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2024
L'hybride et la littérature

L’hybridité au service de l’intermédialité. L’exemple du montage (poétique, critique, théorie)

Hybridity at the service of intermediality. The example of montage (poetics, criticism, theory)
Marie Kondrat

Résumés

Prenant acte du recours abondant, dans le domaine littéraire, à des termes issus du cinéma, cet article interroge les mécanismes de leur appropriation au sein des contextes historique et disciplinaire particuliers : relève-t-elle de l’intermédialité ou plutôt de l’hybridité ? Tandis que l’approche intermédiale refuse d’isoler les média, l’hybridité – entendue comme résultat d’un croisement – suppose au contraire de les identifier au préalable, et donc de pouvoir les dissocier. Or, si l’on considère le concept eisenstenien de montage et ses applications à l’écriture, c’est la démarche hybride qui semble paradoxalement s’imposer comme une condition pour aboutir à une pensée anti-essentialiste des média. Cette hypothèse sera illustrée à travers trois perspectives différentes : poétique, avec le montage comme principe narratif chez Antonio Tabucchi ; critique, lorsque le montage est établi comme prisme de lecture par Marie-Claire Ropars-Wuilleumier ; et théorique, où le montage sert de mesure de l’interaction entre la littérature et le cinéma selon Jacques Rancière.

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Texte intégral

  • 1 Par « concepts intersémiotiques », j’entends des outils d’abord formalisés dans un domaine identifi (...)

1Le développement des approches intermédiales ces dernières décennies a considérablement ouvert le champ littéraire aux appareils théoriques des autres média, notamment du cinéma. On peut se demander quel usage faire de ces nouveaux outils, qui sont déjà installés dans les disciplines littéraires, sans en faire une manipulation approximative qui donnerait des conclusions consensuelles sur la convergence des média, ni tomber dans une vision monolithique insistant sur leurs limites respectives. Pour avancer dans ce questionnement méthodologique, j’ai décidé d’examiner les usages existants des termes issus des études visuelles dans le domaine littéraire, pour comprendre les conditions qui rendent possible et même nécessaire le recours à ces concepts intersémiotiques1.

  • 2 C’est le cas de la revue Intermédialités, consulté le 30 mai 2023, URL : http://intermedialites.com(...)
  • 3 Dans son article « L’hybride et l’hétérogène », Tiphaine Samoyault propose de distinguer ces deux n (...)

2Tel est le cadre de ce propos sur les rapports entre l’intermédialité et l’hybridité. Si l’intermédialité, comprise comme dynamique ou comme relation, ne cesse de redéfinir les média, elle exclut de les concevoir comme des entités stables et autonomes. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle certaines écoles de l’intermédialité privilégient de plus en plus le terme de médiation, qui indique le processus actif de l’interaction des média, et non son résultat accompli et figé2. Si l’on considère l’hybridité comme un produit du croisement des espèces3, en l’occurrence des média, alors elle semble au contraire préserver une possibilité de leur identification et de leur distinction. Or, la fécondité heuristique de l’hybride tient précisément au paradoxe suivant : cette notion présuppose une séparation antérieure de chacune des entités en jeu et, en même temps, elle est la preuve même de leur porosité et de leur ouverture réciproque.

3Au sujet des concepts intersémiotiques – ici entre littérature et cinéma – je soutiendrai que l’hybridité de la méthode est indispensable pour développer une conception intermédiale de certaines formes narratives. Bien qu’une démarche hybride ne garantisse pas à elle seule une approche intermédiale, elle s’impose, comme une condition pour aboutir à une pensée anti-essentialiste des média.

  • 4 Parmi les contributions emblématiques je mentionnerai les travaux de Jean-Pierre Morel, dont l’arti (...)
  • 5 Antonio Tabucchi, Piazza d’Italia. Conte populaire en trois temps, un épilogue et un appendice [197 (...)
  • 6 Marie-Claire Ropars-Wuilleumier, Écraniques. Le film du texte, Lille, Presses universitaires de Lil (...)
  • 7 Jacques Rancière, Le Destin des images, Paris, La Fabrique éditions, 2003, p. 58.

