- 1 Hervé Micolet, « Peinture et littérature chez Yves Bonnefoy », in Littérature et peinture, textes (...)
1Le peintre apporte son corps, affirme Paul Valéry : contrairement au mot, l’image paraît profondément immergée dans l’univers de la matière. La substance de la couleur la fait rayonner : « Quelque chose de l’ancrage au monde survit en elle, dont la source vive est la lumière du dehors.1 » L’image jouit ainsi de son rapport plus immédiat, plus organique aux choses (pour Cézanne, la couleur est « l’endroit où notre cerveau et l’esprit se rejoignent »). Et même si les forces représentatives de l’image ont été mises en question au cours du XXe siècle, sa « substantialité » et son « organicité » continuent à la doter d’une aura fascinante.
- 2 Pascal Quignard, Petits traités I, Paris, Maeght Éditeur, 1990, p. 132.
2Le mot semble appeler les choses de l’extérieur. Dans les Petits traités I, Pascal Quignard avance que « le propre des signes écrits est de ne pas montrer ce qu’ils désignent ; ils signifient ; ils règnent dans l’immontrable »2. Lorsqu’il s’anime dans la création numérique, le mot acquiert cependant des qualités qui ne lui avaient pas été pas propres. Transporté sur une « autre scène », il redécouvre son organicité, acquiert une nouvelle « aura ». Son transport vers un autre régime sémiotique peut faire penser à celui qui s’effectue dans le calligramme.
- 3 Voir Michel Foucault, Ceci n’est pas une pipe, Paris, Fata Morgana, 1973, p. 22.
- 4 Voir Michel Foucault, op. cit., p. 28.
3Le calligramme fait « dire au texte ce que représente le dessin », explique Michel Foucault : d’un côté, les lettres sont des éléments linéaires que l’on peut disposer dans l’espace ; le dessin qu’ils forment conjure l’absence des choses dont les mots n’arrivent pas à triompher. D’un autre côté, les lettres s’enchaînent dans l’ordre logicotemporel de la lecture. Montrant et nommant, imitant et signifiant, le calligramme prétend effacer l’opposition traditionnelle entre mot et dessin : les signes appellent de l’extérieur la chose dont ils parlent, la forme visible est creusée par l’écriture, labourée par les mots qui la travaillent de l’intérieur3. Lorsque le calligramme classique est lu, cette synchronie du montrer et du nommer se révèle cependant illusoire : la forme se dissipe ; les graphismes s’envolent, laissant place au déroulement linéaire et successif : « le calligramme ne dit et ne représente jamais au même moment.4 » L’animation du calligramme sur support numérique semble permettre de repousser ces limites : le mouvement décrit par le mot peut se transcrire en un mouvement matériel sans que la lisibilité du texte soit réduite ; le mouvement rythme la lecture de l’intérieur, synchroniquement. En se disposant librement sur la surface de l’écran, l’écriture imite la simultanéité de la peinture qui peut exprimer plusieurs choses à la fois. En s’animant, elle ne s’acharne pas seulement, comme l’écriture traditionnelle, à rendre sensibles des choses mouvantes au niveau de son « contenu », mais elle inscrit ce mouvement au niveau de son « contenant », de sa matière écrite. Ainsi, les signes écrits ne signifient pas seulement, ils montrent ce qu’ils désignent ; ils règnent dans l’immontrable et dans le montrable. Partageant une origine technique semblable et les mêmes qualités, textes et images animées entrent dans de nouveaux rapports. Semble se mettre en place un nouvel espace de représentation où les vieilles distinctions entre les deux régimes de « représentation » deviennent caduques.
4Depuis que mots et images prolifèrent, s’hypertextualisent et s’animent sur support numérique, certains auteurs ont donc commencé à rêver à une nouvelle proximité sémantique, voire à la possibilité d’une traduction fidèle entre mots et images. Dans les commentaires de sa création programmée La Révolution à New York a eu lieu, Gregory Chatonsky évoque sa fascination pour l’origine technique commune du texte et de l’image sur support numérique5. L’option « image » du moteur de recherche Google donne effectivement accès à une énorme base de données à partir de la saisie d’un un mot-clé. Cette connexion étroite entre mot et image est certes illusoire : la recherche « image » de Google s’effectue dans l’entourage textuel de l’image numérique. Mots et images semblent néanmoins partager la même « origine », des codes de programmation. Sur la surface visible de l’écran, ils paraissent également partager les mêmes qualités plastiques. In the white darkness de Reiner Strasser fait ainsi apparaître, s’intercaler et disparaître mots et images photographiques dans un même magma symbolisant la mémoire parcellaire des malades d’Alzheimer6. Mots et images ne partagent pas seulement le même espace graphique, ils se fondent les uns aux autres jusqu’à l’indistinction. La fonction imageante est reconnue comme l’une des fonctions fondamentales de la conscience. Dans la création de Reiner Strasser, les mots, se vidant de leur contenu à force d’être répétés, sont gérés et perçus, « remémorés » comme des images. Ils semblent vissés dans la page blanche interactive en tant que « contenants », et non plus en tant que « contenus ».
