Texte intégral
- 1 Philip Roth, The Breast [1972], Londres, Vintage, 1995 ; The Professor of Desire, New York, Farrar, (...)
1Auteur d’une trentaine de romans, Philip Roth a aussi signé plusieurs essais qui prolongent ou anticipent les interrogations majeures de ses écrits de fiction. C’est le cas d’un récit au statut générique indécidable, intitulé I always wanted you to admire my Fasting or Looking at Kafka et écrit en 1973. À l’époque et depuis 1971, Roth donne un cours sur Kafka à l’université de Pennsylvanie et ce texte, dédicacé à sa promotion d’étudiants de l’automne 1972, s’inscrit – avec Le Sein, Professeur de désir et L’Orgie de Prague1 – dans un ensemble de récits qui portent tous la forte empreinte de Kafka, de l’expérience praguoise de Roth et de son intérêt durable pour les écritures d’Europe centrale.
- 2 Philip Roth, Reading Myself and Others [1975], New York, Vintage Books, 2001.
- 3 Paru dans Du côté de Portnoy et autres essais, trad. Michel et Philippe Jaworski, Paris, Gallimard, (...)
- 4 Le « jeûne » (fasting) est une allusion à une nouvelle de Kafka (« Ein Hungerkünstler ») traduite e (...)
- 5 Kafka est, avec Malamud et Bellow, l’écrivain dont Roth revendique le plus fréquemment la filiation
2Paru tout d’abord dans l’American Review puis publié en recueil2, le texte a été traduit en français sous le titre raccourci Regards sur Kafka3. Si la référence à la nouvelle de Kafka disparaît dans la traduction4, le substantif pluriel « regards » a toutefois le mérite de conserver la polysémie et la puissance évocatrice du verbe anglais to look at : à la fois regard qui examine, puisque le moteur de l’écriture est la contemplation d’une photo de Kafka, c’est aussi le regard décliné en une pluralité de représentations au prisme desquelles Roth entend observer une figure sacrée de la littérature mondiale et de son propre panthéon littéraire5. Le point de départ de l’essai : une photo de Kafka contemplée par Roth. Si l’entreprise semble au premier abord être celle d’un Sebald – écrire à partir de la disparition dont le cliché est la trace – la photographie est bien plutôt le prétexte au déploiement d’une fantaisie imaginative et comique dont la figure sanctifiée de Kafka va certes faire les frais, mais qui préfigure surtout la préoccupation constante de la fiction rothienne des années à venir, celle du destin des Juifs d’Europe.
3L’indécidabilité générique de ce texte – essai ? essai-fiction ? autofiction ? – peut dès lors être appréhendée au regard de cette problématique de la trace et de ce que peut l’écrivain face au récit manquant. Relevant à la fois de l’hybride et du composite, Regards sur Kafka occupe une place à part dans l’œuvre de Roth en ce que l’écrivain trouve là des modalités singulières pour penser ces questions essentielles.
4Nous nous autoriserons d’abord un bref détour par le biographique, dans la mesure où les années pendant lesquelles Roth s’est immergé dans la culture d’Europe centrale ont eu un impact déterminant sur sa fiction. Puis nous examinerons l’hybridité narrative de Regards sur Kafka, dont les deux parties – l’essai biographique et la nouvelle fictive – s’empruntent mutuellement leurs caractéristiques pour proposer une réponse imaginative au mystère entourant la fin de vie de Kafka. Enfin, nous verrons que la structure composite du texte permet une réflexion sur le seuil et la problématique des chemins, que l’on retrouve dans tout l’œuvre rothien.
- 6 Philip Roth, « In Search of Kafka And Other Answers », The New York Times, 15 février 1976, consult (...)
5Roth est volontiers considéré comme le chroniqueur de Newark. La majorité de ses fictions sont en effet ancrées dans ce sol américain du New Jersey et plus précisément dans le quartier de Weequahic, la banlieue juive de Newark où se sont établis ses grands-parents, arrivés à la fin du XIXe siècle de Galicie polonaise, et où lui-même a grandi. Toutefois, l’Europe fournit le cadre de nombre de ses romans, en particulier Londres (où l’écrivain a résidé de 1976 à 1988 aux côtés de son épouse Claire Bloom) et, auparavant, la ville de Prague. De 1972 à 1976, Roth y effectue un voyage annuel, créant des attaches profondes avec des écrivains tchèques et avec la capitale praguoise où il a le sentiment d’être « chez lui »6.
- 7 Pour un récit détaillé de cette expérience praguoise, on consultera l’essai biographique de Claudia (...)
