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2017
L'inquiétante étrangeté (N° 21 | 2017)

Langage du Mime et écriture de l’étrangeté

Marie-Christine Delauche

Résumé

Le Neveu de Rameau, récit dialogué de Diderot, donne vie à un bouffon et ses pantomimes ; Mimique, poème de Mallarmé, évoque un Pierrot silencieux ; Le Livre des illusions (The Book of Illusions), roman de Paul Auster fait renaître un acteur du cinéma muet. Ces personnages disparates partagent un même langage, composé de gestes et de silence, le langage du Mime. Leur représentation littéraire fait émerger un entre-deux dans lequel se déploient les songes, pointe la folie et circulent les fantômes.

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Texte intégral

1Au-delà de la beauté du geste et de la maîtrise de l’interprétation, le Mime possède le don de parler avec son corps, ancrant sa relation avec l’écrivain dans le domaine du langage. Trois textes disparates et temporellement distants témoignent de l’emprise de ce langage muet et vivant sur l’écrivain qui s’efforce de le transcrire pour renouveler sa propre écriture, au risque de franchir le miroir. Dans Le Neveu de Rameau, Diderot colore le discours en parsemant de pantomimes les échanges entre Moi le philosophe et Lui le Neveu. Avec Mimique, court poème en prose, Mallarmé évoque le silence du mime non pas au spectacle d’une pantomime, mais à la lecture du texte correspondant, un texte destiné à ne pas être prononcé et qui ne fait référence à aucune gestuelle. En convoquant un acteur du cinéma muet, depuis longtemps oublié, et avec lui une série de fantômes dans Le Livre des illusions (The Book of Illusions), Paul Auster conforte l’appartenance intemporelle du mime aux limbes, cet entre-deux qui serpente entre la vie et la mort.

  • 1 Avec Hector Mann, Auster crée un type, dans la lignée du Pierrot de Deburau et des acteurs du ciném (...)

2Les auteurs de ces trois écrits se sont inspirés de personnages réels : Jean-François Rameau, pantomime et musicien extravagant, neveu du célèbre musicien pour Diderot ; Jean-Gaspard Deburau, un Pierrot subtil dont la drôlerie s’est progressivement effacée dans l’imaginaire de ses scripteurs aveuglés par sa clarté lunaire et troublés par la profondeur du silence dont il s’est enveloppé, chez Mallarmé ; et pour Auster, Charlot, ou plutôt une chimère de plusieurs comiques du cinéma muet1, qui a conquis l’éternité accordée par l’image, sans le recours de l’écriture. Moins de deux siècles séparent ces mimes, un laps de temps qui a suffi pour parachever leur progressive dématérialisation et leur imperceptible effacement. Mais le langage du mime en tant que processus de traduction s’est ancré au cœur de l’interrogation sur le langage poétique et l’étrangeté de cette figure silencieuse a suscité une intense représentation littéraire qui conduit aux frontières de l’irrationnel.

Le geste du mime et sa traduction littéraire

Langage du corps

  • 2 Jacques Lecoq, Les Gestes de la vie, in Le Théâtre du geste, Paris, 1987, Bordas.
  • 3 Arnaud Rykner, L’Envers du théâtre, Paris, 1996, José Corti, p. 194.

3Le geste et la mimique sont le langage archaïque de « l’avant dire », le langage de l’immédiateté, un langage du corps qui s’exprime en toute spontanéité. Ils véhiculent une intense communication interindividuelle. En Occident où règne la souveraineté du dire, la communication mimique ou gestuelle est tenue pour être gesticulation élémentaire, pragmatique ou affective, désignations péjoratives au regard de l’élégance d’un discours raisonné. Quoique méprisé, le langage du corps prend sa revanche sur le discours en s’en libérant : il se dote d’un pouvoir de subversion que l’enfant perçoit dès son âge le plus tendre et utilise avec délectation dans la grimace qui vaut réponse à un langage verbal qu’il ne maîtrise pas. Quoique geste et mimique soient assujettis à leur culture d’origine et perdent une partie de leur éloquente spontanéité quand l’enfant se socialise2, ils possèdent une universalité attestée par le triomphe des films muets de Charlie Chaplin par-delà les cultures, les frontières et le temps. Geste et Mimique, considérés dans leur usage créateur, sont des attributs du Mime avec lesquels il met en scène des émotions, de portée universelle, immédiatement accessibles au spectateur, sans faire appel à la réflexion intellectuelle. « Le geste […] parle sans raisonner. Il désigne sans commenter. Il s’impose sans passer par la mise en forme du langage. Il est antérieur au logos3 […] ».

4À l’opposé, le langage verbal a étendu d’immenses ramifications et chaque domaine de l’activité humaine se prévaut d’un jargon spécifique. On entrevoit ainsi comment l’écrivain, confronté à la babélisation du langage verbal et à l’usure des mots qui affadissent le récit ou le poème, peut être fasciné par le langage gestuel et l’usage du silence par le Mime, au point de vouloir s’en emparer.

Écrire le mouvement

5Au théâtre, la pantomime est moyen d’expression : elle vaut comme langage gestuel destiné à être regardé. Dans un roman ou un récit conçus pour la lecture où le mode d’expression est le langage écrit, la pantomime n’est plus support d’une création dramatique, mais devient objet de création littéraire. Écrire ou décrire le mime, c’est appliquer le langage verbal à un autre langage, le langage gestuel à des fins artistiques. Diderot, en France, l’inaugure en greffant la pantomime dans Le Neveu de Rameau. Dans le dialogue entre Moi et Lui s’insèrent quatorze ou quinze pantomimes diverses dans leur mode d’expression, qu’exécute le Neveu pour servir son discours, celui du philosophe, ou les prolonger : elles couvrent l’ensemble du récit. Voici une brève pantomime, la pantomime du violon où l’imitation du violoniste, que le Neveu exécute devant Moi, est suggérée par l’accumulation de périodes courtes, pour restituer la rapidité et la précision du geste musical imité :

  • 4 Denis Diderot, Le Neveu de Rameau, (NR), Paris, 2006, Gallimard, p. 69.

