Inquiétante étrangeté, inquiétante familiarité à l’ère soviétique
Résumé
Cet article vise à interroger le concept de « langue soviétique », souvent réduite à un objet figé, artificiel, aliénant, qui aurait assuré efficacement la diffusion et l’implantation de l’idéologie en n’offrant que peu d’espaces aux négociations narratives. L’analyse d’un corpus d’ego-documents et d’œuvres de l’écrivain Andreï Platonov suggère, au contraire, l’inefficience d’un monologisme hermétique, en révélant de véritables jeux polyphoniques à travers l’étude des modalités de réception, de réappropriation et de déconstruction du discours officiel par les individus, aussi bien dans leur expression intime que dans leur création littéraire.
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Mots-clés :
langue soviétique, URSS, langue de l’intime, Platonov Andreï, écriture diariste, ego-document, inquiétante étrangeté, Unheimlich, polyphonie, propagandePlan
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Là où l’on fait violence à l’homme,
[…] on fait aussi violence à la langue…
- 1 Les Naufragés et les Rescapés. Quarante ans après Auschwitz, Paris, 1986, Gallimard, p. 94.
Primo Levi1
- 2 Andreï Siniavski, La Civilisation soviétique, trad. A. Sabatier et C. Prokhoroff, Paris, 1988, Albi (...)
- 3 Michel Heller, La Machine et les Rouages. La formation de l’homme soviétique, trad. A. Coldefy-Fauc (...)
- 4 Stephen Kotkin, Magnetic Mountain: Stalinism as a Civilization, Berkeley, Los Angeles, Londres, 199 (...)
- 5 Alexander Kondratov, « La persistance du soviétique dans le discours politique des dirigeants de la (...)
- 6 Note sur la translittération des noms propres cyrilliques : pour le confort de la lecture, nous ado (...)
1Dans quelle mesure peut-on parler de « langue soviétique » ? Il s’agirait d’une langue non pas totalement inédite, coupée de la langue russe prérévolutionnaire – quoique ce fût le projet de certains poètes et théoriciens –, mais qui, malgré les révisions subies, demeurerait le fruit des bouleversements de 1917. L’homme nouveau devait vivre dans une temporalité linguistique nouvelle. De fait, les mutations — stylistiques, lexicales, syntaxiques – furent telles que se serait produite, selon certains, une véritable « révolution linguistique2 », au point que Michel Heller affirme : « une nouvelle langue est née3 ». Du reste, puisque des historiens parlent de « civilisation soviétique4 », il ne serait pas absurde de considérer que, comme toute civilisation, elle était dotée d’une langue spécifique, identifiable, communément admise. Intangible en apparence, presque fossilisée, elle commence à se métamorphoser à partir de la perestroïka — « refonte » qui impliquait aussi celle de la langue –, avant de disparaître (en partie seulement) en même temps que l’URSS, sa fonction devenant obsolète de même que la vision du monde qu’elle renfermait5. On peut alors envisager la « langue soviétique » comme un objet de musée, le fossile d’une civilisation disparue sur laquelle elle permettrait d’apporter un éclairage original. Pour ce faire, il s’agit avant tout d’esquisser une définition de ce que peut recouvrir la notion de « langue soviétique », ce qui implique une réflexion sur les interactions entre le discours officiel et le discours intime en URSS. Mais c’est également par la littérature soviétique, et notamment dans l’œuvre d’Andreï Platonov6, que la complexité de la « langue soviétique » prend tout son sens : entre langue de l’intime et langue du pouvoir s’instaure non pas une dichotomie étanche, mais un tissu complexe, nourri d’inquiétante étrangeté, qui participe à la formation d’un troisième espace discursif, profondément polyphonique, dans lequel les fondements mêmes de cette langue sont repensés comme entre-deux d’un incommunicable.
« Lingua Sovieticii Imperii »
- 7 Мариэтта Чудакова, « Язык распавшейся цивилизации : Материалы к теме » [M. Čudakova, La langue d’un (...)
- 8 Voir en particulier l’analyse de la « langue nazie » par le philologue allemand Victor Klemperer (L (...)
2 Du côté des outils théoriques permettant d’appréhender au mieux la « langue soviétique », les rares études portant directement sur le sujet7 peuvent être complétées par les réflexions de philologues, philosophes et écrivains ayant travaillé sur des thématiques connexes8. Mais pour s’interroger sur les dimensions polyphoniques et comprendre la façon dont le langage officiel pouvait être intériorisé mais aussi détourné, renversé, il faut analyser la langue employée par les Soviétiques eux-mêmes. À cet égard, les journaux personnels sont des sources privilégiées, puisqu’ils font partie de ces très rares documents qui donnent à voir ce qu’un Soviétique fortement encadré dans tous les domaines de la vie produisait dans son intimité, spontanément, libéré – a priori – des contraintes du paraître et des attentes du pouvoir.
- 9 Françoise Thom, La Langue de bois, Paris, Julliard, 1987 ; Louis Martinez, « La “langue de bois” so (...)
- 10 Edgar Morin, Arguments, 1961 (à propos de la Chine), ibidem, p. 12.
- 11 Cf. la première définition de « langue de bois » dans le Larousse encyclopédique (1981) : « phraséo (...)
- 12 Régis Debray, Modeste contribution aux discours et cérémonies officielles du dixième anniversaire [ (...)
- 13 Cf. Чудакова (« Язык распавшейся цивилизации… », op. cit.) ; termes employés dès l’époque soviétiqu (...)
- 14 Georges Steiner, Le Monde, 6 mars 1981, cité par Heller, La machine et les rouages, op. cit., p. 30 (...)
