Les meilleurs films sont ceux que l’on ne tourne pas.
— Blaise Cendrars, Bourlinguer
- 1 Cette expression volontairement ambiguë recoupe aussi bien le reportage sur le cinéma (comme milieu (...)
1Le présent article souhaite faire la lumière sur l’activité journalistique de Blaise Cendrars, en s’intéressant au problème de la mise en scène de la référence au sein de la question de l’écriture romanesque et journalistique en général, et singulièrement de l’écriture propre au « reportage cinématographique1 ». À la suite d’un itinéraire conceptuel qui nous mènera brièvement du côté de chez Baudelaire et, plus longuement, de la pratique romanesque de Cendrars dans Dan Yack, sera ainsi étudié un texte en particulier, Hollywood, la Mecque du cinéma, dont les fragments ont d’abord été publiés dans le quotidien Paris-Soir (sous le titre courant Les secrets d’Hollywood), avant d’être rassemblés en recueil, la même année, en 1936.
2Fruit de quinze jours passés dans la capitale du cinéma, de la jeunesse et du vedettariat, ce reportage est pour Cendrars l’occasion d’une rencontre intermédiale où au moins trois pratiques culturelles s’entremêlent dans un tout hétérogène : le roman, le journalisme et le cinéma. Enquêter sur Hollywood à la fois comme ville d’art, capitale de la jeunesse, et comme lieu immémorial, digne des songes les plus irréalistes, est pour notre auteur le moyen idéal pour mettre à profit l’hybridation spécifique de son œuvre d’écrivain. Le maillage paradoxal de la référence – constamment prise entre virtualité et cristallisation – se retrouve à même les pratiques culturelles dominantes qui coexistent, non sans opposition, au sein des écritures journalistique, cinématographique et romanesque de Cendrars.
- 2 Blaise Cendrars, Hollywood, la Mecque du cinéma suivi de L’ABC du cinéma, avec 29 dessins pris sur (...)
- 3 Voir en particulier Antoine Compagnon, Les antimodernes. De Joseph de Maistre à Roland Barthes, Par (...)
- 4 Charles Baudelaire, « Le peintre de la vie moderne », Curiosités esthétiques, dans Œuvres, texte ét (...)
3Les propos de Cendrars sur le statut du reporter indiquent clairement la dualité de ce nouveau type de personnage qu’est le reporter à l’ère de la modernité : « Un reporter n’est pas un simple chasseur d’images, il doit savoir capter les vues de l’esprit. Si son œil doit être aussi rapide que l’objectif du photographe, son rôle n’est pas d’enregistrer passivement les choses. L’esprit de l’auteur doit réagir avec agilité, son tempérament d’écrivain, son cœur d’homme. C’est dans ce sens, mais dans ce sens seulement que le reportage peut être un document sensationnel, et non pas dans les exagérations2 ». Cette particularité duelle du personnage du reporter témoigne de l’ambivalence de la pensée de Cendrars face aux objets techniques et aux expériences sensorimotrices et spirituelles qui en découlent. L’œuvre de notre auteur se place ainsi dans une lignée de romanciers et de poètes contemporains de l’ère médiatique moderne et fascinés par celle-ci. La figure clé de ces penseurs de la révolution moderniste est sans conteste Baudelaire3, non pas car parce que son œuvre témoigne d’un enthousiasme général et intense quant aux nouvelles techniques, mais précisément pour la raison inverse. La richesse de la position de Baudelaire, poète de la vie moderne, réside dans la valeur intempestive, antimoderne, et par là même paradoxale de sa pensée qui se forme à rebours des exploits de la modernité. La dualité de la posture du poète se reconnaît à même l’une ses phrases les plus célèbres : « La modernité, c’est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art, dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable ». Pas de modernité sans éternité, pas de transitoire sans immuable. Cette schizophrénie conceptuelle de la part de Baudelaire explique également l’élection de Constantin Guys – un dessinateur – à titre d’artiste moderne par excellence, alors que tout son art est d’emblée dépassé par la photographie qui repousse les frontières du monde visible et provoque des expériences nouvelles chez le sujet percevant. La solution de Baudelaire devant l’improbabilité de son choix sera reprise par Cendrars : Guys, artiste dont le talent est par nature dépassé par la photographie, sera mis en scène par le poète de façon à ce qu’en lui s’instaurent les modifications sensorielles, perceptives et intellectuelles rendues possibles par la technique nouvelle. En d’autres mots, le « personnage imaginaire que nous sommes convenus d’appeler M. G.4 », ne peut se résumer qu’à la personne de Constantin Guys. Nous proposons ici de prendre Baudelaire au mot et de lire son essai non seulement comme la revendication d’une nouvelle forme d’art (les croquis de Guys), mais plutôt comme une tentative de créer une nouvelle forme de « personnage esthétique » : celui du faussaire, « M. G. ».