4Pour discuter cette hypothèse, je partirai d’un exemple de concept intersémiotique, le montage, tel qu’il a été élaboré dans les films et dans les écrits théoriques par Sergueï Eisenstein. Alors que le potentiel général du montage pour la production, la réception et la théorie littéraires a déjà fait l’objet de nombreuses études4, les mécanismes de l’appropriation de ce concept par les écrivain·e·s et le lectorat restent encore à interroger. Quels seraient donc les aspects du montage qui rendraient propice son importation dans le domaine littéraire ? J’examinerai cette question à travers trois cas de l’application du montage eisensteinien aux textes littéraires, dans trois perspectives distinctes. Le premier cas nous situe sur le plan de la création, avec l’exemple d’Antonio Tabucchi qui a emprunté la conception du montage d’Eisenstein pour écrire son premier roman, Piazza d’Italia5. Ensuite, je me tournerai vers la réception pour examiner l’utilisation du montage comme « opérateur de lecture »6 par Marie-Claire Ropars-Wuilleumier. Enfin, ces deux cas m’amèneront à considérer l’apport des études cinématographiques pour la théorie des arts en général et de la littérature en particulier : je fais référence à la définition du montage comme une « mesure du sans-mesure ou discipline du chaos »7 entre la littérature et le cinéma par Jacques Rancière.

Le montage eisensteinien, un concept intersémiotique

  • 8 On appelle « effet Koulechov » l’influence sémantique entre deux plans qui émerge de leur confronta (...)
  • 9 Eisenstein en parle dans son article « Montage 1938 », Izbrannye proizvedeniâ v šesti tomah, t. II, (...)

5Par analogie avec la double disposition du cinéma – renouvellement des formes anciennes et matérialisation des tendances naissantes –, la genèse et l’extension du montage sont toutes deux issues de l’écriture et orientées vers elle. Lorsque Sergueï Eisenstein commence à publier, dans les années 1920, ses premiers textes sur le montage, il s’intéresse à la fois à sa valeur structurante (syntaxique, comme technique d’assemblage des plans), à sa puissance rythmique (temporelle) et à sa fonction sémantique. Cette dernière, s’inscrivant dans la lignée des expériences de Lev Koulechov8, naît de la juxtaposition des photogrammes qui produisent non pas une addition des sens mais leur multiplication. Le résultat de la juxtaposition se distingue donc qualitativement de chacun des deux plans pris séparément9.

  • 10 Cité par François Albera dans Sergueï Eisenstein, Cinématisme. Peinture et cinéma, éd. François Alb (...)

6Cette conception eisenstenienne du montage, minutieusement élaborée et parfois hermétique du point de vue de sa réalisation filmique, peut paraître, au premier abord, réservée au seul cinéma. Toutefois, Eisenstein a mené en parallèle une réflexion sur le cinéma comme synthèse des arts, idée qui était au cœur de son hypothèse sur le « cinématisme » : « Il semble que tous les arts aient à travers les siècles tendu vers le cinéma. Inversement, le cinéma aide à comprendre leurs méthodes »10. Avant d’être un éventail de moyens expressifs, le cinéma symbolise pour Eisenstein un retour aux stades les plus archaïques de la pensée – tel un dénominateur commun qui nécessite un va-et-vient entre le cinéma et les autres arts, notamment la littérature –, et devient un principe méthodologique hybride. Comme le note François Albera dans son introduction au recueil des textes d’Eisenstein intitulé Cinématisme. Peinture et cinéma :

  • 11 Ibid.

[S]i Eisenstein a consacré une longue étude au Laocoon de Lessing, ce n’est pas pour reprendre la partition entre les différents arts et leurs éventuelles confrontations et hiérarchie (le paragone) – ni même leurs « correspondances ». Le maître mot de sa démarche est celle de « circulation », « passage », « échanges » plutôt que « spécificité », « influence », « filiation ». La couleur peut s’étudier dans la peinture aussi bien qu’en poésie11.

  • 12 Ce texte fait partie d’un recueil « Le Montage » datant de 1937. Dans Sergueï Eisenstein, Izbrannye (...)

