1L’avènement de la société salariale a édifié la relation de travail « normale » (Normalarbeitsverhältnis) comme forme hégémonique de participation à la solidarité organique (Paugam, 2008). Si bien que, dans son acception ordinaire, le travail désigne à la fois l’activité, le travail et l’emploi. Il est cependant nécessaire de distinguer analytiquement ces différentes notions. L’activité renvoie à l’occupation. Avoir une activité, c’est consacrer son temps à une occupation principale. Cette activité n’est pas nécessairement un travail. Les étudiants par exemple ont une activité, ils n’ont pas pour autant un travail. Celui-ci, dans une définition restreinte, désigne l’activité productive. Le caractère productif de l’activité n’est pas fondé objectivement. Il repose sur un processus de reconnaissance sociale, qui se manifeste notamment par une rétribution (qui n’est pas nécessairement financière). Enfin, le travail ne s’inscrit pas nécessairement dans un emploi. Le bénévolat est un exemple d’activité productive en dehors de l’emploi (et dont la rétribution est essentiellement symbolique). L’emploi enfin renvoie au statut formel du travail. La « relation de travail normale », qui porte mal son nom puisqu’elle définit un emploi dépendant, à temps plein, fondé sur un contrat à durée indéterminée, régulé par la législation sur le travail et associé à un ensemble de protections sociales, s’est historiquement érigée comme norme d’emploi (Castel, 2009).
2Cette norme a gagné une telle prégnance que l’intégration sociale est désormais pensée essentiellement à partir de cette norme d’emploi. Les analyses de Castel sur le processus de désaffiliation sociale, qui font référence en France (Castel et Martin, 2012) comme en Allemagne (Dörre, 2009), reposent essentiellement sur l’évolution des formes d’emploi. Certes, « l’effritement de la condition salariale » (Castel, 1995) a conduit dans un déroulement logique à l’éclatement de la relation de travail normale comme forme hégémonique de l’emploi, à la multiplication des emplois « atypiques » et in fine à la résurgence de la figure de « l’inutile au monde » (ibid.). Dans cette perspective, l’intégration sociale est indissociablement liée à l’emploi. L’intégration sociale correspond alors à la position hiérarchique de l’emploi tel qu’il est objectivé par les institutions, et en particulier par « l’institution des institutions », l’État (Bourdieu, 2012).
3L’intégration sociale peut toutefois également être étudiée du point du vue de l’expérience vécue. Subjectivement, l’intégration sociale passe alors par l’exercice d’une activité perçue comme une forme de participation à la solidarité organique. Autrement dit, une activité permet l’intégration sociale quand elle permet de se sentir partie prenante de la vie sociale. Une activité qui est perçue comme source d’intégration sociale est alors nécessairement valorisée pour le sentiment de participation à la solidarité organique qu’elle procure. Afin de comprendre en quoi l’activité représente une source d’intégration sociale, il convient alors de distinguer l’emploi du travail. C’est l’approche adoptée par Serge Paugam dans Le Salarié de la Précarité (2000) où il montre notamment que le travail dévalorisé peut être vécu comme une source de disqualification sociale quand bien même il s’inscrit dans un emploi stable.
4Suivant cette perspective, il s’agit alors ici de tester l’hypothèse inverse. Le travail peut-il être vécu comme une forme d’intégration sociale indépendamment de l’emploi ? L’objectif consiste ainsi à déterminer si le déficit d’intégration sociale résultant du processus de « désaffiliation sociale » ne découle que de l’absence d’emploi ou si le travail en soi peut être lui aussi vecteur d’intégration sociale. On cherchera alors à déterminer si un travail peut être source d’intégration en dehors de son attachement à un emploi.
