et sur le comportement de sa mère, qu’elle juge authentiquement aristocratique ; elle évoque aussi brièvement son frère. Deuxième scène : un retour en arrière sur un épisode récent16. Épisode curieux, emblématique et angoissant : celui des œufs de serpent. Quelques jours plus tôt, guidée par des enfants du voisinage, Kazuko a trouvé, à proximité de chez elle, des œufs de serpent, qu’elle croyait être des œufs de vipère et qu’elle a donc jetés au feu. Or la voisine, une paysanne habituée aux réalités campagnardes, lui apprend que c’étaient tout simplement les œufs d’une inoffensive couleuvre, si bien que Kazuko est dévorée par le remords : remords encore accru par un autre épisode étroitement lié à celui-ci lorsque, dans la journée même suivant la scène initiale du petit déjeuner, elle verra errer dans le jardin un serpent d’une déchirante beauté, sans doute à la recherche de ses œufs. Elle raconte tout cela à sa mère, qui depuis plusieurs années éprouve une véritable phobie des serpents et voit donc dans cet événement un terrifiant présage. Troisième scène : un autre retour en arrière, mais cette fois plus lointain, puisqu’il s’agit des conditions de l’installation des deux femmes à Izu, en décembre 1945. Enfin, pour terminer le chapitre, retour à la vie présente : retour à la description de leur quotidien dans cette petite maison.

18La question cruciale qui se pose et qui déterminera toute la réécriture en français de ce texte, c’est : est la narratrice ? Où se situe-t-elle par rapport à ce qu’elle raconte, c’est-à-dire quand ? S’agit-il d’un journal, c’est-à-dire d’un récit écrit au jour le jour, d’un témoignage quotidien, ou bien est-ce un récit de souvenirs, c’est-à-dire un récit écrit avec un certain recul par rapport aux événements ? Au début, on ne le sait pas : la première scène, celle du petit déjeuner, commence par le mot japonais : asa, qui signifie matin. Un matin, le matin ? Ce matin ou ce matin-là ? Ambiguïté ; mais au départ le lecteur français aurait spontanément tendance à considérer que c’est un souvenir plus ou moins lointain.

  • 17 S.C., p. 7.
  • 18 The Setting Sun, trad. Donald Keene, New York, New Directions Publishing Corporation, 1956 (texte d (...)
  • 19 S.C., p. 12 et p. 24.
  • 20 S.C., p. 12.

19C’est d’ailleurs ce qu’apparemment ont pensé les premiers traducteurs français de Soleil couchant, mais leur texte, qui commence simplement par : « Mère poussa un faible cri. Elle prenait sa soupe dans la salle à manger17 », escamote la difficulté, puisque ce premier mot : asa, n’est pas traduit (même chose, d’ailleurs, dans la traduction anglaise18). L’usage, en français, du passé simple prouve en tout cas que les traducteurs se sont situés d’emblée dans la perspective d’un récit distancié et maîtrisé. Ce qui suit, c’est donc la digression sur les manières de table ; après quoi la narratrice revient à cet épisode, à ce moment du petit déjeuner ; mais cette fois, levant l’ambiguïté initiale, elle dit kesa : ce matin, terme utilisé à quatre reprises19 (la traduction anglaise dit également : this morning). C’est donc bien ce matin, et non pas ce qu’on lit dans la première traduction française : « … en avalant sa soupe ce matin-là20 ». Ce matin-là, ce serait en japonais sono asa, et non kesa.

20Très clairement donc, le premier chapitre, en japonais, est un extrait de journal, c’est-à-dire un texte racontant les événements à mesure qu’ils sont vécus ; et viendra ensuite le rappel de souvenirs plus anciens. Mais ce qui complique encore les choses, c’est que cette journée même dont l’évocation a bien été entamée sur le mode du journal intime est ensuite racontée, avec la rencontre du serpent dans le jardin, comme quelque chose de plus lointain, comme un souvenir. En somme, on dirait que la perspective se déplace, que la narratrice se dédouble : il y a une narratrice qui raconte les événements à mesure qu’elle les vit, et tout d’un coup elle cède la place à une narratrice qui les raconte de plus loin. Nous avons ainsi la même journée évoquée sur deux modes narratifs différents. À la fin du chapitre, retour au journal, un journal dont les dernières lignes sont écrites au présent – un présent miné par l’angoisse : car la vie paisible qui est pour l’instant la sienne en compagnie de sa mère n’empêche pas Kazuko de s’interroger sur l’avenir ; de sombres pressentiments la hantent. Nous sommes en avril, comme le suggérait déjà le cerisier en fleurs signalé tout au début du texte – et nous avions là un mot de saison, un kigo. Autre mot de saison dans cette fin de chapitre, cette fois pour évoquer le mois précédent : les pruniers en fleurs. C’est la temporalité cyclique du haiku.