7Eisenstein cherchait ainsi des ferments cinématographiques chez les écrivains des siècles précédents : Shakespeare, Dostoïevski, Balzac, Joyce. Quant au montage proprement dit, le cinéaste y recourt pour analyser la poésie épique, par exemple. Dans son texte « Pouchkine-monteur », il démontre la proximité de sa propre technique du montage avec celle du poète qui juxtapose des « groupes de plans » pour dramatiser les scènes de combat12. Il n’est donc pas étonnant que la postérité littéraire se soit inspirée de cette conviction foncièrement intermédiale d’Eisenstein pour entretenir la circulation de son concept de montage en dehors du domaine cinématographique. Cette observation est valable pour la production comme pour la critique et la théorie littéraires. La réédition de la traduction italienne des écrits d’Eisenstein a ainsi directement influencé l’écriture du premier roman d’Antonio Tabucchi, examiné dans la suite de l’article.

Le montage comme principe poétique

8Dans un entretien avec Antoine de Baecque, Tabucchi revient sur sa découverte des textes d’Eisenstein :

  • 13 Antoine de Baecque et Antonio Tabucchi, « Écrire le cinéma. Entretien avec Antonio Tabucchi », dans (...)

Venait de sortir en italien, chez Einaudi, un livre intitulé Leçons de montage. Je l’ai lu tout de suite avec avidité, prêt à en tirer tous les enseignements possibles. […] je venais donc d’écrire, de façon tout à fait traditionnelle, le manuscrit de mon premier livre, Piazza d’Italia, puis j’ai utilisé les enseignements d’Eisenstein pour « monter » de manière cinématographique la construction de ce roman. C’était à la fois très expérimental et très pragmatique. J’ai découpé chaque « séquence », chaque « plan » écrits sur mes feuilles de papier, avec des ciseaux, et j’ai disposé tout cela sur le sol carrelé, en le montant par « dislocation temporelle », « succession visuelle », « correspondance sensorielle », autant de collages que j’avais découverts en lisant les leçons d’Eisenstein. C’était très amusant, et ressemblait vraiment à un montage, avec des bouts de papier à la place des morceaux de pellicule. Cela m’a pris tout un été, en 197513.

9Tabucchi prend donc au pied de la lettre la théorie du montage d’Eisenstein pour l’appliquer à sa propre écriture. À l’image du procédé cinématographique, le récit combine l’histoire des régions d’Italie à plusieurs échelles : histoire familiale, histoire générationnelle, histoire régionale, avant et après le Risorgimento. Mais la démarche de l’écrivain fait penser à la technique de zoom avant, puisqu’il écrit l’histoire toscane à l’échelle des individus.

  • 14 Tabucchi en parle dans son entretien (ibid., p. 11 sq.). Lors de ses études à Paris, il découvre au (...)

10Rappelons que Tabucchi fait partie de cette génération d’écrivains cinéphiles, comme Italo Calvino, qui, adolescents, ont découvert le cinéma bien avant la littérature, dans les salles italiennes d’après-guerre14. Le cinéma est associé pour Tabucchi à une « immense liberté », pour sa temporalité, son rythme et ses principes narratifs particuliers, mais aussi – et cela vient notamment du cinéma moderne – pour les situations ponctuelles, les visions isolées, qui laissent la narration ouverte tout en préservant le principe du développement dans la durée. C’est donc en proposant une application méticuleuse d’une théorie de cinéaste que Tabucchi prône une conception très libre du récit, qui dépasse les conventions compositionnelles et sensorielles du médium écrit.

  • 15 Le principe d’interruption propre au montage (plus que l’hétérogénéité des composantes) a été mis e (...)
  • 16 Cette identification figure dans le sous-titre de la première édition italienne du livre : Piazza d (...)

11Concrètement, le concept de montage représente pour Tabucchi un outil poétique : celui d’assemblage de portraits, de paysages, de lettres, d’enseignes et d’autres unités isolées tout au long de Piazza d’Italia, ne serait-ce que par leur disposition typographique espacée. Par exemple, le principe du montage se lit dans le découpage de trois moments de la vie du personnage Volturno (« 12. La peur d’autrui », « 13. Les beaux yeux de la faim » et « 14. Le Mal du Temps », p. 32-33), tout en gardant leur cohérence dans l’ensemble du récit. Dans deux autres sections (« 10. Du front au front » et « 11. Pas de chance avec les pieds », p. 84-87), deux éléments disparates, une lettre et une pancarte, sont intégrés directement dans le texte. L’opération du montage restructure le récit par la juxtaposition de ces unités plus ou moins brèves, dont la numérotation et les titres viennent interrompre la linéarité de la narration15. À travers l’agencement des segments narratifs, Piazza d’Italia incorpore la conception filmique du montage dans une forme écrite identifiée par l’écrivain lui-même comme un « conte populaire en trois temps16 ». Entre son modèle cinématographique du montage, son matériau verbal et son support livresque, ce texte aspire à une indivisibilité formelle entre la littérature et le cinéma, actualisant le propos d’Eisenstein sur la synthèse des arts. La prise en compte de la genèse du roman donne ainsi à penser le montage chez Tabucchi à la fois dans sa temporalité hétérogène et dans sa composition hybride, comme si le matériau narratif provenait d’un autre médium, audiovisuel en l’occurrence.