6Son premier séjour, en 1972, soit après les événements du Printemps de Prague, est d’abord motivé par le désir de découvrir la ville de Kafka. Son deuxième voyage, effectué au printemps 1973, obéit à une autre impulsion : Roth va rencontrer plusieurs écrivains tchèques parmi lesquels Ivan Klima, Milan Kundera et Vaclav Havel. C’est au cours de ce deuxième voyage qu’il prend conscience des conditions de vie précaires des écrivains tchèques qui non seulement ne peuvent se contenter d’exercer leur seul métier d’écrivain mais ne bénéficient pas de droits d’auteur. Il entreprend dès lors, avec l’aide d’Ivan Klima, de faire parvenir de l’argent à ces écrivains via l’« Ad Hoc Czech Fund », un compte bancaire créé par Roth à cette fin. Quoique clandestine et périlleuse, l’entreprise fonctionne pendant quelques années, jusqu’à ce que Roth soit interdit de séjour à partir de 19777.
7L’ensemble de ces séjours praguois donnent naissance à un vaste projet éditorial, la publication en dix-sept volumes d’une collection intitulée « Writers from the Other Europe » lancée chez Penguin en 1974 et poursuivie jusqu’en 1989. Avec cette collection, Roth donne une visibilité à des romans souvent déjà traduits en anglais mais dont les auteurs demeurent méconnus du lectorat américain. La collection réunit ainsi des œuvres d’écrivains majeurs d’Europe centrale et orientale, parmi lesquels Tadeusz Borowski, Tadeusz Konwicki, Ludvik Vaculik, Milan Kundera, Bruno Schulz, Danilo Kis, Jerzy Andrzejewski, Bohumil Hrabal, Geza Csath et György Konrad. De plus, Roth sollicite, pour rédiger les préfaces de ces œuvres, des écrivains américains jouissant d’une certaine notoriété aux États-Unis comme John Updike, Angela Carter ou encore le poète d’origine russe Joseph Brodsky. Il est lui-même l’auteur de la préface aux Risibles amours de Milan Kundera.
8Cette imprégnation praguoise et cette aventure éditoriale alimentent la fiction rothienne des années ultérieures. De nombreuses pages de Professeur de désir rendent compte de sa première découverte de la ville de Prague et, dans Le Sein, Roth offre une variation comique sur la question de l’« influence » (ou de l’usage loufoque d’une notion suspecte) de Kafka. Réécriture parodique de La Métamorphose, ce court texte narre les déboires d’un narrateur transformé un beau matin en mamelon, châtiment grotesque pour avoir voulu être plus kafkaïen que Kafka. Enfin, un récit comme L’Orgie de Prague porte l’empreinte du choc qu’a produit sur Roth le spectacle d’une culture muselée par la menace permanente d’un gouvernement totalitaire.
9Regards sur Kafka se compose de deux sections juxtaposées et numérotées 1 et 2. La première s’apparente à un essai de critique biographique sur la dernière année de la vie de Kafka (1924). Cependant, loin de se limiter à un énoncé de faits biographiques, il s’agit bien plutôt d’une réflexion émaillée de remarques personnelles et d’analyses littéraires, en particulier du Terrier, le dernier récit de Kafka demeuré inachevé. L’essai multiplie les questions sans réponses et les conjectures entourant le mystère kafkaïen. Conformément à l’étymologie de l’essai – exagium, le « poids » en latin –, Roth passe à la pesée un certain nombre d’hypothèses concernant la vie et l’œuvre de Kafka.
10L’élément déclencheur est la contemplation d’une photographie de Kafka âgé de quarante ans, c’est-à-dire l’âge de Roth au moment où il écrit. La coïncidence est bien sûr loin d’être anodine. L’identification à Kafka devient le moteur d’une réflexion sur l’arbitraire du lieu de naissance et sur la problématique des chemins – celui de l’exil ou celui de la mort – pour les Juifs d’Europe :
- 8 Regards sur Kafka, dans Du côté de Portnoy et autres essais, op. cit., p. 188 et Looking at Kafka, (...)