- 15 Чудакова, « О советском языке и словаре советизмов (Тезисы) » [Sur la langue soviétique et le dicti (...)
- 16 Kotkin, op. cit., chapitre 5.
- 17 Heller, idem, p. 275 ; Luba Jurgenson, « La grande terreur à travers un journal intime », Raison pu (...)
- 18 Корней Чуковский, « Канцелярит », Литературная газета, 9 et 16 septembre 1961, et Живой как жизнь : (...)
3 Si la notion de « langue soviétique » est discutable, c’est parce qu’elle renvoie à un objet difficilement saisissable, aux appellations variées et non fixées comme l’a été la « langue nazie » théorisée par Victor Klemperer (« Lingua Tertii Imperii »). Certains la nomment « langue de bois9 », la réduisant donc à un style stéréotypé, hermétique, destiné à ne délivrer que des vérités partielles et partiales ; ainsi définie, elle traduirait, pour reprendre les mots du sociologue Edgar Morin, « un refus ou une impuissance à formuler la réalité des faits10 ». Mais cette expression relativement récente, qui d’ailleurs ne renvoyait originellement qu’aux régimes communistes11, est aujourd’hui trop galvaudée par le jargon journalistique. Tout aussi négativement connotée est la formule évocatrice « langue de vent », proposée en son temps par Régis Debray pour désigner ce type de « parole flottante, sans ancrage dans la matérialité sensible ou historique12 ». D’autres expressions ont été trouvées pour nommer ce concept indéfini de « langue soviétique13 » : « lexique stalinien14 », « soviétismes15 », « parler bolchevik16 », « novlangue soviétique17 », ou encore ce néologisme formé à l’ère khrouchtchévienne par un célèbre écrivain et critique littéraire russo-soviétique : « kantseliarite » (канцелярит), qui fait écho à la terminologie médicale des maladies (« méningite », « hépatite »…) pour mieux souligner les dérèglements d’une langue sclérosée, appauvrie, contaminée par les lieux communs18.
- 19 Siniavski, op. cit., p. 247. Comparer avec la « langue nazie » : « [La LTI] s’empara de tous les do (...)
- 20 Andrej Platonov, La fouille, trad. Jacqueline de Proyart, Lausanne, 1974, L’âge d’homme, p. 60.
- 21 Citation du philosophe allemand Walter Schubart, Europa und die Seele des Ostens, Luzern, 1938, ver (...)
- 22 Чудакова, « Язык распавшейся цивилизации… », op. cit.
- 23 « Le système soviétique est une dictature de la langue » écrivait M. Heller, « Langue russe et lang (...)
- 24 Ce terme, associé à l’écrivain polonais Czesław Miłosz (La Pensée captive. Essai sur les logocratie (...)
- 25 Selon certains, le triomphe du contrôle du langage et de la propagation d’un langage enfanté par le (...)
4La « langue soviétique » désigne une façon de s’exprimer issue de la rhétorique officielle. Émanant « d’en haut », c’est-à-dire des textes étatiques, des discours des dirigeants, des slogans de la propagande, elle vient s’immiscer dans le langage courant des individus. Si toutes les civilisations sont dotées d’un discours officiel idéologiquement marqué, la spécificité de celui qui a cours en URSS tient à son omniprésence, sa diffusion massive totalement inédite, sa pénétration dans toutes les sphères de la vie19. De grands moyens étaient déployés à cet effet. Dans son récit La Fouille, Andreï Platonov décrit le bombardement constant de cette voix du pouvoir, par la radio, la presse et les « propagandistes » chargés de la relayer oralement ; son héros supplie : « Arrêtez ce bruit !20 ». Un contemporain du stalinisme constatait : « Le bolchevisme devient une orgie de mots, qui envahit jusqu’aux villages les plus lointains21 ». Vecteur principal de la langue officielle, la radio, intarissable, s’imposait dans les espaces publics et privés : des haut-parleurs avaient été installés sur toutes les places principales des villages et des quartiers urbains, ainsi que dans les établissements publics ; ils diffusaient la fréquence de la radio étatique de six heures du matin jusqu’à tard le soir ; de plus, chaque appartement communautaire devait être doté d’un poste de radio à laisser obligatoirement allumé – le simple fait de l’éteindre pouvait être considéré comme un acte d’infidélité au régime22. Non seulement la rhétorique officielle est puissamment relayée par les médias, mais elle imprègne aussi toute la production écrite et visuelle sans exception, qu’il s’agisse d’œuvres littéraires, de textes scientifiques, de travaux universitaires, etc. Ce lien étroit entre pouvoir et langue justifie, pour certains, de qualifier le régime soviétique de « dictature de la langue23 », ou encore de « logocratie24 » ; selon cette représentation, il y a un lien d’interdépendance entre les deux : le langage doit son existence au pouvoir en même temps qu’il assure la défense et la pérennité de celui-ci25.
- 26 Lydia Tchukovskaya, La plongée, trad. André Bloch et Sophie Benech, Paris, 2015, Le Bruit du temps (...)
- 27 C’est ce que Klemperer avait relevé à propos de la langue nazie (op. cit., p. 128). Voir aussi Sini (...)
- 28 Nicolaï Erdman, Le suicidé, écrit en 1928, adaptation de Michel Vinaver, 1986, Actes Sud et l’Aire, (...)
- 29 Heller, op. cit., p. 283. La parodie du discours officiel, et en particulier de ses slogans, a été (...)
- 30 Cf. Turpin, op. cit., p. 234. Voir aussi la métaphore éloquente de Klemperer : « le slogan assène d (...)
- 31 Siniavski, op. cit., pp. 256, 259 et 263.