Son bras droit imite le mouvement de l’archer; sa main gauche et ses doigts semblent se promener sur la longueur du manche; s’il fait un ton faux, il s’arrête; il remonte ou baisse la corde; il la pince de l’ongle, pour s’assurer qu’elle est juste; il reprend le morceau là où il l’a laissé ; il bat la mesure du pied; il se démène de la tête, des pieds, des mains, des bras, du corps4.

6Dans Le Livre des illusions, Paul Auster s’intéresse au jeu d’un comédien du cinéma muet, le mouvement inscrit sur une image, et atteint une belle virtuosité, dans ce que l’on peut convenir d’appeler la pantomime de la moustache d’un des protagonistes, Hector Mann, acteur du muet aussi célèbre que fictif :

  • 5 Paul Auster, Le Livre des illusions, (LI), Arles, 2002, Actes Sud, p. 41 ; The Book of Illusions, L (...)

Avant le corps, il y a le visage, et avant le visage il y a la mince ligne noire entre le nez et la lèvre supérieure. Filament agité de tics angoissés, corde à sauter métaphysique, fil dansant la chaloupée des émotions, […] la moustache a l’air de bouger d’elle-même, tel un petit animal doué d’une conscience et d’une volonté indépendante, les commissures des lèvres se recourbent un rien, les narines s’écartent imperceptiblement mais, tandis que la moustache se livre à des rotations fantaisistes, le visage est essentiellement immobile et dans cette immobilité on se voit comme dans un miroir5 [...]

7La caméra permet la focalisation sur une petite partie du corps, cette moustache concentrant toute la dynamique de la mimique et de la pensée: le saut est immense depuis le bouffon de Diderot, gesticulant comme un saltimbanque, mimant ses cibles en utilisant toutes les ressources des muscles de son visage et de la vocalisation, et la pantomime d’un acteur du muet, telle que décrite par Auster, réduite à sa moustache, fenêtre ouverte sur la pensée tandis que le visage de l’acteur devient miroir du spectateur-lecteur : une moustache métaphysique!

  • 6 LI, p. 54; « He is a specter made of flesh and blood, a man who is no longer a man », p. 40.

8Le dernier film muet de Hector, raconté par Zimmer, le narrateur-écrivain du Livre des illusions, s’intitule Mr Nobody. C’est une sorte de longue méditation comique sur l’absence, où Hector absorbe une potion présentée par son rival, qui le rend invisible pour son entourage : « un spectre en chair et en os, un homme qui n’est plus un homme6 ». Il est devenu transparent, dépossédé de son image dans le miroir. L’extrait suivant installe un va et vient entre les actions de Hector qui se déroulent sur l’écran, les impressions qu’elles suscitent chez Zimmer le romancier-narrateur et le compte rendu simultané qu’il en fait au lecteur supposé découvrir le film en même temps; puis c’est un retour sur le film, en l’occurrence, une pantomime devant le miroir :

  • 7 LI, p. 58; « For the next twenty-odd seconds, he goes through one of his crispest, most pungent fun (...)

Pendant quelques vingt secondes, il exécute un de ses numéros comiques les plus piquants et les plus caustiques. Tel un homme qui tente de se débarrasser d’une gueule de bois, il se lève tout vaseux et désorienté, et commence à tituber d’un bout à l’autre de la pièce. Nous rions. Nous croyons ce que nous disent nos yeux, et confiants dans le retour d’Hector à son état normal, nous pouvons nous amuser de ce spectacle de genoux flageolants et d’effondrements éméchés. Alors Hector se dirige vers le miroir accroché au mur et tout change à nouveau. Il veut se regarder. Il veut se recoiffer, réajuster sa cravate, mais lorsqu’il scrute l’ovale lisse et brillant de la glace, son visage ne s’y trouve pas. Il n’y a pas de reflet7.

9La pantomime décrite par Auster est plus distante que les pantomimes pétulantes et échevelées de Diderot où l’écriture est le second medium du spectacle donné par le mime. Chez Auster relatant un film, l’écriture est le troisième medium, le second est le film (l’image) et le premier, le mime, ajoutant une distance supplémentaire entre acteur et spectateur-lecteur.

Résistance du mime à l’écriture

  • 8 « Comment la plume pourrait-elle rivaliser avec la pantomime ? La pantomime est l’épuration de la c (...)
  • 9 « Et alors même qu’on devrait tout dire, l’ironie sait qu’on ne peut pas, car l’esprit est inépuisa (...)
  • 10 NR, p.126.
  • 11 NR, p 69.

10La pantomime comique résiste à la mise en mots : Baudelaire en fit le constat8 et Jankélévitch après lui9.  L’écriture du geste comme langage second d’un autre langage poétique, le langage gestuel et mimique, ne peut que trébucher dans le rendu de l’émotion quelle que soit la virtuosité de l’auteur. Les pantomimes données par le Neveu au café de la Régence créent un attroupement et suscitent l’hilarité générale : « Tous les pousse-bois avaient quitté leurs échiquiers et s’étaient rassemblés autour de lui. Les fenêtres du café étaient occupées, en dehors, par des passants qui s’étaient arrêtés. On faisait des éclats de rire à entrouvrir le plafond10. » Mais… le lecteur ne rit pas ! Le « ravissement musical » que les pantomimes du Neveu soulèvent chez le philosophe (« Il est sûr que les accords résonnaient dans ses oreilles et dans les miennes11 »), ne sont pas davantage perçus par le lecteur : La double médiation ne fonctionne pas en termes d’émotion. Le pouvoir de suggestion du langage écrit, l’adresse de l’écrivain à reproduire le talent du mime suscitent chez le lecteur de ces pantomimes un émoi intellectuel et esthétique, mais le bouleversement émotif que la prestation du mime provoque chez le spectateur est perdu.

  • 12 Charlie Chaplin, Les Temps modernes (Modern Times). US 1936, film noir et blanc, muet, sonorisé.