- 5 Pour une mise au point de la notion de « virtuel » (dans l’acception que lui donne aussi le présent (...)
4Ce « M. G. », en tant qu’alter ego fabulé de Guys, est d’abord un faussaire par son nom : le « peintre de la vie moderne » qui donne son titre à l’essai n’est qu’un leurre. Si le poète brandit les drapeaux de la modernité, c’est pour qu’une autre scène puisse se jouer au fond du tableau, une scène essentiellement antimoderne. L’esprit du texte va donc à l’encontre de sa lettre, à l’instar de M. G., qui n’est ni peintre ni moderne, ou en tout cas qui ne l’est qu’à moitié. L’art de M. G. ne réside pas dans le procès-verbal de la réalité moderne, mais dans l’accentuation par la fiction des virtualités ancestrales et immémoriales de cette réalité, quelle qu’elle soit, où qu’elle soit. Ses voyages, ses aventures ne répondent pas à un appétit de la découverte, mais sont plutôt le signe d’une recherche d’une vérité humaine éternelle, qui se répète et se différencie selon les êtres, les temps et les lieux. La découverte ne se fait donc pas tant vers l’avant que vers l’arrière. Le corps du reporter M. G., à commencer par la main qui trace les croquis, recoupe et insiste sur la multiplicité des plans de réflexions desquels le monde est constitué. La valeur référentielle de son art est comme subordonnée à une réalité plus profonde, plus mystérieuse aussi, dont les dessins ne représentent pas un aboutissement, mais seulement la trace d’un processus instauratif encore – et peut-être toujours – à faire. Pour résumer, ce que tente de cerner Baudelaire par l’entremise du personnage esthétique de M. G., ce serait donc la virtualité de la modernité5, sa face cachée, sans pour autant être abstraite ou irréelle.
- 6 Pour une lecture du roman complémentaire à la nôtre, voir Katherine Shingler, « An Art Novel for th (...)
5Qu’en est-il maintenant de notre auteur ? Le paradoxe moderne-antimoderne, que Baudelaire a rendu sensible grâce au reporter-dessinateur imaginaire nommé « M. G. », atteindra son plein potentiel romanesque dans l’œuvre de Cendrars. Du socle romanesque, cet enjeu saura se déplacer à même l’écriture du grand reportage, là où le paradoxe atteindra une forme de paroxysme. Avant d’entrer dans les studios et de parcourir les rues d’Hollywood, nous porterons notre attention sur le roman de Cendrars qui reprend le mieux la torsion référentielle constitutive du poète de la vie moderne, c’est-à-dire Dan Yack, paru en deux tomes (Le plan de l’Aiguille et Les confessions de Dan Yack) en 1929, puis remanié en un seul en 19466. Parmi les romans de Cendrars, Dan Yack nous semble être celui qui travaille le plus l’idée du faussaire en tant que personnage esthétique, par l’entremise de son héros éponyme à la recherche de son identité, hanté par ses doubles et pris au sein d’un grand jeu dont il est à la fois l’arroseur et l’arrosé. Dan Yack a aussi l’avantage de se situer au seuil de l’écriture journalistique de Cendrars, dont la production débute dans la décennie 1930. La filiation baudelairienne du héros de ce texte bipartite de 1929 nous paraît justifiable au moins par trois problématiques esthétiques interreliées, que Cendrars transforme en autant de réflexions et de situations romanesques, qui seront finalement injectées au cœur de l’écriture du reportage : la passion de l’œil, l’omniprésence des objets et des signes de la modernité, le désir immémorial de globalisation.
- 7 Par exemple, Blaise Cendrars, Dan Yack, dans Partir. Poèmes, romans, nouvelles, mémoires, édition é (...)