5 Hannah Arendt a bien montré que le pouvoir totalitaire invente sa propre langue, du moins la modèle et la diffuse afin qu’elle s’impose à la société. Les dispositifs de la propagande visent précisément, entre autres, à marteler un langage dans le cadre duquel la pensée sera contrainte de se développer, autrement dit à enfermer l’individu dans un langage qui va formater sa pensée et dissoudre son individualité. Le « parler bolchevik » peut se distinguer par un certain nombre de traits stylistiques, syntaxiques et lexicaux. Une femme de lettres soviétique aux analyses toujours subtiles affirmait ainsi pouvoir reconnaître instantanément l’estampille de ce langage par la simple disposition des mots, leur tonalité, leur rythme, etc.26 Il se caractérise par une forte coloration politique et militariste (voir l’emploi extensif du terme « front » : « front du travail », « front de l’instruction »…), ou encore – phénomène propre au développement des langues au XXe siècle mais particulièrement exacerbé en URSS – par l’intégration d’une terminologie scientifique et technique (avec l’ambition liée à l’idéologie marxiste de tout exprimer « scientifiquement »). Un autre trait distinctif est la prolifération de sigles et abréviations, due notamment à la nécessité d’intégrer les épithètes « populaire », « socialiste », « soviétique », « étatique », etc. ; si leur finalité n’est pas clairement de voiler la réalité, ils peuvent, de fait, en atténuer la charge négative (par exemple, « ITL » neutralise la connotation des camps, comme l’usage de « KL » en allemand pour « Konzentrationslager »), mais aussi procurer le sentiment d’appartenir à un groupe d’initiés à même de les décrypter27. Encombré par une phraséologie bureaucratique, le style, lui, est souvent empreint de solennité, renforcée par les constructions emphatiques, qui lui confère une forme de sacralité. S’il regorge d’euphémismes ou de périphrases pour tamiser des réalités encombrantes, il se caractérise aussi par une rhétorique de l’amplification et de l’énumération. Enfin, la « langue soviétique » dans son expression la plus officielle abonde en slogans, au point que le dramaturge Nikolaï Erdman faisait dire à son « suicidé » que la collectivité n’était, dans la jeune URSS, qu’une « usine à slogans28 ». Cette omniprésence a aussi donné lieu à de nombreux détournements (dont Andreï Platonov était friand), comme celui de la célèbre maxime léniniste : « le communisme c’est le pouvoir des Soviets plus la sloganisation29. » Formule monosémantique, « concise dans sa forme comme dans son contenu », le slogan privilégie le mode impératif en excluant toute équivocité ; la répétition constante des mêmes mots, de termes clés, fige la langue dans le stéréotype, à travers une volonté de synthèse systématique qui peut être aliénante et, là encore, comprimer la pensée30. Du côté de ceux qui ont cherché à dénoncer la dégénérescence de la langue russe à l’époque soviétique, l’écrivain Andreï Siniavski indiquait, à l’aube de l’effondrement de l’URSS, qu’elle avait été si standardisée qu’il n’y subsistait que des poncifs à travers lesquels plus rien ne filtrait ; elle était devenue une langue stérile et artificielle31.
Langue officielle et langue de l’intime au miroir : une situation de diglossie ?
- 32 LTI, op. cit., pp. 23, 34 (« Tous, partisans et adversaires, profiteurs et victimes, étaient incont (...)
6 Les répercussions du langage officiel sur le langage courant des Soviétiques, dans un contexte de matraquage du discours dominant, méritent une attention toute particulière. Elles donnent un éclairage intéressant sur la façon dont le régime soviétique agissait sur les esprits. Or, l’historiographie de l’URSS n’a pas fini d’étudier le rapport des individus au pouvoir, et continue d’affiner nos représentations de leur état d’esprit dans un environnement saturé de propagande. Comme l’a montré Klemperer à propos du régime nazi, le totalitarisme passe aussi par les mots, l’idéologie imprègne la langue et donc la pensée ; le langage n’est pas simplement un véhicule neutre de l’idéologie, mais il dit quelque chose d’elle per se. L’observation minutieuse du langage employé par les individus nous donne ainsi des indices sur les degrés d’intériorisation et d’adhésion au discours officiel, sur l’emprise et l’efficacité de celui-ci, mais aussi sur les phénomènes de distanciation, de subversion et de rejet de la rhétorique dominante. L’URSS témoigne-t-elle d’une situation analogue au IIIe Reich où, d’après les constatations de Klemperer, personne n’était épargné par l’ « intoxication » de la langue, pas même les victimes les plus persécutées32 ?
- 33 Selon les auteurs, on trouve tour à tour : langue intime, populaire, privée, naturelle, humaine, vi (...)
- 34 Heller, qui oppose la « langue soviétique » ou « nouvelle langue » à la « langue vivante » ou « lan (...)
- 35 Un postulat qu’il récuse : « Les Soviétiques à notre avis, ne sont pas ‘bilingues’, ne possèdent pa (...)
- 36 Luba Jurgenson, Création et Tyrannie, Cabris (Alpes-Maritimes), Sulliver, 2009, p. 12. Sur le thème (...)
7Si l’on parle de « langue officielle », c’est donc qu’on aurait en face, de façon très schématique, un autre type de langue, dont la désignation est extrêmement problématique33. Les Soviétiques auraient donc été bilingues, en quelque sorte, employant l’une ou l’autre des « deux langues34 » à leur disposition selon les circonstances. Le linguiste Patrick Sériot en concluait, non sans ironie, qu’il faudrait alors parler, pour l’URSS, d’un phénomène remarquable de diglossie35. Ce discours schizoïde reflèterait cette forme extrême de l’ambivalence de l’individu soviétique que l’on appelle communément « dualité » ou « dédoublement », qui recouvre l’un des phénomènes les plus troublants de la façon dont le stalinisme affectait les individus. Cette caractéristique a été soulignée aussi bien du côté des historiens de l’URSS que des spécialistes de littérature, tels que Luba Jurgenson qui considère que la « pratique du double-mind constitue le fond de la culture soviétique36 ».