5Évidemment, l’emploi et le travail allant généralement de pair, il n’est en principe possible de disjoindre l’un de l’autre qu’artificiellement. Toutefois, la Arbeitsgelegenheit (opportunité de travail) se présente comme cas critique de travail sans emploi qui permet d’étudier les deux notions séparément. Dans un premier temps, je présenterai brièvement ce qu’est la Arbeitsgelegenheit en vue de montrer comment elle peut être utilisée pour interroger le travail. Dans un deuxième temps, j’analyserai, sur la base d’une enquête auprès des participants, comment ceux-ci considèrent le travail réalisé dans ce cadre par rapport à leur intégration sociale.
6Les résultats présentés s’appuient sur une série d’entretiens semi-directifs auprès de 37 participants extraits d’une enquête de terrain menée dans une ville du centre de l’Allemagne. Tous les participants ne développent évidemment pas la même perception de la Arbeitsgelegenheit. Leurs représentations évoluent en particulier selon l’âge et le temps écoulé depuis le dernier emploi. Toutefois leurs représentations ne présentent pas une diversité erratique. Elles s’inscrivent dans un espace qui permet d’établir quelques généralités qui ne souffrent que de peu d’exceptions. Il n’est évidemment pas possible ici de faire apparaître l’ensemble des nuances ni l’ensemble de la démonstration. Pour illustrer mon propos, je m’appuierai sur les exemples de quelques participants qui expriment à la fois des points de vue largement partagés tout en recouvrant une bonne partie de la diversité des sensibilités exprimées.
7La Arbeitsgelegenheit a été introduite en 2005 en Allemagne dans le cadre de la réforme « Hartz IV ». Il s’agit d’activités réservées aux sans-emploi allocataires du Arbeitslosengeld II (l’allocation chômage II). Lors de sa conception, elle a été pensée comme une mesure d’insertion censée s’adresser en priorité aux chômeurs de longue durée présentant des difficultés particulières. Elle devait aider les personnes « difficilement employables » à retrouver un emploi. L’objectif consistait à remettre ces personnes dans un cadre professionnel afin de les replacer dans les conditions de travail. L’efficacité de la mesure reposait sur l’espoir de voir apparaître un « effet colle » (Klebeeffekt). Comme toutes les activités qui leur sont proposées, les allocataires du Arbeitslosengeld II sont obligés d’y participer sous peine de voir leur allocation réduite, voire complètement supprimée après deux refus.
8Ces opportunités de travail se déclinent en deux variantes selon la modalité de rémunération : la Arbeitsgelegenheit mit Mehraufwandsentschädigung (MAE) et la Arbeitsgelegenheit in der Entgeltvariante. La première possibilité consiste à dédommager l’allocataire pour les coûts supplémentaires engendrés par l’activité. Indemnisée entre 1 et 2 euros de l’heure s’ajoutant à leur allocation, cette variante a été popularisée sous le nom de « job à un euro » (Ein-Euro-Job). La deuxième variante est numériquement marginale puisqu’elle ne concerne que 10 à 15 % des opportunités de travail. Elle prévoit une rémunération dans le cadre d’un emploi aidé. L’employeur reçoit alors une « subvention d’occupation comme compensation pour la moindre productivité que l’on attend de l’employé » (SGB II, §16e).
9Dans la variante des « jobs à un euro », la Arbeitsgelegenheit doit répondre à trois conditions. Elle doit « poursuivre un objectif d’intérêt public » (im öffentlichen Interesse liegen), « être neutre pour la concurrence » (wettbewerbsneutral) et « supplétive » (zusätzlich) (SGB II, §16d). L’intérêt public est difficile à définir. Le Sozialgesetzbuch II (SGB II) précise simplement que le travail doit servir à la collectivité (Allgemeinheit). Dans les faits, les opportunités de travail sont concentrées dans quelques domaines : l’amélioration des infrastructures (33,9 %), entretien et protection de l’environnement (21,9 %), les services de conseils (Beratungsdienst) et le domaine de l’aide à la personne (enfance, santé et éducation/formation). Par ailleurs, ces activités ne doivent pas fausser la concurrence. Autrement dit, il est interdit d’obtenir un avantage comparatif en utilisant les opportunités de travail. Une attention particulière est portée aux cas où les Arbeitsgelegenheiten risquent de remplacer ou d’entraver l’emploi régulier. Enfin, pour se prémunir contre la crainte de voir les opportunités de travail remplacer des emplois réguliers, la loi prévoit que le travail soit « supplétif », condition réalisée lorsqu’il ne pourrait pas constituer un emploi régulier sans le soutien étatique. Dans la seconde variante, les conditions d’intérêt public et de neutralité pour la concurrence sont moins strictes. En revanche, l’emploi, qui peut être publiquement financé jusqu’à 75 %, ne doit pas non plus remplacer un emploi régulier.