6 En tant qu’ébauche de personnage romanesque, M. G. est désigné par Baudelaire à partir d’une métaphore-métonymie qui est loin d’être anecdotique : son œil. Le personnage n’est plus un réservoir de sentiments, d’idées, il n’a plus de profondeur psychologique. Il n’est qu’un corps, et ce corps se réduit la plupart du temps à un seul organe, garant de l’instauration romanesque et du dévoilement des vérités sur le monde : « l’œil se promène », écrit souvent Baudelaire. Il en va de même pour Dan Yack, personnage à la visualité chevillée au corps, qui ne cesse de « se visser le monocle à l’œil » et qui pour cette raison se fait surnommer « Œil-Volant7 ». À s’intéresser au grain du texte de Cendrars, on ne peut que constater à quel point le roman est littéralement fasciné par la question de l’œil, qu’il soit question de l’œil du cigare de Dan Yack (DY-569), de l’œil crevé d’une marchande (DY-570), de la crainte qu’a Dan Yack de casser son monocle (DY-577), qui ira d’ailleurs jusqu’à se demander « sans monocle, que deviendrais-je ? » (DY-579). La réponse viendra quelques pages plus loin, alors que le héros abandonnera définitivement le port du monocle, et, se voyant comme pour la première fois, « ne reconnaissait ni son regard, ni son œil » (DY-610). Ce dernier passage nous indique que la transformation du personnage passe par la métamorphose de son œil. Le monocle n’est pas seulement le symbole d’une vie mondaine abandonnée par un milliardaire anglais à la recherche de la vérité de son existence. En fait, le monocle n’est assimilable à aucun symbole, mais assume une fonction de production d’événements au sein de la mécanique du roman.
7Le mélancolique dandy de Cendrars, loin d’être réduit à incarner une éternelle coquille vide, est plutôt à l’image d’un œil géant qui se promène à la fois dans l’espace et dans le temps. Les transformations identitaires de Dan Yack, dont la première est signifiée par l’abandon du monocle, ont pour effet d’élargir le champ de vision du roman. Le déplacement dans l’espace opéré par l’œil-personnage est analogue à un déplacement dans le temps, et, surtout, à un déplacement dans l’imaginaire des signes et des références. Les vies parallèles du personnage faussaire – Dan Yack est mondain, industriel, aventurier, promeneur solitaire, chasseur de baleines, soldats, Pygmalion, mécène, inventeur, amant, éternel insomniaque, producteur de films – se répondent comme autant d’images en miroir et créent un effet de multiplication non cumulative. Chaque figure nouvelle est ajoutée à la précédente, mais sans pour autant s’y additionner logiquement. Mieux, la succession des différentes figures empruntées par le personnage, celle des divers rôles qu’il jouera ne répond ni à une logique horizontale de linéarité (il était ceci, puis cela), ni même à une logique verticale d’accumulation quantitative ou qualitative (il était ceci, plus cela), mais – d’où la grande nouveauté de Dan Yack, d’où aussi son inspiration baudelairienne – à une logique de la simultanéité qui se déploie sous la forme d’une spirale et sous le mode du soupçon (sans doute était-il à la fois ceci et cela). La recherche d’une identité se fait simultanément à la resémantisation des références romanesques d’espace, de temps et de rôles : le roman ne nous livre pas des informations sur ses lieux, ses années ou des personnages, il nous invite à entrer dans son grand jeu, qui n’est pas moins audacieux que celui de son héros éponyme. À l’image du nom d’écrivain que s’est donné Frédéric Louis Sauser, Dan Yack est un personnage de braises qui, comme le phénix, ne cesse de renaître de ses cendres : Blaise Cendrars.
- 8 Charles Baudelaire, « Le peintre de la vie moderne », Curiosités esthétiques, dans Œuvres, op. cit.(...)