- 37 Kotkin perçoit le « parler bolchevik » comme le « baromètre de l’allégeance politique à la cause de (...)
- 38 Andrej Platonov, La fouille, op. cit., p. 75.
8 Partant du principe que la langue soviétique officielle serait une langue qu’il est possible d’apprendre et de maîtriser comme toute autre langue, les Soviétiques pouvaient donc en assimiler les règles, les codes qui la régissent, à des fins qu’il reste à éclairer. Selon certains, comme Heller ou Kotkin, le recours à la langue officielle serait une pratique intéressée, utilitaire, stratégique, la condition sine qua non pour atteindre des buts personnels (se faire entendre par les dirigeants, obtenir une promotion, des bénéfices et de la reconnaissance). Il s’agirait donc d’un parler réservé à la sphère publique pour simuler l’adhésion et « jouer le jeu » de l’identification au pouvoir, indépendamment des convictions personnelles37. C’est ce que laisse entendre Andreï Platonov dans La Fouille, où le personnage principal se met à apprendre la rhétorique officielle (« formules, slogans, maximes, toutes sortes de sages paroles et thèses de procès verbaux, de résolutions ») pour faire carrière ; ses efforts portent leurs fruits, puisque d’ouvrier il devient responsable syndical38. Ainsi, l’adoption de simulacres langagiers calqués sur la « langue soviétique », en même temps que des normes de comportement appropriées, serait sinon une condition de survie, du moins un sésame pour accéder à des privilèges réservés à ses locuteurs. Mais alors, dans cette perspective, l’appropriation du langage officiel par les Soviétiques ne nous dit rien des degrés d’adhésion à l’idéologie, puisqu’elle ne serait que feinte et circonstancielle. En réalité, ce postulat ne tient que si l’on se cantonne à des sources publiées qui, par définition, ne permettent pas de savoir ce que pouvait être le langage intime des Soviétiques. L’étude des journaux personnels et des textes littéraires invite à repenser la notion de langue de l’intime, qui s’avère elle-même double. Il apparaît que la « langue soviétique » pénètre parfois en profondeur les consciences, sans que cette intériorisation n’exclue un désaveu explicite. En définitive, le terme de diglossie ne semble pas pertinent pour illustrer la situation langagière extrêmement complexe dans laquelle se trouvaient les Soviétiques. Les frontières sont poreuses entre les deux types de langages que nous avons schématiquement relevés, et ce sont précisément les zones de contact, d’imbrication, de fusion même qui nous interpellent.
L’inquiétante étrangeté littéraire comme espace de négociation : la langue soviétique, fantasme d’un entre-deux
- 39 Turpin, op. cit., p. 232.
- 40 ibidem.
- 41 George Orwell, 1984, Paris, 2013 (1re édition 1949), Gallimard : l’« élimination de mots indésirabl (...)
9Si la « langue soviétique » est un discours totalitaire, elle viserait à « abolir une interdiscursivité ouverte sur la pluralité des discours possibles – ouverture qui permet une pensée créative ou contestataire39 ». Elle serait un langage monochromatique, qui n’exprimerait que la teinte de la ligne générale, et viserait l’hégémonie, un idéal de langue unique, comme le serait la vérité, la pensée. Dans cette optique, le moindre écart par rapport au langage standard pourrait être considéré comme une erreur politique (c’est ce qu’affirme Siniavski, op. cit., p. 262) et toute parole non conforme serait à neutraliser, à la fois symboliquement et dans le réel – par la censure, l’emprisonnement, le meurtre ou encore l’autodafé40. C’est en rendant impossible une expression plurielle que la « langue totalitaire » viendrait endiguer la peur de l’altérité de la part des régimes autoritaires. Ce lien intrinsèque entre façonnement de la langue et conditionnement de la pensée est développé par Orwell dans son appendice à 1984 intitulé « Les principes du novlangue » : il y explique que celui-ci est conçu « non seulement pour fournir un mode d’expression », mais aussi pour limiter les horizons conceptuels de l’individu en empêchant la formulation (et par conséquent la naissance même) de pensées alternatives, hétérodoxes41.
- 42 Cf. Mikhail Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, trad. Daria Olivier, Paris, 1987, Gallimard.
- 43 À cet égard, cf. Sigmund Freud, L’Inquiétante Étrangeté et autres essais, trad. Fernand Cambon, Par (...)
- 44 Cf. Andreï Platonov, Le chantier, trad. Louis Martinez et Anne Coldefy-Faucard, Paris, 1997, Robert (...)
- 45 L’exemple le plus emblématique et le plus connu en est le changement de toponymie à chaque grand bo (...)
- 46 Siniavski, op. cit., pp. 256, 267 ; Tchukovskaya, op. cit., pp. 111, 142 ; Besançon, op. cit. (cité (...)
- 47 Patrick Sériot (op. cit., pp. 31, 36) a bien résumé ces postulats, que l’on doit, entre autres, à L (...)
- 48 cf H. Arendt écrit que la propagande totalitaire tend à la réalisation de « tout ce qu’elle avance (...)
- 49 Régine Robin, Le Réalisme socialiste : une esthétique impossible, Paris, 1986, Payot, p. 276 ; Абра (...)
