« Gu Changkang a un coup de foudre pour une femme à Jiangling. De retour chez lui, cette femme lui manque tellement qu’il la peint. Il affiche le tableau au mur à l’aide d’une épingle à cheveux, qui perce exactement la toile à l'endroit du cœur de la femme peinte. Au même moment, à Jiangling, après avoir marché dix lieues, la femme qui a posé comme modèle sent une épingle lui piquer le cœur : elle a tellement mal qu’elle ne peut plus marcher. »
1Ce bref récit chinois relève d’une poétique fantastique qui s’appuie sur la création picturale. Bien que le récit soit très court (au total 49 caractères chinois), il révèle l’essentiel de l’esthétique de la peinture classique chinoise, représentée essentiellement par l'époque des Six Dynasties et des Tang (220-907). En effet, le héros de ce récit, Gu (connu sous le nom de Gu Kaizhi), est un maître de la peinture chinoise qui porte le titre de « Talent absolu, peinture absolue, obsession absolue » (cai jue, hua jue, chi jue). Ses théories sur l'art, l’accès au merveilleux par une méditation transposée et l’introduction de l’esprit par la forme, ont exercé une influence considérable sur le développement de l’esthétique chinoise. Le premier volet de cette théorie évoque l'état d'esprit de l’artiste au moment de créer et la réception de l’œuvre par le spectateur ; le deuxième met en avant l’esprit qui circule dans l’œuvre d’art. Si une telle théorie paraît abstraite et transcendante, le récit fantastique la met en oeuvre de façon concrète.
2Dans le récit fantastique, le discours anime la peinture, et celle-ci, en retour, donne une couleur merveilleuse au récit. Cette interaction entre peinture et écriture peut être associée à l’esthétique dominante de la littérature et de l’art chinois. La littérature fantastique parcourt ainsi en toute liberté l’espace entre le réel et l’irréel. De nombreuses cultures mettent en scène des créations littéraires parcourant cet espace. De l’épopée de Gilgamesh aux œuvres contemporaines, la littérature fantastique nous propose une méditation sur le langage : le langage est le fantastique ; le fantastique est le langage. Le pouvoir magique des mots se manifeste depuis l’aube de la civilisation dans l'écriture du mythe, voire depuis la création du monde, d’après l’Ancien Testament et la religion des Hébreux. Il est vrai que le langage a ses limites, comme le soulignent les déconstructionistes, mais il a aussi la possibilité de transcender la réalité perçue. C’est pourquoi l’écriture peut compléter la peinture : cet art suprême de l’écriture se concrétise notamment dans le fantastique chinois, où écriture et peinture mettent réciproquement en jeu ce pouvoir magique.
3Le récit fantastique chinois offre un univers imaginaire parfait pour rassembler, comme en un sanctuaire, ce dont Confucius refuse de parler : les êtres et les événements étranges, invraisemblables, surnaturels. Parmi les thèmes récurrents du fantastique, la création artistique occupe une place considérable. « L’animation » des êtres et le pouvoir magique de l’art permettent non seulement de créer l’effet fantastique mais aussi de concrétiser un idéal esthétique.
4Dans cet article nous présenterons d'abord la peinture comme motif qui consacre un seuil entre réel et irréel, puis nous explorerons la représentation de la peinture à partir d'une analyse de l’esthétique chinoise.
5La création artistique implique une situation complexe entre réel et irréel. Puisque toute oeuvre est artificielle, elle n’est jamais aussi réelle que des êtres ou des objets concrets. Pourtant, dans la mesure où l’art est une imitation (en apparence ou en esprit) de la réalité, il comporte un aspect de réalité. Une des spécificités de l'art chinois est la mise en oeuvre d'un jeu harmonieux entre réel et irréel. Cet espace transitoire est mis en scène dans la narration fantastique. La peinture se présente comme le médium qui permet de convoquer au sein du récit des motifs surnaturels. Le regard du personnage-spectateur, par exemple, est parfois si intense qu’il anime les objets de la peinture. Il se fige ensuite et conduit le personnage à entrer dans une véritable transe. La peinture peut également posséder en elle-même un pouvoir magique. Ce pouvoir mystérieux provient de l’idée que la peinture est elle aussi une "réalité". L’art suprême est associé au divin ou au merveilleux : le personnage de l'artiste, présenté comme une figure surnaturelle, ou un simple pinceau magique peuvent ainsi métamorphoser le texte en récit fantastique. Au centre de cette métamorphose se trouve le processus de la création, mais aussi l’effet qu’il produit par l’intermédiaire des motifs du regard, de la magie et de l’animation des êtres.
