1Le 3 juillet 1876, Margaretha Kunz, Susanna Leist et Katharina Hubertus, trois fillettes de huit ans originaires de Marpingen, un village situé dans la Sarre, sont envoyées par leurs parents cueillir des myrtilles en forêt. En pleine besogne, Susanna aperçoit une forme blanche et pousse un cri. Ses deux amies accourent et voient, elles aussi, ce qui se révèle être une femme tout de blanc vêtue, assise et portant un enfant également habillé en blanc, avec une couronne de roses sur la tête et une petite croix dans les mains.
2Cette succession d’événements, reconstituée par l’historien britannique David Blackbourn à partir d’archives contenant des témoignages des habitants de Marpingen et des articles de presse de l’époque (Blackbourn, 1997 : 15-33), est le point de départ de ce qui sera interprété comme une apparition mariale comparable à celle qui eut lieu à Lourdes en 1858 et deviendra un événement médiatique important. En effet, en revenant dans le village, les trois fillettes tombent sur Mme Leist, la mère de Susanna. À ce moment précis, il n’est pas encore question de la Vierge, mais simplement de cette « femme blanche » (« weiße Frau ») que les fillettes auraient vue. Mme Leist oriente cette rencontre dans le sens d’une apparition mariale, en leur disant :
- 1 « Retournez demain dans la forêt, priez et si vous la voyez à nouveau, demandez-lui qui elle est, e (...)
« Geht morgen wieder in den Wald, betet und wenn ihr sie dann wieder seht, fragt wer sie sei, gibt sie euch die Antwort : Ich bin die unbefleckt Empfangene, dann ist es die Mutter Gottes. »1
3 Les autres parents, quant à eux, sont bien plus sceptiques. Le lendemain, les trois fillettes retournent dans la forêt, où la femme ne réapparaît qu’à deux d’entre elles, leur dit qu’elle est « celle qui a été conçue sans péché » (« ich bin die unbefleckt Empfangene ») et leur enjoint de prier. Plus tard, en entendant sa fille Margaretha affirmer que l’apparition se serait présentée de la sorte, Mme Kunz corrige ses dires, précisant que l’apparition ne peut se présenter que sous le nom de « l’Immaculée Conception » (« die unbefleckte Empfängnis ») (Blackbourn, 1997 : 241-242), ce qui correspond à la formulation officielle du dogme homonyme proclamé par l’Église catholique en 1854. Le soir même, les fillettes retournent sur les lieux, accompagnées de vingt autres enfants et de six adultes, et la Vierge leur apparaît de nouveau.
4Certains adultes tentent de vérifier si les deux fillettes mentent. On procède à des interrogatoires séparés et elles désignent toutes les deux le même endroit d’apparition. Les parents commencent eux aussi à croire aux visions. Les jours suivants, d’autres enfants prétendent avoir vu la Vierge, ainsi que quelques adultes. Les fidèles accourent, de plus en plus nombreux. Le 12 juillet, ils sont plus de vingt mille. L’afflux massif de fidèles dans ce petit village de la Sarre inquiète les autorités et le chancelier Otto von Bismarck lui-même. Considérant ces rassemblements comme un trouble à l’ordre public, ils font venir sur place l’armée prussienne, à peine dix jours après les premières visions.
5 Ce déroulement précis des événements montre une construction progressive des apparitions mariales de Marpingen. Les mères de Susanna et de Margaretha ont de toute évidence joué un rôle important dans ce processus. Par leurs connaissances inégales du dogme de l’Immaculée Conception, elles ont influencé les fillettes. Mais ce qui marque aussi la réception de Marpingen, ce sont les ressemblances avec les visions de Lourdes, qui sont exploitées dès les années 1870 dans le cadre du traitement médiatique des apparitions sarroises. Une simple description des événements de Lourdes permet de comprendre ces comparaisons faites par les contemporains. Le 11 février 1858, la jeune Bernadette Soubirous est envoyée dans un bois situé à l’extérieur de Lourdes pour ramasser des branches. C’est dans ces circonstances qu’elle trouve la grotte où lui apparaît une femme en blanc qui se présentera quelques semaines plus tard sous le nom de « l’Immaculée Conception » (Kotulla, 2006 : 43-48). En 1862, l’Église a officiellement reconnu ces visions, y voyant une preuve de la légitimité de son combat face aux anticléricaux.