5« D’une façon générale, cet ensemble se découvre autant avec les yeux qu’avec les mains. Cliquez et double-cliquez partout sur la page où un lien apparaît : chaque page recèle de nombreuses surprises », suggère Xavier Malbreil dans l’introduction de ses 10 poèmes en 4 dimensions7: « La lecture est une exploration. » Le lecteur parcourt les blocs textuels en haut de chaque page ; au centre de la page, il découvre des dessins et des mots animés et il observe leur mouvement. Lorsqu’il clique sur le bloc textuel pour passer au poème suivant, le texte se transforme en élément graphique : le lecteur n’agit plus sur le texte en le lisant, mais en lui infligeant une action. Peu importe, à ce moment-là, le « contenu » du bloc textuel. L’action provoquée par clic sera toujours la même : le lecteur quitte la page d’origine pour aller sur une nouvelle page du site. Lorsque le lecteur clique sur les dessins et les éléments textuels au centre de la page, il les actionne de la même manière que les blocs textuels. Le clic ne provoque cependant pas les mêmes réactions sur la surface visible de l’œuvre. Les dessins et mots s’animent sans faire passer le lecteur sur une nouvelle page du site des 10 poèmes en 4 dimensions. La fonction du lien sur les blocs textuels est donc métonymique : elle promet la découverte des neuf autres poèmes animés. L’activation des liens affectés aux dessins et textes au centre de la page transforme le texte en calligramme animé. Le texte en mouvement se lit et se contemple, il signifie et dessine. Inversement, en s’animant, les dessins se découvrent non plus simultanément, mais progressivement, se lisent comme un texte, dans la durée.
- 8 Michel Foucault, Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 58.
6Est-ce à cause de ces « contaminations » inter-sémiotiques entre textes et images que Xavier Malbreil a intitulé sa création 10 poèmes en 4 dimensions ? Dans l’introduction des 10 poèmes, l’auteur indique l’une des sources d’inspiration de sa création, le Cratyle de Platon. Dans le passage cité par Xavier Malbreil, Socrate s’entretient avec Cratyle et Hermogène sur l’origine des mots : sont-ils, comme l’avance Cratyle, formés de l’essence des choses, ou sont-ils, comme le croit Hermogène, pur produit de l’invention ? « Quand les mots ne faisaient qu’un avec les choses » s’affiche comme bloc textuel sur la première page des 10 poèmes en 4 dimensions. S’esquisse le rêve d’une époque mythique où un contrat stable et essentiel, une correspondance magique auraient existé entre les mots et les choses. Enfance de l’humanité, croyance rassurante que Michel Foucault décrit dans son livre Les mots et les choses : « Le monde s’enroulait sur lui-même : la terre répétant le ciel, les visages se mirant dans les étoiles, et l’herbe enveloppant dans ses tiges les secrets qui servaient à l’homme. La peinture imitait l’espace. Et la représentation – qu’elle fût fête ou savoir – se donnait comme répétition : théâtre de la vie ou miroir du monde, c’était là le titre de tout langage…8 » Mots et images servaient donc pareillement à la représentation, constituaient des miroirs du monde dans le sens d’un redoublement de présence : ils décalquaient un réel préexistant. Si les mots ne faisaient qu’un avec les choses et si le langage pouvait être miroir du monde, la visibilité du monde était considérée comme une évidence. Mythe ancien – mythe moderne…
7Dans les textes des 10 poèmes en 4 dimensions, Xavier Malbreil évoque ce mythe avec nostalgie; par le biais des dessins et textes animés, il le met à l’épreuve. Alors que le texte introduisant le premier des 10 poèmes est empreint de la nostalgie d’un lien stable entre les mots, les images et les choses, le centre de la page anime mots et images pour mettre en scène les failles du mythe.