Le montage comme « opérateur de lecture »

  • 17 Lectrice d’Eisenstein, elle s’est intéressée auparavant au montage comme instrument essentiel de la (...)
  • 18 Pour une synthèse de ses travaux voir l’« Avant-propos » de Pierre Bayard et Christian Doumet (dir. (...)

12Même si l’on fait abstraction des déclarations de Tabucchi sur la genèse de Piazza d’Italia, les caractéristiques compositionnelles de cette œuvre – la structure d’ensemble divisée « en trois temps » ou les points de coupure et de collure entre les sections – incitent à envisager le montage également comme un outil analytique du côté des lecteurs et lectrices. Marie-Claire Ropars-Wuilleumier a développé un mode d’emploi approfondi du montage comme un « opérateur de lecture »17, en croisant des références littéraires et cinématographiques de ses contemporains. Il faut dire que Ropars-Wuilleumier a été l’une des premières critiques littéraires à faire un recours systématique aux notions issues des arts visuels pour interpréter des textes. Animée par une quête d’une nouvelle approche des rapports entre littérature et cinéma, d’une méthode qui permettrait de dépasser les exercices, habituels pour sa génération, d’analyse filmique ou d’explication du texte, Ropars-Wuilleumier a proposé d’utiliser un médium pour en analyser un autre18 ; les enjeux de ces propositions sont à la fois méthodologiques et institutionnels, dans la mesure où la critique avait conjugué sa carrière en lettres avec la création du département de cinéma à l’Université de Vincennes en 1968. Ropars-Wuilleumier a ainsi cherché, d’une part, à réorienter le modèle textualiste de l’analyse filmique pour intégrer, inversement, les outils cinématographiques dans l’étude des textes et, d’autre part, à consolider la transversalité des termes tels que texte, lecture, écriture (en dialogue avec Jacques Derrida).

  • 19 Marie-Claire Ropars-Wuilleumier, Écraniques, op. cit., p. 225.
  • 20 Ibid., p. 36 et p. 39.

13Néanmoins, les propositions de « filmo-lecture » de Ropars-Wuilleumier reposent sur une distinction permanente des cadres théoriques et disciplinaires de la littérature et du cinéma, et non sur leur fusion. Puisqu’elle part d’un présupposé important sur la fonction révélatrice des outils filmiques dans l’étude des textes, il est en effet crucial d’insister sur le caractère étranger de ces outils. Dans le chapitre « Le film lecteur du texte » de son ouvrage Écraniques, la médiation filmique de la lecture est bien désignée comme un « détour critique »19, mais un détour justifié et aux contours déterminés. Par exemple, son analyse d’un récit de Maurice Blanchot, L’Arrêt de mort (1948) convoque, comme grille de lecture, le montage d’un film particulier, Hiroshima mon amour d’Alain Resnais (1959). Mieux encore, il s’agit de certains montages repérés au sein de ce film : dé-montage d’un mot (décompositions de « Hiroshima » ou de « Nevers »), enchaînement des plans (montage horizontal) et, surtout, articulation de la bande image avec la musique et les dialogues durassiens (montage vertical). Le premier argument évoqué par Ropars-Wuilleumier en faveur de ce « détour » est proprement dû au texte analysé : l’appel à un élément tiers, le film, aiderait à écarter le travail d’essayiste de Blanchot de son œuvre fictionnelle. Dans un deuxième temps, c’est un gain méthodologique plus général qui est mis en avant : combiner une analyse narratologique avec une phénoménologie de la lecture. Le montage « favorise la multiplication des ellipses, des digressions inachevées, ou des suspens », écrit Ropars-Wuilleumier, en ajoutant « [l]ecteur du texte, le film en est aussi le vecteur »20 et sous-entendant donc une continuité forte entre la lecture et le visionnage de film.