6En 1876, la justice prussienne a interrogé plusieurs protagonistes de l’affaire de Marpingen, dont les jeunes visionnaires et leurs parents. Une enquête policière a également été menée dans le but de rassembler des informations sur les visions, avec des questions posées aux habitants de Marpingen et aux pèlerins venus de l’extérieur. D’après les archives du Land de Sarre, où sont conservées les traces de cette instruction, Margaretha Kunz a déclaré avoir entendu parler de Lourdes par le biais du curé du village et de l’institutrice, Mlle André (Blackbourn, 1997 : 207 et 240-241). Les archives de l’évêché de Trêves complètent cette reconstitution qui montre le rôle déterminant de certains parents dans l’émergence des mariophanies. Même si la plupart des adultes se sont d’abord montrés sévères envers les fillettes, les mères de Susanna et de Margaretha ont été les premières à rapprocher l’épisode de celui de Lourdes. Leur influence peut également expliquer certaines parentés visuelles entre les deux cas, comme l’attestent les déclarations enregistrées par les autorités. Pendant les interrogatoires, Mme Leist est la première à évoquer une Vierge dotée d’un large ruban bleu en guise de ceinture. Cet élément, présent chez la Vierge à Lourdes, s’infusera ensuite dans les déclarations des fillettes (Blackbourn, 1997 : 209-210).
7 Que ce soient les ecclésiastiques, les journalistes ou les essayistes, les acteurs médiatiques de l’époque n’ont eu de cesse d’utiliser les proximités entre les deux cas, à tel point que Marpingen a vite été surnommé le « Lourdes allemand » (« das deutsche Lourdes ») (Anonyme, 1876a : 2). Les sources liées aux apparitions sont abondantes, entre articles, pamphlets, caricatures, témoignages et récits de guérisons. Bon nombre d’entre elles, indiquées dans la bibliographie de cet article, ont pu être consultées et constituent le corpus primaire de la présente étude. C’est le cas de différents articles parus dans des journaux, d’essais publiés par des ecclésiastiques favorables aux visions ou d’essais qui, au contraire, traitent avec scepticisme des événements de Marpingen. Quant aux trois visionnaires, l’affaire est plus compliquée : seule Margaretha Kunz, devenue religieuse, a laissé un témoignage écrit rédigé en janvier 1889 et reproduit en partie par David Blackbourn dans sa monographie consacrée à Marpingen (Blackbourn, 1997 : 552-562). Dans son témoignage, Margaretha avoue que les visions n’ont jamais eu lieu et que ce sont les adultes qui ont surinterprété les déclarations des trois fillettes, qui n’ont eu d’autre choix que de persévérer dans le mensonge, tant les événements échappaient à leur contrôle. Cependant, d’autres témoignages plus tardifs, provenant de ses consœurs religieuses, indiquent qu’elle aurait rétracté ses aveux.
8 L’objectif de cet article n’est pas d’enquêter sur l’intégrité des visionnaires et encore moins sur l’authenticité des visions, mais d’étudier la réception médiatique des visions de Marpingen et leur comparaison avec Lourdes par les contemporains. Par cette étude, nous essaierons de démontrer que, dans un contexte politique encore marqué par la guerre de 1870, les miracles religieux témoignent d’une circulation des idées entre la France et l’Allemagne, mais aussi d’instrumentalisations par le biais de différents médias. Pour finir, nous proposerons d’expliquer pourquoi les régions entourant la nouvelle frontière ont été si susceptibles aux miracles religieux.
