- 1 Ceci fait l’objet d’une démonstration dans mon mémoire de DEA. Il a été montré que la base, le som (...)
- 2 ARTE a pour mission d’être une chaîne dite « culturelle ».
1Symbole d’une unité franco-allemande idéale et réussie, la chaîne de télévision ARTE est en réalité construite sur la base d’une coopération a minima entre Allemands et Français1. Cette coopération est émaillée de nombreux conflits entre les acteurs, qui prennent différentes formes : conflits sur ce que doit être la culture2 et l’Europe figurées dans les programmes diffusés à l’antenne, sur les modes de coopération interne, sur la nature des programmes à diffuser. Il nous a été possible d’assister à de nombreuses réunions lors de notre enquête de terrain et de mener des entretiens auprès des acteurs, nous permettant d’observer certaines de ces situations de conflit. L’intérêt de la démarche réside dans la possibilité qui nous a été offerte de mener entretiens et observation participante à Strasbourg, où est situé le siège de la chaîne et aussi des deux côtés du Rhin, alors que nombre d’études sur la chaîne se cantonnent à un travail de terrain réduit à un seul pays. Les scènes d’étude des conflits à privilégier sont principalement les conférences de programmes, parce qu’elles réunissent, chaque mois, les responsables d’unités de programmes de Strasbourg ainsi que des représentants du pôle français et du pôle allemand. Il s’agit de développer quels sont les ressorts et les modes de résolution des conflits, lors de la prise de décision de programmation, dans ces conférences de programmes à Strasbourg.
- 3 Nous pouvons évoquer notamment les travaux d’Utard (1997, 2005, 2008) sur les journaux télévisés d (...)
- 4 Citons notamment les travaux de Uhde (2006).
2L’outil méthodologique ici mobilisé est l’analyse stratégique, issue de la sociologie des organisations. ARTE a principalement été étudiée par le biais de la sociologie du journalisme3 ou des approches interculturelles4. Or l’analyse stratégique, développée en France notamment par Crozier (1963, 1977) et Friedberg (1977, 1993) a été peu utilisée sur des objets culturels. Les sociologues Menger (1983) et Urfalino (1984, 1996), notamment, l’ont mobilisée, le premier pour analyser le domaine de la musique et les relations entre les acteurs qui s’y font jour, le second pour étudier les politiques publiques d’action culturelle en France. Il nous paraît pertinent de mobiliser à notre tour ces outils dans l’analyse des politiques publiques de la culture, dans le même esprit que celui de Menger et d’Urfalino : d’abord en raison de leur apport au niveau de la microsociologie et des interactions fines entre les protagonistes, et ensuite parce que ces outils permettent de repenser un objet de recherche en termes de conflit. L’analyse stratégique offre la possibilité de penser les relations entre les différents partenaires d’ARTE sur le mode de relations de pouvoir qui se jouent autour d’enjeux, objets de conflit. Cette méthode fait émerger des acteurs, qui, lors de différentes interactions conflictuelles, développent des stratégies en fonction des ressources et des contraintes qui sont à leur disposition. Ainsi pourrions-nous proposer comme hypothèse l’idée suivante : la Conférence de programmes est le miroir grossissant des stratégies des pôles allemands et français pour contrôler l’action de la Centrale, Strasbourg, qui en théorie a le dernier mot et tranche les dilemmes. Lieu d’affrontements souvent violents et de portes qui claquent, c’est là que les acteurs confrontent leurs arguments pour proposer leurs programmes les uns aux autres. Mais c’est aussi l’endroit où la Centrale peut faire valoir sa position de troisième acteur de la décision de programmation, dans un jeu de coalitions instables.
3Nous nous proposons d’esquisser dans un premier temps une présentation de la structure et du fonctionnement de la chaîne pour la conception des programmes, qui sont tous deux marqués du sceau d’une coopération paradoxale et conflictuelle, la coopération a minima. Ensuite, nous tenterons d’analyser les stratégies que les acteurs des pôles et de la Centrale mettent en œuvre pour résoudre les dissensions relatives à la prise de décision de programmation dans le cadre de la Conférence de programmes. Enfin, nous évoquerons les conséquences de ces stratégies sur les programmes et nous verrons apparaître les acteurs qui, au sein de l’organisation, tirent le meilleur parti du conflit.
- 5 Son nom signifie Association Relative à la Télévision Européenne.
