1Alors que le chômage et la précarisation du travail augmentent en France et en Allemagne, il est essentiel de s’intéresser à ceux qui, pour différentes raisons, ne disposent pas d’un travail salarié. Pour cela, nous avons choisi d’analyser les formes du « non-travail ». Si ce terme a permis de dégager tout un spectre de situations de non-travail dans différents contextes sociaux et historiques, il est apparu à l’analyse que sa portée heuristique n’était pas évidente. Comme le font remarquer Jörn Etzold et Martin J. Schäfer (Etzold, Schäfer, 2011), le non-travail n’est pas un concept, encore moins une notion. Et, c’est peut-être là sa force. Le « non-travail » est un outil à penser. En abordant le travail par son absence, il introduit un doute sur ce fait social total qui semble relever de l’évidence. Le trouble qui s’insinue alors ouvre un espace permettant de s’extraire des prénotions et de penser le travail de manière critique.
2Le lien, qui paraît aujourd’hui évident, entre travail et activité marchande n’a pas toujours été la forme privilégiée de l’activité productive. Le marché du travail ne s’impose que tardivement comme mode hégémonique de régulation de la production. L’exemple, rendu célèbre par Polanyi, du système de Speenhamland qui, en garantissant un revenu minimum indexé sur le prix du pain, empêche la constitution d’un marché du travail en pleine révolution industrielle en est une parfaite illustration (Polanyi, 1944). De la même manière, pour que le « chômage » apparaisse comme catégorie de non-travail à la fin du 19e siècle (Topalov, 1994 ; Zimmermann, 2001), il a fallu attendre le développement d’un long processus de reconnaissance qui impliquait l’émergence de collectifs de travail. Ainsi, le lien étroit que l’on établit spontanément entre emploi et travail est relativement récent : « Ce que nous appelons travail est une invention de la modernité », résume André Gorz (Gorz, 1988). L’encastrement du travail dans l’emploi a nécessité le développement d’une condition salariale encadrée par un ensemble de régulations collectives (Castel, 1995). Il n’est dès lors pas étonnant que, dans la période actuelle d’effritement de la société salariale, se développent des formes de travail dissociées de l’emploi et que les frontières se brouillent entre « travail », « emploi » et « activité ».
3Penser la catégorie « travail » par la négative révèle immédiatement le caractère éminemment politique de cette catégorie. L’absence d’emploi est généralement frappée d’un lourd stigmate. Celui qui ne travaille pas est toujours suspecté de fainéantise. Tout se passe comme si la réussite professionnelle était la condition de l’épanouissement personnel. Définir les contours du travail implique alors un jugement de valeur qui rend son utilisation délicate. Réduire le travail à l’emploi revient à exclure bon nombre d’activités de la reconnaissance et des mérites que représente le « travail ». Peut-on évacuer le travail domestique et le travail bénévole de cette catégorie sans propager une conception exclusivement marchande du travail et participer, de la sorte, à une hiérarchisation des activités ? Il apparaît que la catégorisation d’une activité comme travail consacre sa reconnaissance sociale. La qualification de « travail » est donc un enjeu de lutte qui en fait sa variabilité historique et sociale.
4Penser l’absence de travail permet aussi de pointer l’ambivalence de ces effets. Le non-travail renvoie à la fois aux loisirs et à l’exclusion. Il peut autant être vécu comme une libération que comme un échec. Et c’est peut-être bien au prisme de la subordination que le travail prend tout son sens. Tant que le travail est perçu comme une situation aliénante, son absence est libération. Quand c’est l’absence de travail qui est accusée de maintenir dans la dépendance, à l’égard de la protection sociale notamment, alors le travail devient une condition de l’homme libre. Il n’est dès lors pas étonnant que la perception du travail varie selon l’espace social au sein duquel on évolue. Howard Becker a bien montré comment la norme et la déviance résultaient moins de la nature de l’activité dans laquelle s’engagent les individus que de l’étiquette accolée à celui qui s’engage dans une activité « déviante » (Becker, 1963). Étudier le non-travail au prisme des représentations qui lui sont associées serait une piste de recherche possible : il s’agirait moins de se concentrer sur les formes du non-travail que de déplacer la focale sur les perceptions, les visions, les modes de pensée qui expliquent peut-être plus clairement le rapport des acteurs sociaux au non-travail.