9Étrangement, les visions de Lourdes ne bénéficient pas d’un grand intérêt en Allemagne entre 1858 et la fondation de l’Empire en 1871. Dans les années 1860, la connaissance des miracles de Lourdes en terres allemandes se limite à quelques cercles d’initiés, aussi bien issus de l’Église catholique que de milieux profanes. Dans un ouvrage consacré à la réception de Lourdes dans l’Allemagne impériale, Andreas J. Kotulla note que, dans les années 1860, l’intérêt des Allemands pour Lourdes se cantonne à des commandes d’eau miraculeuse par voie postale, passées de manière individuelle et se limitant surtout à quelques cercles catholiques d’Allemagne du nord (Kotulla, 2006 : 198-199). Un silence relatif règne dans les publications catholiques, ecclésiales comme profanes. En 1862, quelques revues ecclésiales rapportent timidement la reconnaissance officielle des visions de Lourdes, sans y consacrer de commentaires. Parmi les publications profanes, le Katholik, un journal de Mayence à fort tirage, chantre de la piété mariale et de l’Immaculée Conception, ne fait aucune mention de Lourdes en 1858, ni même en 1862, année où les visions de Lourdes sont définitivement reconnues par l’Église (Kotulla, 2006 : 194-199). Ces éléments montrent qu’à cette époque, Lourdes possède bien une réputation établie en lien avec les miracles, mais que la connaissance de ces miracles en Allemagne est très limitée. Leur popularité ne s’installe qu’à partir de la fondation de l’Empire. En 1871 paraît la traduction allemande de Notre-Dame de Lourdes (1868) d’Henri Lasserre. Après avoir guéri d’une cécité irrémédiable, guérison qu’il attribue à l’eau de Lourdes, Lasserre écrit ce livre en rassemblant divers témoignages auprès des personnes impliquées dans les visions. Le succès de l’ouvrage tient en grande partie à la narration romanesque des faits. Comme en France et partout en Europe, Notre-Dame de Lourdes réalise d’excellentes ventes en Allemagne, avec trois éditions successives entre 1871 et 1878 (Kotulla, 2006 : 382-384).
10 Pourtant, même si les fillettes de Marpingen ont entendu parler de Bernadette Soubirous, les autorités n’ont trouvé aucun ouvrage consacré à Lourdes à leurs domiciles (Blackbourn, 1997 : 207). Dans ce cas, comment les mères de Susanna Leist et de Margaretha Kunz ont-elles pu connaître Lourdes et orienter les déclarations de leurs enfants ? En fait, leur connaissance de Lourdes n’est pas une chose surprenante : malgré une popularisation tardive en Allemagne, la décennie 1870 consacre Lourdes en tant que partie intégrante de la piété mariale dans ce pays. C’est sans doute par le biais des ecclésiastiques et de leurs sermons que les miracles de Lourdes sont devenus connus en Sarre et plus précisément à Marpingen. L’enquête des autorités prussiennes à Marpingen a révélé l’influence du curé Neureuter sur les parents, celui-ci ayant évoqué les visions de Lourdes pendant un rassemblement (Blackbourn, 1997 : 207). Les catholiques allemands disposaient à l’époque de réseaux littéraires, avec des librairies et des cercles de lecture consacrés à la littérature religieuse, qui étaient très prisés par les ecclésiastiques. Fondé en 1845 à Bonn, le Borromäusverein était une association particulièrement influente dont l’activité principale consistait à diffuser des écrits destinés aux catholiques. Parmi les autres acteurs importants, on pense au Literarischer Handweiser zunächst für das katholische Deutschland, une revue littéraire de Münster référençant les publications ayant trait au catholicisme et à la piété religieuse (Kotulla, 2006 : 350-352). Le dynamisme de la littérature catholique, ajouté à l’importance des ecclésiastiques qui jouaient le rôle d’intermédiaires, expliquent comment les parents des fillettes de Marpingen ont pu connaître les miracles de Lourdes. Dans ce contexte, il reste à déterminer pourquoi, en l’an 1876, des habitants d’un village sarrois étaient susceptibles d’identifier à une vision mariale ce qui semblait être, au départ, une simple rencontre dans un bois.