10Cette brève présentation permet de mettre en lumière trois caractéristiques de la Arbeitsgelegenheit, en tant que cas critique d’intégration sociale. Premièrement, la Arbeitsgelegenheit s’adresse à des personnes exclues de la solidarité organique. En matière de participation à la solidarité organique elle concerne les personnes présentant les déficits d’intégration sociale les plus importants. Ces personnes sont donc celles qui sont le plus susceptibles d’être sensibles à la valeur intégratrice d’une activité. Deuxièmement, l’intégration sociale que permet la Arbeitsgelegenheit est faible pour au moins deux raisons : d’une part parce qu’elle est limitée dans le temps, d’autre part parce que le statut auquel elle permet d’accéder est dévalorisé. Troisièmement, sa position implicite par rapport à d’autres activités reste ambigüe. Sans se réduire à aucune d’entre elles, la Arbeitsgelegenheit peut ainsi être rapprochée d’au moins quatre activités : l’emploi, la mesure d’insertion, le workfare et le travail supplétif.
11Par la comparaison, on pourra alors préciser la qualité intégrative de la Arbeitsgelegenheit à l’aune de ces différentes activités, considérées comme des idéaltypes. Suivant les préceptes wébériens, on ne cherchera pas à faire entrer la Arbeitsgelegenheit dans l’une ou l’autre de ces catégories mais bien à « mesurer » la distance qui la sépare du type « pur ». Il s’agit alors de montrer d’une part en quoi, dans son fondement institutionnel, la Arbeitsgelegenheit se rapproche de ces activités et en quoi elle s’en distingue, d’autre part, comment les participants perçoivent la Arbeitsgelegenheit par rapport à ces activités types.
12La comparaison avec les quatre activités types permet d’identifier comment les participants investissent leur Arbeitsgelegenheit. L’objectif est alors de montrer que les participants valorisent la Arbeitsgelegenheit en tant que travail. Pour ce faire, il faut établir d’abord qu’ils ne la prennent ni pour un emploi, ni pour une mesure d’insertion. Il convient ensuite de s’assurer que le travail n’est pas ressenti comme une obligation, comme ce pourrait être le cas si l’opportunité de travail était perçue comme une mesure de workfare. Enfin, alors, on pourra montrer que le travail est prisé pour le sentiment de participation à la solidarité organique qu’il apporte.
13En premier lieu, la Arbeitsgelegenheit peut être analysée au prisme de l’emploi. Elle en présente en effet un certain nombre de caractéristiques. En tant que travail rémunéré et établi dans une forme institutionnelle, la Arbeitsgelegenheit revêt certains traits de l’emploi. Toutefois, on l’a vu, la Arbeitsgelegenheit déroge à plusieurs principes de l’emploi : absence de salaire, absence de protection, dans la première variante, déficit de protection dans la seconde. En ce sens, on peut dire qu’il s’agit d’un travail en deçà des normes d’emploi, voire dans sa principale variante d’un travail sans emploi. Considérée au prisme de l’emploi, la Arbeitsgelegenheit représente clairement un statut en deçà de l’emploi régulier.