6Tout comme leurs équivalents occidentaux, les récits fantastiques chinois convoquent le thème du regard afin que le personnage de l’espace réel glisse involontairement de l’autre côté – celui de l’irréel. Pourtant, les récits chinois diffèrent des récits occidentaux par le traitement de ce motif : dans ces derniers, il est souvent lié à une connotation négative, celle du mauvais œil ou du pouvoir fatal de la Méduse, alors que le fantastique chinois se focalise sur l’opération de l’esprit vis-à-vis du regard. Par le travail de l’esprit, la vision de l’objet concret devient abstraite et spirituelle. Ainsi, la métamorphose, qui est apparemment déclenchée par le regard, provient essentiellement de « l’esprit qui bouge. »
7Prenons en exemple les récits « Hao peint le tigre » et « Peindre sur le mur ». Dans le premier récit, le vieillard Hao peint un tableau où figurent un maître taoïste et un tigre. Hao fixe du regard ce tigre jusqu’à ce qu’il semble se métamorphoser lui-même en tigre. Cette histoire révèle non seulement que le spectateur peut être « enchanté » par la peinture mais elle souligne aussi la relation merveilleuse entre sujet créateur et objet créé. De toute évidence, la description picturale n’est pas au centre du discours fantastique. La rhétorique fantastique dépend ici du regard de Hao sur la peinture, qui provoque un changement dans son comportement et finalement sa métamorphose.
8Le deuxième récit « Peindre sur le mur » s’avère plus esthétique et philosophique que le premier. Le héros, attiré par une femme figurant sur une toile accrochée dans un temple, la regarde d’une manière absorbée. A son insu, le héros entre dans la peinture et vit une expérience sensuelle avec cette femme. L’histoire se termine par un autre évènement : à l’appel d’un moine, le héros sort de la peinture. Etrangement, la femme peinte n’est plus comme avant : sa coiffure de jeune fille s’est transformée en celle d’une jeune femme. Cette histoire est d’autant plus philosophique que la clôture du récit est une sentence zen. Le moine répond à la question du héros sur ce phénomène inexplicable : « L’illusion vient de l’homme, comment puis-je vous l’expliquer ? »
9La peinture, dans le fantastique chinois, est ainsi un objet d’appréciation autant qu’une transposition du désir. L’effet visuel de la peinture déplace l’espace narratif qui se dédouble entre réalité et illusion.
10J. G. Frazer, un anthropologue anglais, prétend que la magie se fonde sur deux sortes de mentalités. L’une considère les choses qui se ressemblent comme identiques ; l’autre considère les choses qui se touchent comme restant toujours liées. Cette théorie sur la magie conduit à penser que les sujets des œuvres d’art peuvent s’animer comme des êtres vivants. La peinture assume ainsi un autre rôle essentiel à l’économie du fantastique : celui de l’objet magique. On attribue souvent à la peinture un pouvoir magique, en ce qu’elle permettrait de prévoir l’avenir ou de dévoiler un secret. Les récits suivants illustrent ce thème de la magie picturale. Le récit, « Les tableaux interdits dans la galerie impériale », raconte une histoire non officielle sur le dernier empereur Chongzhen de la Dynastie Ming. Chongzhen, enfreignant la règle énoncée par son ancêtre, déroule et regarde les trois tableaux restés cachés et interdits tout au long de la dynastie. Dans le premier tableau, il voit des soldats et des gens se tourner le dos. Dans le deuxième, il voit les ministres, les fonctionnaires et les lettrés se hâter de s’enfuir. Le dernier tableau représente un homme qui se pend à une branche : le visage de cet homme est celui de l’empereur lui-même. Les trois tableaux prédisent ainsi la destruction de la dynastie. D’après les annales historiques de la Chine, l’empereur Chongzhen se pendit à une branche lorsque les Manchous (qui établirent en 1644 la Dynastie Qing) s’emparèrent de la capitale. Les tableaux, créés par l’artiste, deviennent réalité dans le futur. L’irréel (les tableaux créés) viole la loi naturelle en pénétrant la réalité temporelle. La magie picturale peut aussi dévoiler des criminels. Le tableau du récit « La prison dans la peinture » montre aux yeux du héros-spectateur une scène tragique dépeignant des soldats en train de tuer des innocents. L’histoire se passe à l’époque où les soldats exercent un pouvoir sans contrôle, de telle sorte que les victimes ne peuvent pas accuser les meurtriers. Grâce à cette peinture qui met en scène le crime face à un spectateur qui est aussi préfet et qui se présente comme témoin, la court peut enfin rendre justice aux victimes.