4La chaîne possède une vocation européenne, contenue dans son acronyme5. Elle a pour mission, notamment, d’informer les Allemands et les Français dans un premier temps, mais aussi l’ensemble des Européens, sur l’actualité de l’Europe institutionnelle et elle doit donner à voir des programmes culturels et européens. Elle est, par ses statuts, censée représenter le produit d’une coopération aboutie entre partenaires allemands et français, voire européens.
- 6 Elle porte globalement sur les tendances musicales et « underground » en Europe, d’après les acteu (...)
- 7 L’ARD (Arbeitsgemeinschaft der öffentlich-rechtlichen Rundfunkanstalten der Bundesrepublik Deutsch (...)
5Or force est de constater que, paradoxalement, le mode habituel de coopération entre Allemands et Français dans la chaîne, pour la fabrication des émissions, est la coopération a minima, c'est-à-dire l’écriture d’une charte éditoriale de l’émission et l’application du principe de l’alternance. Une émission hebdomadaire comme TRACKS6, par exemple, voit sa rédaction en chef alterner entre l’Allemagne (certaines chaînes de l’ARD plus la ZDF7) et la France (une maison de production parisienne). Plusieurs rédactions exercent donc en alternance la fonction de la rédaction en chef de cette émission. C’est le mode de fonctionnement classique au sein de la chaîne. Il permet d’éviter au maximum les heurts et les conflits, qui étaient nombreux en raison de la différence des modes de production dans les deux pays.
6En effet, une source de conflit majeure dans la chaîne est la différence entre les structures et les modes de production des programmes dans les deux pays. Du côté français, une entité, ARTE France, est tout entière dédiée à la conception et la production des programmes, avec l’appui de maisons de production, ce qui assure une certaine homogénéité dans la définition des missions de la chaîne et dans son action, à savoir fabriquer des programmes culturels et européens.
7De l’autre côté du Rhin, en revanche, la structure d’ARTE Allemagne est fort différente : elle s’appuie sur deux chaînes publiques déjà existantes, l’ARD et sa structure fédérale de dix chaînes régionales et la ZDF. Par conséquent, les rédactions allemandes qui ont en charge TRACKS, par exemple, ont pour employeur principal non pas ARTE, comme en France, mais la ZDF ainsi que l’ARD et son troisième canal, c’est-à-dire une chaîne à vocation nationale et régionale. Cette différence fait que les chaînes ne visent pas exactement le même public, l’ARD ayant pour cible à la fois le grand public et un public régional, ARTE France visant surtout un public national. La chose se complique lorsque l’on sait que chaque pôle, allemand et français, doit rendre des comptes à la Centrale, qui détient l’antenne et qui est garante de l’unité éditoriale : le siège de la chaîne, situé à Strasbourg.
8Par conséquent, la définition de ce qu’est un programme culturel et européen varie selon les entités d’ARTE et des conflits se font alors jour : ARTE France, héritière de la SEPT (Société d’Édition de Programmes de Télévision, fondée notamment avec la contribution du médiéviste Georges Duby), conçoit la culture dans la chaîne comme la haute culture des arts et des lettres, dans un sens plutôt élitiste à l’origine. Côté allemand, la culture est davantage perçue comme plus populaire, proche de l’Alltagskultur, de l’art de vivre au quotidien, par exemple. Ce sont globalement les données qui ressortent des entretiens menés lors de notre enquête. Utard revient sur ces notions :
« une tension (…) traverse cet accord sur la vocation culturelle de la chaîne : c’est le contenu à donner à la notion de culture. Dans un sens plus ancré dans la tradition de pensée allemande, culture et civilisation se confondent et désignent l’ensemble des productions, des connaissances, des habitudes, des organisations, etc. humaines, bref tout ce qui constitue l’humanité dans sa spécificité. Dans une tradition plus française, la culture renvoie à l’ensemble des œuvres de créateurs qui témoignent de l’universalité de la nature humaine. » (Utard, 2005, p. 371)
9Après avoir évoqué brièvement le fonctionnement de la chaîne ainsi que les principales origines des dissensions entre acteurs, qui débouchent sur une coopération a minima, nous analyserons quelles stratégies les différents protagonistes mettent en œuvre pour résoudre les conflits. Nous proposons une brève étude de cas, ayant pour cadre la commission de programmes, afin de montrer comment elle est le théâtre d’oppositions plus ou moins feutrées. Elle apparaît comme un espace d’expression et de résolution des dissensions dans le processus d’élaboration des programmes.
- 8 Le siège d’ARTE Allemagne, ayant pour tâche de centraliser et de rassembler les propositions de pr (...)
- 9 Sur le rôle de la langue et de l’interprétation dans la chaîne, voir Hartemann (2009).