5Il est primordial de prendre en considération le contexte historique dans lequel s’inscrit le non-travail, ce que font les différents articles de ce dossier thématique. Une forme de « non-travail » dans un contexte donné peut être reconnue comme une forme de « travail » dans un autre contexte. Pensons ainsi aux luttes de certains groupes sociaux (travailleurs précaires de la recherche, artistes ou encore travailleurs du sexe) qui militent pour la reconnaissance de leur activité par le droit du travail. Le travail obéit à une finalité spécifique qui peut être la gratification pécuniaire, sociale et/ou intellectuelle. À une extrémité de l’espace social, on peut considérer que l’activité devient réalisation de soi, au point de ne plus apparaître laborieuse. À l’inverse, lorsque le travail se fait rare, il est âprement disputé.
6Il est par ailleurs difficile de définir ce qu’est le non-travail du fait de contextes nationaux, juridiques, sociaux différents, entre l’espace francophone et germanophone en particulier. En Allemagne, par exemple, le travail free-lance dans le domaine des nouvelles technologies a fait l’objet d’un débat, au cours des années 2000, entre Sascha Lobo et Holm Friebe d’une part, qui prônent la « bohème numérique » (digitale Bohème) et applaudissent l’abolition de la séparation entre travail et loisir, et la journaliste Mercedes Bunz d’autre part, qui désigne ce même phénomène par le terme de « clochards urbains » (urbane Penner). Ce débat a également fait son entrée dans les Kulturwissenschaften, grâce, notamment, à l’ouvrage collectif intitulé Arbeit und Nicht-Arbeit (Herlyn et al., 2009) traitant, entre autres, du phénomène de flexibilisation ainsi que de la question de la valeur symbolique accordée au travail.
7Chacune des disciplines convoquées dans ce dossier thématique apporte sa contribution et son éclairage particulier. Toutes les sciences humaines ne sont cependant pas représentées pour des raisons diverses, mais qui reflètent parfois la difficulté de s’emparer de cette question : comment, par exemple, cartographier le non-travail ? S’il existe des cartes de l’emploi et du chômage, penser le non-travail semble difficile pour la géographie, encore que le rapport à l’activité salariée et à l’emploi affecte considérablement le rapport à l’espace des individus (Authier, Bacqué, Guérin-Pace, 2007).
8Aujourd’hui, en France comme en Allemagne, la crise économique qui touche l’Union européenne oblige responsables nationaux, intellectuels, chercheurs et citoyens à penser, à gérer et à s’adapter au non-travail. L’article de Yoann Boget apporte, à ce titre, un double éclairage. D’une part, il propose une réflexion approfondie sur les distinctions entre travail, emploi et activité, contribuant ainsi à une définition du non-travail. D’autre part, en prenant comme point de départ des personnes engagées dans des politiques publiques de réinsertion en Allemagne, il étudie les effets intégrateurs du travail en dehors de l’emploi. L’approche qualitative adoptée par l’auteur permet de mieux comprendre comment les individus appréhendent ces activités non salariées et quels effets celles-ci ont sur eux. Ce sont ainsi les représentations, les justifications ou encore les gratifications qui sont clairement exposées, permettant au lecteur de mieux comprendre ce que font les opportunités de travail aux individus.
9Dans la lignée des travaux de Danièle Linhart et de Dominique Méda, l’article de Mélanie Guyonvarch interroge, lui, les effets libérateurs du licenciement à l’aune de la critique du travail développée par Hannah Arendt dans La condition de l’homme moderne. Y a-t-il, et à quelles conditions, des licenciements heureux ? Le licenciement, forme imposée de non-travail, est, a priori, perçu comme négatif et source de souffrances. Pourtant le témoignage de salariés de certaines grandes entreprises invite à le considérer plutôt comme un soulagement et comme une occasion de repenser leur rapport au travail. Tout en mesurant le rôle et l’importance de la reconstruction a posteriori du discours des employés licenciés, l’auteure montre que ce passage de l’activité salariée au chômage est l’occasion pour les personnes interrogées de repenser leur trajectoire professionnelle et leur investissement dans le travail. L’article, en se focalisant sur une catégorie socio-professionnelle privilégiée ne peut prétendre à une généralisation sur les effets « libérateurs » du licenciement, mais il montre comment les personnes licenciées peuvent se faire « acteurs » de leur trajectoire de vie et se réapproprier de manière positive une situation subie.
10Katja Rothe s’interroge, elle, sur la signification de la dépression dans une société dominée par le travail. Son texte propose une analyse des rapports entre non-travail et dépression dans une perspective comparatiste en France et en Allemagne. En convoquant des textes sociologiques et philosophiques d’Alain Ehrenberg, Alexandra Rau ou Byung-Chul Han, Rothe montre que si la dépression interrompt le travail, elle n’en est pas simplement son contraire. La dépression révèle plutôt un attachement aux fantasmes collectifs de travail et non-travail. Son analyse pourrait ouvrir de nouvelles pistes de réflexion : au-delà d’un schéma dichotomique entre travail/non-travail, potentiel positif/négatif (positive/negative Potenz), la dépression exprime l’ambivalence d’un attachement aussi bien au travail qu’au non-travail.