11Outre les motifs du regard et de la magie, le processus de la création picturale est l’un des enjeux essentiels de la narration fantastique. Il fonctionne comme intrusion de l’invraisemblable dans un cadre réel et implique une esthétique sublime. Le processus créatif, dans le fantastique chinois touche à l’ extraordinaire, voire au surnaturel. Le point commun à la plupart des récits est le motif de « l’animation », qui réalise une idée esthétique taoïste : « Il y a du mouvement dans le statisme (jing zhong you dong) ». Ce motif met la peinture (statique) et l’écriture (également statique) en mouvement.
12Les récits s’appuyant sur la mise en mouvement des objets sont fort nombreux : ils traitent de l’aspect merveilleux de la création. La peinture joue ainsi un rôle de mise en abîme par rapport à la narration fantastique. Le récit « L’art de peindre » met en scène un artiste qui se rétrécit et entre dans le tableau afin de modifier la peinture. La façon incroyable dont l’artiste repeint le philosophe figurant sur la toile est essentielle à la construction de la dimension fantastique du texte. Cette intrusion brutale de l’artiste au cœur du tableau renvoie au fonctionnement du texte fantastique lui-même, où l’art permet l’intrusion de l’invraisemblable au sein de la narration. Ainsi, le texte est comme suspendu en une énigme : l’histoire se termine par la disparition de cet artiste mystérieux sans aucune explication.
13Parfois, ce phénomène d’animation au cours du processus créatif peut avoir lieu à plusieurs reprises. Dans le récit « Pinceau de cinq couleurs », le pinceau merveilleux fait du héros un artiste sublime : les objets s’animent dès qu’il les peint. Sa réputation se répand dans la contrée jusqu’à ce qu’un préfet le force à peindre un dragon. Le monstre peint s’anime et cause une tempête et des inondations cataclysmiques. Le héros est alors jeté en prison, le préfet voyant en lui un sorcier plus qu’un artiste sublime. La fin de l’histoire est d’autant plus merveilleuse que le héros s’évade de prison grâce à un grand oiseau qu’il peint dans sa cellule. L’oiseau monte en flèche et l’emporte hors de la prison. Ce récit propose une réflexion à la fois sur l’artiste, la création, et la sublimité de l’art en contraste avec une vision mondaine. Est-il possible pour le mondain d’apprécier l’art sublime ou divin ? Le déroulement de l’histoire paraît suggérer une réponse négative.
14Un dernier récit renforce cet écart entre l’art sublime et le goût mondain : « L’artiste de Qianxiao ». Ce récit évoque, en plus de la peinture, la sculpture. Qianxiao est un pays étranger à la Dynastie Qin (1644-1911) et le héros, un artiste invité par la Chine pour pratiquer son art. Insistant sur le fait qu’une fois les yeux dessinés, les sujets représentés s’envolent, l’artiste peint des dragons et des sphinx, façonne des sculptures de tigres, en laissant chaque fois les yeux incomplets. L’empereur chinois ne croit pas l’artiste et fait peindre un œil à chacun des deux tigres blancs sculptés. Les animaux disparaissent le lendemain et le bruit court que deux tigres n’ayant qu’un oeil sont apparus dans la montagne. L’année suivante, l’empereur reçoit en cadeau deux tigres blancs dont chacun n’a qu’un oeil. L’empereur les examine et découvre l’année inscrite par l’artiste de Qianxiao. Les tigres fondent alors en poussière.