11Décrire la pantomime muette et comique d’un film est encore plus difficile. Lorsque Paul Auster nous invite à rire devant Hector titubant en indiquant « Nous rions », nous restons de marbre. Benjamin Fondane, dans une défense vibrante du cinéma muet, s’est exercé parodiquement à décrire la scène où le Charlot des Temps Modernes12, assoupi sur le gazon d’un jardinet devant une maison américaine proprette et bien équipée, rêve d’un bonheur domestique idyllique :

  • 13 Benjamin Fondane: Écrits pour le cinéma ; Le muet et le parlant. Paris, 2007, Verdier Poche.

Ecrivez : « M. X…fut arraché de son sommeil à coups de pied dans ses fesses à la fois fières et sensibles. Il ouvrit la porte à sa vache qu’il traya [sic] à même la tasse et mit une poule qu’il trouva sous sa main sur la poêle à frire d’où, peu après il l’enleva, l’œuf étant pondu et cuit. Il brossa ses habits avec le plumeau. En voilà assez dira le boucher du coin, et même tel critique littéraire de telle revue bien portante. […] Et cependant voilà des images, quelques-unes entre mille, de Charlie Chaplin et qui font rigoler au cinéma aussi bien le boucher du coin que le poète dadaïste, de l’esthétique duquel, sans aucun doute ces images relèvent. Le scénario écrit, roman, mélo, poème se trouve devant un public qui immédiatement se divise en mille publics ; faites-le tourner  par la caméra, et tout de suite, comme par miracle, ces mille publics redeviennent un seul.13

12Mais si la description du geste comique du mime est l’impasse de l’écriture, le geste du mime bute lui aussi sur son insuffisance. Réservons les derniers mots sur le geste pantomimique déployé sur scène à Colette, qui fut un temps actrice de pantomime. Elle rend compte avec une étincelante ironie de son retour en coulisses, après une pantomime où elle joue une chatte, narration qui évite soigneusement la description de la partie mimée de sa prestation :

  • 14 Colette, L’envers du music hall, in Œuvres, t. 2, Paris, 2004, Gallimard, p.319.

Au sortir de ma nuit, la rampe m’aveugle ; mes oreilles couvertes et matelassées entendent à peine… J’imite – pauvrement, mais qui peut l’imiter ? – la malice guetteuse, l’exigence caressante, l’électrique turbulence d’une chatte jalouse… Hélas ! Il y a bien longtemps que je ne cours plus sur quatre pattes… Et chaque fois que je quitte la scène, Chatte haletante courant sur deux pattes lourdes, sa queue de bourre ballant sur une croupe de femme, je rencontre sur le palier de ma loge, le Petit Chat de la concierge, le vrai Petit Chat qui m’attend là exprès, mince, vêtu de velours, rayé comme un serpent. Il me regarde monter : il penche entre les barreaux de la rampe son visage de chat, diabolique et charmant comme une fleur tigrée. Il se retient de rire, mais je sais qu’il se moque de moi14

13Ici le geste théâtral, comme langage d’expression dramatique, chute de son piédestal : une si pâle imitation de la nature, d’une nature si humblement représentée par un petit chat. C’est au langage verbal de s’y hisser : une si brillante description d’une piètre rentrée en coulisse après l’exécution d’une pantomime.

14En définitive, il est impossible au geste de conceptualiser une pensée et de reproduire l’infinie variété de la nature et il est tout aussi impossible à l’écriture du geste de transmettre l’émotion qu’il suscite : une double impasse qui oblige à renoncer à l’utopie d’une communication intégrale, que ce soit dans un théâtre total ou une écriture idéale. Force est à la littérature, buttant sur l’indicible, de s’arrêter sur le silence, pour entrer en résonnance avec l’irrationnel qui occupe l’espace mental du lecteur.

L’inquiétante étrangeté

Des particularités du langage pantomimique à l’inquiétante étrangeté

  • 15 En France, la pantomime muette, héritière de la commedia dell’arte, s’est développée au milieu du X (...)
  • 16 Étienne Decroux, Paroles sur le Mime, Paris, 1963, Librairie théâtrale.
  • 17 À quelques exceptions près … Buster Keaton dont le ressort comique est fondé sur un double registre (...)

15Le langage pantomimique, lié par vocation ou par contrainte15 au silence, se distingue par trois singularités : une fonction double du corps du mime sujet et objet de la représentation, à la fois « statuaire et statue » selon l’expression du mime Jacques Lecocq16, l’ambiguïté de la relation fiction-réel et une liberté relative de l’interprétation d’un geste. Le mime suggère et le spectateur traduit. Par l’ambigüité de la relation fiction-réel, la performance du mime va susciter chez le spectateur un sentiment d’inquiétante étrangeté ou une étrange familiarité, perceptible dès que s’établit le silence. Elle est illustrée par l’effroi de l’enfant devant les mimes statues à l’immobilité spectrale, ou la perplexité amusée du spectateur devant un mime automate : embarrassé, il hésitera quelques instants entre ce qu’il croit percevoir, un automate réel, et ce qui est réellement, un acteur mimant un automate. Ce sentiment de malaise se produit aussi au spectacle d’un mime solitaire dont le registre n’est pas essentiellement comique, tel que le fut le mime Marceau. Elle s’applique beaucoup moins au mime dès qu’il évolue dans une scène de tonalité comique : le rire prend le dessus, et balaie l’étrangeté17.

  • 18 Charles Baudelaire, op. cit., p. 376.
  • 19 Cité par Alan Bilton : « In the Kingdom of Shadows », in Stefania Ciocia, Jesus A. Gonzales (eds), (...)