Je contemple, tandis que j’écris, la photographie de Kafka qui fut prise alors qu’il avait quarante ans, l’âge que j’ai aujourd’hui. On était en 1924, une année aussi douce, aussi riche de promesses que d’autres qu’il avait pu vivre, et l’année de sa mort. Le visage montre des traits aigus, osseux, la face de qui creuse son terrier à coups de tête : des pommettes saillantes, que l’absence de favoris fait encore ressortir ; les oreilles, qui dessinent par leur contour et leur obliquité les ailes d’un ange ; un regard intense, où la fragilité de l’homme domine des peurs inhumaines ; le turban noir de la chevelure levantine qui enserre le crâne, seul accent de sensualité ; et puis, un je ne sais quoi de familier dans l’arête du nez, un nez long qui s’enfle légèrement à son extrémité – le nez de la moitié des garçons juifs qui furent mes camarades à l’université. Des têtes osseuses comme la sienne s’amoncelaient par milliers au sortir des fours crématoires ; s’il avait vécu, elle eût été du nombre avec celles de ses trois sœurs cadettes8.
- 9 RSK, p. 188 et LAK, p. 282 : « one so fascinated by entrapment and careers that culminate in anguis (...)
11L’hypothèse de départ constitue le postulat – presque le mantra – dont découle la suite du propos. « S’il avait vécu » (had he lived) : tel est le fil que l’écrivain déroule, réécrivant une histoire des possibles non advenus et déconstruisant, à mesure qu’il bâtit des hypothèses, le récit du destin de l’écrivain. S’il avait vécu, Kafka serait peut-être parvenu à s’enfuir en Palestine en compagnie de son ami Max Brod mort en Israël en 1968. Ou bien, s’il avait vécu, peut-être aurait-il été déporté comme ses sœurs. Aux yeux de l’essayiste, l’idée même d’une fuite de Kafka – un écrivain « que fascinaient les vies emmurées et les carrières qui culminent dans l’angoisse et la mort »9 – est hautement improbable. Le « regard » de Roth sur Kafka se pose depuis le savoir tragique de la destruction des Juifs dont Kafka aurait pu être lui aussi une victime, ou non, « s’il avait vécu ».
- 10 RSK, p. 196 et LAK, p. 289 : « As Franz Kafka awoke one morning from uneasy dreams he found himself (...)
- 11 RSK, p. 197 et LAK, p. 289 : « Another grim tale of entrapment, and of obsession ».
- 12 Notons que dans la postface à l’édition du Terrier par Mille et une nuits (Paris, 1998), le psychan (...)
12Le narrateur de Regards sur Kafka situe son propos en juillet 1923, onze mois avant la mort de Kafka, alors que ce dernier se trouve dans un sanatorium de Vienne. Très vite, le lecteur comprend que les suppositions émises par l’essayiste sont moins dictées par la confrontation de sources historiques que par l’imagination de l’écrivain. Si Roth donne vie à ce passé par le recours à un présent de narration parfois professoral, la prose enlevée de l’écrivain de fiction vient rapidement faire concurrence au ton du conférencier. Le narrateur va ainsi autoriser son imagination transgressive à émettre des conjectures pour le moins provocatrices : ainsi de la lecture freudienne d’un Kafka devenu le père symbolique de Dora Dymant, sa dernière fiancée, qu’il aurait finalement accepté d’épouser. « Un matin, au sortir d’un rêve agité, Franz Kafka s’éveilla transformé dans son lit en un véritable père, un véritable écrivain et un véritable Juif. »10 Le passage à l’italique, qui rend ostensible la réécriture de l’incipit de La Métamorphose, propose la fiction d’un Kafka assumant pleinement sa judéité, d’un Kafka « heureux », éprouvant une improbable coïncidence de soi à soi. S’ensuit une réflexion sur le Terrier, ce « conte noir [sur] l’obsession du piège qui vous enferme »11 que l’essayiste passe au prisme d’une lecture psychanalytique où le « trou » dans lequel se terre l’écrivain devient la métaphore de « l’orifice caché » de Dora, « un orifice qui une fois qu’on en deviendrait maître, ne pourrait qu’inspirer la peur atroce d’un choc en retour et d’une dépossession »12.
- 13 RSK, p. 198 et LAK, p. 291 : « 1942. I am nine ; my Hebrew-school teacher, Dr. Kafka, is fifty-nine (...)
13La seconde section s’offre quant à elle comme une courte nouvelle au ton pathético-comique. L’essayiste semble avoir cédé du terrain au romancier qui a opté pour l’hypothèse du sauvetage de Kafka : ce dernier n’a donc pas succombé à la tuberculose et a réussi à émigrer aux États-Unis où il enseigne l’hébreu au jeune Philip et à ses camarades de l’école talmudique : « Nous sommes en 1942. J’ai neuf ans ; mon professeur d’hébreu, le Dr. Kafka, en a cinquante-neuf … il est connu sous le sobriquet de Kishka, ainsi nommé, je le confesse, par moi. L’aigreur de son haleine, qu’épicent à cinq heures du soir ses humeurs intestinales, rend particulièrement évocateur, je pense, ce mot yiddish qui signifie “boyaux”. »13
- 14 RSK, p. 200 et LAK, p. 292 : « My guilt awakens redemptive fantasies of heroism, I have them often (...)