11Cette ambivalence se retrouve aussi dans l’article de Rocky Penate qui confronte la conception du travail et du non-travail développée par Nietzsche à celle de Gustave Flaubert. Si Nietzsche critique l’érémitisme flaubertien comme fondé sur un « calme plat de l’âme », Penate souligne l’ambiguïté de la pensée nietzschéenne vis-à-vis du travail en se concentrant sur sa théorie de l’« action ». Nietzsche et Flaubert, selon Penate, ont ce point commun de privilégier la vie contemplative et ce, malgré la forte dépréciation de cette posture dans le monde moderne. La différence consiste dans le fait que le « penseur marchant » de Nietzsche, à la différence de celui de Flaubert, qui accomplit les actes de pensée en restant assis, est une figure qui, réunissant à la fois la contemplation et l’action, représente une adaptation au monde moderne. C’est en ce sens que Nietzsche devient, selon l’auteur, l’homme de son siècle et de son époque.
12S’intéressant lui aussi au 19e siècle, Edouard Galby-Marinetti étudie les formes de non-travail qui apparurent à un moment particulier, celui du siège de Paris de 1870, et analyse les réactions qu’elles engendrèrent. L’auteur montre ainsi comment de nombreux Parisiens, contraints de subir de nouvelles formes d’oppression, se détournèrent du travail salarié pour s’adonner à d’autres activités. Plus encore, le siège devint l’occasion de repenser le (non-) travail, en faisant émerger une forme d’idéalisme parmi les travailleurs de la capitale. Mais ces bouleversements entrainèrent également crainte et suspicion, en particulier au sein de la bourgeoisie parisienne qui vit certainement dans le travail un moyen d’occuper et de contrôler les classes laborieuses. Ici aussi l’étude du non-travail permet de réfléchir à la fonction sociale (intégratrice ou émancipatrice) du travail et au rôle qui lui est assigné.
13Thomas Le Bon aborde la question du non-travail à partir du Travailleur d’Ernst Jünger, écrivain et philosophe de la République de Weimar. Si « le travail est la catégorie métaphysique centrale de la modernité », aucune réalité paraissant pouvoir lui échapper, le défi consiste à chercher le sens et la place du non-travail. Pourtant l’impossible extraction de la sphère du travail, en raison de son caractère essentiel à la réalité humaine et à sa compréhension, n’implique nullement pour Le Bon l’impossibilité d’une définition du non-travail. Au contraire, elle nous offre la possibilité d’esquisser le non-travail d’une manière négative, comme ce qui « ne se définit pas intrinsèquement mais par rapport au type du travailleur ». À cet égard, l’auteur caractérise le non-travailleur comme celui qui se sépare de la communauté à laquelle il appartient. Il est immobile, il ne participe pas à l’activité collective, il résiste face à la volonté de celle-ci au profit de ses propres intérêts. Autrement dit, il se présente comme un « traître » dans l’univers du travail et à ce titre, il se confond avec la figure du bourgeois.
14Stefan Meißner, choisissant un point de vue d’actualité immédiate, remet en question la définition du jeu comme une activité non-productive, s’opposant ainsi à la définition du travail comme activité strictement productive. Comment alors interpréter le jeu, cette activité à l’intersection du travail et du non-travail ? C’est la question que se pose l’auteur à travers le discours sur la « gamification », à savoir le transfert de concepts ludiques dans des contextes qui, fondamentalement, ne relèvent pas du domaine du jeu, tels que le travail. Le passage de l’opposition à l’imbrication des notions de travail et de jeu apparaît comme le signe d’une société de contrôle. Entre travail et non-travail, le jeu, recherchée sous la forme de la « gamification », reste cependant ambigu : d’un côté, il peut s’interpréter comme une colonisation du temps libre par la productivité et de l’autre comme une possible émancipation du travailleur qui transformerait la réalité de façon ludique.
15On voit bien que la question du non-travail pose un double problème : difficile à définir et à délimiter, le non-travail renvoie à une multitude de situations qui rendent complexe son analyse. Ce numéro thématique fait le pari de pallier ces difficultés en multipliant les méthodes et les objets d’études. Il s’agit donc moins d’une réflexion univoque sur le non-travail que d’une invitation à le penser collectivement par la comparaison entre des études de cas variées mais complémentaires.