8Le mot « nuage », écrit comme un nuage, traverse un brouillard qui couvre pour l’instant le schéma triangulaire de la communication humaine. À côté, nous repérons le mot décrivant l’activité de l’icône « nuage » : « nage ». « Nage nuage » sonne comme une rime d’enfant ; il est susceptible de nous rassurer sur la cohérence entre l’activité motrice du nuage, son aspect nuageux observable et la « chose » nuage. La magie d’une nouvelle correspondance entre le mot et la chose, entre l’image et la chose, entre trois éléments qui, à travers les siècles, se « couraient après » sans se rejoindre, semble donc pouvoir s’opérer dans l’espace animé de la page web. Le mot nuage a pris la forme d’un nuage. Le mot nage s’est mis à nager. L’image nuage a pris la forme du mot. L’activité motrice s’est incarnée en un mot animé. Chaque régime de représentation déteint sur l’autre, lui cède quelques-unes de ses qualités. Walter Benjamin appelle « point nuageux » (« wolkige Stelle ») ce point dans un texte où l’incompréhensible fait irruption, ne serait-ce que par la suspension brutale de l’énoncé et le dépaysement que produit la non-insertion apparente d’un fragment dans le tout. Est-ce par ce « point nuageux » que nous accédons à un Réel autre que celui du texte ? Est-ce par la contamination entre mot, image, mouvement inscrit et déclenché par l’interaction, que des points « nuageux » se forment dans la création numérique entre les différents régimes de signes – « wolkige Stellen » qui nous donneraient accès à une nouvelle « dimension » ? « Nage nuage », douce rime, chante un rêve d’enfance. Le dessin se révèle pourtant être celui d’un adulte. Car l’unité entre le mot et la chose « nuage » n’est pas aussi immuable que le texte introductif le suggère ; le mot « nuage », tout en imitant sa couleur et sa texture, ne se coule pas dans la forme de l’objet désigné ; le mot désignant l’activité de l’objet est séparé de son contenant. L’ensemble est en mouvement perpétuel : tout en se poursuivant de près, le « contenant » et le « contenu » ne se rejoignent jamais. Jamais la « chose » nuage ne prend la forme du mot « nuage », même si celui-ci imite la couleur d’un nuage et suggère ainsi une immersion dans l’univers de la matière. Jamais un mot dessine dans le ciel des lettres nuageuses, arrose la terre sous forme d’une pluie de mots. L’animation de la page ne s’arrête que lorsque nous cliquons sur le mot « nuage » : les brouillards se dispersent, la scène se fige. Surgit, dirait-on, un triangle communicationnel où circule un langage parfaitement transparent, nommant enfin les choses sans brouillage. Aux angles se regroupent les mots suivants : « Quand il n’y avait » – « Ni contenu » – « Ni contenant. » Surgit à nouveau le rêve d’un monde avant la division entre la « forme » du mot et le « sens » qu’il transporte… Le prix à payer pour réaliser l’utopie d’une entente parfaite entre contenu et contenant, la signification du mot et son enveloppe matérielle, semble cependant être l’arrêt de tout mouvement. Si le lecteur ranime la page, le contenant « nuage » recommence à traverser l’espace, intégrant un contenu sans épuiser sa signification – au lecteur de créer, lors de la lecture, le nuage blanc de ses rêves, ou de l’envelopper du brouillard noir de ses cauchemars.
9Dans la partie animée de ce poème, c’est ainsi grâce au détachement entre « contenu » et « contenant » que l’icône du nuage peut contenir le mot qui le désigne, que le mot « nage » peut nager auprès de lui, et que la scène entière s’anime. La communication se trouve en revanche entravée par l’interaction entre le dessinateur, l’auteur du texte et le lecteur. Lorsque le lecteur a cliqué, le brouillard se lève sur le triangle communicationnel. Mais la circulation du sens, base de toute communication, s’arrête.
10Le calligramme et l’onomatopée sont traditionnellement utilisés pour redonner « corps » aux mots. L’onomatopée s’efforce d’imiter la « chose » qu’elle désigne par des effets sonores. Le sifflement du serpent enroulé autour de l’arbre de la connaissance dans le poème 5 se traduit chez Malbreil par les lettres « b-z-z-z-z ». En les prononçant, nous ne faisons pourtant qu’imiter les sons émis par un serpent. Et en les lisant, le sifflement reste imaginaire. Cliquons sur le bloc textuel de la page deux des 10 poèmes en 4 dimensions :alors que sur la page d’avant, un nuage écrit avait traversé le brouillard communicationnel, c’est maintenant un vent sous forme de lettres, un « v-e-n-t », qui balaie les zones de texte au milieu de la page. « Quand les mots contenaient l’action », commente le texte qui accompagne l’animation. De nouveau, l’animation n’illustre pourtant que partiellement ce propos : bien que les mots « choux » – « choux », traversant la page à la manière du va-et-vient du « v-e-n-t », imitent effectivement le sifflement du vent, ils se chargent aussi d’un double sens lorsqu’ils s’inscrivent. Le lecteur ne peut s’empêcher d’associer l’onomatopée “choux” au légume qui porte le même nom. L’onomatopée se révèle ainsi polysémique et entretient des rapports « impropres » avec la chose qu’elle essaie d’imiter.