14Il semble dès lors logique que la Arbeitsgelegenheit ne puisse se concevoir comme un substitut à l’emploi régulier. Aucun participant ne semble la considérer comme un emploi. Les participants rencontrés se vivent avant tout comme demandeurs d’emploi. Leur participation à une Arbeitsgelegenheit ne les fait pas sortir de ce statut pour autant. Tous n’ont cependant pas le même rapport à l’emploi. Certains espèrent fortement retrouver un emploi prochainement, d’autres se montrent au contraire très pessimistes, mais de manière générale, les participants continuent de se penser comme des allocataires du Arbeitslosengeld II qui cherchent à quitter ce statut. L’exemple de Karl qui, à 31 ans, n’a pour seule formation et expérience professionnelle qu’un apprentissage interrompu à la suite de problèmes de santé, illustre à la fois son découragement face à une situation qui semble insoluble et le violent désir de sortir de ce statut :
- 1 « Hartz-IV-Empfänger seit 5 Jahren. 5 Jahre, naja, und Hartz IV ist nicht gerade die Welt so, ich v (...)
« Allocataire du Hartz-IV, depuis 5 ans ! 5 ans, et ben, le Hartz IV, ce n'est pas vraiment ça. Alors, j'essaie de trouver de travail, mais là, ce n'est pas possible. En fait, une fois que l'on a été allocataire du Hartz IV, c'est très difficile de se sortir du truc et de retrouver un travail tout à fait normal. […] C'est très dur de trouver du travail ici en Allemagne. On veut travailler, mais on ne trouve rien1. » (Karl, 31 ans, célibataire, sans enfant)
15Pour les participants, la Arbeitsgelegenheit n’est pas l’équivalent d’un emploi. La norme de l’emploi régulier est très largement partagée et reste un objectif, quand bien même elle paraît difficilement atteignable. L’intégration sociale que l’activité peut leur procurer ne provient alors pas du fait qu’elle serait considérée comme une forme d’emploi.
- 2 « Bislang ist daher die Förderung durch Zusatzjobs nicht sehr zielgruppenorientiert »
16En second lieu, la Arbeitsgelegenheit peut être abordée comme une mesure d’insertion. C’est d’ailleurs ainsi qu’elle est présentée officiellement. Dans les discours officiels, la Arbeitsgelegenheit représente une mesure d’aide aux personnes éloignées du marché de l’emploi. Elles sont avant tout pensées comme des « opportunités » pour les participants de reprendre la direction de la vie active. Dans les faits, toutefois, il en va autrement. D’une part, l’opportunité de travail n’est pas particulièrement adressée aux chômeurs de longue durée ou aux personnes présentant des difficultés particulières à retrouver un emploi. À travers une analyse fondée sur les statistiques officielles, Wolff et Hohmeyer (2006) ont ainsi montré que les personnes sans formation, ainsi que celles présentant des problèmes de santé ou des handicaps n’ont pas plus de chance de participer à une Arbeitsgelegenheit que les autres allocataires. Ils concluent donc : « Jusqu'ici le soutien par l'emploi supplétif n'est pas particulièrement orienté sur des groupes spécifiques2. » (ibid. : 41). La mesure n’a donc pas été appliquée comme le législateur l’avait imaginée. Par ailleurs, les effets sur le retour en emploi sont bien plus complexes que « l’effet colle » espéré. Dans une autre enquête (2012), les deux auteurs ont démontré l’ambiguïté des effets pour les allocataires vingt mois après le début de la mesure. Pour certains allocataires, ces opportunités de travail permettent effectivement d’améliorer le retour en emploi mais pour d’autres elles restreignent les chances de retrouver un travail. Au mieux, pour les femmes des Länder de l’ancienne Allemagne de l’Ouest, la mesure augmente les chances d’intégration professionnelle de 2,7 %. Les opportunités de travail ont donc un effet contrasté sur l’emploi selon le profil des allocataires. En revanche, l’effet des opportunités de travail sur la sortie du dispositif d’allocation chômage II est lui, clairement négatif. Pour toutes les catégories étudiées, vingt mois après le début de la mesure, l’effet sur la sortie du dispositif est entre 2 % et 3 % inférieur au groupe de référence (Wolff et Hohmeyer : 2008). Autrement dit, dans certains cas, la mesure améliore les chances de retrouver un emploi. Mais la mesure incite à accepter des emplois plus faiblement rémunérés, si bien que, au final, elle a un effet négatif sur la sortie du dispositif. Au vu de ces résultats, la dimension d’aide à l’intégration, qui a pu exister dans l’esprit du législateur, n’est pas évidente.