21Par rapport, donc, à tout ce qui relève du journal intime, on peut mettre en perspective les autres épisodes : celui de l’autodafé des œufs de serpent, passé proche ; et le récit du déménagement, plus lointain, puisque c’est un souvenir remontant à quelques mois.

22Cela oblige à des choix de traduction. En japonais, ces deux passés (celui du journal, celui du souvenir) sont, par la nature même de la langue, indifférenciés. Que faire en français ? La première traduction française noie tout dans un passé simple qui fait romanesque, mais c’est au prix d’une interprétation abusive, puisque cela revient à éloigner du lecteur ce qu’il faudrait au contraire rapprocher. On peut être tenté par le choix suivant : passé composé pour le journal (c’est le ton du témoignage) ; et passé simple pour le récit de ce qui est plus lointain : l’installation à Izu. Mais, en faisant ainsi appel au système des temps grammaticaux tel qu’il existe en français, on va introduire dans le texte d’arrivée un relief qui n’est pas aussi marqué en japonais : le risque étant peut-être d’amener à se cristalliser en un récit plus structuré ce qui n’est qu’une présentation de différents instants dans une perspective qui n’est pas si rigoureusement structurable. Le traducteur est ici condamné à être libre : libre de faire un choix qui ne sera jamais pleinement satisfaisant. En tout état de cause, à partir du moment où il écrit en français, il ne peut que refaire le texte, le réécrire, ce qui va bien au-delà de la simple question de la fidélité.

23La question du point de vue, c’est-à-dire de la perspective et de la rupture dans la structure narrative, va se retrouver dans la suite de l’œuvre, notamment au second chapitre.

  • 21 Shayô, p. 74.

24Second chapitre qui est la suite de ce journal. Autre mauvais présage : la narratrice a failli déclencher un incendie. Autre retour en arrière : la manière dont elle a vécu la guerre, puisqu’elle aussi a été mobilisée et a travaillé aux champs. Puis c’est la scène majeure du chapitre, la scène décisive, celle où elle apprend, et nous avec elle, que son frère Naoji est vivant et qu’il va revenir. Cette scène est racontée le jour même où elle a eu lieu : kyô, aujourd’hui, dit le texte japonais21 : aujourd’hui la mère est venue voir Kazuko travailler dans le jardin, elle a commencé par parler des roses ; puis elle a suggéré à sa fille de prendre une pause et lui a annoncé alors la grande nouvelle. De là une discussion entre les deux femmes, qui dégénère en dispute, avant d’aboutir à une réconciliation. Les choses sont donc apparemment claires : on est toujours dans le registre du journal intime. Mais cela serait trop simple ! Ce qui est en effet à noter, c’est que l’on n’en reste pas là, et que tout de suite après cette scène et pour terminer le chapitre, la narratrice sort brutalement du cadre du journal intime et semble cette fois voir les choses de beaucoup plus loin, puisqu’elle écrit :

  • 22 Shayô, p. 90.

Quand j’y pense, je me dis que ces journées ont vu briller les ultimes feux de notre bonheur. Mais ensuite, quand Naoji est revenu du sud, notre véritable enfer a commencé22.

  • 23 Voir Cent vues du Mont Fuji, récits traduits du japonais par Didier Chiche, Arles, Philippe Picquie (...)

25Une fois de plus, on passe sans transition du journal au récit, ce que l’on ressent comme une incohérence, comme une discontinuité de la perspective narrative : on dirait à nouveau que la narratrice se dédouble. Et ce dédoublement est assez constant chez Dazai ; dans un autre récit plus ancien : Le Chien23, j’avais été gêné par cette rupture de perspective, au point de proposer pour la traduction une typographie différente, afin de surmonter l’obstacle de l’incohérence.

