Éditorial
Texte intégral
1Depuis ses origines, la littérature a aspiré à une forme de transcendance capable de délivrer l’homme de son angoissante finitude. Le Livre égyptien des morts, considéré comme l’un des premiers textes de l’Humanité, énumérait les formules qui permettaient au mourant de traverser sans encombre la Porte du Royaume des Dieux. La Théogonie de Hésiode, le Livre de l’Apocalypse de Saint-Jean ou les descentes aux enfers d’Orphée, d’Enée ou, plus tard, de Dante, constituent des tentatives de décrire l’au-delà qu’on retrouve, sous différentes formes, dans toutes les cultures. De cette longue tradition émerge une figure singulière de l’au-delà : renvoyé à une altérité mystérieuse, il est séparé de l’ici-bas par une frontière que seuls quelques élus, des « passeurs », sont capables de franchir.
2C’est cette première figure de l’au-delà qu’explorent les articles de Juliette Bourdier et Julie Dekens à travers la double tradition antique et chrétienne du voyage infernal. S’intéressant aux réécritures en français des versions latines de La Vision de Saint Paul, Juliette Bourdier montre comment les adaptations de la fin du xiie siècle, tout en conservant la radicale altérité du monde infernal, cherchent à s’adapter à un public citadin en laïcisant leurs modèles et en modifiant en profondeur la vision d’un enfer devenu purgatif et non plus punitif : la notion de pénitence remplace peu à peu celle de châtiment, faisant du prêtre confesseur, médiateur entre l’au-delà et l’ici-bas, « la clé de voûte du système infernal ». Cette relecture d’un au-delà purgatif définit une sotériologie individualisée qui affermit l’autorité cléricale et le pouvoir temporel de l’Eglise. Julie Dekens évoque quant à elle différentes réécritures poétiques du mythe d’Orphée et d’Eurydice. Elle montre comment, à partir du xxe siècle, c’est moins le « passeur » Orphée qui intéresse les auteurs qu’Eurydice : transformant la fatalité de son destin en un choix assumé, celui de rester aux Enfers, la jeune femme s’émancipe de la domination masculine, dans une relecture féministe du mythe. C’est aussi une manière pour Eurydice d’entériner l’irréversible linéarité du temps et de briser le mythe d’un passage possible entre l’au-delà et l’ici-bas.
3Cette rupture entre l’au-delà et l’ici-bas, c’est celle provoquée par le processus de sécularisation des sociétés occidentales : le désenchantement du monde entraîne la mise au rebus de la lyre d’Orphée, dont le chant était capable d’ouvrir un passage vers le monde infernal. Le retrait du religieux ne suffit cependant pas à expliquer le deuil de l’au-delà en tant que promesse ou temps de « l’après » qui semble s’imposer dans une grande partie de la littérature et de l’art des xxe et xxie siècles, hantés par plusieurs catastrophes historiques. L’accès à l’au-delà n’est pas seulement condamné, c’est la frontière même entre les deux mondes qui semble s’être effacée, impliquant une forme de contamination inquiétante entre l’univers des vivants et l’univers des morts. Tess Grousson évoque ce phénomène étrange à travers deux récits publiés en 1917, « Le Chasseur Gracchus » de l’allemand Franz Kafka et « Les bateaux suicides » de l’écrivain argentin Horacio Quiroga. « La chute de l’au-delà dans l’ici-bas » semble imposée par l’univers aquatique de ces narrations, mi-lieu qui autorise le mélange des deux mondes. Entre terreur et fascination, l’eau noire de la mélancolie transmet à la narration kafkaïenne une forme d’errance sans fin, alors que le récit de Quiroga s’immobilise dans un présent poétique où résonne le ressassement infini de l’océan. Sibylle Orlandi analyse quant à elle comment la mort s’est résolument installée au cœur de la création langagière de deux poètes juifs, Paul Celan et Gherasim Luca : prendre la parole après Auschwitz implique d’ouvrir le poème aux disparus, de rechercher « un au-delà de la langue dans la langue », dernier refuge pour ceux qui ne sont plus. Alors que Paul Celan fait de chaque mot un abri fragile et précaire où les frontières s’effacent, le surréaliste Gherasim Luca joue avec le langage, entre parodie et détournement, afin d’opacifier le signe et d’installer l’étrangeté au cœur même des mots. C’est enfin la figure bien contemporaine du zombie qui incarne aujourd’hui l’étrange rencontre entre l’ici-bas et l’au-delà. « Figure aberrante, impossible », le zombie désigne « un en-deça de l’au-delà » puisqu’il n’appartient ni au monde des vivants ni au monde des morts. Clémentine Hougue montre comment cette figure, qui cristallise les angoisses du monde occidental, subit une mutation depuis les années 2000 : en ne cessant de jouer avec la frontière entre réalité et fiction, l’œuvre du romancier américain Max Brooks et le série télévisée de Frank Darabont et Robert Kirkman, The Waking Dead, tendent à faire du zombie non plus une figure transitoire de la fin, mais « une figure sans fin, vouée à se répéter ou à perdurer » dans un monde dont l’effondrement n’est plus de l’ordre du fantasmatique mais du vraisemblable.
4La dernière figure de l’au-delà explorée par les articles du dossier est liée à l’imaginaire de l’ouverture. Alexandra Schamel analyse ainsi le motif de la fenêtre comme modèle structurant de l’écriture chez Mörike et Proust. Lié à des périodes de troubles et de transition où l’avenir est incertain, ce motif reflète le désir de construire un monde intérieur idéal permettant de compenser la déception du présent, mais aussi d’explorer ce qui s’annonce au-delà, l’inconnu. Dans l’œuvre de Proust, le motif est associé à un geste nostalgique, renvoyant à la volonté de sauver un passé en train de disparaître, alors que dans les poèmes objets de Mörike, il permet d’entrevoir une « vie nouvelle » dans un au-delà du monde désenchanté. C’est enfin à travers la notion d’utopie qu’Alice Carabédian choisit d’interroger l’au-delà. L’expérience du radicalement autre est pour la rédactrice l’essence même de l’utopie, ce qu’elle illustre à travers l’œuvre monumentale de Iain M. Banks, Le Cycle de la Culture. Ce cycle romanesque de science fiction réfléchit sur la nature même de l’utopie qui, comme la mort, ne peut s’éprouver qu’à travers les mots : pour échapper à son dévoiement dystopique, l’utopie n’a d’autre choix que de maintenir une ouverture sans cesse renouvelée sur l’au-delà, dans une quête infinie de l’altérité.
5Nous tenons à remercier chaleureusement Martin Felipe Castagnet, responsable du dossier « Université invitée » consacré dans ce numéro à l’Université Nationale de la Plata, en Argentine.
Pour citer cet article
Référence électronique
Émilie Lucas-Leclin, « Éditorial », TRANS- [En ligne], 17 | 2014, mis en ligne le 27 février 2014, consulté le 26 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/trans/1013 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/trans.1013
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