- 9 Voir Michel Foucault, Ceci n’est pas une pipe, op. cit., p. 20.
11Qu’en est-il maintenant du calligramme ? Un nuage dessiné paraît entretenir un rapport plus direct avec son référent météorologique que le mot “nuage”. Lorsque le mot « nuage » prend des contours et des couleurs « nuageux » et que le dessin d’un nuage prend des contours de mot, ils forment des calligrammes. Traditionnellement, le calligramme a comme but de « prendre les choses au piège d’une double graphie »9 : on fait dire au texte ce que représente le dessin. Chez Malbreil, le calligramme se découvre une nouvelle qualité, l’animation. Les calligrammes « animés » de Malbreil remédient à la fixité et à la « simultanéité » du dessin, l’inscrivent dans le déroulement logicotemporel de la lecture. Le mot “nuage” qui traverse l’écran à la manière d’un nuage « réel », ou le « v-e-n-t » qui crée du désordre dans l’organisation de la page, doivent cependant être lus pour être compris : à ce moment précis, les deux régimes de signes s’entrechoquent. Malgré ses contours et couleurs nuageux, “nuage” reste un mot. Le mot désignant le mouvement du nuage flotte derrière le calligramme animé sans jamais se fondre en lui. Mot et image entrent en tension permanente avec la « chose » désignée sans jamais la rejoindre.
- 10 Hugo von Hofmannsthal, Lettre de Lord Chandos et autres textes, Paris, Gallimard, 1992, p. 42-44.
12Dans la Lettre de Lord Chandos, manifeste de la modernité rédigé par Hugo von Hofmannsthal, un homme regrette le manque de connexions entre les mots et les choses qui l’entourent : « Tout se décomposait en fragments, et ces fragments à leur tour se fragmentaient, rien ne se laissait plus enfermer dans un concept. Les mots flottaient, isolés, autour de moi… et ils tournoient sans fin, et à travers eux on atteint le vide.10 » Sur support numérique, ce vide moderne semble pouvoir se repeupler. Lorsque mots et images se mettent en mouvement et s’inscrivent dans un déroulement temporel, l’on peut être tenté d’affirmer une nouvelle correspondance entre les images, les mots et les choses. L’inscription du temps dans l’espace numérique est thématisée sur la page sept des 10 poèmes en 4 dimensions, où deux horloges tournent sans arrêt, indiquant deux temps différents. Un mur s’érige entre les deux horloges : il est rempli d’adverbes de temps, « toujours », « jamais », « encore », « maintenant ». Tous ces adverbes changent de sens avec le temps : « toujours » et « jamais » se réduisent à chaque seconde qui passe. « Encore » et « maintenant », dans quelques instants, n’auront plus la même signification. Un clic déclenche « le sens des mots » qui, heurtant « le mur du temps », le fait éclater en plusieurs cubes séparés. « Le mur du temps altère le sens des mots » s’inscrit comme devise sur une page qui s’introduit ainsi : « Quand ils étaient de boue et de laine, quand ils donnaient à boire et à aimer, à voir et à rêver ». Essayons, malgré la devise qui se présente prête à l’emploi, d’observer encore une fois l’animation du dessin : certes, le sens des mots change avec le temps qui passe. Ce n’est cependant pas le mur du temps qui, dans l’animation de Xavier Malbreil, attaque le sens des mots : le sens des mots fait, au contraire, voler en éclats le mur du temps ! C’est à cause du sens fixe des mots que nous avons la sensation du temps qui passe. En réalité, le mot, lié matériellement au temps, ne formera donc jamais une unité fixe avec un dessin, ni avec la « chose » que les deux systèmes de signes essaient en vain de « représenter ».