17Il paraît alors cohérent que les participants ne prennent pas non plus la Arbeitsgelegenheit pour une mesure d’insertion. Certains savent que le dispositif a été conçu ainsi. Il y a toutefois un accord largement partagé pour dire que la mesure n’améliore pas les chances d’insertion sur le marché de l’emploi. C’est ce scepticisme qu’exprime Heinrich, qui après avoir longtemps travaillé comme maçon, a exercé différentes activités dans lesquelles il ne s’est jamais stabilisé :
- 3 « Ich weiß auch nicht, was das Ziel hier ist. Angeblich soll es das Ziel sein, sich für den ersten (...)
« Je ne sais pas non plus quel est le but ici. Soi-disant, le but devrait être de se préparer pour le premier marché de l'emploi. Soi-disant ! Mais, comme je le vois, c'est très peu de ça qu'il s'agit. Cela permet de consolider des contacts sociaux, un peu. Et on retrouve la notion du temps. Je dois me lever tôt, je dois être ponctuel au travail. Je dois respecter les horaires. Voilà. Mais comme je viens juste de le dire, je n'ai pas reçu de qualification professionnelle ici. Vraiment pas3. » (Heinrich, 43 ans, célibataire, sans enfant)
18Pour d’autres, c’est même le contraire. La Arbeitsgelegenheit véhicule de nombreux stigmates qui restreint les chances de retrouver un emploi par la suite. C’est par exemple l’avis de Paul, qui depuis 5 ans a déjà exercé quatre Arbeitsgelegenheiten.
- 4 « Nachteile gibt es, wenn du dich irgendwo bewirbst, in irgendeiner Firma und dann fragen die dich, (...)
« Des inconvénients, il y en a quand tu postules quelque part. Dans n'importe quelle entreprise, il te demande ce que tu as fait les deux dernières années, ou même avant. Et là, tu dis que tu avais un « job à un euro », que tu étais allocataire du Hartz IV... Tu n'as aucune chance réelle sur le marché du travail. Parce que le Hartz IV est toujours estampillé comme si tu étais... comment dois-je dire ça ? … comme si tu ne veux pas travailler, que tu es asocial, comme je dis. Enfin, quelqu'un qui ne veut pas travailler et qui ne veut que boire. […] Ça, c'est l'inconvénient, il faut le dire. C'est très rare que tu retrouves du travail de cette manière4. » (Paul, 47 ans, marié, deux enfants)
19Ces exemples révèlent le scepticisme des participants face à la capacité de la Arbeitsgelegenheit à fonctionner comme une mesure d’insertion. En tout cas, l’objectif d’insertion ne se présente pas comme une raison largement partagée de participer aux Arbeitsgelegenheiten. Celles-ci ne peuvent alors être perçues positivement grâce à l’intégration future que les personnes peuvent espérer en y participant.