10Les conférences de programmes, qui ont lieu de façon mensuelle à Strasbourg, réunissent des membres de la Centrale d’ARTE France et d’ARTE Allemagne8, ainsi que quelques partenaires européens de la chaîne, comme la Belgique ou l’Autriche. Ces conférences, étalées sur deux jours, passent en revue l’ensemble des projets de programmes proposés par les différentes unités de Paris, de Strasbourg et d’Allemagne et parfois de quelques chaînes publiques, partenaires européens. Ensuite est décidé collégialement, par un processus de vote, s’ils auront leur place à l’antenne ou non. Ces conférences font l’objet d’une interprétation simultanée dans les deux langues par les interprètes de Strasbourg9.
11D’après nos observations, la coopération est parfois complexe et des conflits se font régulièrement jour : la Conférence de programmes est le miroir grossissant des stratégies des pôles allemands et français pour contrôler l’action de la Centrale, Strasbourg, qui en théorie a le dernier mot et tranche les dilemmes. Elle est le théâtre où sont amenés à se rencontrer, tous les mois, ces Français et ces Allemands qui ont souvent été conduits à travailler ensemble le moins possible le mois durant, pour les raisons de structure de la chaîne précédemment évoquées. C’est là qu’ils confrontent leurs arguments pour proposer et parfois imposer leurs programmes les uns aux autres. Mais c’est aussi l’endroit où la Centrale peut faire valoir sa position de troisième acteur de la décision de programmation, dans un jeu de coalitions instables.
Premier mode de résolution des conflits : le troc
- 10 Une des origines les plus fréquentes de conflit entre les partenaires est la proposition, par l’un (...)
- 11 Extrait de la Conférence de programmes.
12Il existe ainsi trois possibilités pour le devenir d’un projet de programme proposé lors de cette conférence : il est accepté, rejeté, ou suspendu pour être représenté à une conférence suivante. Le plus souvent, une forme courante d’accord s’établit entre les deux pôles, allemand et français, en amont, avant la conférence, par des échanges de mails et de coups de fils, ou lors de rencontres diverses à des festivals consacrés à l’audiovisuel. Mais en cas de conflit10, il existe plusieurs façons de faire accepter un programme : le troc est l’un des modes de l’interaction entre les acteurs. Un projet de programme se voit accepté par le partenaire, en échange d’une autre acceptation, ultérieure, de la part du protagoniste. C’est un mode de résolution des conflits relativement usité lors de ces conférences : « J’accepte ton programme parce que X a insisté, mais en échange tu nous laisses faire le projet qui tient à cœur à Y et qu’on est obligé de faire passer »11.
Le recours à des joutes verbales
13Si le troc s’avère impossible en raison d’un refus d’un des partenaires, le ton peut alors monter d’un cran et l’on assiste à une escalade, à des joutes verbales qui paraissent codifiées. Citons par exemple cet extrait de carnet de terrain, tiré d’une observation de Conférence de programmes :
« Un participant affirme : ‘En fait, j’aime bien la Conférence de programmes, ça va me manquer quand je n’y serai plus ; chacun fait son cirque pour impressionner l’autre, et c’est le seul endroit où l’on peut s’engueuler ouvertement, ça défoule’.
Et un autre d’ajouter : ‘Ici on fait son petit numéro, où l’on rappelle à quel point on est forcé par notre hiérarchie d’obtenir telle programmation. Moi, par exemple, je me heurte toujours avec mon petit X, c’est mon meilleur ennemi’».
14Ces joutes verbales ont pour but d’impressionner le partenaire et de le faire céder. Elles peuvent s’apparenter au jeu, comme dans cet échange, entendu lors d’une Conférence de programmes : « Un Français dit à son homologue allemand : ‘Alors, tu vas encore t’énerver aujourd’hui ?’ L’Allemand, en riant: ‘Oui, tu peux me faire confiance, je suis très remonté.’ »
- 12 Clément (2011) évoque des épisodes de la vie de la chaîne où ces références sont mobilisées. Op. c (...)
- 13 Propos recueillis lors de Conférences de Programmes.
15Mais ces dialogues peuvent aussi faire référence à l’Histoire, comme ressource ou argument pour jouer sur le sentiment de culpabilité lié aux événements du passé. Côté français, il est parfois fait allusion à l’autoritarisme allemand et à son passé nazi12, comme ultime attaque pour faire accepter un projet de programme. Le point culminant de la joute verbale, côté allemand, est l’allusion à la France comme étant « la grande Nation »13. Des références à la guerre d’Algérie et à l’histoire coloniale de la France peuvent parfois être également mobilisées.