10 Mais la langue officielle soviétique, en littérature, n’est jamais monophonique. Elle n’a d’existence que dans ses occurrences textuelles. Sa rhétorique, les principes idéologiques qu’elle véhicule, ne sont jamais appliqués tels quels et font l’objet d’une reconfiguration narrative qui leur donne un statut profondément polyphonique. Tout d’abord, la singularité de l’écrivain va faire jouer cette langue officielle avec d’autres discours. Mais ce qui fonde réellement la dimension polyphonique de la langue officielle dans les romans, ce sont les interstices que le texte parvient à créer au sein même de ce discours dominant, saturé et sursignifié. La force du texte littéraire réside alors dans la formation de processus de distanciation, de défamiliarisation voire de carnavalisation42, qui font de l’entité discursive soviétique un espace de jeu polyphonique où les instances énonciatrices de l’idéologie soviétique sont démultipliées et jouent les unes contre les autres. La littérature peut donc parfois scinder la ligne discursive du parti, en y distinguant des espaces énonciatifs, et s’engouffre dans les brèches pour en faire non plus un bloc monophonique immuable, mais un dialogue permanent sur ses propres fondements. Dès lors, il est évident que l’on ne peut pas considérer un schéma tel que la langue officielle se heurterait à la langue de l’intime, et que le texte littéraire serait le théâtre de cet affrontement. Il y a vraiment formation d’un nouvel espace, textuel, fantasmatique, polyphonique, qui se crée dans le jeu entre les deux pôles. Par le passage en littérature, langue officielle et discours de l’intime ne sont plus, et il se crée un espace propre qui résulte de la confrontation des deux. Et c’est là, sans doute que l’on peut voir émerger des processus d’inquiétante étrangeté43 dans le passage de la langue officielle de l’espace public à l’espace de l’intime. Tout donne le texte littéraire comme négociation, comme une sorte de « zone grise » où l’ambiguïté est centrale. L’inquiétante étrangeté qui s’en dégage est profondément ambivalente : chaque élément est inquiété, si bien que se crée une angoisse diffuse qui métaphorise de manière brillante les interrogations complexes face à la modernité. En effet, l’arme redoutable de l’inquiétante étrangeté est véritablement le fantasme, espace par excellence de la négociation chez Sigmund Freud. Les textes littéraires, dès lors, construisent, par la mise en scène de l’inquiétante étrangeté, un véritable « travail » sur les deux pôles que sont langue officielle et langue de l’intime ; la première, telle qu’elle est retransmise par la radio, par exemple chez Andreï Platonov, est inquiétée par les résurgences d’un intime oublié, tandis que le familier est mis à mal par la brutalité d’une langue officielle déshumanisée44. En effet, la question du collectif véhicule une menace de déshumanisation. La langue soviétique est la langue de tout le monde et en même temps celle de personne, discours émanant des bureaux (et il serait inutile de rappeler à quel point la bureaucratie, dans les œuvres russes, avant même d’être soviétiques, est synonyme de dépersonnalisation). Sorte d’expression du non-être, elle est véritablement « déréalisante » dans le sens où elle fait perdre le rapport des mots au réel, le recompose, le rebaptise, voire l’efface (ce qui vise souvent à rompre avec un passé indésirable, pas seulement idéologiquement mais aussi linguistiquement45). Les détracteurs les plus virulents de la « langue soviétique » y voyaient une « imposture », un « rideau de fumée », une combinaison de « coquilles vides », de « formules abstraites » et d’ « expressions toutes faites qui pirouettent dans le vide », ou encore un « mirage » destiné à faire illusion et détourner l’attention46. Cette « mystification » de la réalité passe par des « mots-paravents » qui servent à cacher en feignant de montrer, mais aussi par des déplacements de valeurs sémantiques qui peuvent aller jusqu’à l’inversion (par exemple, la connotation positive des mots « délation » ou « impitoyable »). La « langue soviétique » ferait même plus que brouiller le réel : elle en créerait un autre, le « surréel », univers fictif qui n’aurait d’existence que verbale, mais qu’elle aurait pour fonction de décrire, d’imposer, de donner pour réel47. Selon cette représentation, la langue aurait un rôle téléologique : elle n’a pas à représenter le réel, à s’adapter à lui, mais au contraire, il revient au réel de rentrer dans un cadre langagier qui l’aura en quelque sorte devancé, anticipé, créé48. C’est exactement l’une des fonctions du réalisme socialiste, doctrine littéraire unique en URSS : représenter une réalité idéale, déterminée par une fin qui lui préexiste, subordonnée au but suprême (l’avènement du communisme)49. Mais dans les textes littéraires, les éléments de l’intime du quotidien sont inquiétés par la violence du discours froid d’un collectif déshumanisé. Cette déshumanisation latente est profondément angoissante, et lorsque le discours collectif fait pression sur le discours de l’intime, cette menace rend chaque élément inquiétant, génère de l’angoisse. Il est donc évident que le concept d’inquiétante étrangeté est un outil heuristique pour étudier la reconfiguration narrative de l’événement historique soviétique dans le contexte de la modernité.