20Ni perçues comme un emploi, ni considérées comme des mesures d’insertion, on peut alors se demander si les participants ne sont pas contraints d’accepter de telles activités. Dans ce cas, la Arbeitsgelegenheit pourrait être comparée au workfare. Dans sa forme la plus poussée, celui-ci compte au moins trois composantes. Premièrement, le travail effectué est considéré comme une contrepartie au droit social. Pour continuer de percevoir une prestation, il faut la mériter par le travail. Si la Arbeitsgelegenheit ne se présente pas comme une condition nécessaire au versement de la prestation, elle en constitue bien, en revanche, une exigence potentielle. Le travail peut être exigé sous peine de voir l’aide financière réduite, voire, à terme, supprimée. Deuxièmement, la mesure sert de « work-test ». Le but est alors de prouver que l’allocataire se montre en mesure de travailler. Pour certains, il s’agit de vérifier qu’il en a les capacités et qu’aucune difficulté ne vient entraver l’exercice d’un travail. Le plus souvent, il s’agit surtout de tester la bonne volonté de l’allocataire. À travers le travail, il montre qu’il est disposé à œuvrer et qu’il ne cherche pas, par paresse, à profiter du système de solidarité. Cette dimension est invoquée par la loi instaurant le Arbeitslosengeld II. La Arbeitsgelegenheit peut en effet être proposée aux jeunes allocataires (en-dessous de 25 ans) dès leur intégration dans le dispositif afin de tester leur volonté de travailler. Troisièmement, le workfare répond à une logique de dissuasion à travers la règle du « moindre privilège », déplacée de l’analyse de la prison vers le système d’aide sociale. Selon cette vision, le workfare permet de s’assurer que la position d’allocataire est toujours moins bonne que la pire situation sur le marché de l’emploi. Le travail contraint et inférieur aux normes de l’emploi régulier joue alors le rôle de repoussoir. Au regard des conditions d’engagement et de rémunération, la Arbeitsgelgenheit est tout à fait susceptible de fonctionner comme une situation de moindre privilège. Au regard de ces trois dimensions, la Arbeitsgelegenheit peut donc se lire comme une forme de workfare.
21Pour que les participants vivent la Arbeitsgelegenheit comme une mesure de workfare, il faudrait qu’ils estiment avoir été contraints d’y participer et/ou devraient exprimer un jugement négatif à leur égard en vertu du principe de moindre privilège. Pourtant, la plupart des participants affirment rechercher ce genre de mesures. Ils déclarent non seulement l’avoir demandée mais parfois même avoir fait expressément pression auprès de leur conseiller pour l’obtenir. Au regard du discours tenu par les participants, la Arbeitsgelegenheit est tout le contraire d’une mesure contrainte représentant une situation de « moindre privilège ». C’est ce qu’exprime Heinrich :
- 5 « Ich hatte mich ja gemeldet, ja, musst dich ja melden. Und da kam das Angebot, wie das aussieht, e (...)
« Je m'étais manifesté, oui. On doit se manifester. Et là la proposition est venue pour faire un « job à un euro ». Et là j'ai dit, oui, je le fais. Et c'est comme ça que je me suis retrouvé là en-bas et dans la forêt communale. Et j’ai trouvé que c'était aussi une bonne chose5. » (Heinrich, 43 ans, célibataire, sans enfant)
22Tous les participants ne sont pas aussi enthousiastes. Certains admettent avoir été d’abord réticents. Ils évoquent par exemple la peur de la sanction comme motivation pour avoir accepté la mesure. Cependant, même dans ces cas, les personnes interrogées trouvent finalement la mesure globalement positive ou pour le moins préférable à l’inactivité.
23Sur l’ensemble des personnes interrogées, une seule a affirmé son mécontentement face au travail exercé. Dans une très large mesure, au contraire, les participants expriment une appréciation positive de leur activité. Ils ont demandé à y participer et regrettent qu’elle se termine. Les raisons de cette satisfaction à l’égard de la Arbeitsgelegenheit sont détaillées ci-après. On peut cependant déjà conclure que, la Arbeitsgelegenheit n’est en principe pas vécue comme une mesure de workfare même si elle en revêt certaines formes.