11À partir des années 1970, des disciplines comme l’histoire sociale des religions et la folkloristique ont permis de renouveler la recherche sur les miracles. Dans cette nouvelle approche, la piété populaire, portée par des individus vivant dans des conditions sociales, politiques et spirituelles difficiles, est considérée comme un creuset favorable à l’émergence de visions mariales, de guérisons miraculeuses et autres extases (Schieder, 1974 ; Mallmann, 1986). Le mimétisme induit par l’identification des visionnaires à un modèle antérieur placerait chaque cas dans une suite de miracles. Il y aurait ainsi des conjonctures propices aux miracles religieux qui conduiraient à des séries d’événements miraculaires (Savart, 1972 : 205-220).
12Bien sûr, des similitudes évidentes apparaissent entre Lourdes et Marpingen. Bernadette Soubirous est une jeune fille pauvre. Ses parents sont absents : le père est un travailleur journalier et la mère, malade, ne peut s’occuper d’elle. Bernadette est envoyée au service d’une autre famille dont elle garde les brebis. Elle ne se démarque ni par une intelligence extraordinaire, ni par une connaissance poussée de la religion. Sa santé est fragile et elle souffre d’asthme. Habitant dans une région éloignée de la capitale, Bernadette communique en gascon, ne comprenant et ne parlant le français qu’avec difficulté. Le 11 février 1858, elle est envoyée dans un bois situé à l’extérieur de Lourdes pour ramasser des branches. C’est dans ces circonstances qu’elle trouve la grotte où lui apparaît une femme en blanc qui se présentera quelques semaines plus tard sous le nom de « l’Immaculée Conception ».
13Chez les fillettes de Marpingen, la pauvreté est également un marqueur important. Les visionnaires sont des filles de paysans. Leurs parents, qui travaillent énormément, se démarquent également par leur absence. Margaretha Kunz est orpheline. Petite dernière d’une fratrie nombreuse, elle grandit dans une atmosphère de déclassement social due aux dettes contractées par son défunt père. Parmi les trois fillettes, Margaretha est certainement celle qui affiche la santé la plus solide, contrairement à Susanna Leist qui se démarque par une santé fragile. Les trois fillettes ne se distinguent pas par une religiosité extraordinaire. Situé dans la Sarre, région faisant partie de la province prussienne de Rhénanie, le village de Marpingen est éloigné des centres décisionnels de la Prusse et de l’Allemagne. Les trois fillettes parlent d’ailleurs un dialecte sarrois qui rendra difficile la communication avec les visiteurs venant d’autres régions.
14 Les cas de visions peuvent être interprétés a posteriori comme des réactions à des difficultés rencontrées par les individus et les groupes sociaux dont ils font partie. Les événements de Marpingen s’insèrent dans un contexte social et politique difficile, ce qui peut expliquer la popularité immédiate du village comme nouveau lieu de pèlerinage (Blackbourn, 1997 : 634-637). Les années 1870 sont marquées par la crise bancaire de 1873, qui est suivie d’une dépression économique. Cette décennie s’inscrit plus largement dans le processus d’industrialisation de l’Allemagne, qui est pour beaucoup synonyme d’exode rural, de déracinement et d’exploitation par le système capitaliste. Se rassembler à Marpingen, c’est renouer avec la communauté, mais aussi fuir cette réalité cruelle à travers les chants et les extases collectives, dans ce qui pourrait s’apparenter à une « suspension du temps présent » (Mallmann, 1986 : 164).