Un jeu de coalition instable, où la Centrale est recherchée comme partenaire par un pôle contre un autre
- 14 Les lignes éditoriales sont des textes courts, écrits dans les deux langues, définissant le conten (...)
16Si de ces joutes verbales ne sort aucun accord, se fait alors jour un jeu de coalition instable. Il arrive qu’en cas de désaccord la Centrale soit recherchée comme partenaire pour appuyer un projet face au pôle adverse. Ces jeux de coalitions représentent une marge de manœuvre pour la Centrale, qui en a relativement peu face aux pôles, pour faire admettre ses décisions sur les programmes. La production des programmes relève en effet des deux pôles allemand et français et la Centrale n’a que peu de latitude de production. Elle crée les habillages, s’occupe du multilingue et produit certaines émissions qui relèvent de l’information, comme ARTE Info, ARTE Reportages, ARTE Culture. Elle est aussi responsable du respect des lignes éditoriales14 de chaque émission, lignes qu’elle conçoit en coopération avec les pôles. Elle dispose cependant d’un petit quota de production, de quelques soirées thématiques par an notamment.
17Malgré sa relative faiblesse en termes de production, c’est elle qui coordonne le travail d’élaboration des émissions des unités dans les deux pôles et qui dispose du pouvoir de décision final pour l’acceptation d’un programme. C’est en effet à Strasbourg que se situe l’antenne et que siègent le directeur des programmes et son adjoint, un Allemand et un Français, qui tranchent en cas d’indécision. C’est pourquoi leur appui est recherché par un pôle contre un autre, s’ils n’ont pu se mettre d’accord en amont.
18Mais si l’appui de la Centrale contre l’autre pôle n’a pu être obtenu, celle-ci peut faire valoir des marges de manœuvre par rapport à l’action des pôles et emporter la décision.
Les marges de manœuvre de la Centrale par rapport aux pôles
- 15 Expression entendue dans la bouche d’un chargé de programme.
19C’est à Strasbourg qu’incombe la tâche d’assigner aux émissions des cases de programmes et d’établir une cohérence entre elles afin de donner une couleur à la grille des programmes pour le téléspectateur. Il a par exemple été décidé de diffuser pendant l’été, depuis maintenant trois ans, des émissions dans le cadre d’une programmation appelée « Summer of the 60’s, 70’s et 80’s », qui présente des groupes musicaux emblématiques de la période désignée. Dans la même veine, pour l’été 2011, la programmation Summer of Girls a porté à l’écran des émissions, en juillet et en août, qui proposaient des artistes féminines ayant marqué l’histoire de la musique. La Centrale peut donc orienter les projets de programmes vers telle ou telle case, mais aussi vers telle période du mois ou de l’année. Ainsi, dans le cas où un pôle serait finalement parvenu à faire accepter en Conférence de programmes un projet de programme sans l’accord explicite de la Centrale, cette dernière peut, après coup, programmer les émissions à des moments moins appréciés du pôle, comme le mois d’août, par exemple, pour le pôle français. Elle détient ainsi la possibilité d’avoir, en quelque sorte, le dernier mot, juste après la Conférence de programmes et de « mal »15 programmer une émission.
20Face à cette latitude d’action de la Centrale, qui constitue ce que l’on pourrait appeler une zone d’incertitude, en termes d’analyse stratégique, les pôles ont élaboré ce qu’il est possible de dénommer des tactiques de contournement, comme la pré-programmation, ou encore la politique des séries, qui ont des conséquences sur les programmes.
- 16 Entretien avec un chargé de programme.
21Si un jeu de coalition instable entre un pôle et la Centrale n’a pu être établi et si cette dernière n’a pas été en mesure de rendre opérante sa capacité d’action, ARTE France et ARTE Allemagne disposent alors de plusieurs stratégies pour tenter d’amoindrir le rôle décisionnaire de la Centrale. Strasbourg est parfois qualifiée, de manière péjorative, par les pôles, de « gare de triage, de centre d’enregistrement qui entérine des décisions »16. Il est en effet possible de repérer plusieurs formes de contournement des prérogatives de la Centrale par les pôles. Nous proposons de développer plusieurs exemples qui ont trait aux programmes.
Le recours à la pré-programmation
- 17 Il s’agit d’un document interne, rédigé dans les premières années de vie de la chaîne et régulière (...)