14La culpabilité du jeune garçon ne tient pas seulement à l’invention de ce surnom cruel, ni aux imitations singeant son professeur et destinées à ses camarades. Elle tient à la conscience de vivre une enfance dorée dans un monde où la Shoah a eu lieu : « Le sentiment d’être coupable éveille en moi des visions d’héroïsme rédempteur, visions que j’ai souvent lorsque je songe aux “Juifs d’Europe”. Je dois le sauver. »14
- 15 RSK, p. 201 et LAK, p. 293 : « still afraid of the facts of life ».
- 16 RSK, p. 203 et LAK, p. 295 : « family is the cornerstone of everything ».
- 17 RSK, p. 203 et LAK, p. 295 : « Alone […], alone, Dr Kafka, is a stone. »
- 18 RSK, p. 204 et LAK, p. 296 : « I know the European-type man. Underneath they think they’re all lord (...)
- 19 RSK, p. 209 et LAK, p. 269 : « Everything good undone in a moment! By what? “What?” I whisper. “Wha (...)
15La réparation symbolique imaginée par le jeune Philip, encouragé par ses parents, vire au roman familial loufoque : on va inviter le Dr Kafka à la maison en même temps que la tante Rhoda, éternelle célibataire. Les chances d’une idylle sont minces car le pauvre Kishka a, outre sa mauvaise haleine et son teint jaunâtre, des manières désuètes qui ne peuvent en rien s’accorder avec le « chic moderne » de Rhoda – laquelle n’en demeure pas moins « effrayée par les choses de la vie »15. À la table du dîner, le père de Philip fait à « Kishka » l’apologie de la famille, de l’engagement associatif des Roth, des exploits de boy-scout de son aîné. Tout y passe, jusqu’à la collection de timbres et les poissons exotiques de Philip, son cadet. Autant de signes du confort d’une famille épanouie qui contrastent affreusement avec la solitude et la misère du Dr Kafka, auquel le père de Philip finit par donner un conseil lourd de sous-entendus : « la famille est la pulpe de toute chose »16, « la solitude …, Dr Kafka, c’est le ver dans le fruit »17, façon indélicate de préparer l’idylle avec la tante Rhoda. Si cette dernière est d’abord rebutée par ce qu’elle croit percevoir comme un complexe de supériorité (« Je connais ces Européens. Ils se croient les maîtres du château […] »18), Kafka et Rhoda commencent à se fréquenter. Actrice sans talent, Rhoda reçoit un jour l’illumination des conseils reçus de son fiancé et rencontre alors le succès théâtral. Le conte de fées s’achève lorsque Kafka ne se montre pas à la hauteur des attentes de Rhoda en matière de virilité et que Philip, qui désespère de comprendre pourquoi sa tante est en larmes, s’entend expliquer par son aîné que c’est une « histoire de sexe »19. Le récit se clôt sur l’évocation d’un Philip devenu étudiant et qui a fui un père dont il ne supporte plus, non pas l’autorité écrasante, mais « l’admiration » – processus d’inversion avec Kafka fréquent dans l’œuvre de Roth. Il reçoit une lettre de sa mère lui annonçant la mort de son ancien professeur : les seuls écrits que ce dernier a laissés sont quatre lettres destinées à la tante Rhoda.
16Alors que la première section glosait l’hypothèse de la survie de Kafka dans une méditation parcourue de multiples interrogations, cette deuxième section opte cette fois pour un récit privé de toute plausibilité, où le roman familial rencontre la franche et jubilatoire comédie. L’ensemble repose au final sur un pacte hybride, les deux sections s’empruntant mutuellement leurs procédés : ainsi la première section use-t-elle volontiers de la prose vigoureuse de l’écrivain plutôt que de l’objectivité du biographe soucieux de véridicité, et la deuxième section place-t-elle la fantaisie d’un Kafka ressuscité dans l’univers référentiel de l’enfance de Philip Roth.
- 20 Daniel Medin, Three sons: Franz Kafka and the Fiction of J. M. Coetzee, Philip Roth and W. G. Sebal (...)
- 21 En anglais, le terme est « essay-story », cf. David Gooblar, The Major Phases of Philip Roth, New Y (...)
- 22 Sanford Pinsker, « The Comedy that “Hoits”: The Breast », dans Harold Bloom (dir.), Philip Roth, Ph (...)