  • 21 Ibid., p. 47-48.

14Notons que du point de vue strictement sémiotique, celui de l’écriture, rien ne constitue une dimension intermédiale de L’Arrêt de mort, sauf peut-être sa syntaxe particulièrement abrupte qui pourrait suggérer des liens avec certaines formes visuelles comme la chronophotographie. Dans ces conditions, la finalité de la démonstration de Ropars-Wuilleumier ne peut être la proximité de ce texte avec les arts visuels. En revanche, lorsqu’elle fait intervenir le montage comme un outil de « démontage » du récit, c’est pour creuser son « hétérogénéité scripturale » derrière son « homogénéité thématique »21 et faire apparaître une seconde « bande » d’écriture, par analogie aux bandes son et image du cinéma. La lecture se trouve transformée en une activité de réécriture.

  • 22 Voir par exemple la critique de la théorie de Wolfgang Iser par Stanley Fish : Stanley Fish, « Why (...)
  • 23 Francesco Casetti, Les Théories du cinéma depuis 1945 [1993], trad. Sophie Saffi, Paris, Armand Col (...)

15L’horizon intermédial de la démarche composite de Ropars-Wuilleumier ne se situe donc pas au niveau de l’objet analysé, mais de l’approche qu’elle en fait. Je formulerai deux conséquences principales. D’abord, l’application à la lecture d’un outil issu du cinéma semble résoudre l’une des impasses récurrentes des théories de la réception, à savoir les limites de l’ouverture de l’œuvre à l’interprétation et la nature construite de la figure du lecteur hypothétique22. Le montage représente une grille de lecture à la fois restreinte, car limitée par le film auquel il est emprunté, et créative, par ce qu’elle fait émerger de la comparaison entre les structures narratives du texte et du film. Les remarques de Francesco Casetti à propos de la méthode de Ropars-Wuilleumier vont également dans ce sens d’un renouvellement de l’herméneutique : il voit dans sa conception de la lecture plus une rencontre entre les deux média, qu’une simple restitution du sens du texte23. D’où le second point : en esquissant un parallèle entre le récit écrit et le récit filmique, Ropars-Wuilleumier tient finalement très peu à la dimension visuelle de ce dernier. C’est plutôt la logique représentative du cinéma qui est en jeu, cet agencement particulier des composantes matérielles du film, agencement concrétisé ici avec le concept de montage. Celui-ci permet d’étudier les phénomènes littéraires sans les assimiler à la narration visuelle, ni renoncer à ce que le prisme cinématographique permet de découvrir dans le texte sous un angle différent. Par sa volonté de prendre en charge l’impact des formes narratives visuelles sur l’écriture, Ropars-Wuilleumier a contribué à une tendance importante des études intermédiales d’aujourd’hui, celle qui interroge les rapports texte-image bien au-delà de leur interaction effective (illustration ou adaptation, par exemple).

Le montage comme mesure des rapports entre littérature et cinéma

16Les emprunts cinématographiques de Ropars-Wuilleumier et de Tabucchi sont donc symptomatiques de cette prise de conscience plus générale des effets des dispositifs visuels sur les expériences esthétiques et sur la perception ordinaire. Car l’intérêt de tels transferts terminologiques réside non seulement dans leur potentiel heuristique ou critique, mais aussi dans leur disposition à condenser des nouvelles formes de sensibilité avec le contexte historico-culturel.

  • 24 Jacques Rancière, Le Destin des images, op. cit., p. 54 et p. 69.
  • 25 Ibid., p. 60 et p. 155. L’auteur fait ici référence à un texte d’Eisenstein intitulé « Les vingt pi (...)

17On ne peut en effet embrasser le ressort conceptuel du montage sans tenir compte de son historicité. Ainsi Jacques Rancière s’intéresse au montage moins dans sa dimension proprement structurelle (poétique ou analytique), que dans sa dimension paradigmatique propre à la modernité artistique, par sa manière d’associer les incompatibles et de rapprocher les hétérogènes. Dans son texte « La phrase, l’image, l’histoire », Rancière définit le montage comme un mode représentatif issu de la loi de la « grande parataxe », comme une « puissance liante du délié »24. Lecteur d’Eisenstein, qui avait déjà « fait des vingt tomes des Rougon-Macquart les “vingt piliers de soutènement” du montage »25, Rancière a réattribué à son tour l’invention de ce procédé à la littérature dite démocratique. Il montre comment les romans d’Émile Zola ou de Gustave Flaubert mettent en œuvre des représentations non hiérarchisées, égalitaires, des personnages, par une juxtaposition indifférenciée des discours et des bruits :

  • 26 Ibid., p. 58-59.