26Une telle incohérence est pourtant une caractéristique essentielle de cette écriture, et il serait donc impensable de vouloir l’effacer. Il y a là en effet tout un art de désorienter le lecteur. Cette écriture de l’hybridation et de la discontinuité : discontinuité de la perspective et donc discontinuité du ton, fait l’originalité de cette œuvre et sa véritable étrangeté. Oui, cette écriture déroute : il faut l’accepter comme telle, et non pas succomber à la tentation d’effacer cette caractéristique jugée déconcertante, pour se situer d’emblée plus loin dans le temps, à une position, il est vrai plus confortable, de surplomb, au nom de l’idée que l’intrigue, c’est quelque chose qui est maîtrisé de bout en bout. Il y a d’ailleurs en français un exemple célèbre de rupture de perspective : L’Étranger de Camus ; dans la première partie, chaque chapitre semble récapituler les événements d’une journée ou d’une semaine, mais il y a des moments où le narrateur prend du recul par rapport à l’événement (au chapitre 4, par exemple, on lit ce matin, et quelques pages plus loin : le lendemain). De plus, chez Camus, le procédé est tout de même moins constant et les démarcations entre la phase journal et la phase récit sont dans l’ensemble plus claires : d’abord le journal, puis dans la deuxième partie la récapitulation de l’instruction et du procès, et enfin le retour au journal. Chez Dazai la rupture entre modes narratifs s’opère plus constamment dans le corps même du récit : on pense à un musicien qui passerait sans transition du majeur au mineur. Chez Camus, il y avait un choix contrariant déjà plus ou moins les habitudes de l’écriture romanesque en français ; chez Dazai, il s’agit une écriture spontanément induite par la nature même du récit à la japonaise, juxtaposition d’instants dans laquelle les marqueurs temporels apparaissent, disparaissent, puis reparaissent de manière capricieuse et selon une conception du temps moins linéaire que cyclique. Prendre conscience de cette radicale étrangeté de l’écriture est une chose ; tâcher de la reproduire en est une autre, car c’est évidemment prendre un risque : ce qui passe plus naturellement en japonais sera peut-être plus remarquable en français et de ce fait susceptible d’être imputé à la maladresse du traducteur.

Impossibilités ou défis ? Le détail du style

27Réécrire Dazai en français : le défi n’est donc pas facile à relever. Après cette question du point de vue, fondamentale puisqu’elle touche à la physionomie de l’œuvre prise dans son ensemble, je voudrais maintenant entrer dans le détail du texte et signaler quelques difficultés particulières, qui sont autant de défis supplémentaires : difficultés insurmontables dans le pire des cas ; ou bien défis à relever dans d’autres cas. Il y a en effet tout ce qui plus ou moins tient là encore au présentisme de la langue japonaise.

28Présentisme, d’abord, dans les dialogues. Les lecteurs français de romans japonais ont souvent tendance à trouver les dialogues plats ou laconiques. Et je crois comprendre pourquoi. C’est que dans ces passages dialogués, ce qui est sous-entendu, lié au moment précis et aux conditions de l’échange, est aussi important, voire plus, que ce qui est clairement exprimé : comme je l’ai indiqué plus haut, il y a dans les dialogues un message implicite qui réside en particulier dans l’emploi de mots ou d’expressions de politesse intrinsèquement liés à une situation particulière d’énonciation et qui en eux-mêmes signifient beaucoup de choses, ressenties dans l’instant et non explicitées. Là où en français, dans le dialogue, nous disons je, tu, vous, le japonais, lui, va soit omettre carrément le pronom (pourvu que le contexte rende le message suffisamment compréhensible), soit utiliser des termes que nous appelons par facilité et par habitude des pronoms (alors que ces « pronoms » sont en réalité plus nombreux et beaucoup plus connotés que les pronoms français), soit utiliser des noms propres ou bien des substantifs donnant l’impression trompeuse que l’on parle à l’interlocuteur à la troisième personne – ou même que l’on parle de soi à la troisième personne ! – alors qu’en réalité ils ne font que rappeler la place de l’interlocuteur dans les relations interpersonnelles, qu’elles soient sociales ou familiales. Un exemple me suffira ; c’est, vers la fin du second chapitre de Soleil couchant, le dialogue entre mère et fille :

Mère (okaasama) a poussé un profond soupir.

(Te) parler du passé… est-ce possible ?

Bien sûr, ai-je (watakushi) répondu à voix basse.

  • 24 Shayô, p. 87.