- 50 Serge Leclaire, Démasquer le réel : Un essai sur l’objet en psychanalyse, Paris, 1983, Seuil, p. 16
11 Face au retour du refoulé, c’est tout un système de défenses qui se met en place dans les textes, passant notamment par des déplacements. Ces déplacements sont violents, et passent, chez le sujet, par une surdésignation, une sursignification, ce qu’on pourrait appeler, dans la rhétorique de Serge Leclaire, un « effet de réel dans l’analyse », comme il le montre dans Démasquer le réel50. On retrouve à de nombreuses reprises ce mécanisme d’ « effet de réel » en littérature sous la période stalinienne, par exemple chez Andreï Platonov, chez qui par des images franches, parfois naturalistes, et marquées par des associations extrêmement poétiques par le décalage qu’elles imposent, c’est véritablement un entre-deux fantasmatique qui se met en place. Et, sans doute, derrière une ambiguïté certaine autour des statuts des langues, celle de l’intime et celle officielle, se dresse, par la force du texte littéraire, toute une série d’oppositions qui s’abîment les unes dans les autres. Passé et avenir, vie et mort : penser la « langue soviétique » en littérature en tant qu’entre-deux fantasmatique invite inévitablement à concevoir l’interpénétration de chaque discours comme un potentiel créateur, et dès lors à dépasser la notion de diglossie pour dégager celle d’une langue unique, révélatrice, à de nombreux égards, des ambiguïtés de ses locuteurs.
Notes
1 Les Naufragés et les Rescapés. Quarante ans après Auschwitz, Paris, 1986, Gallimard, p. 94.
2 Andreï Siniavski, La Civilisation soviétique, trad. A. Sabatier et C. Prokhoroff, Paris, 1988, Albin Michel, p. 245. L’école marriste, qui a dominé sans partage toute la linguistique en URSS pendant plusieurs décennies, avait précisément développé une « nouvelle théorie du langage » qui appelait à « mettre la langue russe sens dessus-dessous ».
3 Michel Heller, La Machine et les Rouages. La formation de l’homme soviétique, trad. A. Coldefy-Faucard, Paris, 1985, Calmann-Lévy, p. 273.
4 Stephen Kotkin, Magnetic Mountain: Stalinism as a Civilization, Berkeley, Los Angeles, Londres, 1997, University of California Press.
5 Alexander Kondratov, « La persistance du soviétique dans le discours politique des dirigeants de la Russie contemporaine sur les technologies de l’information et de la communication », ILCEA [En ligne], mis en ligne le 01 février 2015, consulté le 15 février 2016. URL : http://ilcea.revues.org/3035
6 Note sur la translittération des noms propres cyrilliques : pour le confort de la lecture, nous adoptons, dans le corps de texte, une transcription non académique conforme à la prononciation (par exemple : « Andreï » au lieu de « Andrej »). Les références des notes de bas de page sont en revanche translittérées selon la norme scientifique.
7 Мариэтта Чудакова, « Язык распавшейся цивилизации : Материалы к теме » [M. Čudakova, La langue d’une civilisation désagrégée], in Новые работы : 2003-2006, 2007, Mосква, Время, pp. 234-348. Voir les travaux du linguiste Patrick Sériot, notamment : Analyse du discours politique soviétique, Paris, 1985, Institut d’Études slaves ; « La langue de bois et son double (Une analyse des analyses du discours politique soviétique) », Langage et Société, Paris, n° 35, 1986, MSH, pp. 7-32 ; P. Sériot, A. Bourmeyster et al., Essais sur le discours soviétique : sémiologie linguistique, analyse discursive, Saint-Martin-d’Hères, 1981, 1982, 1983, Université de Grenoble.
8 Voir en particulier l’analyse de la « langue nazie » par le philologue allemand Victor Klemperer (LTI : ein Notizbuch eines Philologen, Berlin, 1947, Aufbau-Verl, éd. fr. LTI, la langue du Troisième Reich. Carnets d’un philologue, trad. É. Guillot, Paris, 1996, Albin Michel) ; les écrits d’Hanna Arendt sur les totalitarismes ; les ouvrages de Jean-Pierre Faye sur le « langage totalitaire » ainsi que Béatrice Turpin, « Le langage totalitaire au prisme de l’analyse de discours », in Actes du colloque international université Fédérale de Ouro Preto-université de Besançon (21-23 mars 2012) : Un hommage à Jean Peytard, précurseur de l’analyse du discours et de la didactique des langues, in Synergie Monde, Revue du GERFLINT, 2012, pp. 231-248 ; et, du côté de la littérature, le roman d’anticipation 1984 de George Orwell où le langage devient l’un des principaux personnages et l’indispensable auxiliaire d’un régime qui, pour asseoir sa domination idéologique sur les cerveaux, monopolise les mots et le sens qu’il faut leur donner, jusqu’à les créer de toutes pièces.
9 Françoise Thom, La Langue de bois, Paris, Julliard, 1987 ; Louis Martinez, « La “langue de bois” soviétique », Commentaire, n°16, 1981, pp. 506‑515. Dans la Chine de Mao, les dissidents auraient appelé la langue de bois « langue de plomb » (Christian Delporte, Une histoire de la langue de bois, Paris, 2009, Flammarion, p. 84).
10 Edgar Morin, Arguments, 1961 (à propos de la Chine), ibidem, p. 12.
11 Cf. la première définition de « langue de bois » dans le Larousse encyclopédique (1981) : « phraséologie stéréotypée utilisée par certains partis communistes et par les médias de divers États où ils sont au pouvoir » (Delporte, op. cit., p. 13). Delporte rappelle que cette expression, à l’origine encore incertaine (probablement russe – langue de chêne – ou polonaise) ne s’est banalisée que tardivement, dans les années 1980 ; ainsi, elle n’entre dans le Larousse encyclopédique qu’en 1981.
12 Régis Debray, Modeste contribution aux discours et cérémonies officielles du dixième anniversaire [de mai 68], Paris, 1978, Maspero, p. 74.
13 Cf. Чудакова (« Язык распавшейся цивилизации… », op. cit.) ; termes employés dès l’époque soviétique, cf. Michel Heller ou encore Aндрей и Tатьяна Фесенко, Русский язык при советах [Fesenko, La langue russe sous les Soviets], New-York, Rausen Bros, 1955.