Les écrivains du xixe siècle qui ont découvert, derrière les histoires, la force nue des tournoiements de poussière, des moiteurs oppressives, des cascades de marchandises ou des intensités en folie ont aussi inventé le montage comme mesure du sans-mesure ou discipline du chaos. L’exemple canonique en est la scène des Comices de Madame Bovary […]. Mais je crois plus significatif encore […] le montage que présente dans Le Ventre de Paris l’épisode de la préparation du boudin […] construite par Zola en montage alterné. Au récit lyrique de la cuisson du sang […] se mêle en effet le récit de « l’homme mangé par les bêtes » demandé par Pauline à son oncle26.

  • 27 Rancière distingue, dans la tradition occidentale, trois grands régimes d’identification de l’art : (...)
  • 28 Provenant de L’Art poétique d’Horace, où il annonçait une comparaison possible entre le poème et l (...)
  • 29 Pour une définition complète de la « phrase-image », voir Jacques Rancière, Le Destin des images, o (...)

18L’idée d’indifférenciation, ou de fusion – des sujets représentés, des matières utilisées, des règles formelles –, marque un passage du régime représentatif au régime esthétique dans la théorie de Rancière27, et, plus près de notre sujet, il confirme la fin de la subordination des arts visuels au langage, autrefois inscrite dans la formule ut pictura poesis28. Pour théoriser de nouvelles configurations entre le texte et l’image, Rancière introduit le concept de phrase-image. Fondée sur le même principe de parataxe que le montage, la phrase-image n’est pas une union des composantes verbale et visuelle. Elle désigne plutôt un rapport entre le texte, défini comme agencement discursif, et l’image, pensée comme fragment visuel : un rapport où leurs fonctions traditionnelles, d’« enchainement des actions » et de « supplément de présence », de « puissance imageante » et de « présence disruptive », se trouvent renversées29.

  • 30 Ibid., p. 59-60.
  • 31 Ibid., p. 54 et p. 55.

19La méthode de Rancière représente pour notre réflexion sur l’hybridité et l’intermédialité ceci d’important que les concepts qu’il fait dériver à partir du montage, telle la phrase-image, relèvent non pas tant d’une fusion des média, et encore moins de la défense de leur autonomie, que d’une recomposition permanente de leurs caractéristiques propres et de leurs points d’interaction. Ainsi, pour pouvoir parler du montage alterné dans un roman, Rancière met d’abord en avant la genèse littéraire de cette notion (qui précède sa réalisation matérielle au cinéma), puis il attribue à l’écriture des traits habituellement associés aux œuvres visuelles : par exemple, « le heurt pathétique de l’image »30, qui renvoie ici à un lieu commun sur le pouvoir de l’image visuelle de toucher immédiatement aux passions. Plus que des « brassages indifférents » ou du « chaos »31, pour reprendre les termes de l’auteur, c’est donc d’une démarche de recomposition (ou de remontage !) qu’il s’agit, qui assure une identification des points de passage entre les média sans minimiser la spécificité de chacun.

20Le montage sert ainsi de catalyseur pour reconnaître les interférences latentes entre les régimes politique et esthétique, entre les machines optiques et la lecture, entre les inventions techniques et l’écriture. Pris dans sa dynamique intersémiotique, ce concept permet de rendre compte de l’ancrage des formes narratives dans la culture visuelle, sans les assigner à un médium isolé, ni négliger la part des nouveaux dispositifs dans leur évolution, que ce soit du côté de leur production ou de leur réception. Si la matrice du montage a amené Antonio Tabucchi à reconsidérer sa pratique d’écrivain à la lumière de son expérience cinéphile, pour Marie-Claire Ropars-Wuilleumier le recours au montage a permis de faire un lien entre sa méthode de lecture et les partages disciplinaires de son époque. Jacques Rancière quant à lui fait accompagner ses réflexions sur le montage d’une mise en abyme morphologique (phrase-cut-image) et méthodologique, pour attester de la valeur épistémique de cet outil. Avec ces trois gestes de manipulation du montage entre la littérature et le cinéma, l’hybridité de la démarche m’apparaît donc comme un passage obligé pour contourner des approches média-centrées et répondre au parti-pris intermédial des recherches littéraires et comparatistes récentes.