15En tant que motif principal du surnaturel, la peinture enrichit l’étrangeté du récit. Il n’y a que peu de peintures, dans le récit fantastique, qui ne s’animent pas. La spatialité du tableau suggère un lieu transitoire que la narration peut transformer en temporalité. L’hésitation entre le merveilleux et l’étrange ou la suggestion d’une atmosphère ambiguë importent peu à cette littérature fantastique. La Weltanschauung de chaque culture exerce une influence sur la poétique fantastique. Comme les notions du « normal » et de « l’anormal » ne sont pas fixes en Chine, comme le réel et l’irréel sont conçus comme une réalité universelle, le genre fantastique réside davantage dans la possibilité de relater les histoires les plus étranges et les plus invraisemblables : il ne met pas en question le sens de la réalité comme le font les récits fantastiques occidentaux. Les conteurs puisent ainsi dans la peinture pour produire des récits incroyables.
16La première partie de cet article constitue un compte-rendu des récits qui traitent du thème de la peinture comme procédé du fantastique. Comme nous abordons à présent la représentation picturale en elle-même, le centre de la réflexion se déplace vers les moyens de cette représentation, en lien avec l’esthétique chinoise. Dans son œuvre sur l’esthétique chinoise, L’esprit voyage avec l’objet, Cheng Fuwang analyse comment quatre qualités – forme, image, souffle, esprit (xing, xiang, qi, shen) – construisent la totalité de l’esthétique chinoise. Le premier élément, la forme, est considéré comme le moins important dans la réalisation artistique : les critiques chinois méprisent la représentation de la forme. Pour ce qui est de l’image, le terme chinois est souvent un composé à partir du mot « forme »(xingxiang, forme-image) : elle est donc aussi méprisée que la forme dans la critique d‘art. Ce qui est le plus important, pour la plupart des théories, c’est le souffle et l’esprit. Or d’après les critiques du récit fantastique chinois, ce genre est une réalisation idéale de l’esthétique du souffle et de l’esprit : la combinaison du discours du yin et du yang, ou de l’irréel et du réel, représente la circulation du souffle et l’animation de l’esprit. Comme la forme picturale est méprisée dans cette esthétique, la description des peintures dans le récit fantastique est brève et simple, voire elliptique. La narration se focalise plutôt sur l’artiste et le spectateur par lesquels l’essence du souffle et de l’esprit est révélée. Ainsi, la narration n’est pas spatiale et statique, elle relate au contraire une histoire dynamique à partir du motif de la peinture, afin de mettre en valeur sa beauté : elle se fonde sur le souffle de la vie.
17Cette réflexion sur la représentation artistique touche à trois sujets : la focalisation sur l’artiste et le spectateur ; la brièveté descriptive ; l’animation comme totalité de la représentation artistique : l’esthétique du souffle.
18Selon Cheng Fuwang, le principe selon lequel l’esprit voyage avec l’objet est une pensée centrale de l’esthétique chinoise. « L’esprit » s’entend ici au sens de l’esprit de l’artiste et du spectateur. Lors du processus esthétique, une union de l’esprit avec l’objet est essentielle. Cette idée provient de la philosophie traditionnelle chinoise : « l’objet et je deviennent l’un (wu wuo he yi) », et en particulier, de la pensée du philosophe taoïste Zhuang Zi. Sa fable, « Zhuang Zhou rêve du papillon », illustre cette idée ainsi que le phénomène de la métamorphose en objet ou wu hua. Il s’agit d’une sorte de concrétisation du Tao. La représentation de l’artiste et du spectateur dans le récit se fonde sur cette idée esthétique : pour décrire la beauté de la peinture sans la représenter directement, le narrateur évoque plutôt ces deux figures. Si l’artiste n’est pas un être merveilleux, c’est sa capacité d’observation attentive, voire sa fascination, qui sera au centre du discours. Ainsi, la caractérisation hyperbolique de l’état de l’artiste et du spectateur met en relief la valeur de l’œuvre d’art.