24Enfin, la Arbeitsgelegenheit peut être considérée comme un travail en dehors du cadre de l’emploi. Ainsi, la Arbeitsgelegenheit s’interprète comme la constitution d’un « travail supplétif », en dehors des logiques de marché. Créée et soutenue par des fonds publics, elle ne doit répondre à aucun principe de rentabilité ou de productivité. Elle n’est pas jugée sur sa valeur marchande, mais sur le principe d’intérêt public.
25L’accent est alors porté sur l’intérêt intrinsèque du travail comme source d’intégration sociale. Dans cette perspective, le cadre conceptuel développé par Serge Paugam (2000) permet d’analyser les différentes dimensions du travail. Il propose en effet d’étudier le travail, (déjà distingué de l’emploi) comme l’activité de l’homo oeconomicus, de l’homo faber et de l’homo sociologicus. Autrement dit, le travail se décompose en une dimension instrumentale, qui se matérialise par les gains financiers, et à travers eux le niveau de vie, que le travail procure, en une dimension productive, qui s’exprime autant par la satisfaction de faire que par le sentiment d’exercer une activité qui ait du sens et une dimension sociale, qui se réalise concrètement dans les relations nouées avec les collègues mais aussi par le sentiment de participer à la vie collective. Les deux dernières dimensions se rejoignant dans le sentiment d’utilité sociale.
26On retrouve ces trois dimensions dans le discours des participants. Évidemment, tous les participants ne les mentionnent pas spécifiquement. Mais à de rares exceptions près, tous évoquent au moins l’une de ces dimensions : Certains participants insistent sur l’aspect instrumental. D’autres soulignent la satisfaction d’avoir une activité. D’autres encore relèvent l’importance des relations sociales. À de rares exceptions près, tous évoquent au moins l’une de ces dimensions.
27Bien que la Arbeitsgelegenheit n’offre que de faibles revenus, pour beaucoup, l’amélioration financière que l’activité apporte n’est pas négligeable. Quand bien même elle ne perçoit plus d’allocation, Katarina trouve que la rémunération de sa Arbeitsgelegenheit in der Entgeltvariante, qui s’ajoute à la petite retraite de son mari, améliore substantiellement son niveau de vie.
- 6 « Klar steigt ja der Lebensstandard. Man kann mal was zurücklegen, wenn mal der Fernseher oder was (...)
« Ouais, c'est clair que ça améliore le niveau de vie. On peut mettre un peu de côté, si une fois le téléviseur ou quelque chose tombe un panne. On peut même des fois aller au concert ou aller aux bains avec notre petite-fille. Oui, on doit encore faire attention à l'argent, mais on peut tout de même s'offrir des fois quelque chose. Oui, ou sortir manger6. » (Katarina, 58 ans mariée, 2 enfants)
28En dépit de rémunérations largement en-dessous des tarifs pratiqués sur le marché régulier, la plupart des participants apprécient le complément de revenu que procure la Arbeitsgelegenheit.
29La Arbeitsgelegenheit offre également la possibilité d’exercer une activité qui a du sens. Beaucoup de participants soulignent l’importance d’avoir un but à sa journée. Pour Karl, par exemple, l’important est de retrouver une activité, de se sentir participer à la vie sociale. Il déclare ainsi :
- 7 « Es ist einfach nur... wie kann ich es beschreiben… es ist halt, für so viele Sachen hat man eben (...)
« C'est simplement que... comment pourrais-je le décrire, c'est juste, on a tellement de choses à faire. […] Qu'est-ce qui est intéressant ? Ben, c'est simplement bien ici. Qu'est-ce que ça veut dire, bien ? C'est juste une activité pour moi. Je suis hors de chez moi. Je n'ai pas à rester assis chez moi. Parce que sinon on a des journées qui ressemblent à ça : On se lève à dix heures. On regarde la télévision, on va sur Internet. On fait n'importe quoi sur Internet. On fait des grands jeux en ligne, alors qu'ici on a quelque chose. On se lève à six heures. On a l'obligation de venir ici et on passe cinq heures ici, et on a un rythme de vie structuré7. » (Karl, 31 ans, célibataire, sans enfant)
30D’autres expriment plutôt le sentiment de fierté qu’ils tirent de l’activité. La Arbeitsgelegenheit permet de se sentir utile, de participer à la solidarité organique.