8 À travers l’instauration romanesque d’un tel personnage faussaire à la fois multiple et transparent, l’auteur se lance à la conquête de l’ubiquité. À l’ubiquité visuelle d’un œil virtuel producteur d’images romanesques, qui voyage dans l’espace et dans le temps des souvenirs du héros, s’ajoute l’ubiquité sonore, celle des « voix de tous les pays de la terre, [d]es hymnes de toutes les nations du monde » (DY-541), dont l’image médiatrice est le gramophone-phonographe qui hante en puissance toutes les pages du roman, à commencer par ses tout premiers mots berçant le lecteur dans la fiction : « Un air beuglant de gramophone ». Au moment de faire son offre – se retirer du monde des hommes pour un an, en s’installant sur l’île déserte Struge – aux trois artistes rencontrés par hasard dans un bar, Dan Yack mentionne que « la musique [l]’embête » et qu’il « n’aime que le ronron nasillard des phonographes et les cris géants des gramos ». Il en amènera d’ailleurs avec lui sur l’île, ainsi « qu’une pleine cargaison de rouleaux et de disques » (DY-554). De cette expédition absurde en Antarctique, il est à noter que notre héros faussaire sera le seul survivant. Le compositeur, le romancier et le sculpteur succomberont tous à un mal (syphilis, accident) ou à un autre (suicide). Que faut-il comprendre de cette curieuse allégorie que nous offre Cendrars ? Il est évident que ce voyage initiatique sur l’île Struge, qui ouvre la voie aux autres métamorphoses de Dan Yack, a quelque chose à nous dire sur le statut du personnage, une précision quant à sa nature de faussaire. Des quatre hommes à avoir été séduits par l’aventure, il est le seul qui le fait à contrecœur, ou, du moins, sans but précis. Le projet d’exil de Dan Yack ne répond à aucune logique, et n’atteint même pas le statut de fuite céleste ou une quête du sublime constitutive des personnages des grands romans anglais ou, surtout, américains (Ahab, ceux de la « LostGeneration »). « Il n’y a que l’Anglo-Saxon pour se jeter délibérément dans l’absurde » (DY-622), lira-t-on d’ailleurs un peu plus loin dans le roman. Pourtant, notre faussaire déraillé est le seul qui ne trouve pas la mort sur l’île. Alors que les artistes sont à la recherche d’une œuvre d’art pure, propre à leur mode d’expression, Dan Yack, passionné par les objets techniques, donne l’impression d’être un enfant, un malade, alité pendant des semaines avec sans aucune autre attraction que ses jouets mécaniques. On retrouve encore une fois le programme de Baudelaire : « la convalescence est comme un retour vers l’enfance. Le convalescent jouit au plus haut degré, comme l’enfant, de la faculté de s’intéresser vivement aux choses, même les plus triviales en apparence8 ». Le compositeur, le poète et le sculpteur, à la recherche de vastes et profonds sujets, assujettis au désir de pureté qui caractérise leur art respectif, sont déclassés par le jeu de mise en scène de Dan Yack, qui peuple l’île de sons mécaniques.
9Une des scènes les plus marquantes à cet égard est celle où le héros convalescent sort de sa torpeur et s’émerveille du retour du soleil, après une absence de plusieurs mois. Cette reprise de la création du monde, signe d’un nouveau départ, tel que le roman joue à les multiplier, amène Dan Yack à réaliser un projet aussi grandiose que farfelu qui témoigne de la quête d’ubiquité sonore menée par le romancier et son personnage : « Il remonta ses phonographes et gramophones et les installa par rang de taille sur la grande table. Puis il les équipa d’un disque ou d’un rouleau. Puis, passant aussi rapidement que possible de l’un à l’autre, il les mit tous en branle. Le déclic eut lieu presque simultanément. […] On entendait les cris des foules, des applaudissements, des milliers de voix, des trompettes, le brouhaha des cortèges, un million de pas traînards » (DY-586-587). La prose du monde se donne au faussaire à travers une architectonique complexe de clameurs, un réservoir par principe infini de sons parmi lesquels il peut choisir. Ainsi Dan Yack, jouant le Robinson des temps modernes, va-t-il d’un appareil à l’autre comme, par la suite, il ira d’un rôle à l’autre. À l’ère de la révolution moderniste, la recherche d’un sublime « musical » passe par la simultanéité des sons enregistrés et reproduits mécaniquement. Une autre scène – dans laquelle on trouve un dispositif tout aussi gargantuesque – répond comme en miroir à ce lever mécanique d’un soleil sonore. À la suite de la mort des trois artistes, Dan Yack vit seul sur son île jusqu’à l’arrivée du bateau qui, un an jour pour jour après l’avoir laissé sur l’île, devait revenir le chercher (ce qui, soit dit en passant, montre le caractère factice, machinique de cette robinsonnade toute volontaire). Après avoir abandonné son monocle et changé de peau, Dan Yack ordonne à l’équipage de changer de cap et de naviguer tout droit vers l’île de Chiloé, afin de continuer sa quête absurde d’absolu en reprenant, avec variantes et sous le mode du comique, sa vie de débauche pré-robinsonnade. C’est alors qu’il rencontre, par hasard, l’objet réflexif par excellence du faussaire : un orchestre de chats – l’animal à neuf vies – mécaniques empaillés, « montés sur un câble sans fin qui les faisait agir » : « tous les quarts d’heure Dan Yack revenait en courant dans le bar remettre inlassablement en branle ce chef-d’œuvre de l’ingéniosité humaine, une machine déposée et patentée dans tous les pays du monde par Gebrüder Fugger, Münster, Germany, comme l’affirmait la marque de fabrique encadrée par une ribambelle de Médailles d’Or, deux Grands Prix aux Expositions universelles, Paris 1878 et Paris 1889, Hors Concours et Membres du Jury, etc., etc. » (DY-614). Cette improbable synthèse mécanique du vivant et du sonore donne au faussaire l’énergie de se lancer dans un autre grand jeu, de réaliser une nouvelle folie : « la création d’une industrie dans les mers antarctiques, et encore, d’une industrie nouvelle » (DY-630). À la recherche d’un absolu par nature introuvable, Dan Yack est un personnage halluciné : il suit ses visions, qu’elles soient optiques ou sonores. Le roman est donc l’espace-temps baroque – comme la perle du même nom – qui permet à toutes ces visions de tenir ensemble, de se répondre et ainsi de former un tout de plus en plus composite, abstrait et irrégulier.