13Sur la page cinq des 10 poèmes en 4 dimensions se dresse l’arbre biblique de la connaissance. Des paroles d’amour s’inscrivent autour. « Quand les mots ne déviaient pas du trajet de la flèche » s’affiche en haut à gauche de la page sous forme de bloc textuel – comme si, dans un paradis lointain, une communication sans malentendu avait été possible. Le serpent séducteur s’enroule autour du tronc de l’arbre, et il dresse sa tête en direction de mots d’amour d’apparence innocente. Dès que le curseur approche, les mots se transforment, dévoilent leur double sens : « Embrasse-moi » devient, sous le contact du pointeur, « Aime-moi », « Aime-moi » se change en « kiss », et le halètement du « oui, oui, oui » se transforme brutalement en « Tu me fais mal ». L’entente paradisiaque entre les amants est donc seulement possible si, comme un deuxième bloc textuel l’indique en bas de la page, les mots ne partent pas de la corde. Se reconstitue un monde d’enfance: un monde de silence. Un monde sans texte et sans sexe. Le serpent dort : Homme et Femme ne se sont pas encore découverts dans leur différence. Dès que les mots d’amour partent de la flèche, ils expriment la jouissance et son contraire. L’amour s’exténue en paroles de désir, le désir cache l’amour. Homme et femme se découvrent – et se parlent à travers la différence. Le langage, fruit de connaissance de l’âge adulte, s’insère comme tiers élément entre le couple. Homme et femme échangent des mots d’amour – et ne se comprennent plus. Avant que le premier mot soit prononcé, le monde repose en paix. Incité par le pointeur de la souris, le lecteur ne peut cependant s’empêcher de cliquer, de déclencher la flèche : un oiseau qui survole le tableau, reçoit la flèche en plein cœur. L’action du mot (et du clic), loin de se fondre dans une douce correspondance avec la « chose » désignée, affaiblit la trame qui reliait jadis l’homme à la nature. L’homme et la femme auront la mort dans l’âme.
14Est-ce que chacun reste désormais seul dans son univers déconstruit ? « Quand les mots râpaient tellement la gorge » – « Quand les mots ne se souvenaient plus des corps » lisons-nous sur la page six des Dix poèmes en quatre dimensions. Un clic sur la phrase fait tomber une figure humaine du haut de la page vers le bas. Un recours à la table des matières fait découvrir le titre du poème : « chute ». En effet, l’« unus » existentiel se trouve « solus », seul au milieu d’un grand cercle vide. « Ce soir si seul » s’imprime à la marge extérieure du cercle. Tout en suggérant la solitude de l’être dans l’espace déserté de mots, le dessin ne représente pourtant qu’un enfermement partiel. Le cercle entourant « solus » – « unus » est troué de toutes parts. Toujours le bruit du clic brise le silence et semble relier le sujet à une multitude d’autres sujets dans l’espace numérique.
15Un oiseau survole le poème numéro cinq. Un oiseau avait également traversé le Voyage au pays de la quatrième dimension de Gaston de Pawlowski. Dans ce célèbre roman qui a fortement inspiré Marcel Duchamp, Pawlowski raconte l’histoire d’une humanité qui sera sauvée de l’arrogance scientiste du XXe siècle grâce à sa capacité de voir et de comprendre la quatrième dimension. Après une période matérialiste dominée par un positivisme sans bornes, la révélation de la quatrième dimension annonce chez Pawlowski l’époque de « l’oiseau doré ». L’humanité s’élève pour toujours au-dessus de son monde en trois dimensions et construit un empire de sagesse et d’unité cosmique – tous les savoirs se fondent dans une énorme synthèse sans limites, et l’humanité et la nature rentrent dans une synergie parfaite avec l’univers entier. Au début du XXe siècle (Le voyage au pays de la quatrième dimension est paru en 1912) s’annonce donc une utopie qui sera remise au goût du jour, un siècle après, dans certaines œuvres numériques et certains discours critiques. Les 10 poèmes en 4 dimensions de Xavier Malbreil ne s’inscrivent ainsi pas seulement dans la nostalgie d’une époque où les mots, les images et les choses auraient formé un ensemble harmonieux ; s’esquisse en creux, avec prudence, l’utopie d’un lieu où cet ensemble harmonieux pourrait se reconstituer pour le bonheur de la communauté humaine. Ce nouveau pays de la quatrième dimension est le web.