Quand toi (anata), tu es partie de chez Monsieur Yamaki et que tu es rentrée à la maison, à Nishikata, je (Mère : okaasama) n’aurais pas voulu te (anata) faire le moindre reproche ; il y a pourtant une chose que (j’)ai dite : Mère (okaasama) a été trahie pas toi (anata) ! N’est-ce pas ? (Tu) t’en souviens ? Et alors, tu (anata) t’es mise à pleurer. Et moi (watakushi) aussi je m’en suis voulu : trahir ! Utiliser un mot aussi affreux24 !

29Pour dire toi, la mère tantôt ne dit rien, tantôt dit anata (qu’on traduit habituellement par tu ou par vous – en tout cas la fille ne dirait jamais anata à sa mère : elle lui dit toujours okaasama, que l’on aurait presque envie - ce qui serait évidemment ridicule - de traduire par vénérable mère). Et pour parler d’elle-même, pour dire je, la mère tantôt ne dit rien, tantôt dit watakushi, mot le plus simple (employé aussi par la fille et qu’on traduit communément par le je français), tantôt dit okaasama, c’est à-dire qu’elle reprend ce terme honorifique pour désigner sa propre personne. Quand elle s’applique à elle-même ce dernier terme, c’est simplement parce que sa place, son rôle social, ou plutôt familial, le rôle dans lequel sa fille la voit, est plus important que son moi. Elle se perçoit elle-même dans ce rôle à travers le regard de sa fille. La forme du dialogue compte donc autant, sinon plus, que le message qu’il véhicule. Autant que le contenu, ce qui importe ici, c’est ce qui est sous-entendu, c’est cette situation particulière de communication en dehors de laquelle le dialogue perd une bonne partie de son sens ; c’est ce type de relation entre mère et fille exprimé par un jeu très subtil sur les pronoms ou les noms, jeu dont le lecteur japonais saisit immédiatement la portée, mais qui est évidemment impossible ou presque à rendre en français.

  • 25 Id., p. 28.

30Nous avons aussi une écriture qui semble naïve, une écriture de l’immédiat, de la spontanéité. Il y a constamment en elle une réalité syntaxique pour nous déroutante et qui est l’effacement fréquent de la frontière entre style direct et style indirect : quand nous avons affaire à un discours rapporté, là où le français se soucie de bien montrer que ce n’est pas du style direct – effaçant les marques de l’oralité, recourant à la concordance des temps et modifiant au besoin le vocabulaire pour bien marquer la différence de perspective –, en japonais les marques de l’oralité demeurent constantes, conservant au discours rapporté une spontanéité qui le fait paraître singulièrement proche et vivant. Un exemple : le rappel, au premier chapitre, de la décision prise par les deux femmes de quitter Tôkyô et de s’installer à la montagne25. Ce qui les avait poussées à prendre une telle décision, c’est une lettre envoyée par un proche : l’oncle Wada, qui, depuis que la mère était veuve, s’occupait de gérer ses affaires. La première traduction dit ceci :

  • 26 S.C., p. 23.

Depuis la mort de mon père, l’oncle Wada (…) avait pris soin de notre budget. Mais la fin de la guerre changeait tout et oncle Wada prévint Mère que nous ne pouvions garder le même train de vie. Nous n’avions pas le choix : nous devions vendre la maison, congédier tous les domestiques et le mieux était d’acheter quelque part à la campagne un joli petit pavillon où nous pourrions vivre à notre aise26.

31Je pourrais suggérer :

Depuis la mort de notre père, les finances de notre famille avaient été exclusivement gérées par (…) l’oncle Wada. Mais la fin de la guerre avait amené le bouleversement de notre monde. L’oncle Wada fut clair : c’est fini maintenant ! vendre la maison (il n’y a pas le choix), congédier toutes les servantes, pour acheter quelque part à la campagne une petite maison et y mener la vie de votre choix, c’est la meilleure solution, dit-il à ma mère.

32Il y a bien une irruption de l’oralité avec une expression telle que dame da, c’est fini ! Ce texte n’est pas typographiquement détaché de l’ensemble, ce n’est pas une citation proprement dite, mais ce n’est pas non plus du vrai style indirect, c’est une espèce d’entre-deux qui a les signes du discours oral. Le défi à relever en tant que traducteur, c’est bien de garder ce caractère vivant, direct de l’expression, qui nous met au cœur des choses sans passer par une distanciation.

  • 27 Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1988, I, p.  (...)
  • 28 Shayô, p. 76.