15À ces difficultés socio-économiques s’ajoute un contexte politique compliqué pour les catholiques allemands. Consacrant la victoire de la solution petite-allemande dans un pays dominé par la Prusse et les élites protestantes, l’Empire né en 1871 porte au pinacle les idées de la bourgeoisie libérale. S’appuyant sur les cercles libéraux alors majoritaires au Reichstag, le chancelier Bismarck décide de s’attaquer frontalement à l’influence de l’Église catholique en déclenchant le Kulturkampf (1871-1887), un conflit destiné à renforcer la cohésion de l’Empire naissant. Cette politique se matérialise à l’époque par de nombreuses mesures considérées comme liberticides par la minorité catholique : l’inspection scolaire par les ecclésiastiques est remplacée par une inspection étatique, le mariage civil devient obligatoire, l’État cesse de financer l’Église, les congrégations religieuses sont expulsées. Mécontents, les catholiques s’organisent et utilisent des leviers d’action rendus possibles par l’industrialisation et permis par la législation libérale de l’Empire : presse de masse partisane, pamphlets rédigés par les ecclésiastiques, manifestations et pétitions sont autant de moyens mis en œuvre pour contrer la politique de Bismarck et des libéraux. Le succès des visions de Marpingen, habilement récupéré et piloté par l’Église, peut être vu comme une réponse supplémentaire à cette crise politique opposant le gouvernement à l’institution ecclésiale. L’afflux massif de pèlerins représente dans ce cas une démonstration de puissance de l’Église catholique, utilisée en réaction à la politique répressive orchestrée par Bismarck et les libéraux. Dans la continuité de cette opposition politique, les visions de Marpingen n’ont pas manqué d’alimenter des débats dans les médias de l’époque, prolongeant le conflit entre l’État et l’Église catholique commencé en 1871.
16Deux tendances principales se dégagent dans la littérature et l’iconographie contemporaines des événements. La littérature catholique, surtout produite par des membres du clergé, fournit un corpus dont le contenu se rapproche souvent de l’hagiographie. Les visions sont considérées comme authentiques et plusieurs éléments d’interprétation sont proposés. Tout d’abord, les hommes d’Église affirment qu’en se présentant comme « l’Immaculée Conception », la Vierge confirme la légitimité du pape et de sa doctrine ecclésiastique, et que son apparition symbolise le soutien de Dieu aux fidèles dans leur combat face aux anticléricaux (Anonyme, 1878b : 35-36). Les visionnaires sont des fillettes aux origines modestes issues du monde rural et leur simplicité tranche avec le message élevé de l’apparition, ce qui, selon eux, infirme l’hypothèse d’une machination, d’autant plus que leurs témoignages sont cohérents et ne se contredisent pas entre eux (Cramer, 1876 : 30-31). Certains ecclésiastiques soulignent aussi que les habitants de Marpingen sont réputés pour leur piété exemplaire, et que le village sarrois était appelé à devenir un lieu d’apparition mariale. Enfin, une dernière interprétation de taille fait appel à la fierté locale : après être apparue en France, la Vierge a choisi d’apparaître en Allemagne, répondant au patriotisme des catholiques allemands, accusés par Bismarck et les libéraux d’être des « ennemis de l’Empire » (« Reichsfeinde ») (Cramer, 1876 : 5-6).
- 2 « Les habitants de Marpingen sont passés à la postérité grâce à leur bêtise. » (Anonyme, 1876b : 3)
17 La littérature anticléricale montre une réaction toute différente à l’égard des visions. Dans cette dernière, ces phénomènes sont considérés comme anachroniques. Loin de l’enthousiasme des pèlerins, les sentiments qui règnent dans ces cercles sont plutôt de l’ordre de la consternation et de la condescendance. Dans le Neues rheinisches Wochenblatt du 22 juillet 1876, un journaliste écrit : « Die Marpinger haben sich mit ihrer Dummheit unsterblich gemacht »2. Dans certains articles, les pèlerins sont moqués pour leur apparence stupide, souvent mise en relation avec leur pauvreté. Une lecture matérialiste des événements dénonce une Église manipulatrice tirant profit de la crédulité de femmes éplorées, de paysans naïfs et d’enfants manipulables. Par son biais, les journalistes libéraux dessinent une ligne de fracture entre, d’un côté, un peuple abruti, et de l’autre une élite soit manipulatrice (les ecclésiastiques), soit éclairée (les journalistes et leurs lecteurs). L’analogie entre Lourdes et Marpingen sert à établir un étalon commun de l’ignorance et de la superstition aveugles. Les habitants de Marpingen sont accusés de vouloir concurrencer ou surpasser Lourdes dans la mystification et l’escroquerie.