31Cependant, la dimension qui revient le plus souvent dans le discours des participants est celle des relations sociales. L’inactivité plonge de nombreuses personnes dans un sentiment de solitude. Ces activités sont alors, pour beaucoup, un moyen de renouer des liens sociaux. Le plaisir de se retrouver entouré est un élément essentiel qui revient très systématiquement, comme dans cet extrait d’entretien avec Katarina :
- 8 « Das macht doch Spaß, weil man wieder unter Leute kommt. Was man sonst zuhause nicht hat. Zuhause (...)
« Ça fait plaisir parce qu'on est de nouveau entouré de gens, ce qu'on a pas sinon à la maison. À la maison, on a ses quatre murs et c'est tout. On ferme la porte, et c'est tout. On a... Il n'y a personne autour de nous. Mais ici on est de nouveau entouré de gens. Ici, on peut parler. Ici, on peut échanger sur n'importe quoi. Maintenant je viens volontiers ici8. » (Katarina, 58 ans mariée, 2 enfants)
32Il ressort alors que les participants à la Arbeitsgelegenheit investissent ces activités positivement en les considérant comme une forme de travail. Certes, il s’agit d’un travail en dehors des cadres de l’emploi. Bien sûr, la Arbeitsgelegenheit ne remplace pas l’emploi régulier. Du point de vue de sans-emploi, elle donne cependant accès à certaines dimensions du travail. À ce titre, elle est valorisée, recherchée et vécue positivement. Les Arbeitsgelegenheiten représentent ainsi pour les participants une forme de travail supplétif qui sans présenter les qualités de l’emploi est plus souhaitable que l’absence de travail.
33Ces résultats montrent que parmi les personnes qui présentent les déficits d’intégration sociale les plus importants, le travail est une source d’intégration prisée indépendamment de l’emploi. Même si elle est très faible, la rétribution est appréciée. Plus encore, ce qui est apprécié, c’est le sentiment de faire quelque chose d’utile, de se sentir participer à la vie sociale et nouer des relations à travers le travail. La Arbeitsgelegenheit est ainsi vécue positivement quand bien même elle ne permet pas de se défaire de son statut de sans-emploi ou ne permet d’espérer une insertion future en emploi.
34Évidemment, il ne s’agit pas de prétendre que la Arbeitsgelegenheit remplace avantageusement l’emploi et qu’elle pallie tous les inconvénients provoqués par le chômage. Les allocataires continuent de se percevoir comme allocataires du Hartz IV, un statut qu’ils jugent stigmatisant. Le travail procure cependant des éléments d’intégration sociale qui rendent la Arbeitsgelegenheit préférable à l’inactivité.
35La Arbeitsgelegenheit peut alors être perçue comme une forme d’intégration a minima des sans-emploi qui prend place dans un nouveau secteur d’activité en dehors des normes d’emploi, en dehors du marché du travail et pour une large part en dehors de l’économie marchande. C’est avec l’émergence d’un nouveau secteur d’activité organisé par l’État qu’apparaît le statut de « travailleur sans emploi » qui lui est associé. Dans une société salariale, cette expression relève de l’oxymore. Pourtant, force est de constater que activité dépendante, travail et emploi se trouvent dissociés dans cette forme d’activité. On peut alors se demander si ce nouveau statut n’annonce pas les prémices d’une société post-salariale. Sans aller jusque-là, ce statut implique néanmoins une nouvelle forme d’intégration sociale par le travail. Pour les personnes durablement exclues de la participation à la solidarité organique, l’État organise ainsi, de manière tutélaire, l’intégration par le travail. Une intégration a minima qui se fait en dehors de l’emploi.