33Il y a aussi la question importante du rythme. Par rythme j’entends le sens que donnait à ce terme Émile Benveniste et qu’a repris Henri Meschonnic. Ce n’est pas le rythme comme retour d’un repère à intervalles réguliers, c’est le rythme selon Démocrite, le rythme au sens de forme : « forme distinctive, arrangement caractéristique des parties dans un tout27 » : c’est donc l’organisation, la configuration du discours et de la phrase. Le rythme est inséparable du sens intrinsèque du texte : c’est la disposition même du sens dans le discours. Nous avons chez Dazai un style très visuel, conformément aux habitudes du japonais, un style qui petit à petit regarde, découvre le réel en partant de la surface des choses, de l’immédiateté de la perception. La phrase semble s’écrire d’elle-même à mesure que le narrateur découvre le monde. Le visuel précède et crée le narratif. Prenons une phrase anodine, au moment où la narratrice est en train de s’occuper de son jardin et où la mère vient lui apporter la nouvelle du retour de son frère. Le texte japonais dit quelque chose de très simple : « J’ai suivi ma mère, et sur un banc qui était sous la tonnelle de glycines, côte à côte nous nous sommes assises28 ». (Notons au passage que le mot glycine est un kigo, un mot de saison : nous sommes sans l’ombre d’un doute au mois de mai.) Phrase assez brève et que l’on peut découper ainsi : je /mère / derrière/ suivant/ suis allée, /glycines/ tonnelle/ dessous/ banc /sur /côte à côte / (nous) nous sommes assises. Ce découpage est habituel, parfaitement conforme à l’ordre de la perception en japonais, il s’agit d’une phrase tout à fait banale. C’est donc très légitimement que la première traduction française donne :

  • 29 S.C., p. 54.

Néanmoins je suivis Mère jusqu’au banc qui était sous la tonnelle de glycines29.

34Il y a ici un néanmoins qui ne se trouve pas dans le texte japonais, mais qui introduit par rapport à ce qui précède un enchaînement logique absent de l’original ; cependant cette traduction, pour exacte qu’elle soit du point de vue strictement sémantique, ne rend pas l’ordre des mots, à savoir cette découverte visuelle si importante dans le japonais. On pourrait donc proposer :

J’ai suivi ma mère : il y avait sous la tonnelle de glycines un banc sur lequel, côte à côte, nous nous sommes assises.

35Une telle traduction implique toutefois l’ajout d’expressions telles que : « il y avait » ou « sur lequel », qui alourdissent le texte. Une autre solution pourrait être le recours à la phrase nominale :

J’ai suivi ma mère. Sous la tonnelle de glycines, un banc : côte à côte, nous nous sommes assises.

  • 30 Shayô, p. 74-75 : il s’agit d’une du dialogue entre mère et fille, que l’on pourrait traduire ainsi (...)

36Mais sauvegarder à ce prix l’ordre des mots, le mouvement de la phrase, c’est peut-être encore une trahison, puisqu’il y a alors en français un écart par rapport à l’usage ordinaire de la langue, ce qui n’est pas du tout le cas en japonais. Je crois pourtant que si l’on ne se résout pas à faire ce choix, on commet une autre trahison, peut-être plus grave encore : on perd l’ordre de la perception qui fonde celui de la narration, on perd le déroulement de la phrase qui suit le regard. Ajoutons que la recherche du liant, qui a conduit les premiers traducteurs français à ajouter au texte un néanmoins qui ne figurait pas dans le japonais, ajoute peut-être à l’intelligibilité, mais sacrifie ainsi la discontinuité pourtant bien présente dans l’original (même si en français cette discontinuité choque nos habitudes, comme les choquent également les répétitions de termes, qui en français sont des maladresses, mais qu’il faut je crois, parfois, savoir assumer lorsque ces répétitions donnent au texte sa mélodie30).