18 De plus, dans un siècle marqué par les progrès épistémologiques de certaines sciences comme la médecine, apparitions et autres extases tendent à être considérées comme des manifestations de certaines pathologies. Dans ce contexte, Marpingen n’échappe pas à son lot d’explications psychopathologiques. Épidémie populaire, pathologie collective et maladie contagieuse ne sont que quelques exemples d’interprétations proposées par des journalistes. Un article paru en 1877 dans la Gartenlaube, hebdomadaire de tendance libérale, relate le cas du village rhénan de Gappenach où des personnes auraient vu la Vierge dans une bouteille remplie d’eau miraculeuse de Marpingen. Le phénomène se serait propagé à d’autres localités de la région, au point que le journaliste évoque une « épidémie spirituelle » (« geistige Seuche ») extrêmement contagieuse, tout en soupçonnant les personnes concernées d’avoir utilisé ces mêmes bouteilles pour s’adonner à l’ivrognerie (Anonyme, 1877 : 427).
19 Par ailleurs, alors que dans certaines publications catholiques, les visions sont accueillies avec joie car elles symboliseraient une germanisation du culte marial, les anticléricaux pointent du doigt les proximités entre Lourdes et Marpingen pour accuser les catholiques allemands de connivences avec la France (Schlüter, 1878 : 81-84). Prolongeant le topos bismarckien des « ennemis de l’Empire », ce procédé vise à dire que la minorité catholique fait partie d’une « internationale noire » dirigée depuis Rome. Soupçonnés de comploter avec la France et l’absolutisme papal, les catholiques allemands sont exclus de la communauté nationale. Selon cette perspective, les visions de Marpingen ne constitueraient rien de plus qu’une importation et une imitation maladroites. Plutôt qu’une germanisation de Lourdes, elles seraient le signe d’une gallicisation des catholiques d’Allemagne.
- 3 La Belge Louise Lateau (1850-1883) était connue pour avoir reçu, à partir de 1868, les stigmates de (...)
20 Dans Der Wunderschwindel unsrer Zeit, essai tiré d’une conférence donnée le 7 février 1878 à Bonn, le philosophe Jürgen Bona Meyer prolonge cette lecture politique des visions de Marpingen. Pour lui, ces mariophanies s’inscrivent dans une suite de phénomènes prétendument surnaturels situés à proximité de la frontière franco-allemande. Les échos à l’actualité politique sont lourds de sens au vu de l’annexion récente de l’Alsace-Moselle par l’Allemagne. Meyer relate plusieurs cas de visions survenus au début des années 1870. En avril 1873, des Alsaciens auraient fait l’objet d’une hallucination collective, en voyant se dérouler sous leurs yeux une bataille entre soldats français et prussiens, de laquelle les premiers seraient sortis vainqueurs. Un an plus tard, la Vierge serait apparue à plusieurs reprises en Alsace, tantôt entourée de soldats français, tantôt avec une épée dirigée vers le Rhin. Par sa proximité géographique avec la France, Marpingen est inclus dans cette série de phénomènes interprétés comme hostiles à l’Allemagne. Meyer souligne que le 3 juillet 1876, jour de la première apparition de Marpingen, avait lieu à Lourdes une cérémonie de couronnement symbolique de la Vierge, dans une fête rassemblant cent mille pèlerins (Meyer, 1878 : 38). L’analyse de Meyer s’inscrit dans la continuité d’opinions professées avant même les événements de Marpingen : en constatant de nombreux cas de visions mariales en Alsace, mais aussi une forte popularité de la stigmatisée belge Louise Lateau3 dans les territoires situés près du Rhin, le médecin Rudolf Virchow prononçait par exemple un discours le 18 septembre 1874 à Breslau pour partager ses craintes autour de ce phénomène rhénan qu’il estimait inquiétant (Virchow, 1874 : 3-4).