- 9 On peut souligner qu’un procédé analogue a été expérimenté par Baudelaire dans « Le peintre de la v (...)
10Il faut également souligner que les objets techniques influent tout autant sur la forme même du roman : la machine n’est pas moins présente dans le dire que dans le dit. Ainsi la seconde partie du roman – les confessions du faussaire – est composée d’une série de rouleaux de dictaphone où Dan Yack raconte l’histoire de sa vie, sans que les différents épisodes soient parfaitement raccordables et localisables. L’exergue de ces Confessions, écrit par Cendrars, est clair à ce sujet : « Quand les pages d’un livre seront-elles sonores ? Pauvres poètes, travaillons. Cette Deuxième Partie a été parlée au Dictaphone ; elle n’a pas été écrite. Quel dommage qu’on n’entende pas la voix de Dan Yack entre ces pages » (DY-645 ; l’auteur souligne9. L’authenticité de la reproduction mécanique de la voix est utilisée de manière ingénieuse par Cendrars : alors même que les objets techniques de la modernité qui servent de structure au nouveau roman – chacun des chapitres de ce second tome est en effet constitué d’un « rouleau » de dictaphone que l’on entendrait en temps réel – assurent une forme de véracité de la chose vue et de la chose entendue, le personnage du faussaire enclenche une narration non fiable, falsifiante sans pour autant n’être que mensongère, car elle détient une forme de vérité qu’elle seule pouvait tenir.
11« J’ai passé la nuit à chercher qui j’aurais bien voulu être dans les différents pays du monde. J’aurais beaucoup voulu être » (DY-648). Cette impossibilité à choisir entre le réel et l’imaginaire, cette faculté de douter de tout pour mieux accepter tous les possibles, ce jeu entre les époques, les lieux et les vies sont les critères de l’individuation du personnage faussaire. Par l’entremise d’un personnage en quête du fil rouge de ses vies parallèles – et peut-être fictives –, Cendrars problématise la question du dire propre au type de narration mi-factuelle mi-falsifiante qu’il recherche, et entoure cette problématisation d’un cadre épistémologique moderniste, celui des dispositifs techniques. La volonté de narration du personnage du faussaire est à la fois rendue possible et mise en péril par les objets mécaniques, vecteurs d’authenticité entre lesquels il bourlingue. À l’ère de la référence mécanique, sonore et visuelle, Cendrars a su livrer la chronique d’une vie moderne qui se cherche sans jamais se trouver. Au même titre que les phonographes beuglant au soleil levant, ou encore que les chats automates de l’orchestre, Dan Yack sont plusieurs. Cette indiscernabilité baroque de la valeur référentielle du voir et de l’entendre sera justement le leitmotiv d’Hollywood.
- 10 Cette notion est évidemment empruntée à la philosophie esthétique de Gilles Deleuze, et, particuliè (...)
- 11 Notre position sur la place du cinéma dans l’œuvre de Cendrars recoupe en partie celle de Lucas Hol (...)