37L’emploi de ce néanmoins est d’ailleurs symptomatique d’une tendance qui se manifeste trop souvent dans la traduction de la littérature japonaise : la tendance à en dire toujours plus que l’original, à en dire trop, en somme à en faire trop. Trop de connecteurs logiques, parfois, mais aussi trop de psychologie, trop d’explication, ce qui revient là encore à faire entrer le roman japonais dans le cadre rassurant du roman d’analyse. Une caractéristique de la langue japonaise, pour transcrire une réaction, un état d’âme ou une situation, c’est l’usage, là où en français nous employons des adverbes, de ce que l’on appelle des idéophones. Les idéophones sont nombreux en japonais, ce sont des espèces d’onomatopées dont la fonction est non pas de reproduire un bruit, mais de suggérer une situation de manière très matérielle, très concrète, en en disant le minimum. Les idéophones, qui traduisent l’immédiateté et la fugacité d’une impression, sont pour cette raison même intraduisibles. Cela se trouve aussi bien dans la littérature que dans la langue du quotidien. Lorsqu’on dit, par exemple, qu’il pleut shito-shito, c’est une pluie qui tombe régulièrement, doucement, en distillant un ennui progressif, en allongeant le temps, comme la pluie de Verlaine : « Il pleure dans mon cœur / Comme il pleut sur la ville ». En revanche, lorsqu’il pleut za-za, ce sont des trombes d’eau, comme au début de l’été. Quand la narratrice, dans Soleil couchant, reproduit et commente une conversation, au moment où elle ne sait plus que répondre il peut lui arriver de réagir par un petit rire, un rire étouffé, traduisant le malaise plutôt que l’amusement : c’est ce qu’on appelle en japonais rire fufu (par opposition à rire haha, rire à gorge déployée ou rire hihi, rire de manière laide et servile). Un exemple : au terme d’une discussion orageuse avec sa mère, qui lui suggérait de travailler comme préceptrice dans une grande famille apparentée à la leur, autant dire comme domestique, Kazuko, en colère, s’est enfuie dans sa chambre et s’est jetée sur son lit. Sa mère est venue un peu plus tard la réconforter. Elle est entrée dans la chambre, et d’une voix très douce, l’a appelée. Réaction de Kazuko :

  • 31 Shayô, p. 85.

Je me suis redressée sur le lit, j’ai ramassé mes cheveux, et en regardant le visage de ma mère, j’ai ri fufu31.

  • 32 S.C., p. 60.
  • 33 T.S.S., p. 49.

38Expression impossible à rendre, du moins autrement que par un adverbe, ce qui en français alourdit les choses parce que cela revient à les intellectualiser, à les expliciter, à substituer l’analyse à la suggestion. La première traduction française existante emploie le verbe sourire32, la traduction anglaise dit I smiled33. Mais il s’agit d’autre chose que d’un simple sourire.

  • 34 Shayô, p. 96.

39Il y a un peu plus loin au chapitre 3, une conversation, toujours entre mère et fille, dans laquelle il est à nouveau question de roses, et des rosiers qui sont dans le jardin34. « Tu sembles attacher beaucoup d’importance aux rosiers, ça fait partie de tes marottes, dit en substance la mère : quand tu parles des rosiers, on dirait que tu parles d’êtres humains. » Réponse de la fille : « C’est parce que je n’ai pas d’enfants ». Et elle commente ainsi sa réponse :

Ces mots, à l’improviste, m’étaient sortis de la bouche. J’ai fait : ha ! et je me suis mise à jouer nerveusement avec le tricot que j’avais sur les genoux.

  • 35 S.C., p. 69.
  • 36 T.S.S., p. 56.

40J’ai fait : ha ! Qu’est-c’est-à-dire ? Peut-être : j’ai sursauté ; mais peut-on sursauter à ses propres paroles ? La première traduction française nous dit : « Je fus abasourdie par ma propre réponse35 » ; et l’anglais : « I was quite taken aback by my own remark36 ». Le japonais ne va pas si loin dans l’explicitation psychologique : la réaction ici évoquée est une réaction physique, en-deçà de toute verbalisation, de toute mise en forme. Par les moyens dont dispose la langue japonaise, par ces idéophones, l’écrivain reste à la lisière de l’explication psychologique : il se contente de faire sentir les choses, là où ordinairement nous les explicitons et les précisons. La tentation est grande en français, au nom de l’intelligibilité, d’introduire de la psychologie, de l’analyse, de l’explication, là où il n’y a qu’une fugitive suggestion. Faut-il au nom de la lisibilité sacrifier cet aspect essentiel du texte, au risque de le transformer en roman d’analyse ? Disons plutôt que quand on le fait, c’est qu’on ne peut pas faire autrement …

  • 37 À ce sujet, voir Didier Chiche, « La traduction, exercice de liberté », L’Atelier du roman 79, Pari (...)