14 Georges Steiner, Le Monde, 6 mars 1981, cité par Heller, La machine et les rouages, op. cit., p. 304.
15 Чудакова, « О советском языке и словаре советизмов (Тезисы) » [Sur la langue soviétique et le dictionnaire des soviétismes], in Тыняновский сборник. Вып.12. Десятые – Одиннадцатые – Двенадцатые Тыняновские чтения. Исследования. Материалы, Mосква, 2006. pp. 491-503 ; А. Пихуровая, Судьба советизмов в русском языке конца ХХ – начала ХХI веков (на материале словарей и текстов) [Le destin des soviétismes dans la langue russe de la fin du XXe siècle et du début du XXIe siècle], Саратов, 2005.
16 Kotkin, op. cit., chapitre 5.
17 Heller, idem, p. 275 ; Luba Jurgenson, « La grande terreur à travers un journal intime », Raison publique, n°16, octobre 2012, pp. 123-134, ici p. 131.
18 Корней Чуковский, « Канцелярит », Литературная газета, 9 et 16 septembre 1961, et Живой как жизнь : Разговор о русском языке [K. Čukovskij, Vivant comme la vie : discussion sur la langue russe], Mосква, 1962, Молодая гвардия.
19 Siniavski, op. cit., p. 247. Comparer avec la « langue nazie » : « [La LTI] s’empara de tous les domaines de la vie privée et publique : de la politique, de la jurisprudence, de l’économie, de l’art, de la science, de l’école, du sport, de la famille, des jardins d’enfants et des chambres d’enfants. » (Klemperer, LTI, op. cit., p. 43)
20 Andrej Platonov, La fouille, trad. Jacqueline de Proyart, Lausanne, 1974, L’âge d’homme, p. 60.
21 Citation du philosophe allemand Walter Schubart, Europa und die Seele des Ostens, Luzern, 1938, version française L’Europe et l’âme de l’Orient, trad. Denise Moyrand et Nathalie Nicolsky, Paris, 1949, Albin Michel, 1949, p. 334.
22 Чудакова, « Язык распавшейся цивилизации… », op. cit.
23 « Le système soviétique est une dictature de la langue » écrivait M. Heller, « Langue russe et langue soviétique », Le Monde, 5 juillet 1979, repris dans Recherches, n° 39, octobre 1979, p. 17-21 (cité par Sériot, Analyse du discours politique soviétique, op. cit., p. 31).
24 Ce terme, associé à l’écrivain polonais Czesław Miłosz (La Pensée captive. Essai sur les logocraties populaires, Paris, Gallimard, 1953, trad. André Prudhommeaux et l’auteur), est repris à propos de l’URSS notamment par Alain Besançon (« Court traité de soviétologie à l’usage des autorités civiles, militaires et religieuses », in Présent soviétique et passé russe, Paris, 1980, Livre de poche, p. 210), Michel Heller et par l’un des spécialistes de la censure soviétique à propos des années 1930 : « В стране в это время воцаряется и торжествует не столько идеократия (власть идей), сколько логократия — власть слов » [À cette époque régnait et triomphait non pas tant l’idéocratie (le pouvoir des idées) que la logocratie (le pouvoir des mots)], А. Блюм, Еврейский вопрос под советской цензурой, 1917-1991 [La question juive dans la censure soviétique]. СПб, Петербургский еврейский университет [SPB, Université européenne à Saint Pétersbourg], 1996, p. 38.
25 Selon certains, le triomphe du contrôle du langage et de la propagation d’un langage enfanté par le pouvoir aurait assuré la stabilité même du régime. Cf. Heller : « L’État crée la langue [...], il détermine la signification des mots, décide de leur emploi » (La machine et les rouages, op. cit., p. 275) ; « En Union soviétique, c’est le pouvoir qui donne aux mots leur définition, qui leur permet ou non d’exister » (« Langue russe et langue soviétique »…, op. cit.). Il affirme ainsi, à l’ère brejnévienne, que « pour combattre le système soviétique, il faut, en premier lieu, détruire la langue de la dictature » (ibidem). De même, selon l’historien A. Besançon, « l’indice d’extension de la “langue de bois” » serait « l’indice le plus sûr d’extension du pouvoir » (op. cit., p. 206).
26 Lydia Tchukovskaya, La plongée, trad. André Bloch et Sophie Benech, Paris, 2015, Le Bruit du temps, p. 143-144.
27 C’est ce que Klemperer avait relevé à propos de la langue nazie (op. cit., p. 128). Voir aussi Siniavski, op. cit., p. 246. À noter que ces sigles ont aussi donné lieu à tout un folklore subversif qui consiste à les détourner et les renverser (il en va ainsi du nom même du pays, « URSS », ou du parti « KPSS », ou encore de la police politique « OGPU »).
28 Nicolaï Erdman, Le suicidé, écrit en 1928, adaptation de Michel Vinaver, 1986, Actes Sud et l’Aire, p. 81.
29 Heller, op. cit., p. 283. La parodie du discours officiel, et en particulier de ses slogans, a été couramment pratiquée par le conceptualisme moscovite et le style du soc-art ; à défaut de pouvoir lutter directement contre le pouvoir, l’artiste « lui présente un miroir où, se reconnaissant, le discours soviétique se désagrège », se démystifie, et devient « langage de l’absurde et de la dérision » (Isabelle Després, « Le conceptualisme moscovite : art progressiste ou dissidence idéologique ? », ILCEA [En ligne], mis en ligne le 04 juillet 2012, consulté le 24 février 2016. URL : http://ilcea.revues.org/1351)
30 Cf. Turpin, op. cit., p. 234. Voir aussi la métaphore éloquente de Klemperer : « le slogan assène directement, à main nue, un coup de poing sur la raison de celui qu’il interpelle et veut le subjuguer » (LTI, op. cit., p. 317).