19Reprenons le récit « Épingler la peinture ». Aucune description du tableau lui-même n’apparaît dans le récit, et pourtant le lecteur peut imaginer la perfection picturale. L’hyperbole, liée à la fascination du héros et à l’extraordinaire coïncidence entre la femme peinte et la femme réelle représente l’art sublime par le vide. Cette narration hyperbolique autour du héros-spectateur, absorbé et fasciné, ouvre un horizon permettant au lecteur d’imaginer l’excellence de la peinture. Dans les deux récits mentionnés à propos du thème du regard, la métamorphose de l’espace (le héros-spectateur de « Peindre sur le mur » entre dans la peinture) et du personnage (le héros-peintre-spectateur de « Hao peint le tigre » se transforme en tigre) décrit la merveille du tableau par une focalisation sur le personnage. Ainsi se dévoile une esthétique centrée sur la relation entre sujet créateur et objet créé. Par cet idéal esthétique implicite, la représentation de l’artiste fasciné et du spectateur enchanté offre un espace imaginaire ouvert sur la beauté picturale.
20Une autre hyperbole narrative consiste à mettre en scène l’artiste comme un être surnaturel ou mystérieux. Citons à nouveau le récit « L’art de peindre ». L’artiste qui retouche la peinture est de toute évidence un être extraordinaire puisqu’il parvient à entrer dans le tableau, ce qui est impossible dans la vie réelle. Comparé au premier peintre, auteur du tableau originel, l’art du deuxième est manifeste. Cette hyperbole permet de décrire l’idéal d’une union entre le sujet créateur et l’objet créé. Le contraste entre le peintre médiocre et le peintre merveilleux incite le lecteur à imaginer la différence entre le tableau avant et le tableau après la modification.
21La représentation directe de la peinture dans le texte est presque nulle dans les exemples ci-dessus. La narration et son caractère hyperbolique permet néanmoins de présenter le tableau comme extraordinaire à l’esprit du lecteur.
22Un discours sur l’artiste sous-tend l’esthétique proposée par le peintre Zhang Zao de l’époque Tang (618-907) : « apprendre la nature à l’extérieur et atteindre l’esprit à l’intérieur (wai shi zao hua, zhong de xin yuan) ». L’esthétique chinoise emploie souvent la métaphore du « bambou dans la main » et celle du « bambou dans la poitrine ou dans le cœur ». C’est un idéal en matière de création artistique : l’artiste observe l’objet qu’il veut peindre, et l’image de l’objet demeure dans son cœur. Lorsque l’artiste commence à peindre, cette image enregistrée dans sa poitrine, dans son cœur redevient objet dans la main. Ainsi la main (qui répond au cœur) exécute une peinture dans l’esprit d’un dépassement de la distinction entre l’objet et le sujet. Pour illustrer cette idée, Luo Dajing prend le cas de Zeng Yunchao, artiste qui peint les insectes à la perfection. A propos de cet art, il va jusqu’à déclarer qu’il ne sait plus s’il est l’insecte ou si c’est l’insecte qui est lui : Zeng et l’insecte deviennent un. Dans la création artistique, l’essentiel est ainsi l’union entre sujet créateur et objet créé. Avant d’exécuter la peinture, l’artiste peint déjà en esprit l’image observée : il est ainsi capable de peindre l’esprit à travers la forme. En somme, l’artiste comprend l’esprit (shen hui) et s’apprête à transmettre l’esprit (chuan shen). Dans les récits cités plus haut, le motif de l’artiste entrant dans la peinture afin de la modifier concrétise cette esthétique : l’artiste est devenu une partie de la peinture. De même, le héros qui, dans un autre récit, entre dans la toile pour s’unir à la femme peinte, représente le spectateur idéal de l’œuvre d’art : l’esprit doit voyager avec la peinture pour ressentir et comprendre la perfection de l’art. Hao qui peint le tigre et devient lui-même tigre constitue un autre exemple parfait, représentant à la fois l’artiste et le spectateur.
23La narration étant centrée sur ces deux figures, la beauté de la peinture est représentée selon une perspective indirecte.
24Lorsque le narrateur représente la peinture de façon directe, son énonciation se caractérise par sa brièveté. Cet idéal esthétique consiste à « peindre ou écrire l’esprit par la forme (yi xing xie shen) », selon le peintre et esthète Gu Kaizhi. Cette doctrine de la forme et de l’esprit selon Gu attache plus d’importance à l’esprit qu’à la forme. Elle persiste dans l’histoire esthétique chinoise pour atteindre son apogée à l’époque des Song, quand le poète Su Shi pousse cette théorie à son extrême en niant presque la forme. Le mot « xie » dans « yi xing xie shen » signifie « écrire ». Dans l’esthétique chinoise, le verbe « peindre » est souvent remplacé par « écrire », et on entend donc souvent dire « peindre le prunier, c’est écrire le prunier ». Cette théorie est associée à l’écriture calligraphique. Le pinceau étant en Chine l’instrument commun à l’écriture et la peinture, il n’y a pas de véritable distinction.