16Souvent le concept de la quatrième dimension se trouve aujourd’hui réduit à celui du « temps », alors qu’il n’a évidemment pas fallu attendre le XXe siècle pour admettre que le temps doit être pris en compte dans la description du monde. Pour les scientifiques, les philosophes et les artistes de la première moitié du XXe siècle, la quatrième dimension était liée au mouvement, au temps, à l’espace et à l’interaction. Pour comprendre la recherche d’une quadri-dimensionnalité de l’espace numérique, il ne suffit donc pas de prendre en compte le temps inscrit dans les processus d’animation. Le concept de la « quatrième dimension » déclenche au XXe siècle autant de spéculations scientifiques et ésotériques parce qu’avec la fin de la géométrie euclidienne, le temps se trouve directement lié à la notion d’espace. Dans l’espace newtonien, le temps était déconnecté de l’espace en trois dimensions qui s’étendait dans un vide infini. Dans la « Théorie de la relativité » d’Albert Einstein, le temps devient une dimension supplémentaire de l’espace. Les quatre dimensions se trouvent liées dans un ensemble universel qu’Einstein a réussi à formaliser dans sa célèbre théorie, mais qui « s’imagine » difficilement – et qui donne par conséquent à rêver.
- 11 Jean Clair, « Moules Femalics », http://www.toutfait.com/issues/volume2/issue_5/news/clair/clair_f (...)
17Pendant une douzaine d’années, Marcel Duchamp essaie avec Le Grand Verre de représenter l’objet invisible de l’apparition, dans un univers tridimensionnel, d’une jeune femme nue appartenant à l’espace en quatre dimensions. Pour que nous puissions « imaginer » cet espace en quatre dimensions, Jean Clair, spécialiste de Duchamp, cite deux expériences célèbres empruntées à la géométrie : un être plat, bidimensionnel, se promène le long d’un anneau de Möbius, ruban bidimensionnel que l’on a fait tourner plusieurs fois sur lui-même à travers la troisième dimension afin d’obtenir une guirlande. L’être plat qui visite l’anneau de Möbius n’aura jamais conscience de la troisième dimension à travers laquelle la torsion du ruban a pu se faire. Il ne pourra pas imaginer une représentation exacte de l’objet géométrique qu’il visite. La « bouteille de Klein » est à l’univers tridimensionnel ce que l’anneau de Möbius est à l’univers plat. Pour former une bouteille de Klein, il faudrait raccorder un carré de papier par ses côtés les plus longs afin d’obtenir un tube. En rapprochant les deux extrémités de ce tube, on obtient un tore. Comme l’anneau de Möbius, ce tore possède deux surfaces : une surface interne et une surface externe, un dehors et un dedans. Si, avant de faire le raccordement, on fait subir au tube à travers la quatrième dimension une torsion analogue à celle opérée sur le ruban à travers la troisième dimension, on obtient « un volume paradoxal unisurface et unilatère, n’ayant plus ni dehors ni dedans. Individus tridimensionnels, nous serons incapables de nous représenter la réalité exacte d’un tel volume. Seul un indigène quadridimensionnel, pour reprendre les termes de Duchamp dans À l’Infinitif, pourra saisir avec ses sens la torsion qui retourne un volume de sorte qu’il n’ait plus ni dehors ni dedans »11. La quatrième dimension existe donc sans qu’elle soit directement perceptible. Les expériences géométriques citées par Jean Clair paraissent parfaitement compréhensibles, mais lorsqu’il s’agit de s’imaginer l’objet cité à travers la quatrième dimension, nous pouvons seulement procéder par analogie : mettant en relation l’anneau de Möbius et la bouteille de Klein, nous imaginons l’objet inaccessible en quatre dimensions à travers la différence. Dès que nous essayons de le dessiner, de le reconstruire, il nous échappe et conserve son mystère.
- 12 http://www.zazie.at/Revamp-Duchamp/T_TextSectionsEnglish/01_LeFilDuTemps. htm (consulté le 15 mars (...)
- 13 Ibid.
18La fameuse « Mariée » de Duchamp se présente comme un amas d’organes indescriptible, intérieur sans extérieur, entrailles sans peau : elle rappelle la manière dont notre organisme serait vu par les « visiteurs » quadridimensionnels du roman de Pawlowski. Chez Duchamp, un tel objet est seulement d’apparence statique. Se démarquant du cubisme à cause du « non mouvement » qui le caractérise, Duchamp affirme que ses propres expériences théoriques et artistiques sont traversées par une question fondamentale : celle du « cinétisme » – du mouvement. Pourquoi n’a-t-il donc pas travaillé avec l’image animée comme figuration possible de la quatrième dimension ? « Mon but était une représentation statique du mouvement […]. Sans nulle tentative de rendre des effets cinématographiques à travers la peinture », répond Duchamp12. Le cinétisme n’est donc pas à confondre avec le cinéma – l’image animée ne donne pas accès à la quatrième dimension. Dans la démarche « cinétique » de Duchamp, le temps traverse la toile, il passe sans piéger l’esprit : « la peinture de Duchamp est d’emblée réflexive, le sujet n’est plus un objet mais le dépouillement même de tout objet : un nu qui tente de penser son propre mouvement.13 » La « Mariée » de Duchamp est donc dotée de quatre dimensions, alors que les « Célibataires » n’en ont que trois : la femme flotte au-dessus de sa suite, dans son propre monde.