12À la critique qui suggère de voir en Hollywood, la Mecque du cinéma le traité de désillusion de Cendrars face à l’art et à l’industrie cinématographiques, alors que L’A.B.C. du cinéma en représenterait le côté enthousiaste et naïf, nous aimerions lire ce texte de 1936 à la fois comme un métareportage et un possible commentaire général, quoique fragmentaire, sur l’œuvre de son auteur11. La question de la place du cinéma dans l’œuvre de Cendrars en est une complexe, parce que multiple et omniprésente. Cendrars n’est pas seulement un poète qui aurait été séduit ou scandalisé par la nouveauté du dispositif, ou encore un romancier qui aurait tenté d’en faire la synthèse dans un roman, il est d’abord et avant tout un ouvrier, un artisan du média cinéma, dans ses collaborations avec Abel Gance, mais aussi pour ses propres projets de réalisation. Cette réalité biographique de la présence du cinéma dans la vie de l’auteur-réalisateur doit en effet être perçue pour ce qu’elle est : une arme à double tranchant, dans la mesure où il est toujours séduisant de voir dans l’écrit le miroir de la vie. Or, le cinéma étant un mode d’expression assujetti à une lourde machinerie technique et financière, il est fréquent que des artistes – et parmi les plus grands – s’y cassent les dents. Ce fut en partie le cas pour Cendrars qui, malgré une passion en apparence sans borne, ne trouvera jamais l’occasion parfaite pour y exprimer sa sensibilité et y déployer son imaginaire. Cette impasse relative dans le rapport entre Blaise Cendrars et le cinéma ne doit par contre pas influencer outre mesure l’importance du média dans l’œuvre de Cendrars romancier, ni même de Cendrars reporter. L’écriture, contrairement à la biographie, sait faire miel de toute fleur. Malgré l’accentuation d’une certaine touche critique, le dénominateur commun de la pensée de Cendrars sur le cinéma reste toujours d’ordre positif. Face au dispositif cinématographique, Cendrars se fait poète de la vie moderne : à la fois convalescent, éternel enfant, dandy, avide de nouveauté et d’excitation.
13 Le cinéma se fait donc voir et entendre de texte en texte, et sous tous les modes. La fin du monde filmée par l’Ange Notre-Dame, illustré par des dessins originaux de Fernand Léger, tente d’unir conte philosophique et écriture technique, tout en posant la question de l’irreprésentable, de l’indicible : comment écrire, dessiner, peindre et encore plus filmer la fin du monde ? Cette remédiation de la technique et de ses paradoxales possibilités d’expression sera reprise cinq ans plus tard, en 1924, alors que Cendrars publie Kodack (Documentaire), un recueil de poèmes que l’on découvrira être un collage issu d’un roman de Gustave Le Rouge, Mystérieux docteur Cornélius. La technique de collage a par ailleurs le double mérite de reproduire la spécificité mécanique du médium photographique tout en s’inscrivant dans la filiation des expérimentations des personnages romanesques de Cendrars, comme Dan Yack avec sa symphonie-collage de phonographe. En 1926, Cendrars livrera ensuite l’essai poétique L’A.B.C. du cinéma, où se mêlent les séductions que l’image mécanique du cinématographe offre aux écrivains de la modernité, dont Cendrars se fait le porte-parole. L’expérience cinématographique est aussi une part importante des écrits explicitement autobiographiques – autofabulatoires – de Cendrars. Une longue phrase de Une nuit dans la forêt résume bien toutes les impossibilités qui seront demandées au cinéma :
- 12 Blaise Cendrars, Une nuit dans la forêt (Premier fragment d’une autobiographie), dans Partir. Poème (...)
Le rôle du cinéma dans l’avenir sera de nous redécouvrir des hommes, nous-mêmes, de nous redémontrer, de nous remontrer à nous-mêmes, de nous nous faire voir à nous, de nous nous faire accepter à nous-mêmes, sans rancœur et sans dégoût, tels que nous sommes, avec la vie de nos ancêtres et celle de nos enfants en nous, sans chiqué, en dehors de toute convention, en pleine fatalité, en plein atavisme, en plein devenir, comme les bêtes ivres ou bonnes ou raisonnables ou méchantes12.
14Les rôles que l’on demande au cinéma de tenir sont à l’image de ceux retracés par Dan Yack : ils sont impossibles et incompatibles. La spécificité de ce jeu de masques tient dans cette faculté de faire ressortir l’impossible des êtres et des situations. Enquêter sur Hollywood revient à faire la lumière sur ce mystère. Le rôle du cinéma – donner la clé de l’existence – sera repris par le reporter, avec les mêmes ambivalences : à la fois retracer une généalogie et se placer dans un devenir, mettre un pied dans un passé immémorial et l’autre dans un futur éclatant d’imaginaire. Le reportage sur Hollywood – « la dernière merveille du monde : l’usine aux illusions » (HMC-23) – est pour Cendrars reporter de la vie moderne l’occasion de produire ses propres images-cristal, ses propres illusions, ses propres références, dans une constante indiscernabilité du réel (le fait d’Hollywood) et de l’imaginaire (ce qu’Hollywood rend possible).