25La peinture chinoise a commencé par figurer la nature vivante (et non la nature morte) et a atteint son point culminant dans le paysage. Suivant cette évolution, le récit fantastique a commencé par représenter les figures sous forme de personnages ou d’animaux. Très différent du discours sur la peinture dans les textes français, par exemple le discours élaboré et analytique dans Le chef-d’œuvre inconnu de Balzac, le discours chinois ne souligne pas les traits et les couleurs ou la lumière et l’ombre. Au lieu de représenter l’œuvre de manière méticuleuse et analytique, comme dans la narration occidentale, le récit chinois décrit l’esprit de l’œuvre dans un langage simple et elliptique.
26La description de la peinture dans le fantastique est en réalité peu fréquente. Le tableau représente souvent des personnages, des animaux ou d’autres êtres imaginés que le narrateur décrit comme s’il s’agissait de véritables êtres vivants. Là encore, les expressions du narrateur mettent l’accent sur l’esprit. Les verbes de modalité sont souvent employés pour souligner cette vivacité. Voici quelques lignes de la description picturale du récit déjà cité, « Peindre sur le mur » :
« Deux murs sont couverts de peintures d’un merveilleux exceptionnel où les figures semblaient vivantes. Sur le mur de l’est, une peinture intitulée « les fées semant des fleurs » figure une fée se coiffant avec deux touffes de cheveux. Elle tient une fleur en souriant ; ses lèvres cerise sont sur le point de bouger, son regard liquide est sur le point de couler » (610).
27Le lexique merveilleux ou fantastique permet d’évoquer la beauté de la peinture : à travers la description des lèvres et du regard, on a l’impression que la femme n’est plus statique. Cette description met ainsi en valeur l’esprit et la disposition intérieure de la fée peinte. Les expressions comme « semblaient » ou « sur le point de » suggèrent que l’esprit est saisi par la peinture.
28Certains récits représentent le tableau par le biais d’une critique artistique explicite. Reprenons le récit « L’art de peindre ». Avant d’entrer dans la peinture pour la modifier, l’artiste (Liu Cheng) fait une critique du tableau (peint par Ning Cai) : « Dans ce tableau, les formes physiques et les visages des personnages sont élaborés, mais il manque d’esprit et de disposition intérieure ». (152) La technique « élaborée » n’est pas essentielle, car elle ne peut atteindre que le niveau de « la forme » et de « l’image ». La qualité de « l’esprit » et de « la disposition intérieure » est l’essence de la sublimité de l’art. L’artiste Liu défend en effet la théorie selon laquelle on doit « peindre l’esprit par la forme ». A la suite de la modification du tableau, le texte renvoie à cette théorie :
« Tout le monde regarde et trouve que l’image de Ruan Ji (une des figures du tableau) en particulier est différente, rayonnante de vivacité, la bouche en cul-de-poule comme s’il émettait un sifflement clair et mélodieux » (152).
29« L’image » représente alors une synthèse de la forme et de la disposition intérieure : la figure est « rayonnante de vivacité » car l’esprit pénètre dans la peinture. La description de la bouche et de l’effet auditif du sifflement reflète cette « disposition intérieure » de Ruan Ji, un des « sept ermites de la forêt de bambou », dont la philosophie métaphysique et mystérieuse (xuan xue) influença l’esthétique des Six Dynasties (220-589).
30Outre la représentation des personnages, les animaux et d’autres êtres vivants sont aussi l’objet des peintures du récit fantastique. A la différence de la description des personnages, la narration ne se focalise pas sur le visage ou la disposition intérieure. Les expressions de modalité « comme si », « sembler » sont pourtant là encore utilisées pour insuffler la vie aux objets peints :
« Il fait des sculptures de bêtes dont les poils semblaient vrais. [...] Il peint des dragons et des sphinx qui semblaient s’envoler » (« L’artiste de Qianxiao »43) ;
« Il peint sur le mur une centaine de soldats fantômes dont l’expression semblait les montrer prêts à l’attaque » (« Pinceau de cinq couleurs » 290).