41À quelle conclusion peut-on aboutir ? Sans doute à celle de Victor Hugo dans la préface qu’il a donnée à la traduction de Shakespeare par son fils François-Victor : une traduction doit bousculer, quelle que soit la langue de départ – et j’ajouterai : plus encore lorsque la distance linguistique entre langue de départ et langue d’arrivée est grande. Traduire un texte japonais, c’est pour certains une démarche d’explicitation ; mais pour moi, c’est une remise en question. On peut faire le choix de développer ce qui est allusif, au risque d’alourdir le texte : la lisibilité y gagnera, mais en même temps le lecteur sera conforté dans des habitudes littéraires. On peut faire un pari inverse : essayer, là où c’est possible et au risque d’être incompris, de restituer une voix nouvelle avec ce style allusif, ce style de l’implicite et de l’immédiat, cette nouvelle forme de temporalité. Une telle traduction sera jugée déconcertante ou stimulante, c’est selon. En tout cas la langue japonaise crée bien une contrainte quasi-oulipienne qui amène à la création d’une œuvre différente de l’original, mais induite par lui, voulue par lui. Là est l’espace dans lequel peut se développer la liberté du traducteur, à la recherche d’un français acceptable37. Mais le traducteur est toujours en équilibre instable, au bord de la transgression vers l’impossible ou vers l’incompris. Bien sûr, il reste inévitablement ce qu’on ne pourra jamais garder en français, et de ce point de vue la traduction sera toujours une défaite partielle. Mais malgré tout, que ce soit dans la proposition d’un regard narratif multiple voire contradictoire ou insaisissable, dans la proposition d’une écriture impressionniste et déstructurée, dans des dialogues qui comptent moins par ce qu’ils disent que par ce qu’ils sous-entendent, dans la substitution de ce qui est discontinu à ce qui est lié, on a vraiment en traduisant la modeste impression de faire œuvre créative : de proposer une écriture inédite, qui ne nous conforte pas dans nos a priori, mais nous invite au contraire à en sortir. Dazai en français n’est pas Dazai en japonais ; mais c’est bien une nouvelle vie qu’il acquiert dans une autre langue. On retrouve Walter Benjamin et sa réflexion sur La tâche du traducteur : la traduction comme perpétuel renouvellement du vivant, comme modification de l’original, un original qui à travers elle accède à une mutation, à un mûrissement. Traduire, ce n’est pas trahir : c’est transfigurer. Entré dans l’atelier de l’écrivain, le traducteur en ressort avec des instruments nouveaux. Grâce à la traduction, c’est donc une forme d’écriture inédite qui peut, qui doit même faire irruption dans la langue ; dès lors on lira l’œuvre traduite non comme un pis-aller, non comme un texte subalterne, mais pour elle-même, c’est-à-dire comme une œuvre à part entière. Le traducteur, souvent considéré comme un écrivain rentré, est peut-être bien, en somme, un écrivain tout court.

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Bibliographie

Benveniste, Émile, Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1988.

Chiche, Didier, « La traduction, exercice de liberté », L’Atelier du roman 79, Paris, Flammarion, 2014, p. 157-168.

Chiche, Didier, « Visages de la marginalité chez un intellectuel japonais - le « cas » Dazai », p. 411-428, in Feuillebois-Pierunek, Ève et Ben Lagha, Zaïneb (éds), Étrangeté de l’autre, singularité du moi : Les figures du marginal dans les littératures, Paris, Classiques Garnier, 2015.

Dazai Osamu, Cent vues du Mont Fuji, trad. Didier Chiche, Arles, Philippe Picquier, 1993.

Dazai Osamu, Shayô dans Dazai Osamu Bungakukan, vol. 2, Tokyo, Nihon Tosho Center, 2002.

Dazai Osamu, Soleil couchant, traduit et présenté par Didier Chiche, Paris, Les Belles Lettres, collection l'Exception, 2017

Dazai Osamu, Soleil couchant : crépuscule de l’aristocratie, trad. Hélène de Sarbois et Gaston Renondeau, Paris, Gallimard, 1961 (repris dans la collection « L’Imaginaire », Paris, Gallimard, 1987-2009).

Dazai Osamu, The Setting Sun, trad. Donald Keene, New York, New Directions Publishing Corporation, 1956.

Katô Shûichi, Le temps et l’espace dans la culture japonaise, trad. Christophe Sabouret, Paris, CNRS Éditions, 2009.

Mizubayashi Akira, Petit éloge de l’errance, collection folio 2 €, Paris, Gallimard, 2014.