15La charge sémantique de la référence « Hollywood » crée toute la dynamique du reportage : le lecteur assiste à un constant mouvement de va-et-vient entre la réalité du lieu et la multiplicité infinie de sa signification. Hollywood, « cette Nouvelle Byzance » (HMC-138), est la zone où l’imaginaire trouve à s’actualiser, mais aussi où le réel se virtualise. Par son impossibilité et son indiscernabilité, Hollywood est comme un chiasme, un point virtuel, par nature non localisable, où le visible et l’invisible se mélangent pour mieux se donner en spectacle. Le reporter doit ainsi faire la reprise du personnage romanesque dont Dan Yack nous a donné le programme : il doit jouer au faussaire et réaliser la tapisserie byzantine des images, des rêves et des références. Son œil est aussi bien en quête de visible que d’invisible. Il enquête non seulement dans l’espace, mais dans le temps. Tel que mis en scène par Cendrars dans Hollywood, le reporter incarne le point de rencontre entre les champs d’indiscernabilité du réel et de l’imaginaire, du visible et de l’invisible, qu’il soit sonore ou optique. « Mon esprit était étrangement troublé par les vues des temps futurs » (HMC-69), pense-t-il, par exemple, ou encore : « j’avais une impression de déjà vu, de déjà entendu, de bluff ou de mensonge » (HMC-70). Le reporter-faussaire que l’on envoie enquêter dans « la capitale des temps modernes » (HMC-138) n’est pas maître du monde sensible et physique qui se trouve devant lui. Le rôle du reporter n’est donc pas de mettre fin au mouvement du kaléidoscope des images dont Hollywood est le nom, mais au contraire d’amener ce mouvement à se réaliser, à gagner en puissance et à se généraliser. Le reportage répond d’un mode de communication indirecte qui cherche à montrer l’invisible du visible, les virtualités de l’univers qui trouveront à se réaliser en chacun de nous. Plonger au cœur du réel implique également qu’il faille faire le saut dans le virtuel de cette réalité sur laquelle on enquête.
16 Ce saut au cœur du cristal et du virtuel doit absolument être effectué par le reporter, qui ne peut se permettre de rester extérieur à la réalité sur laquelle il enquête. Là se trouve peut-être la spécificité de l’écriture journalistique, qui gagne en intensité grâce à cette remédiation du corps au sein d’un dispositif fabulatoire. C’est là aussi une des originalités de Cendrars, qui a su s’approprier de manière personnelle le genre du « grand reportage », où la personnalité du reporter-vedette est mise à l’avant-plan. Évidemment, Cendrars n’a cessé de jouer avec son image médiatique, en accentuant à outrance sa qualité d’aventurier et de grand voyageur. Même si l’étiquette de grand reporter lui va d’emblée comme un gant, il travaille cette référence pour la transformer en qualité esthétique. Avec Hollywood, cette qualité « subjective » du reportage a presque une valeur de manifeste : il n’y a pas de différence de nature entre le fait de plonger dans les virtualités de la Mecque d’Hollywood et celui qui consiste à faire le saut dans ses propres souvenirs, ses propres rêves, son propre imaginaire. Toute image n’est que le double d’une autre image. La vérité est à trouver dans le jeu des échos entre ces différentes facettes.
17Un passage du reportage est tout désigné pour faire la lumière sur ce point. Notre reporter se rend dans un studio de la Metro-Goldwyn-Mayer, où on est en train de tourner une séquence de la comédie musicale The Great Ziegfeld. Se fera alors une révélation, qui propulse le reporter au cœur de l’indiscernabilité propre à l’imagine-cristal :
Ce qui se déroulait sous mes yeux, en une succession de tableaux éblouissants, étaient [sic] autant de scènes d’amour, de grâce, de joie, d’insouciance et d’innocence dont le développement était d’une poésie tout à la fois charmante et bouleversante parce que tout à la fois anecdotique et cosmique, historique et irréelle et, malgré sa splendeur ineffable, toujours d’une profonde, d’une éternelle, d’une véritable humanité.