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Bibliographie

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Tabucchi, Antonio, Piazza d’Italia. Conte populaire en trois temps, un épilogue et un appendice [1975], trad.  Chapuis, Lise, Paris, Christian Bourgois, 1994.

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Notes

1 Par « concepts intersémiotiques », j’entends des outils d’abord formalisés dans un domaine identifiable (études cinématographiques, dans le cas du montage), puis exportés vers d’autres champs de réflexion. En retenant l’adjectif « intersémiotique », je ne cherche pas à restreindre ma perspective à l’approche correspondante, mais plutôt à situer l’échelle de mon propos : le cadre théorique de tel ou tel système sémiotique. À titre de comparaison, les termes « intermédial », « intermatériel » ou encore « interesthétique » mettent avant tout l’accent sur les recompositions au sein de différents ordres sensoriels.

2 C’est le cas de la revue Intermédialités, consulté le 30 mai 2023, URL : http://intermedialites.com, et du Centre de recherche sur l’intermédialité CRIalt de l’Université de Montréal.

3 Dans son article « L’hybride et l’hétérogène », Tiphaine Samoyault propose de distinguer ces deux notions selon un critère de l’étape, comme conséquence et comme processus encore en cours : « La première émane d’une forme, issue de plusieurs types d’interactions […] tandis que la seconde présente l’avantage de la dynamique en étant un principe actif vers la forme », dans Pierre Sorlin, Marie-Claire Ropars-Wuilleumier et Michelle Lagny (dir.), L’Art et l’Hybride, Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, 2001, p. 175.

4 Parmi les contributions emblématiques je mentionnerai les travaux de Jean-Pierre Morel, dont l’article « Cinq difficultés – au moins – pour parler de montage en littérature », dans Robert Kahn (dir.), À travers les modes, Mont-Saint-Aignan, Publications de l’Université de Rouen, 2004 ; ou encore, un ouvrage collectif récent qui érige le montage en un modèle de la création au temps de l’industrialisation culturelle : Jonathan Degenève et Sylvain Santi (dir.), Le Montage comme articulation. Unité, séparation, mouvement, Paris, Presses Sorbonne nouvelle, 2014.

5 Antonio Tabucchi, Piazza d’Italia. Conte populaire en trois temps, un épilogue et un appendice [1975], trad. Lise Chapuis, Paris, Christian Bourgois, 1994.

6 Marie-Claire Ropars-Wuilleumier, Écraniques. Le film du texte, Lille, Presses universitaires de Lille, « Problématiques », 1990, p. 54.

7 Jacques Rancière, Le Destin des images, Paris, La Fabrique éditions, 2003, p. 58.

8 On appelle « effet Koulechov » l’influence sémantique entre deux plans qui émerge de leur confrontation.

9 Eisenstein en parle dans son article « Montage 1938 », Izbrannye proizvedeniâ v šesti tomah, t. II, éd. Sergej Ûtkevič, Moscou, Iskusstvo, 1964, p. 158 (ma trad.).

10 Cité par François Albera dans Sergueï Eisenstein, Cinématisme. Peinture et cinéma, éd. François Albera, trad. Valérie Pozner, Elena Rolland, Anne Zouboff et al., Dijon, Les Presses du Réel, « Fabula », 2009, p. 11.

11 Ibid.

12 Ce texte fait partie d’un recueil « Le Montage » datant de 1937. Dans Sergueï Eisenstein, Izbrannye proizvedeniâ v šesti tomah, t. II, op. cit., p. 433-434 (ma trad.).

13 Antoine de Baecque et Antonio Tabucchi, « Écrire le cinéma. Entretien avec Antonio Tabucchi », dans Antoine de Baecque (dir.), Le Cinéma des écrivains, Paris, Cahiers du cinema, « Littéraire », 1995, p. 17-18.