31L’essentiel ici est à la fois de marquer et de brouiller la limite entre l’artificiel et le naturel. Lorsque l’art pictural atteint sa perfection, l’artifice pourrait bien dépasser cette limite qui le sépare du naturel. L’importance de l’esprit surpassant la forme est à nouveau illustrée.
32Dans la vision chinoise de la création artistique, l’imitation exacte du réel n’est donc pas considérée comme le but de l’art. Ce qui est le plus important, c’est de peindre la vie en saisissant son souffle et son esprit, comme l’indique la théorie de Gu Kaizhi. Le souffle est la substance de l’esprit et de l’âme, il parcourt l’univers. Mais quelle est la relation entre le souffle, l’esprit et la forme ? D’après Huainan Zi (maître taoïste), « la forme est la maison de la vie ; le souffle est ce qui remplit la vie ; l’esprit est ce qui règne sur la vie. » Ainsi le souffle n’est ni la forme extérieure ni l’esprit ou l’âme intérieure des êtres. Il n’est que la vie, source de l’animation des êtres et de la nature.
33Grâce à cet imaginaire du souffle qui sous-tend la vision du monde taoïste, le récit fantastique construit un univers merveilleux qui divertit le lecteur par une esthétique de l’étrangeté. C’est cette vision du souffle qui permet l’animation et l’union harmonieuse entre êtres humains et objets. Dans la création picturale, le souffle et l’esprit sont placés au premier rang : Xie He, critique d’art de la période des Six Dynasties (220-589), propose une esthétique en six règles dans sa Hiérarchie et critique de la peinture classique (Gu hua pin lu). Il place la qualité de « souffle, rythme, animation et vivacité (qi yun sheng dong) » au premier rang de cette hiérarchie, se rapprochant ainsi de la théorie de l’esprit régnant sur la forme, mentionnée plus haut. L’essentiel, dans ces deux théories, est la circulation de la vie. Dans le récit fantastique, chaque tableau est ainsi représenté comme « un espace de vie » (Zhu, 178).
34Pour « écrire » l’art pictural, le récit fantastique a recours, comme nous l’avons vu, à une narration centrée sur l’artiste et le spectateur ainsi qu’à une brève description de la peinture elle-même. Mais le vide est toujours préservé par le narrateur, et le récit a en dernier lieu recours au souffle qui circule dans la peinture et transforme sa spatialité en narration temporelle. Si la description du tableau paraît simple, et même banale, dans le récit « Zhenzhen », l’histoire extraordinaire de la peinture comble le vide de la description picturale. Le héros appelle le nom de la femme éponyme du tableau pendant cent jours. Le charme du mot renvoie au charme de la forme et de la couleur. Animée par l’incantation, la femme sort du tableau et fonde une famille avec le héros. L’histoire est d’autant plus invraisemblable qu’elle lui fait un enfant. Mais tenté par son ami, le héros soupçonne sa femme d’être un esprit nuisible et essaie de l’exorciser. Déçue par son mari, la femme retourne dans le tableau avec l’enfant. Elle redevient une simple figure peinte, mais avec à ses côtés, l’image nouvelle de l’enfant. Dans ce récit, l’art pictural se veut surnaturel, ce à quoi fait écho le discours du peintre adressé au héros : « Ce tableau est divin ». Le nom de la femme, « Zhenzhen », comporte des significations multiples : vrai, réel, authentique, excellent et divin. Un maître qui atteint le Tao est désigné comme un homme zhen. « Zhen » est aussi employé pour caractériser la peinture et le peintre : une peinture qualifiée de zhen n’est pas loin de shen.
35L’essentiel est de peindre la vie et l’esprit au travers de la forme mais tout en la transcendant. Bien que l’histoire soit surnaturelle, elle présente encore une autre dimension : il s’agit de la création d’un espace-temps au-delà de l’image picturale ou « jing sheng xiang wai », qu’évoque Han Linde. Le langage esthétique est un langage abstrait et il faut donc imaginer la traduction concrète de cette idée. En appréciant un tableau, le lecteur éprouve et voit (par l’esprit) l’espace-temps qui intervient au-delà. La narration de « Zhenzhen » concrétise cette esthétique abstraite en dépit de sa rhétorique hyperbolique.