16Ainsi l’art scénique du mime provoque chez le spectateur un sentiment d’étrangeté par un double mécanisme : une confusion des perceptions sensorielles source d’incertitude sur la réalité de la perception, et la création d’une équivoque dans le processus d’identification. D’autres facteurs comme le costume, ou au cinéma, le noir et blanc, y participent. Le costume du Pierrot, fixé depuis le mime Deburau, se compose d’une souquenille blanche et ample, bien proche du drap dont on revêt traditionnellement le fantôme. Le visage enfariné a la pâleur d’outre-tombe; le crâne est coiffé d’une calotte noire et la bouche exagérément fardée, rouge sang. Baudelaire dépeint l’impression produite par Deburau en ces termes : « personnage pâle comme la lune, mystérieux comme le silence, souple et muet comme le serpent, droit et long comme une potence, cet homme artificiel, mû par des ressorts singuliers […]18 », un personnage dont la simple silhouette convoque le mystère. Au même titre que le costume fantomatique du Pierrot, le noir et blanc des films muets concourt à l’étrangeté. Ce fut souligné dès l’origine par Maxime Gorki : visionnant pour la première fois un film muet, il est troublé par ce royaume des ombres, « un monde sans bruit, sans couleur. Tout ici – la terre, les arbres, les gens, l’eau, l’air – était plongé dans un gris monotone laissant une sensation effrayante d’outre-tombe19. »

L’écriture aux bornes du silence 

  • 20 « Je suis en train de jeter les fondements d’un livre sur le Beau. Mon Esprit se meut dans l’Éterne (...)
  • 21 Stéphane Mallarmé, Notes en vue du « Livre » in Œuvres complètes, t.1, Paris, 1998, Gallimard, p. 9 (...)
  • 22 Colette, Sido, in Œuvres, t. 3, Paris, 2004, Gallimard.
  • 23 Paul Auster est familier de l’œuvre de Mallarmé. Il traduisit Le Tombeau d’Anatole dont la préface (...)
  • 24 Mallarmé, in Œuvres complètes, t. 2, Paris, 2003, Gallimard, p. 393-401.

17L’ouverture vers l’irrationnel et l’inquiétante étrangeté commencent avec l’établissement du silence. Mettre en mots le silence du Mime, un corps où se dissout le Verbe, un vide pour l’oreille, un blanc sur la page, est un paradoxe : la représentation littéraire du mime silencieux devrait aboutir à un effacement du discours, avec lequel Mallarmé a jonglé. Au risque de s’égarer dans l’impasse de la page blanche, Mallarmé qui ambitionnait le renouvellement de la langue et de la poésie en purifiant le mot de son usage quotidien pour lui rendre sa matérialité sonore, a été animé par une exigence de perfection de l’écriture. Sacralisant la littérature, il projeta l’écriture du Livre20, conçu comme la nouvelle Bible d’une religion sans religion, un rêve sur lequel il concentra son existence, tout en étant conscient de l’impossibilité de sa réalisation. Ce Livre débouchera sur des piles de notes griffonnées intelligibles de lui seul21, des morceaux d’un rien, qu’il demande à sa famille de brûler à sa mort, et qui se révèlent bien proches de la vacuité immaculée des beaux cahiers vergés d’un Capitaine Colette, « le mirage d’une carrière d’écrivain », que sa fille découvrira après sa mort22. Cette démarche mortifère est voisine de celle des protagonistes écrivains ou cinéaste du Livre des illusions qui s’acharnent à cacher ou détruire leurs œuvres23. Obsédé par le vide et le gouffre, Mallarmé n’est-il pas aussi ce magicien qui a lancé sur une feuille de papier blanche une volée de mots inégaux, qui dessinent, dans un hasard bienvenu et bien voulu, les vagues et l’écume d’un océan déchaîné, générant Un coup de Dés jamais n’abolira le Hasard24, un poème envoûtant où se noie le poète naufragé, la main crispée sur le dé qu’il ne jettera pas, balloté par les flots qui vont l’engloutir avec son secret qui n’existe pas, sous la protection d’un néant froid constellé d’étoiles ? Et de même que Diderot introduit sur scène le silence, qui allié au geste et à la mise à distance du personnage par le comédien, devrait renouveler le théâtre, de même Mallarmé insère le blanc dans la poésie et l’ordonnancement de la page qui, combinés au rythme et à l’effacement du lyrisme du poète, doivent renouveler la poésie pour céder la place à l’« être pur des mots » et à leur pouvoir transfigurateur.

  • 25 Paul Margueritte, Pierrot assassin de sa femme. Paris, 1882, Paul Schmidt. Site gallica.bnf.fr, [En (...)
  • 26 Stéphane Mallarmé. Mimique (M) ; Divagations (1897), op. cit., t. 2, p. 178-179.
  • 27 Jacques Derrida, « La Double séance », in La Dissémination. Paris, 1972, Seuil.

18Mallarmé était contemporain des Pierrots, baptisés plus tard fin de siècle. De ces Pierrots, héritiers de Deburau qui inspira bien des écrivains et poètes avant lui, il ne retiendra que le silence. Sollicité par son cousin Paul Margueritte pour écrire la préface du monomime Pierrot assassin de sa femme25, Mallarmé écrit Mimique26, un court texte sur le mime, la représentation et le silence. Jacques Derrida en fit un long commentaire dans La Double séance27.

  • 28 Théophile Gautier, « Pierrot posthume », in Théâtre. Mystère, Comédies et Ballets. Coeuvres & Valse (...)
  • 29 Margueritte écrit à la première page du Pierrot assassin de sa femme : « Pierrot semble parler ? – (...)

19L’écriture du monomime par Paul Margueritte est postérieure aux premières représentations qu’il en donna. Il met dans la bouche de Pierrot un long monologue, en partie emprunté au monologue du Pierrot Posthume de Gautier28 : Pierrot évoque ses souvenirs et s’appesantit sur ses angoisses, consécutives au meurtre de sa femme qu’il a chatouillée à mort29. La prise de conscience réitérée pendant la lecture de ce monomime, que ces paroles ne sont pas destinées à être prononcées ni entendues, que ces sentiments nuancés sont exclusivement destinées à être représentés par des gestes et des mimiques qu’on peine à imaginer, engendre un sentiment d’étrangeté : on se sent comme à côté du texte; on a l’impression de lire un texte évanescent, un texte muet, un vrai-faux texte.

20Mallarmé rend compte de sa lecture du monomime, sans se référer à son intrigue. Ainsi cadré dans cet espace intériorisé, Mimique renvoie à un aspect fondamental de la poétique de Mallarmé, où la re-création du langage à partir d’une image mentale invite le silence et son équivalent, la page blanche. Derrida pointe la situation complexe du poète vis-à-vis de son propre texte et de celui de Margueritte :

  • 30 Jacques Derrida, La Double séance, p. 253.