14 Tabucchi en parle dans son entretien (ibid., p. 11 sq.). Lors de ses études à Paris, il découvre aussi le cinéma des années 1930 et de la Nouvelle vague. Les récits réunis dans Petits Malentendus sans importance (1985), dont « Cinéma » et « Rebus », témoignent également de son attachement au septième art. Voir à ce sujet Thea Rimini, « La cine(biblio)teca di Tabucchi: il montaggio di Piazza d’Italia », Italies. Littérature-Civilisation-Société, n° spécial « Echi di Tabucchi / Échos de Tabucchi », 2007, p. 321-348, et Stefano Leoncini, « Expanded literature. Réflexions autour des “mots du cinéma” dans la prose tabucchienne », Cahiers de Narratologie, n° 16, 2009, consulté le 30 mai 2023, URL : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/narratologie.968.

15 Le principe d’interruption propre au montage (plus que l’hétérogénéité des composantes) a été mis en avant par Walter Benjamin à propos du théâtre brechtien. Voir Walter Benjamin, « Auteur comme producteur », Essais sur Brecht, trad. Philippe Ivernel, Paris, La Fabrique éditions, 2003, p. 140.

16 Cette identification figure dans le sous-titre de la première édition italienne du livre : Piazza d’Italia: favola popolare in tre tempi, Milan, Bompiani, 1975.

17 Lectrice d’Eisenstein, elle s’est intéressée auparavant au montage comme instrument essentiel de la création cinématographique par choc, opposition et contrepoint : Marie-Claire Ropars-Wuilleumier, L’Écran de la mémoire. Essai de lecture cinématographique, Paris, Seuil, « Esprit. La condition humaine », 1970.

18 Pour une synthèse de ses travaux voir l’« Avant-propos » de Pierre Bayard et Christian Doumet (dir.), Le Détour par les autres arts. Pour Marie-Claire Ropars, Paris, L’Improviste, 2004, p. 7-11.

19 Marie-Claire Ropars-Wuilleumier, Écraniques, op. cit., p. 225.

20 Ibid., p. 36 et p. 39.

21 Ibid., p. 47-48.

22 Voir par exemple la critique de la théorie de Wolfgang Iser par Stanley Fish : Stanley Fish, « Why No One’s Afraid of Wolfgang Iser », Diacritics, vol. 11, n° 1, 1981, p. 2-13.

23 Francesco Casetti, Les Théories du cinéma depuis 1945 [1993], trad. Sophie Saffi, Paris, Armand Colin, « ciném/arts visuels », 2015, p. 238.

24 Jacques Rancière, Le Destin des images, op. cit., p. 54 et p. 69.

25 Ibid., p. 60 et p. 155. L’auteur fait ici référence à un texte d’Eisenstein intitulé « Les vingt piliers de soutènement » (La Non-indifférente nature, vol. 1, trad. Luda et Jean Schnitzer, Paris, Union générale d’éditions, « 10/18 », 1976, p. 141-213). Rancière dialogue également avec la théorie et la pratique du montage de Jean-Luc Godard, comme « proximité extrême des logiques opposées » ou « collage des hétérogènes » (ibid., p. 70).

26 Ibid., p. 58-59.

27 Rancière distingue, dans la tradition occidentale, trois grands régimes d’identification de l’art : le régime éthique où « l’art n’est pas identifié tel quel, mais se trouve subsumé sous la question des images » ; le régime représentatif, qui correspond à l’ensemble de principes classiques de représentation selon les paradigmes mimétiques aristotéliciens, et le régime esthétique, communément appelé la modernité. Jacques Rancière, Le Partage du sensible. Esthétique et politique, Paris, La Fabrique éditions, 2000, p. 27-33.

28 Provenant de L’Art poétique d’Horace, où il annonçait une comparaison possible entre le poème et le tableau, cette formule a été ensuite utilisée pour résumer la supériorité des mots sur l’image. Elle a été reprise en un tout autre sens à la Renaissance, pour arracher la peinture à son statut subalterne et la promouvoir comme un art aussi noble que la poésie.

29 Pour une définition complète de la « phrase-image », voir Jacques Rancière, Le Destin des images, op. cit., p. 56-57.

30 Ibid., p. 59-60.

31 Ibid., p. 54 et p. 55.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Marie Kondrat, « L’hybridité au service de l’intermédialité. L’exemple du montage (poétique, critique, théorie) »TRANS- [En ligne], Séminaires, mis en ligne le 03 octobre 2024, consulté le 18 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/trans/10322 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12f2y

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Auteur

Marie Kondrat

Université de Lausanne

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