17Regards sur Kafka a été maintes fois et légitimement désigné par les critiques rothiens comme un texte hybride. Daniel Medin évoque le « mélange de biographie descriptive et de fictionnalisation débridée »20, David Gooblar parle d’un « essai-fiction »21 et Sanford Pinsker mentionne un « curieux hybride : pas tout à fait de la critique littéraire, bien que Roth ait une compréhension profonde de la vie de Kafka et de son art, et pas tout à fait non plus un mémoire impressionniste sur lui-même. Les deux éléments sont là, inextricablement liés par un destin complexe, s’éclairant mutuellement »22.
- 23 Michel Collomb (dir.), Figures de l’hétérogène [actes du XXVIIe congrès de la SFLGC], Montpellier, (...)
- 24 On retrouve ce questionnement dans le roman The Facts (lui aussi fondé sur une structure composite) (...)
18Or, à bien y regarder, c’est moins l’hybridité générique – caractéristique de presque tous les récits de Roth – que la structure composite qui constitue la singularité de ce texte. Michel Collomb définit le composite comme la « catégorie des œuvres qui juxtaposent des écrits relevant de stratégies discursives ou de registres de communication différents »23. Ici, optant pour la juxtaposition de deux sections simplement numérotées 1 et 2, Roth propose un ensemble binaire dont les deux parties accolées forment cependant une unité. Plus encore, en ajoutant une deuxième section qu’il aurait pu publier à part comme une nouvelle, il choisit d’exhiber ce seuil et, ce faisant, de questionner l’artificialité de la séparation entre la tentative de l’essai biographique d’une part et la tentation fictionnelle d’autre part24.
19Le composite permet ainsi de mettre à l’épreuve la possibilité d’une compensation du manque par la fiction. La réponse de Regards sur Kafka semble être qu’il n’y a de compensation possible que transgressive et jubilatoire. Mais comme toujours chez Roth, la comédie comporte une dimension grave : la fiction du fantasme de réparation ne peut jamais compenser l’écart incommensurable entre les deux destins, l’un tragique, l’autre salvateur, des Juifs d’Europe. La question intergénérationnelle – que serais-je devenu si mes grands-parents n’avaient pas émigré ? – qui est la question centrale de l’œuvre de Roth, est ici abordée par le détour d’un Kafka réinventé. Ce contournement est caractéristique du rapport de Roth à la filiation et à la mémoire : la fiction devient le lieu de coexistence des faits avec leur contradiction fictive (un Kafka qui serait mort heureux, devenu un père, un mari et un Juif), de la mémoire historique et de la réinvention narrative.
- 25 The Ghost Writer 1979, dans Zuckerman Bound: A Trilogy and Epilogue, op. cit..
20L’impossibilité pour la fiction d’être pleinement compensatoire est aussi figurée par l’échec sexuel entre Rhoda et « Kishka » et il n’est pas anodin que la désacralisation comique de Kafka en passe par le corps. Aborder Kafka sous l’angle carnavalesque et trivial d’une « histoire de sexe » est une façon de rendre tangible le mythe. L’écrivain recherche en Kafka cette pulsion de « vie » qu’il discernera aussi dans la confession d’Anne Frank sur l’éveil de sa sensualité, et sur le pouvoir qu’a cette sensualité de la détourner de son désespoir. Dans le chapitre de L’Écrivain des ombres25 mettant en scène la figure d’Anne Frank, le narrateur Nathan Zuckerman imagine son mariage avec la jeune femme secrètement rescapée :
- 26 L’Écrivain fantôme, dans Zuckerman enchaîné, trad. Henri Robillot et Jean-Pierre Carasso, Paris, Ga (...)
J’ai rencontré une merveilleuse jeune femme en Nouvelle-Angleterre. … Voici ma tante Tessie, voici Frieda et Dave, voici Birdie, voici Murray… comme tu vois, nous sommes une très grande famille. Je vous présente ma femme, à tous. … Vous vous souvenez des cheveux noirs retenus par une barrette ? Eh bien c’est elle… Anne, dit mon père – cette Anne-là ? Oh, comme je me suis mépris sur mon fils. Comme nous nous sommes trompés !26
- 27 Comme dans la scène du dîner où Kafka est invité chez les Roth, on retrouve l’écrasante présence de (...)
21La résurrection d’une figure sanctifiée de la littérature, narrée dans le conte tragi-comique de la réunion de famille27, se voudrait l’« antidote » à la transgression familiale dont Nathan Zuckerman s’est rendu coupable aux yeux de son père et du rabbin. Dans cet acte de loyauté exemplaire consistant à épouser le symbole de la souffrance des Juifs, Nathan voit le moyen d’obtenir l’approbation paternelle et l’approbation de la communauté juive toute entière, rêve de jeune homme sur lequel l’écrivain Zuckerman jette un regard distancié.