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Notes

1 Selon l’habitude japonaise, le patronyme précède le prénom.

2 À ce sujet, voir Didier Chiche, « Visages de la marginalité chez un intellectuel japonais - le ‘cas’ Dazai », p. 411-428, in Feuillebois-Pierunek, Ève, Ben Lagha, Zaïneb (éds), Étrangeté de l’autre, singularité du moi : Les figures du marginal dans les littératures, Paris, Classiques Garnier, 2015.

3 Osamu Dazai, Soleil couchant : crépuscule de l’aristocratie, traduit du japonais par Hélène de Sarbois et Gaston Renondeau, Paris, Gallimard, 1961 ; et repris dans la collection « L’Imaginaire », Paris, Gallimard, 1987-2009 (texte désormais signalé par l’abréviation : S.C).

4 Katô Shûichi, Nihon bunka ni okeru jikan to kûkan, Tokyo, éd. Iwanami Shoten, 2007 ; Le temps et l’espace dans la culture japonaise, trad. Christophe Sabouret, Paris, CNRS Éditions, 2009.

5 Collection folio 2 €, Paris, Gallimard, 2014 (dans ce cas précis, et conformément à l’habitude française, le prénom précède le patronyme).

6 Akira Mizubayashi, op. cit., p. 67.

7 Loc. cit.

8 Ibid., p. 67-68.

9 Ibid., p. 68.

10 Loc. cit.

11 Ibid., p. 68-69.

12 Ibid., p. 68.

13 Ibid., p. 69.

14 Ibid., p. 70.

15 Pour le texte japonais, je me réfère à l’édition de Shayô parue dans la collection d’œuvres de Dazai : Dazai Osamu Bungakukan, vol. 2, Tokyo, Nihon Tosho Center, 2002 (texte désormais signalé par son titre original : Shayô).

16 Shayô, p. 18 sqq.

17 S.C., p. 7.

18 The Setting Sun, trad. Donald Keene, New York, New Directions Publishing Corporation, 1956 (texte désormais signalé par l’abréviation : T.S.S.).

19 S.C., p. 12 et p. 24.

20 S.C., p. 12.

21 Shayô, p. 74.

22 Shayô, p. 90.

23 Voir Cent vues du Mont Fuji, récits traduits du japonais par Didier Chiche, Arles, Philippe Picquier, 1993, p. 105-123 ; et sur ce procédé littéraire, ibid., p. 239.

24 Shayô, p. 87.

25 Id., p. 28.

26 S.C., p. 23.

27 Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1988, I, p. 330.

28 Shayô, p. 76.

29 S.C., p. 54.

30 Shayô, p. 74-75 : il s’agit d’une du dialogue entre mère et fille, que l’on pourrait traduire ainsi :

« - Qui aime les fleurs d’été meurt en été, dit-on… Serait-ce vrai ? 

- […] Moi, ce que j’aime, ce sont les roses. Mais elles fleurissent une fois par saison. Cela veut-il dire que les amateurs de roses doivent mourir au printemps, mourir à l’été, mourir en automne, mourir en hiver : bref, mourir et mourir encore, quatre fois de suite ? »

31 Shayô, p. 85.

32 S.C., p. 60.

33 T.S.S., p. 49.

34 Shayô, p. 96.

35 S.C., p. 69.

36 T.S.S., p. 56.

37 À ce sujet, voir Didier Chiche, « La traduction, exercice de liberté », L’Atelier du roman 79, Paris, Flammarion, 2014, p. 157-168.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Didier Chiche, « Une réécriture sous contrainte : la traduction d’un roman japonais (Soleil couchant, de Dazai) »TRANS- [En ligne], Séminaires, mis en ligne le 20 septembre 2017, consulté le 23 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/trans/1628 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/trans.1628

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Auteur

Didier Chiche

Professeur à l’Université Kônan à Kôbe (Japon), Didier Chiche est également traducteur de littérature japonaise, en particulier de Dazai (Cent vues du Mont Fuji, 1993, Pays Natal, 1995, Soleil couchant, 2017) mais aussi de littérature populaire (Mizukami Tsutomu, Le Temple des Oies sauvages, 1992, Poupées de Bambou, 1994 ; Matsui, Kesako : Les mystères de Yoshiwara, en collaboration, 2011). Il s’intéresse, entre autres, aux rencontres intellectuelles et littéraires entre France et Japon depuis le début du xxe siècle.

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