19Dans le poème 9 du site de Xavier Malbreil, nous retrouvons un couple d’amants. Les dessins restent rudimentaires et statiques, n’imitent aucun mouvement de la vie. L’homme et la femme dans les poèmes de Xavier Malbreil ne s’installent pas dans une prétendue profondeur 3 D : les dessins s’affichent en tant que tels, sur la surface plate de l’écran d’ordinateur. Comme Marcel Duchamp, Xavier Malbreil semble donc rejeter l’effet cinématographique. Est-ce qu’il arrive néanmoins à inscrire les amants dans une « quatrième dimension » ?
20Tout dépend finalement de ce que l’on projette comme concepts ou fantasmes dans ce terme. Dans le passage introductif du poème 9, Malbreil fait à nouveau allusion à l’utopie d’un langage parfaitement transparent, si naturel qu’il traduirait la pensée comme le visage exprimant une passion : « Quand les mots ne savaient pas qu’ils étaient des mots. » Les mots qui se forment dans le cœur des deux corps humains quand le curseur approche, contredisent pourtant cette utopique transparence du langage. Au centre du dessin de gauche, le mot « amour » se confond avec la phrase « déshabille-moi », invitation à l’acte sexuel – au centre de l’autre dessin, le cœur se brise. Lorsque le lecteur active les symboles de cœur et les mots qui remplissent les contours de la forme humaine à gauche, des transformations s’effectuent sur chacun des deux dessins. Aucun changement ne se produit pourtant lorsque le pointeur de la souris parcourt le corps de droite. L’échange entre les deux esquisses de corps reste unidirectionnel : chacun semble flotter dans son propre monde. Les mots « échangés » ne traduisent jamais les « choses » sans ambiguïté : une activation du mot « amour » chez l’homme à gauche déclenche la « haine » chez son partenaire à droite. Bien que les mots changent ainsi de sens, une correspondance entre les deux figures humaines semble s’établir. Certains mots se révèlent certes mortifères. Certaines phrases créent la distance, creusent la différence entre les textes et entre les sexes. En intervenant par clic, le lecteur déclenche néanmoins un échange de mots et de symboles, et il leur donne une nouvelle chance de signifier.
- 14 Margarete Wertheim, Pearly Gates of Cyberspace – A History of Space from Dante to the Internet, Ne (...)
21Pour un certain nombre d’écrivains de la première moitié du XXe siècle (Pawlowski, H. G. Wells, Ouspensky ou Hinton), la quatrième dimension représentait un espace de libération. Pour Margarete Wertheim, auteur d’un best-seller intitulé Pearly Gates of Cyberspace – A History of Space from Dante to the Internet14, c’est l’arrivée du world wide web qui autorise aujourd’hui à rêver aux nouvelles forces libératrices de la quatrième dimension. Pour parler du « cyberespace », constate-t-elle, nous utilisons les métaphores du « net » ou du « web ». En principe, une toile est une figure bidimensionnelle. Le cyberespace ne se réduit pourtant pas à deux dimensions, avance Wertheim. Elle considère le cyberespace comme un « autre lieu » : lorsque l’utilisateur y navigue, son point d’ancrage ne peut plus être localisé dans un espace purement physique, euclidien ou relativiste. Pour Wertheim, le cyberespace se définit comme une « res cogitans » électronique, un espace de projection des aspects « immatériels » de l’humanité qui n’avaient plus trouvé leur place dans une conception matérialiste du monde. L’oiseau doré de Pawlowski plane donc sur les derniers chapitres de Pearly Gates of Cyberspace. Il traverse également certaines parties des 10 poèmes en 4 dimensions de Xavier Malbreil : connecté au monde entier, l’homme ne semble plus jamais être seul. En cliquant sur les mots ou dessins animés, le lecteur quitte sa position passive : il s’active physiquement, il interagit avec l’auteur qui a installé les liens hypertextes sur les pages web. Il peut ainsi rêver à « dialoguer » d’égal à égal, dans un nouvel espace de liberté… Pour les sculpteurs antiques, la quatrième dimension était non pas le temps, mais l’affect.
- 15 http://www.0m1.com/index.htm (consulté le 20 août 2005).