- 28 « En regardant Kafka » pourrait, à cet égard, constituer une traduction alternative du titre origin (...)
- 29 RSK, p. 192 et LAK, p. 285 : « the poet of the ungraspable and the unresolved ».
- 30 Harold Bloom, The Anxiety of Influence: A Theory of Poetry, 2nde éd., New York, Oxford University P (...)
22Regards sur Kafka offre en somme l’exemple d’une écriture – et d’un regard28 – en mouvement et en suspens. Roth mime en ce sens l’écriture de Kafka, ce « poète de l’insaisissable et de l’irrésolu »29. Conformément à l’idée d’Harold Bloom selon laquelle un écrivain se fait toujours mauvais lecteur de ses prédécesseurs dans un acte de « méprise » ou de « correction créative »30, c’est ici par la réappropriation libre du mythe-Kafka que Roth se réinscrit dans une double filiation, biologique et bibliologique, qu’il trouve dans la figure de Kafka. Le récit constitue une nouvelle preuve de la conception dynamique que Roth se fait de l’identité et qui est au fondement ontologique de toute son œuvre.
- 31 On trouve le champ sémantique néologisant « contretexte », « contrevie », « contresoi » dans plusie (...)
- 32 À propos de la déformation que la mise en scène de Broadway a fait subir au Journal d’Anne Frank, t (...)
23En proposant une réflexion sur les seuils – textuel, géographique et historique –, Regards sur Kafka met à l’épreuve la possibilité d’une stratégie de compensation par la fiction. Comme dans L’Écrivain des ombres, où Roth soumet aussi la figure d’Anne Frank à une déformation qui est le « contretexte »31 à sa mythification par les producteurs de Broadway32, Roth fait subir au mythe Kafka une méprise délibérée. On y voit à l’œuvre un écrivain donnant libre court à sa rêverie créatrice, testant des hypothèses et projetant ses obsessions personnelles. Ce faisant, Roth pose l’éternelle question du pouvoir de la fiction face à l’engloutissement du passé. Sans jamais prétendre restituer la vérité des faits ni délivrer autre chose qu’une lecture subjective, le récit rothien réinvente et désanctifie la figure de Kafka ; ce faisant, il contribue aussi à la réhumaniser.
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Bibliographie
Corpus
Roth, Philip, I always wanted you to admire my Fasting or Looking at Kafka, dans Reading Myself and Others [1975], New York, Vintage Books, 2001.
Références
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Collomb, Michel (dir.), Figures de l’hétérogène [actes du XXVIIe congrès de la SFLGC], Montpellier, Publications de l’Université Paul Valéry, 1998.
Gooblar, David, The Major Phases of Philip Roth, New York, Continuum International Publishing Group, 2011.
Kafka, Franz, La Colonie pénitentiaire et autres récits, trad. Vialatte, Alexandre, Paris, Gallimard, 1948.
—, Un artiste de la faim et autres récits, trad. David, Claude, Paris, Gallimard, 1990.
—, Le Terrier, trad. Miermont, Dominique Laure, Paris, Éditions Mille et une nuits, 1998.
Medin, Daniel, Three sons: Franz Kafka and the Fiction of J. M. Coetzee, Philip Roth and W. G. Sebald, Evanston, Northwestern University Press, 2010.
Miermont, Jacques, « Postface », dans Kafka, Franz, Le Terrier, trad. Miermont, Dominique Laure, Paris, Éditions Mille et une nuits, 1998.
Ozick, Cynthia, « Who Owns Anne Frank ? », The New York Times, 28 septembre 1997, URL : https://www.newyorker.com/magazine/1997/10/06/who-owns-anne-frank.
Pinsker, Sanford, « The Comedy that “Hoits”: The Breast », dans Bloom, Harold (dir.), Philip Roth, Philadelphia, Chelsea House, 2003, p. 57-62.
Roth, Philip, The Breast [1972], Londres, Vintage, 1995.
—, Reading Myself and Others [1975], New York, Vintage Books, 2001.
—, « In Search of Kafka And Other Answers », The New York Times, 15 février 1976. URL : http://www.nytimes.com/1976/02/15/archives/in-search-of-kafka-and-other-answers.html?mcubz=1.
—, The Professor of Desire, New York, Farrar, Strauss and Giroux, 1977.