Mallarmé lit. Il écrit en lisant. En lisant le texte écrit par le Mime ; qui lui-même lit pour écrire : il lit par exemple le Pierrot posthume pour écrire de ses gestes une mimique qui ne lui doit rien, puis il lit la mimique ainsi faite pour écrire après coup le livret que lit Mallarmé30.

21On pourrait commenter à l’infini la réflexion en miroir des textes les uns dans les autres et de fait on aboutit à une double impasse : impossibilité d’expliciter l’imbrication de ces textes qui en se réfléchissant, avec leurs renvois multiples, suscitent le vertige, et impossibilité de situer dans le temps le geste du mime par rapport au discours, au logos : Mimique réfléchit un texte absent à lui-même.

  • 31 M, p. 178-179.

22La scène n’illustre que l’idée, pas une action effective, dans un hymen (d’où procède le Rêve), vicieux mais sacré, entre le désir et l’accomplissement, la perpétration et son souvenir : ici devançant, là remémorant, au futur, au passé, sous une apparence fausse de présent31.

  • 32 M, p. 179

23Avec une syntaxe irréprochable, quoique tourmentée, Mimique poursuit indéfiniment ce va-et-vient entre le don et la résistance, qui ouvre, comme son modèle le mime, la porte au rêve par le silence. Aucun commentaire complémentaire ne peut mieux l’enrichir que cette phrase du poème de Mallarmé : « Tel opère le Mime, dont le jeu se borne à une allusion perpétuelle sans briser la glace : il installe, ainsi, un milieu, pur, de fiction32»

24À la blancheur et au silence de Pierrot, Mallarmé, en effaçant le mime et s’effaçant lui-même, a tendu un miroir, sur lequel se réfléchit la page blanche en attente d’un signe surgi du vide, le geste du mime silencieux ou le mot sonore de l’écrivain, qui parleraient d’eux-mêmes. Mimique, ce texte réfléchissant, en trompe-l’œil, qui questionne le monomime silencieux Pierrot, assassin de sa femme, lui-même questionné par Derrida dans La Double Séance, installe le silence, un silence qui ouvre les portes du rêve et de l’indicible dans lesquels s’engouffrent l’irrationnel, la folie et les fantômes.

Appel à l’irrationnel

Irruption de la folie

  • 33 NR, p. 45.

25Le Neveu de Rameau fourmille d’occurrences questionnant les limites entre raison et déraison, et d’interrogations sur ce que la folie peut apprendre à la raison. Jusqu’à Moi, le philosophe, se délassant dans les jardins du Palais Royal, dont les pensées, dès l’incipit, se libèrent dans un vagabondage qui s’affranchit des rigueurs de la raison : « Je m’entretiens avec moi-même de politique, d’amour, de goût ou de philosophie. J’abandonne mon esprit à tout son libertinage. Je le laisse maître de suivre la première idée sage ou folle qui se présente, […]33 ».

  • 34 Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique. Paris, 1984, Gallimard, p. 365.
  • 35 Op. cit., p. 364.
  • 36 NR, p. 60.
  • 37 Marian Hobson, « Pantomime, spasme et parataxe: "Le Neveu de Rameau" ». Revue de métaphysique et de (...)
  • 38 NR, p. 128.

26Cependant, celui qui est porteur de folie, c’est bien Lui, le bouffon et ses pantomimes : Michel Foucault ne s’y trompe pas en installant Le Neveu de Rameau au cœur de son interrogation sur la résurgence de la déraison dans la société du XVIIIe siècle34. Le Neveu, ce « dernier personnage en qui la folie et la déraison se réunissent » sait qu’il est fou35. D’ailleurs il se présente comme tel : « un ignorant, un fou, un impertinent et un paresseux36 ». Il personnifie l’inverse de la mesure préconisée par Diderot au nom « des convenances et de la vérité ». À l’issue d’un mime vertigineux, la pantomime de l’opéra et du grand branle de la terre, où il est « travaillé par des gestes dont il n’est pas pleinement propriétaire37 », Le Neveu revient difficilement de sa traversée du miroir : « Il tournait ses regards autour de lui, comme un homme égaré qui cherche à reconnaître les lieux où il se trouve38. »

  • 39 NR, p. 90.

27Personnage carnavalesque, il se donne comme référent à atteindre pour sa gestuelle et ses bouffonneries le « sublime des petites-maisons39», ces lieux d’enfermement des aliénés où, en même temps, ils étaient exposés aux regards curieux du public, pour sa distraction. C’est ainsi qu’un siècle plus tard, un public divers, des mondains et des artistes, se pressera à La Salpêtrière aux Leçons de Charcot qui, tel un montreur de marionnettes, fera défiler des femmes hystériques à moitié dénudées. Il y a d’ailleurs concomitance entre ces corps hystériques montrés à La Salpetrière et les pantomimes fin de siècle, qui offrent le spectacle de corps convulsés, comme celle du Pierrot assassin où le chatouillement entraîne jouissance, convulsions et mort de Colombine. Ainsi chez Diderot, les pantomimes d’un bouffon, le vagabondage de la pensée, l’ébouriffage du discours, la libération du geste et de la parole jusqu’au point où ils frôlent la déraison, forment un vigoureux contrepoids au triomphe de la rationalité des Lumières. En dotant Le Neveu d’un geste éloquent, Diderot a ouvert la boîte de Pandore qui contraignait la démesure et a ébranlé le discours raisonné.

Au royaume des fantômes

  • 40 Dans cette pantomime évoquée par Théophile Gautier dans Shakespeare aux Funambules, se mêlent rire (...)

28Le mime, et singulièrement Pierrot, porte en lui-même cet aspect fantomatique qui tient en partie au costume. Le fantomatique s’est invité dans bien des pantomimes plus ou moins macabres et cela s’accentue encore dans les pantomimes dites fin de siècle. Dans la pantomime Marchand d’habits, le fantôme du marchand tué par Pierrot le poursuit jusqu’à la fin de la pièce et finit par le tuer40. On voit aussi le portrait de Colombine s’animer et se mettre à rire quand Pierrot ressasse son méfait dans Pierrot assassin de sa femme.