36Le récit « Peintures étranges » creuse encore plus profondément le sens de l’esthétique picturale dans le fantastique : le narrateur, dans un passage meta-narratif, analyse les récits enchâssés qui décrivent des peintures étranges. Il se réfère à « Zhenzhen », « Peindre sur le mur » et « Le tableau du maître Lü ». Dans ce dernier récit, un maître taoïste enlève un objet attaché au maître Lü figurant dans la peinture. Le lendemain ce maître rend l’objet en le rattachant à Lü sur la toile. L’objet redevient nature morte. Le narrateur de « Peintures étranges », en tant qu’esthète, analyse ces récits dans leur diversité : la figure comme l’objet peints et leur spectateur peuvent tous sortir de l’oeuvre ou y rentrer. Le narrateur poursuit avec une autre histoire qu’il a entendu raconter. Le héros intradiégétique est absorbé dans la contemplation d’une femme (Sunü) peinte sur la toile d’un mur. Un soir cette femme descend de la peinture et fait l’amour avec le héros. Le soir suivant, c’est le héros qui entre dans la peinture pour rejoindre la femme. Chaque jour, l’opération de répète. Bien que le narrateur termine le récit par « je ne crois pas », le lecteur reste impressionné pas l’effet extrêmement étrange que le récit fantastique peut susciter à travers le motif pictural. Par cette réitération du « sortir de et entrer dans la peinture », la narration représente concrètement le souffle qui circule dans le tableau et dans l’espace du spectateur. La pénétration du souffle unit univers naturel et artificiel tout en les transcendant en un univers surnaturel.
37Les peintures représentées dans le récit fantastique sont ainsi rarement statiques. Pour les Chinois, selon une vision héritée du Taoïsme, la nature entière est un organisme vivant. Ils perçoivent le souffle de la vie dans tous les objets : la peinture statique et spatiale devient ainsi une « peinture » temporelle.
38Parallèlement, l’artifice fait partie de la nature, il est donc aussi un attribut de la vie. Comme le déclare Fu Baoshi : « La quintessence de l’art est la vie. D’ailleurs, c’est l’art qui enrichit la vie. Une fois que l’art atteint la vie, il n’est plus limité par l’espace et le temps. » Cette vision du monde influence la représentation de l’art dans le récit fantastique. La conception du souffle et de l’esprit sous-tend aussi l’idée d’une divinité compréhensive de l’univers – êtres et objets. Fang Dongmei considère cette divinité abondante du souffle et de l’esprit comme une religion « panenthéiste » (différente du panthéisme grec).
39La représentation de l’artiste, du spectateur et du tableau dans l’écriture fantastique chinoise est une réalisation poétique de l’esthétique picturale. Le fonctionnement de la peinture dans la vie réelle est ainsi raconté de façon concrète. Zhu Liangzhi prétend que la peinture chinoise possède deux fonctions :
« La première, c’est d’éprouver la vie par la création artistique. C’est-à-dire que le cœur nage dans la peinture (you xin yu hua). La deuxième est de montrer la vie par la forme picturale. L’esthétique picturale ancienne comporte deux thèses : 1. La peinture est l’étude de la forme (hua wei xing xue). 2. la peinture est la peinture du cœur (hua wei xin hua). La forme de la peinture est la forme du cœur » (179).
40Pour conclure, l’artiste et le spectateur constituent le sujet esthétique puisque la peinture est créée ou/et vue par ce sujet. D’une part, l’artiste doit se fondre dans l’objet afin de peindre l’objet de son cœur, et rendre le tableau sublime. D’autre part, le spectateur doit se mêler à l’œuvre d’art pour l’apprécier. Dans les deux cas, le cœur ou l’esprit est essentiel pour atteindre cet état d’unité entre sujet et objet : ainsi, la beauté sublime de la peinture sera appréciée par un troisième œil – le cœur et l’esprit. L’écriture fantastique chinoise met en scène cette vision de l’œil intérieur tout en impliquant, par son langage unique, toute une réflexion sur le sublime de l’art.