—, Du côté de Portnoy et autres essais, trad. Jaworski, Michel et Philippe, Paris, Gallimard, 1978.
—, The Ghost Writer [1979], dans Zuckerman Bound: A Trilogy and Epilogue, New York, Farrar, Strauss and Giroux, 1985.
—, L’Écrivain fantôme, dans Zuckerman enchaîné, trad. Robillot, Henri et Carasso, Jean-Pierre, Paris, Gallimard, 1987.
—, The Prague Orgy 1985, dans Zuckerman Bound: A Trilogy and Epilogue, New York, Farrar, Strauss and Giroux, 1985.
—, The Counterlife [1986], dans Novels 1986-1991, New York, The Library of America, 2008.
—, The Facts. A Novelist’s Autobiography [1988], New York, Penguin Books, 1989.
—, Les Faits : autobiographie d’un romancier, trad. Waldberg, Michel, Paris, Gallimard, 1990.
Roth Pierpont, Claudia, Roth délivré, Un écrivain et son œuvre, trad. Bourdin, Juliette, Paris, Gallimard, 2016.
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Notes
Philip Roth, The Breast [1972], Londres, Vintage, 1995 ; The Professor of Desire, New York, Farrar, Strauss and Giroux, 1977 ; The Prague Orgy 1985, dans Zuckerman Bound: A Trilogy and Epilogue, New York, Farrar, Strauss and Giroux, 1985.
Philip Roth, Reading Myself and Others [1975], New York, Vintage Books, 2001.
Paru dans Du côté de Portnoy et autres essais, trad. Michel et Philippe Jaworski, Paris, Gallimard, 1978.
Le « jeûne » (fasting) est une allusion à une nouvelle de Kafka (« Ein Hungerkünstler ») traduite en français sous les titres « Un Champion de Jeûne » (dans La Colonie pénitentiaire et autres récits, trad. Alexandre Vialatte, Paris, Gallimard, 1948) puis « Un artiste de la faim » (dans Un artiste de la faim et autres récits, trad. Claude David, Paris, Gallimard, 1990). Le thème kafkaïen de la famine spirituelle fait l’objet, dans le récit de Roth, d’une distorsion comique dans l’évocation du repas de famille, du thème des « intestins » et de l’absence d’appétit sexuel.
Kafka est, avec Malamud et Bellow, l’écrivain dont Roth revendique le plus fréquemment la filiation.
Philip Roth, « In Search of Kafka And Other Answers », The New York Times, 15 février 1976, consulté le 17 juillet 2024, URL : http://www.nytimes.com/1976/02/15/archives/in-search-of-kafka-and-other-answers.html?mcubz=1 : « Looking for Kafka’s landmarks, I had, to my surprise, come upon some landmarks that felt to me like my own. »
Pour un récit détaillé de cette expérience praguoise, on consultera l’essai biographique de Claudia Roth Pierpont, Roth délivré, Un écrivain et son œuvre, trad. Juliette Bourdin, Paris, Gallimard, 2016.
Regards sur Kafka, dans Du côté de Portnoy et autres essais, op. cit., p. 188 et Looking at Kafka, dans Reading Myself and Others, op. cit., p. 281-282 : « I am looking, as I write of Kafka, at the photograph taken of him at the age of forty (my age) – it is 1924, as sweet and hopeful a year as he may ever have known as a man, and the year of his death. His face is sharp and skeletal, a burrower’s face: pronounced cheekbones made even more conspicuous by the absence of sideburns; the ears shaped and angled on his head like angle wings; and intense, creaturely gaze of startled composure – enormous fears, enormous control; a black towel of Levantine hair pulled close around the skull the only sensuous feature; there is a familiar Jewish flare in the bridge of the nose, the nose itself is long and weighted slightly at the tip – the nose of half the Jewish boys who were my friends in high school. Skulls chiseled like this one were shoveled by the thousands from the ovens; had he lived, his would have been among them, along with the skulls of his three younger sisters. » Dans la suite de l’article, RSK fera référence à l’édition de Regards sur Kafka dans Du côté de Portnoy et autres essais, et LAK à l’édition de Looking at Kafka dans Reading Myself and Others.
RSK, p. 188 et LAK, p. 282 : « one so fascinated by entrapment and careers that culminate in anguished death ».
RSK, p. 196 et LAK, p. 289 : « As Franz Kafka awoke one morning from uneasy dreams he found himself transformed in his bed into a father, a writer, and a Jew. »
RSK, p. 197 et LAK, p. 289 : « Another grim tale of entrapment, and of obsession ».