29À l’époque contemporaine, Auster présente aussi l’irrationnel du mime sous le masque du fantôme. L’inquiétante étrangeté s’installe dès le début du livre, à la fin la narration de Mr Nobody quand Hector récupère sa visibilité, sans toutefois, à l’épreuve du miroir, s’y reconnaître :

  • 41 LI, p. 68; « For a second or two, the expression of his face remains the same, and as he peers into (...)

Pendant une seconde ou deux, l’expression de son visage reste la même et, face à l’homme qui, sur le mur le fixe, les yeux dans les yeux, on dirait qu’il contemple un inconnu, qu’il rencontre le visage d’un homme qu’il n’a jamais vu41.

  • 42 Alan Bilton, op. cit.

30D’abord absent aux autres quand il était devenu invisible, il est maintenant présent aux autres mais absent à lui-même, devenu un autre, un état de présence-absence, de familier-étranger que le roman décline avec de multiples variations42. Le roman joue en effet sur les oppositions réalité-illusion et sur la mise en abyme de l’écriture, où à l’ombre de Chateaubriand et des Mémoires d’outre-tombe qu’a traduit Zimmer, et sous la tutelle d’Auster, trois écrivains supplémentaires sont mis en scène : Zimmer, le narrateur-écrivain rédige le livre qui nous sera donné à lire après sa mort, Le Livre des illusions, celui que nous lisons. Martin Frost, le protagoniste du seul film réalisé par Hector qui sera donné à voir à Zimmer, écrit une fiction, mais la détruira, pour redonner vie à son amante. Enfin Alma, la fille spirituelle de Hector, rédige une biographie d’Hector, que sa femme brûlera à sa mort : une imbrication de manuscrits maudits, hantés, fictifs, ou posthumes.

  • 43 Et du cinéma en général pour Derrida : Dans Ghost Dance (Ken McMullen, 1983, UK, film couleur), Der (...)

31La perte, le deuil, l’absence qui hantent la fiction de Auster, tourmentent Zimmer, le narrateur du Livre des illusions, qu’une obsédante peur du vide assaille. Il considère le dernier film muet de Hector, Mr Nobody, comme une longue méditation comique sur l’absence et l’angoisse identitaire. Ce film, qu’il nous raconte, inclut à la fois absence et présence, un caractère assez général du cinéma muet43. Chez Auster, le silence rime avec absence, mais les impressions suscitées ne sont plus perçues angoissantes, comme chez Gorki ; elles sont devenues avec la distance, nostalgiques, la nostalgie du cinéma muet :

  • 44 LI, p. 24; « Most silent comedies hardly even bothered to tell stories. They were like poems, like (...)

Les comédies muettes ne se souciaient même pas de raconter des histoires. Elles étaient comme des poèmes, comme des évocations de rêve, comme de complexes chorégraphies de l’âme et parce qu’elles étaient mortes, elles nous parlaient sans doute plus intimement qu’elles ne l’avaient fait au public de leur époque. Nous les regardions à travers la grande faille de l’oubli, et c’était précisément ce qui les séparaient de nous qui les rendait si attachantes : leur mutité, leur absence de couleur, leurs rythmes heurtés et accélérés44.

32Mais c’est bien au fantôme qu’Auster fait appel pour écrire le silence du mime. Car il choisit dans Mr Nobody, de rendre invisible Hector, pour en extraire le silence : un homme invisible, qui se meut au milieu de personnages qui prononcent des paroles inaudibles pour le spectateur, personnages qui de surcroît ne le voient pas. Cette invisibilité est contagieuse, contaminant tout ce que Mr Nobody touche, choses et êtres, l’isolant définitivement de la réalité. Il devient doublement silencieux : silencieux à l’oreille et silencieux au regard, et par cet artifice d’étrangeté, la profondeur du silence est recréée. Cette perception du silence à travers l’invisibilité supplémentaire de Hector-Mr Nobody, cette inquiétante étrangeté tue le comique. Cela ne s’effectue pas sans un certain malaise, à la manière de celui ressenti à la lecture du Pierrot assassin de sa femme. Chez Auster, le lecteur lit un roman décrivant un film muet où l’acteur qu’on voit se mouvoir sur l’écran est en fait invisible.

  • 45 Néologisme apparu dans Spectres de Marx. Paris, 1993, Galilée.
  • 46 Raphaëlle Guidée. « La modernité hantée », in Raphaëlle Guidée, Denis Mellier (éds), Otrante n° 25  (...)
  • 47 Henri Garric, « Fantômes silencieux. Notes sur les ambiguïtés de la réception contemporaine du ciné (...)

33À la suite de l’introduction par Derrida du mot « hantologie » et de ses développements45, la modernité peut être envisagée comme particulièrement spectrale, exposée sans fin au retour d’un passé révolu dont elle ne peut faire son deuil. Depuis l’avènement de la photographie, la modernité s’est dotée de techniques d’enregistrement qui rendent possible la réapparition illimitée du passé dans le présent et son corollaire, le retour des fantômes46. Le cinéma muet est intrinsèquement lié au fantomatique mais le cinéma burlesque se prêterait mal à cette nostalgie mélancolique et serait au fond incompatible avec une analyse en terme fantomatique, dans la mesure où beaucoup de ses ressorts dramatiques et comiques rappellent la loi de la gravité et avec elle la matérialité des corps47. Et le rire intemporel qu’ils déclenchent fait barrage à la nostalgie.

34Ainsi, l’écriture de Paul Auster va transformer un film burlesque tel que Mr Nobody en un film profondément nostalgique. Il est vrai que Le livre des illusions ne se résume pas à la narration de la carrière d’Hector Mann, de ses films et de ses amours. Vers la fin de l’ouvrage, un autre film est longuement évoqué : le protagoniste, Martin Frost, écrit un roman dont la progression s’accompagne en parallèle de l’anéantissement d’une femme vivante, Claire, ou plutôt une femme née de l’imagination de son auteur. Si traditionnellement l’évocation des disparus par l’écriture les fait d’une certaine manière revivre, ou tout du moins les rend à la mémoire, ici, l’inverse se produit : l’écriture renvoie un être vivant à l’état de fantôme. Ainsi, dans Le livre des illusions, Auster pousse très loin l’écriture fantomatique, vers une profonde mise en abyme :

  • 48 Garric, op. cit., p. 45.