22Réinterprétant parfois l’article V des « Règles pour la coopération dans le domaine des programmes »17, les pôles ont tendance à adopter la solution consistant à proposer eux-mêmes la programmation de leurs émissions dans les cases de la grille hebdomadaire et à fournir, en même temps que la proposition de projet de programme, une programmation potentielle dans le mois ou l’année. Comme la simple recommandation à la Centrale d’une programmation ne serait pas forcément suivie d’effet, les pôles usent de différentes techniques pour combiner professionnalisme et esprit de coopération, comme le montre le cas de l’unité Théma :
« On est des éditeurs de soirées. Si on veut que notre travail soit bien fait, on est obligé de penser à la programmation de l’émission dans sa case. Mais notre cas est un peu particulier, parce qu’on doit agencer un même soir des documentaires, de la fiction, du reportage, parfois de la présentation. On est donc obligés d’avoir la maîtrise totale de la soirée, et Strasbourg devrait être content, on lui mâche un peu le travail qu’elle devrait faire ! »18
La proposition de séries ou comment « casser la grille »
23La structure particulière des soirées Théma est ici invoquée et contraindrait les unités à procéder à une proposition de programmation. Cependant, cet aménagement avec la règle ne semble pas limité au cas des Thémas. D’autres unités évoquent leur spécificité pour suggérer à Strasbourg, de façon moins directe, des idées ou des tendances pour la programmation. Par exemple, les unités consacrées à la fiction, avec l’accord des directions de programmes, apprécient la conception de « séries » de films, qui s’apparentent à des cycles, déclinant un ensemble d’œuvres selon une ligne directrice. Cette politique de séries est vécue comme une contribution originale et positive aux programmes de la chaîne : elle confère une cohérence aux grilles de programmes et fixe des rendez-vous identifiables au téléspectateur, permettant de le fidéliser. Mais la diffusion de séries peut contraindre la Centrale à briser le rythme de la grille, fondé sur le respect théorique de l’alternance et de la parité des programmes allemands et français. C’est ce que Strasbourg appelle devoir « casser » la grille, pour aménager de la place aux séries fournies par un pôle.
24La diffusion de séries peut avoir des conséquences non seulement sur l’équilibre franco-allemand des œuvres programmées19, mais aussi sur l’équilibre dans la répartition des cases entre les unités de programmes : programmer, par exemple, une série de trois fictions, trois soirées de suite, dont il a été admis qu’elles formaient un tout cohérent, conduit parfois la Centrale à différer l’horaire de la case succédant à la fiction, ou même à empiéter sur elle, voire à la suspendre au bénéfice de la série. Derrière les motifs de cohérence artistique et de logique invoqués par le pôle fournissant la série et qui peuvent se justifier pleinement pour légitimer les contraintes de programmation qu’entraîne ce type d’émissions, il est possible de lire une forme de stratégie pour proposer à la Centrale, de façon difficilement réfutable, un mode de programmation précis. Cet exemple de stratégie des pôles pour aménager, à leur profit, des marges de manœuvre par rapport à la règle selon laquelle la Centrale est maîtresse de la programmation, est un des modes mis en œuvre, au sein de la chaîne, pour élaborer une forme de solution à des conflits potentiels de fonctionnement entre les différents protagonistes.
25Enfin, si aucun accord ne se fait jour, pendant la Conférence de programmes ou les jours qui la suivent, le projet de programme est le plus souvent suspendu. Et l’on assiste régulièrement à une sorte de migration du sujet du conflit. Le conflit se maintient de façon sous-jacente, mais il change d’objet. On va voir le conflit émigrer de sujet en sujet, ce qui peut mener de nouveau à l’escalade, au schisme entre les acteurs, ou à la mise en œuvre d’une stratégie de contournement des règles instituées.
26L’analyse stratégique permet donc de montrer que la coopération entre les partenaires allemands et français au sein d’ARTE est placée sous le signe du conflit, dû principalement à la différence marquée entre les paysages audiovisuels des deux pays et à une structure de production différente des deux côtés du Rhin. Le pôle allemand, notamment, ne semble pas toujours viser les mêmes objectifs que le pôle français et la conception de ce que doit être la culture portée à l’écran fait également débat. Ces éléments entraînent la mise en place d’une coopération a minima, qui s’avère le mode de fonctionnement le plus rationnel entre les protagonistes. Dans ce cadre, le mode de résolution des dissensions entre acteurs, à propos des propositions de programmes, passe souvent par un jeu de coalition instable entre pôles et Centrale. Les pôles essaient de contourner le primat de la Centrale en matière de décision, par l’élaboration de différentes stratégies d’alliance et de contournement de la règle, qui ne sont pas sans impact sur les programmes. Au total, c’est la Centrale qui apparaît comme l’acteur le plus marginalisé dans l’organisation.