Notons que dans la postface à l’édition du Terrier par Mille et une nuits (Paris, 1998), le psychanalyste Jacques Miermont l’interprète comme une métaphore du texte souterrain.
RSK, p. 198 et LAK, p. 291 : « 1942. I am nine ; my Hebrew-school teacher, Dr. Kafka, is fifty-nine … he is known as Dr. Kishka. Named, I confess, by me. His sour breath, spiced with intestinal juices by five in the afternoon, makes the Yiddish word for “insides” particularly telling, I think. » En réalité, le mot « kishka » est un mot d’origine slave intégré au yiddish.
RSK, p. 200 et LAK, p. 292 : « My guilt awakens redemptive fantasies of heroism, I have them often about the “Jews in Europe”. I must save him. »
RSK, p. 201 et LAK, p. 293 : « still afraid of the facts of life ».
RSK, p. 203 et LAK, p. 295 : « family is the cornerstone of everything ».
RSK, p. 203 et LAK, p. 295 : « Alone […], alone, Dr Kafka, is a stone. »
RSK, p. 204 et LAK, p. 296 : « I know the European-type man. Underneath they think they’re all lords of the manor […] ».
RSK, p. 209 et LAK, p. 269 : « Everything good undone in a moment! By what? “What?” I whisper. “What is it?” My brother, the Boy Scout, smiles leeringly and, with a fierce hiss that is no answer and without answer, addresses my bewilderment: “Sex!” ».
Daniel Medin, Three sons: Franz Kafka and the Fiction of J. M. Coetzee, Philip Roth and W. G. Sebald, Northwestern University Press, 2010, p. 39 : « [A] blend of descriptive biography and unrestrained fictionalization ».
En anglais, le terme est « essay-story », cf. David Gooblar, The Major Phases of Philip Roth, New York, Continuum International Publishing Group, 2011, p. 58.
Sanford Pinsker, « The Comedy that “Hoits”: The Breast », dans Harold Bloom (dir.), Philip Roth, Philadelphia, Chelsea House, 2003, p. 58 : « “Looking at Kafka” is a curious hybrid: not quite literary criticism, although Roth has a deep understanding of Kafka’s life and art, and not quite an impressionist memoir about himself. Both elements are there, intertwined by a complex fate and each shedding light upon the other. »
Michel Collomb (dir.), Figures de l’hétérogène [actes du XXVIIe congrès de la SFLGC], Montpellier, Publications de l’Université Paul Valéry, 1998, p. 7.
On retrouve ce questionnement dans le roman The Facts (lui aussi fondé sur une structure composite) paru quinze ans plus tard : lorsqu’un romancier devient (auto)biographe, n’est-il pas toujours tenté par la fiction ?
The Ghost Writer 1979, dans Zuckerman Bound: A Trilogy and Epilogue, op. cit..
L’Écrivain fantôme, dans Zuckerman enchaîné, trad. Henri Robillot et Jean-Pierre Carasso, Paris, Gallimard, 1987, p. 145. The Ghost Writer 1979, dans Zuckerman Bound: A Trilogy and Epilogue, op. cit., p. 157 : « “I met a marvelous young woman while I was up in New England. … This is my Aunt Tessie, this is Frieda and Dave, this is Birdie, this is Murray… as you see, we are an enormous family. This is my wife, everyone. … Remember the dark hair clipped back with a barrette? Well, this is she… Anne, says my father – the Anne? Oh, how I have misunderstood my son. How mistaken we have been!” »
Comme dans la scène du dîner où Kafka est invité chez les Roth, on retrouve l’écrasante présence de la famille Zuckerman d’un côté, la solitude de la rescapée de l’autre.
« En regardant Kafka » pourrait, à cet égard, constituer une traduction alternative du titre original.
RSK, p. 192 et LAK, p. 285 : « the poet of the ungraspable and the unresolved ».
Harold Bloom, The Anxiety of Influence: A Theory of Poetry, 2nde éd., New York, Oxford University Press, 1997, p. 14.
On trouve le champ sémantique néologisant « contretexte », « contrevie », « contresoi » dans plusieurs romans de Roth, en particulier dans The Counterlife [1986], dans Novels 1986-1991, New York, The Library of America.
À propos de la déformation que la mise en scène de Broadway a fait subir au Journal d’Anne Frank, transformant en « récit » un journal qui, précisément, ne peut pas être un récit parce qu’il lui manque une fin, voir l’article de Cynthia Ozick, « Who Owns Anne Frank ? », The New York Times, 28 septembre 1997, consulté le 17 juillet 2024, URL : https://www.newyorker.com/magazine/1997/10/06/who-owns-anne-frank.
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