Le dispositif narratif est […] une multiplication dupliquée des fantômes qui affecte non seulement la fiction dans un système de reflets en abymes mais aussi les instances de la narration – le cinéaste, le film, les spectateurs et aussi le narrateur, son récit et les destinataires48.

35Rappelant un revenant, un acteur comique du muet, Auster a fait se dresser un fantôme privé du rire, évoluant dans un monde chimérique qui procède moins du rêve que des limbes ou d’outre-tombe. Il a convoqué des fantômes frappés de mélancolie, qu’il a plongés avec les vivants dans une confusion abyssale où s’abolissent les frontières entre réalité et illusion, présence et absence, vie et mort.

  • 49 Charlie Chaplin : The Circus (Le cirque), USA 1928, film muet noir et blanc.

36Diderot s’est servi du mime, un joyeux bouffon, comme porte-parole d’une parole libérée, au risque de la déraison. Mallarmé en tendant un miroir au silence du mime, et Auster en convoquant des fantômes nostalgiques ont aboli les frontières entre réalité et illusion entre lesquelles leurs créations sont indéfiniment renvoyées. On est tenté de rappeler ici la séquence presque inaugurale du Cirque (The Circus), où Charlot et ses poursuivants se retrouvent dans un labyrinthe de miroirs : le même s’y reflète indéfiniment, l’autre aussi ; l’un voyant l’autre croit pouvoir le saisir, l’autre se croyant sur le point d’être atteint tente de s’échapper, pensant avoir trouvé une issue. Poursuivant et poursuivis butent invariablement sur un miroir et chaque choc est ponctué par une touche musicale : on est confondu de stupeur et saisi de vertige, bien proches de ceux que suscitent les textes enchâssés de Mallarmé et Auster, mais la drôlerie du film en modifie radicalement la perception finale49.

37Le fantôme chasse le rire, le rire de son côté écarte les fantômes, et le mime silencieux oscille entre rire et fantômes.

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Notes

1 Avec Hector Mann, Auster crée un type, dans la lignée du Pierrot de Deburau et des acteurs du cinéma muet, d’un Buster Keaton avec son canotier et son impassibilité, d’un Chaplin à la silhouette de vagabond immédiatement reconnaissable ou d’un Harold Lloyd, éternel optimiste à lunettes. Il emprunte quelques traits à ces trois vedettes, et à une quatrième, Raymond Griffith.

2 Jacques Lecoq, Les Gestes de la vie, in Le Théâtre du geste, Paris, 1987, Bordas.

3 Arnaud Rykner, L’Envers du théâtre, Paris, 1996, José Corti, p. 194.

4 Denis Diderot, Le Neveu de Rameau, (NR), Paris, 2006, Gallimard, p. 69.

5 Paul Auster, Le Livre des illusions, (LI), Arles, 2002, Actes Sud, p. 41 ; The Book of Illusions, London, 1996, Faber & Faber, « Before the body, there is the face, and before the face there is the thin black line between Hector’s nose and upper lip. A twitching filament of anxieties, a metaphysical jump rope, a dancing thread of discombobulation, […] the mustache appears to be moving on its own, like a small animal with an independent consciousness and will. The mouth curls a bit at the corners, the nostrils flare ever so slightly, but as the mustache goes through its antics gyrations, the face is essentially still, and in that stillness, one sees oneself as if in a mirror, […] », p. 29.

6 LI, p. 54; « He is a specter made of flesh and blood, a man who is no longer a man », p. 40.

7 LI, p. 58; « For the next twenty-odd seconds, he goes through one of his crispest, most pungent funny-man routines. Like someone trying to fight off a bad hangover, he stands up from his chair, all woozy and disoriented, and begins to stagger about the room. We laugh at this. We believe what our eyes are telling us, and because we are confident that Hector is back to normal, we can be amused by this spectacle of buckling knees and dizzy-headed collapse. But then Hector walks over to the mirror that is hanging on the wall, and everything turns again. He wants to look at himself. He wants to straighten his hair and readjust his tie, but when he peers into the oval of smooth, shining glass, his face isn’t there. He has no reflexion. », p. 43.

8 « Comment la plume pourrait-elle rivaliser avec la pantomime ? La pantomime est l’épuration de la comédie; c’en est la quintessence; c’est l’élément comique pur, dégagé et concentré. » Charles Baudelaire, De l’Essence du rire, in Œuvres complètes, Paris, 2006, Seuil, p. 370.

9 « Et alors même qu’on devrait tout dire, l’ironie sait qu’on ne peut pas, car l’esprit est inépuisablement riche et notre langage se divise à l’infini sans égaler les nuances indénombrables de l’émotion. Une simple pantomime suffira souvent. » Vladimir Jankélévitch, L’Ironie, Paris, 1964, Flammarion, p. 91.

10 NR, p.126.

11 NR, p 69.

12 Charlie Chaplin, Les Temps modernes (Modern Times). US 1936, film noir et blanc, muet, sonorisé.

13 Benjamin Fondane: Écrits pour le cinéma ; Le muet et le parlant. Paris, 2007, Verdier Poche.

14 Colette, L’envers du music hall, in Œuvres, t. 2, Paris, 2004, Gallimard, p.319.

15 En France, la pantomime muette, héritière de la commedia dell’arte, s’est développée au milieu du XVIIe siècle après deux interdictions royales d’utiliser la parole sur scène, imposées aux théâtres forains.

16 Étienne Decroux, Paroles sur le Mime, Paris, 1963, Librairie théâtrale.

17 À quelques exceptions près … Buster Keaton dont le ressort comique est fondé sur un double registre, un comique gestuel couplé à une impassibilité mimique, préserve l’étrangeté du mime silencieux. On peut se projeter dans Charlot, dont le comique ne procède pas de l’inquiétante étrangeté, mais on ne peut s’identifier au Mécano de la « General ».