- 16 Anne-Marie Morice, « Quelques éléments pour aborder le e-@rt » http://www.synesthesie.com/index.ph (...)
- 17 Ibid.
22Toutes les créations de Xavier Malbreil sont imprégnées d’un espoir qui a longtemps inspiré certains discours « cyberenthousiastes » : que l’être humain arrive, via l’interaction en ligne, à redécouvrir le plaisir du dialogue, de la communauté, de l’amitié, de l’amour. Le Livre des morts, autre création numérique de Xavier Malbreil, se veut ainsi livre de vie : un forum est attaché à l’espace hypertextuel prédéfini du poème, permettant aux internautes de laisser des messages, de dialoguer, de s’immortaliser en communauté15. Pour Roy Ascott, la « cyberperception » est l’antithèse de la vision en tunnel : « C’est une perception instantanée d’une multiplicité de points de vue, une extension dans toutes les dimensions de la pensée associative, une mise en relation de tous les savoirs, une impermanence de toutes les perceptions.16 » Dans les 10 poèmes en 4 dimensions, l’idée d’une quatrième dimension du cyberespace ne se réduit donc pas à la recherche d’un lien rapproché entre les « mots », les « images » et les « choses ». Il s’agit plutôt de faire dialoguer les êtres humains entre eux, de les mettre en relation dans un « non-lieu » à dimensions multiples. « L’Internet est un espace tridimensionnel et en ce sens, dans les opérations de passages, il lie et modifie les actions qui s’établissent entre les connectés », affirme également Anne-Marie Morice sur le site Synesthésie17. La troisième dimension du web est-elle donc contenue dans l’interactivité ? La quatrième dimension se manifeste-t-elle dans cet espace imperceptible qui relie les utilisateurs d’Internet à travers le monde ?
23Là où Margarete Wertheim perçoit un « autre lieu », où elle refuse d’inscrire la position de l’utilisateur dans un espace euclidien ou einsteinien, ne se produisent en réalité que des transmissions de données : même si, en cliquant, l’utilisateur a l’impression de creuser un trou dans une surface bidimensionnelle, seule une profondeur algorithmique se situe « derrière » une page web. Le lien « hypertexte » suggère, par son appellation même, une mise en relation matérielle des pages web à travers l’espace. En réalité, la page web, activée par lien hypertexte, n’est pas logée dans la profondeur de l’écran : une demande de consultation est adressée à l’ordinateur-serveur distant. Si les données sont disponibles sur le serveur, la page se reconstruit sur l’écran de l’utilisateur. Elle s’affiche sans se déplacer, sans quitter le serveur sur lequel elle a été stockée.
- 18 Voir par exemple certaines créations numériques de Gregory Chatonsky, qui puisent leur matière pla (...)
24Qu’est-ce qui reste donc du rêve de la troisième, voire de la quatrième dimension si nous retournons maintenant vers les 10 poèmes de Xavier Malbreil ? Résumons : une troisième dimension se manifesterait sur l’écran d’ordinateur à travers l’activation de liens hypertextes. La quatrième dimension se manifesterait soit à travers la communauté affective d’un réseau mondial d’internautes actifs ; soit elle serait, comme nous l’avons discuté plus haut, apportée par le temps qui passe dans les espaces d’animation, et qui paraît donc intimement lié à la matière numérique de l’image et du texte. Tous ces questionnements s’esquissent dans Les 10 poèmes en 4 dimensions de Xavier Malbreil sans aboutir à des réponses claires et convaincantes. Le périmètre d’intervention réservé au lecteur dans les 10 poèmes reste extrêmement restreint. Images et mots animés dans Les 10 poèmes tournent éternellement en boucle : s’arrachant constamment du fond, ils reviennent toujours sur eux-mêmes au bout de quelques secondes. Ils s’inscrivent ainsi dans le temps sans que le temps ne s’inscrive sur eux. Les animations, impressionnantes d’abord dans leur apparente vitalité, tournent vite en boucle. La mémoire de cette création numérique semble rester éternellement pareille à elle-même : le temps n’a aucune prise sur elle. Dans Les 10 poèmes, la matière numérique s’anime donc sans jamais se transformer. Tout mouvement revient, au bout d’un certain temps, sur lui-même afin de se redéclencher comme si c’était la première fois. La quatrième dimension dans les 10 poèmes reste ainsi u-topos, non-lieu. Peut-être son inscription doit-elle être cherchée ailleurs – par exemple dans le contexte d’une œuvre électronique partiellement ouverte dont les métamorphoses matérielles seraient effectivement liées au temps qui passe18.