31 Siniavski, op. cit., pp. 256, 259 et 263.
32 LTI, op. cit., pp. 23, 34 (« Tous, partisans et adversaires, profiteurs et victimes, étaient incontestablement guidés par les mêmes modèles »), 135 (« Aucun d’entre eux n’était nazi, mais ils étaient tous intoxiqués »).
33 Selon les auteurs, on trouve tour à tour : langue intime, populaire, privée, naturelle, humaine, vivante, spontanée, commune, vraie, ou encore langue russe.
34 Heller, qui oppose la « langue soviétique » ou « nouvelle langue » à la « langue vivante » ou « langue classique », parle de « combat de deux langues » (La Machine et les Rouages, op. cit., pp. 274, 303).
35 Un postulat qu’il récuse : « Les Soviétiques à notre avis, ne sont pas ‘bilingues’, ne possèdent pas une double compétence ‘linguistique’ selon la situation » (Sériot, op. cit., p. 53).
36 Luba Jurgenson, Création et Tyrannie, Cabris (Alpes-Maritimes), Sulliver, 2009, p. 12. Sur le thème du « dédoublement » soviétique, voir Sarah Gruszka, « Servir et maudire le pouvoir : la dualité de l’écrivain sous Staline (à travers le cas d’Olga Berggolts) », in Luba Jurgenson et Atinati Mamatsashvili, Des écrivains face à la persécution, au massacre de masse et au génocide, Paris (sous presse).
37 Kotkin perçoit le « parler bolchevik » comme le « baromètre de l’allégeance politique à la cause de tel individu », op. cit., p. 220. Heller développe une idée similaire, bien qu’il semble retirer au sujet soviétique toute réflexivité : « L’État [...] crée un cercle magique dans lequel chacun doit entrer, s’il veut comprendre et être compris au sein du système soviétique » (La Machine et les Rouages, op. cit., p. 275.)
38 Andrej Platonov, La fouille, op. cit., p. 75.
39 Turpin, op. cit., p. 232.
40 ibidem.
41 George Orwell, 1984, Paris, 2013 (1re édition 1949), Gallimard : l’« élimination de mots indésirables » permettrait de rendre une « idée hérétique » « littéralement impensable, du moins dans la mesure où la pensée dépend des mots » (pp. 395-396) ; « il était rarement possible en novlangue de suivre une pensée non orthodoxe plus loin que la perception qu’elle était non orthodoxe. Au-delà de ce point, les mots n’existaient pas » (p. 402) ; « C’est une belle chose, la destruction des mots. [...] Ne voyez-vous pas que le véritable but du novlangue est de restreindre les limites de la pensée ? À la fin, nous rendrons littéralement impossible le crime par la pensée, car il n’y aura plus de mots pour l’exprimer. » (pp. 73-74). Ce postulat est critiqué par Patrick Sériot : le fait de penser que « l’absence d’un mot dans la langue empêcherait la pensée d’utiliser le concept correspondant » traduit « une conception ultra- culturaliste, sorte d’hypothèse Sapir-Whorf poussée à la caricature, rendant à la limite impossible le passage d’un système linguistique à un autre. » (« La langue de bois et son double », op. cit. p. 25).
42 Cf. Mikhail Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, trad. Daria Olivier, Paris, 1987, Gallimard.
43 À cet égard, cf. Sigmund Freud, L’Inquiétante Étrangeté et autres essais, trad. Fernand Cambon, Paris, 1988, Gallimard.
44 Cf. Andreï Platonov, Le chantier, trad. Louis Martinez et Anne Coldefy-Faucard, Paris, 1997, Robert Laffont.
45 L’exemple le plus emblématique et le plus connu en est le changement de toponymie à chaque grand bouleversement idéologique.
46 Siniavski, op. cit., pp. 256, 267 ; Tchukovskaya, op. cit., pp. 111, 142 ; Besançon, op. cit. (cité par Sériot, op. cit., p. 51) ; Jean Kenayan, Le tabouret de Piotr, 1980, Seuil, pp. 30, 51 ; Čukovskij, op. cit., pp. 132, 134-135.
47 Patrick Sériot (op. cit., pp. 31, 36) a bien résumé ces postulats, que l’on doit, entre autres, à Louis Martinez (op. cit.) et Alain Besançon (op. cit.).
48 cf H. Arendt écrit que la propagande totalitaire tend à la réalisation de « tout ce qu’elle avance » (Les Origines du totalitarisme, 3. Le Système totalitaire, 2002, Seuil/Gallimard, p. 125).
49 Régine Robin, Le Réalisme socialiste : une esthétique impossible, Paris, 1986, Payot, p. 276 ; Абрам Терц [Abram Terts] (Andrej Sinjavski), « Что такое социалистический реализм ? » [Qu’est-ce que le réalisme socialiste ?], écrit en 1957, Paris, 1988, Syntaxis, disponible en ligne, consulté le 13 février 2016. URL : http://imwerden.de/publ-1599.html
50 Serge Leclaire, Démasquer le réel : Un essai sur l’objet en psychanalyse, Paris, 1983, Seuil, p. 16.
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Référence électronique
Sarah Gruszka et Cécile Rousselet, « Inquiétante étrangeté, inquiétante familiarité à l’ère soviétique », TRANS- [En ligne], Séminaires, mis en ligne le 27 novembre 2024, consulté le 21 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/trans/1551 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/trans.1551
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