18 Charles Baudelaire, op. cit., p. 376.

19 Cité par Alan Bilton : « In the Kingdom of Shadows », in Stefania Ciocia, Jesus A. Gonzales (eds), The Invention of Illusions: International Perspectives on Paul Auster. Newcastle upon Tyne, 2011, Cambridge Scholars Publishing, chap. 11.

20 « Je suis en train de jeter les fondements d’un livre sur le Beau. Mon Esprit se meut dans l’Éternel, et en a eu plusieurs frissons, si l’on peut parler ainsi de l’Immuable. » Stéphane Mallarmé, Écrits sur le livre, Paris, 1985, Éditions de l’éclat, p. 91.

21 Stéphane Mallarmé, Notes en vue du « Livre » in Œuvres complètes, t.1, Paris, 1998, Gallimard, p. 945-1060. Ces notes comportent aussi formules mathématiques et chiffres, et s’apparentent aux notes d’un homme en proie à un délire contrôlé.

22 Colette, Sido, in Œuvres, t. 3, Paris, 2004, Gallimard.

23 Paul Auster est familier de l’œuvre de Mallarmé. Il traduisit Le Tombeau d’Anatole dont la préface Mallarmé’s son, écrite en 1982, a été publiée séparément : in The Art of Hunger. Essays, Prefaces, Interviews, and The Red Note Book, New York, 1992, Penguin Books.

24 Mallarmé, in Œuvres complètes, t. 2, Paris, 2003, Gallimard, p. 393-401.

25 Paul Margueritte, Pierrot assassin de sa femme. Paris, 1882, Paul Schmidt. Site gallica.bnf.fr, [En ligne], http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb30882724t [page consultée le 12 03 2015].

26 Stéphane Mallarmé. Mimique (M) ; Divagations (1897), op. cit., t. 2, p. 178-179.

27 Jacques Derrida, « La Double séance », in La Dissémination. Paris, 1972, Seuil.

28 Théophile Gautier, « Pierrot posthume », in Théâtre. Mystère, Comédies et Ballets. Coeuvres & Valsery, 2001, Ressouvenances.

29 Margueritte écrit à la première page du Pierrot assassin de sa femme : « Pierrot semble parler ? – Pure fiction littéraire ! – Pierrot est muet et ce drame, d’un bout à l’autre mimé. », op. cit.

30 Jacques Derrida, La Double séance, p. 253.

31 M, p. 178-179.

32 M, p. 179

33 NR, p. 45.

34 Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique. Paris, 1984, Gallimard, p. 365.

35 Op. cit., p. 364.

36 NR, p. 60.

37 Marian Hobson, « Pantomime, spasme et parataxe: "Le Neveu de Rameau" ». Revue de métaphysique et de morale, 1984 : 89 (2), p. 197-213.

38 NR, p. 128.

39 NR, p. 90.

40 Dans cette pantomime évoquée par Théophile Gautier dans Shakespeare aux Funambules, se mêlent rire et terreur. Faute d’argent, Pierrot y tue un marchand d’habits ambulant pour se procurer un costume décent, supposé lui permettre de séduire sa belle. Mais ce dernier le poursuit dans toutes les phases ultérieures de sa nouvelle vie sous l’aspect d’un spectre. Finalement, le jour de son mariage, le spectre vengeur vient l’enlacer pour une valse infernale et, en le serrant contre lui, transperce Pierrot de l’épée même qui lui traversait le corps. Frédérique Lansac, Chand d’habits ! De 1832 à 1922 une pantomime spectrale, in Arnaud Rykner (éd) Pantomime et théâtre du corps. Transparence et opacité du hors-texte. Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2009, p. 49-60. Cette pantomime est partiellement représentée par Jean-Louis Barrault dans le film de Marcel Carné, Les Enfants du paradis.

41 LI, p. 68; « For a second or two, the expression of his face remains the same, and as he peers into the eyes of the man staring back at him from the wall, it’s as if he’s looking at a stranger, encountering the face of a man he has never seen before. » p. 40.

42 Alan Bilton, op. cit.

43 Et du cinéma en général pour Derrida : Dans Ghost Dance (Ken McMullen, 1983, UK, film couleur), Derrida joue son propre rôle de philosophe : il caractérise le cinéma comme: « […] un art de laisser revenir les fantômes […] Tout le développement de la technologie de la télécommunication, au lieu de restreindre l’espace des fantômes, […] décuple le pouvoir et le retour des fantômes ». Derrida a aussi évoqué cette absence–présence dans : Acts of litterature, en collaboration avec Derek Attridge, New York, 1992, Routledge, p. 107.  

44 LI, p. 24; « Most silent comedies hardly even bothered to tell stories. They were like poems, like the renderings of dreams, like some intricate choreography of the spirit, and because they were dead, they probably spoke more deeply to us now than they had to the audiences of their time. We watch them across a great chasm of forgetfulness, and the very things that separated them from us what make them so arresting: their muteness, their absence of color, their fitful, speeded-up rhythms. », p. 15.

45 Néologisme apparu dans Spectres de Marx. Paris, 1993, Galilée.

46 Raphaëlle Guidée. « La modernité hantée », in Raphaëlle Guidée, Denis Mellier (éds), Otrante n° 25 : Hantologies : les fantômes et la modernité, Paris, 2009, Kimé, p. 9.

47 Henri Garric, « Fantômes silencieux. Notes sur les ambiguïtés de la réception contemporaine du cinéma muet », in Hantologies, op. cit., p. 33.

48 Garric, op. cit., p. 45.

49 Charlie Chaplin : The Circus (Le cirque), USA 1928, film muet noir et blanc.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Marie-Christine Delauche, « Langage du Mime et écriture de l’étrangeté »TRANS- [En ligne], Séminaires, mis en ligne le 17 mars 2017, consulté le 23 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/trans/1578 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/trans.1578

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Auteur

Marie-Christine Delauche

Université Paris 3 – Sorbonne Nouvelle

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Droits d’auteur

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