Aussi jugez de ma stupeur quand à travers mon émotion je sentis poindre et se faire jour petit à petit la certitude d’avoir déjà assisté à ce spectacle et que je reconnus se concrétisant, se reconstituant, se matérialisant sous mes yeux qui ne pouvaient croire à ce prodige, parce qu’il se réalisait sur un autre plan, dans une ambiance sonore d’harmonies et toute pétillante des feux du studio, la page 89 de mon roman « Le plan de l’Aiguille » où j’avais décrit, dix ans auparavant, et dans le silence du cabinet, un semblable monument de synthèse plastique et d’apothéose de la vie, page dont voici le texte : […]. (HMC-149-150 ; pour la page correspondante, voir DY-573)
18Cette irruption momentanée de l’imaginaire subjectif du reporter correspond en fait à une rêverie enthousiaste du sculpteur Ivan, fraîchement arrivé sur l’île où Dan Yack l’a amené pour mourir. Le passage cité par Cendrars dans Hollywood ne le laisse cependant pas deviner, puisqu’on n’y trouve aucun nom de lieu ou de personnage, seulement des descriptions de formes, de couleurs, de visions et de mouvements. De cette rêverie de création, Ivan se réveillera d’ailleurs en s’écriant (ce que Cendrars ne cite pas non plus) : « Je vais sculpter l’éclair ! ». Or, à voir le film et à lire la page du Plan de l’Aiguille, il est bien difficile de faire de la seconde une ekphrasis anticipée d’une scène du premier, bien que son caractère abstrait ne rende pas l’exercice complètement impossible. Au-delà de l’analyse comparée de l’image et du texte, ce passage pour le moins surprenant souligne la valeur d’abstraction et d’imagination que Cendrars accorde au cinéma et à Hollywood : celle de l’indiscernabilité des modes et des aspects de la création, entre « l’anecdotique » et le « cosmique ». Hollywood – cette Hollywood dans laquelle erre le reporter physique, mais aussi Hollywood en tant qu’idée où le faussaire va de circuit en circuit – est un cristal qui incarne la matrice de toute instauration artistique où les virtualités se donnent en spectacle. Pour entrer dans la fantasmagorie des images, le reporter n’a même pas besoin de voir un film : il suffit d’assister à son tournage. Non seulement l’œil du reporter est-il mécanique, puisqu’il est comme la caméra qui tournerait cette scène à la place du réalisateur et de son équipe, mais il est aussi un œil spirituel qui développe les correspondances entre les temps et les images. Plonger au cœur du cristal de l’imaginaire intersubjectif et de la création plurimodale implique entre autres que l’on saute par-dessus la dimension technique et matérielle de la production cinématographique. Tous les paradoxes de la modernité sur le rapport entre l’acte de création et la reproductibilité technique qui étaient encore constitutifs d’un roman comme Dan Yack s’atténuent et se subordonnent à l’ubiquité d’un imaginaire en mouvement.
19En somme, la valeur métatextuelle du reportage cinématographique vient donc du fait qu’Hollywood constitue pour Cendrars la métaphore globale de l’imaginaire de l’humanité :
il y a ainsi disséminés sur la planète des lieux prédestinés où depuis la nuit des temps l’homme, à la suite des grands troupeaux préhistoriques qu’il chassait, s’est installé, a fait souche et s’est multiplié grâce à son industrie et à des conditions climatiques optima. Ces lieux exceptionnels de proliférations et de vie lui étaient indiqués par la sagesse des « grands éléphants », très sensibles aux variations de la température et à l’exposition géographique. […] Hollywood est englobée dans cette zone et c’est ce qui explique peut-être le mieux sa réussite instantanée et pourquoi Hollywood peut durer. (HMC-34-36)
20Au même titre que Dan Yack « rêvai[t] de disques aussi grands que le plancher d’une salle de bal » (DY-678), Cendrars fait d’Hollywood la virtualité pure de tout un continent, et d’Hollywood la trace de cette démesure. La capitale du cinéma est pour Cendrars le plan d’immanence ou de réflexions qui enclenche les circuits du virtuel. C’est précisément à l’adaptation de ce plan qu’aspire l’écriture du reportage, qui arrive à se placer à l’interstice de toutes ces tensions. « Plus un “papier” est vrai, plus il doit paraître imaginaire. À force de coller aux choses, il doit déteindre sur elles et non pas les décalquer. Et c’est encore pourquoi l’écriture n’est ni un mensonge, ni un songe, mais de la réalité, et peut-être tout ce que nous pourrons jamais connaître de réel » (HMC-69).
21La démesure radicale et englobante qui pour Cendrars caractérise Hollywood, et par le fait même qui caractérise aussi le cinéma, nous permet ainsi d’éclairer le rapport conflictuel qui unit l’écrivain à ce moyen d’expression. L’échec relatif des productions cinématographiques de Cendrars était à prévoir, car son appétit ne pouvait se contenter d’un film ou d’une série de films. Cendrars n’est pas un auteur littéraire attiré par le film. Il est un auteur qui est attiré par le Cinéma, comme Icare vole vers le soleil. Mais, dans le même temps, n’est-il pas possible d’argumenter que Cendrars n’a jamais cessé de « faire du cinéma », et, plus encore, du cinéma le plus essentiel qui soit : un cinéma virtuel, qui, loin d’être factice, est peut-être plus réel que bien des films ?