21 De leur côté, après l’afflux massif de pèlerins à Marpingen, certains membres de l’Église ont tenté de replacer Marpingen dans une longue tradition de piété, comme pour renforcer l’héritage catholique du village sarrois et rendre les miracles plus vraisemblables. Il ne fait aucun doute que le camp catholique a vu dans ces apparitions une preuve de l’existence divine, conçue comme une réponse à l’arrogance des libres-penseurs, comme l’analyse l’historien Gottfried Korff (Korff, 1986 : 145). En 1878, dans un essai recensant les apparitions mariales du 19e siècle, un prêtre anonyme insiste sur la longévité du culte marial à Marpingen, qui remonterait au moins à la fin du 17e siècle (Anonyme, 1878a : 63-64). Dans un essai paru la même année, un autre prêtre indique que l’adoration immémoriale suscitée par la Vierge a prédisposé ce petit village à devenir un lieu de culte marial. Il fait remonter cette tradition mariale au Moyen Âge, tout en soulignant la proximité phonique entre le nom du village et celui de Marie (Anonyme, 1878b : 15).
22 Dans le contexte du Kulturkampf, certains reproches étaient fréquemment adressés aux catholiques. Dans son ouvrage Antikatholizismus, Manuel Borutta s’est penché sur cette imagerie anticléricale de l’époque. En mobilisant les approches des études postcoloniales et des études de genre, l’historien allemand a analysé discours, articles de presse, caricatures et essais, pour mettre en évidence les systèmes de représentations à l’œuvre chez les libéraux du XIXe siècle. Ces derniers ont entretenu un système d’oppositions polaires entre l’État et l’Église catholique : le premier était rapproché des Lumières, de la maturité et de la virilité, tandis que la seconde était amalgamée avec le Moyen Âge, l’enfance et certains attributs prétendument féminins comme l’émotivité et l’irrationalité (Borutta : 2011). À travers Marpingen, cette vision du monde des anticléricaux ne pouvait être que confirmée : les catholiques démontraient leur soumission aux dogmes papaux, trahissaient l’Allemagne au profit de la France et de Rome, montraient leur penchant pour la sentimentalité et confirmaient leur état de minorité mentale. Chez les catholiques, Marpingen a également nourri tout un ensemble de croyances religieuses, de représentations et d’idées politiques. Mettre en avant les ressemblances avec Lourdes, c’était se placer dans la sphère d’influence de l’institution cléricale et favoriser une reconnaissance officielle par le pape. Par son apparition en Allemagne, la Vierge venait germaniser le culte marial, en permettant aux catholiques d’Allemagne d’afficher leur patriotisme. Et par la vérité de cette apparition, elle venait contredire médecins, journalistes, universitaires et tous les autres rationalistes opposés aux dogmes de l’Église catholique.
- 4 Parmi les journaux qui relaient ce surnom de « Lourdes allemand » en évoquant Walldürn lors de l’ét (...)
23 Un autre facteur de taille explique aussi les parallèles faits à l’époque entre Lourdes et Marpingen. Au-delà du profil des visionnaires et du contenu des visions, il ne faut pas négliger des raisons commerciales. Lors de l’été 1873, bien avant les visions de Marpingen, le pèlerinage à Walldürn, une petite localité située dans le grand-duché de Bade, attire des foules anormalement nombreuses ; des journaux n’hésitent pas à faire la comparaison avec Lourdes, alors même que Walldürn n’est pas un lieu de culte marial4. L’engouement populaire autour de Lourdes était sans commune mesure avec celui concernant la majorité des autres miracles. Sur cet aspect, les événements de Marpingen étaient parmi les rares à tenir la comparaison. Pour des raisons pécuniaires, éditeurs et journalistes ont été encouragés à mettre en avant ces ressemblances. Dans ses mémoires publiées en 1913, l’éditeur et journaliste catholique Julius Bachem décrira plus tard la mentalité qui régnait chez les catholiques à la veille des événements de Marpingen. Ayant participé à la couverture médiatique de l’affaire, Bachem revient sur le contexte de conflit entre l’Église et l’État, considéré à l’époque par les catholiques comme un épisode de persécution religieuse. Les catholiques allemands appelaient de leur vœu une intervention divine, conçue comme l’unique solution face à leur désarroi. L’imminence d’une intervention surnaturelle était dans l’air, et Marpingen est venu répondre à ce besoin (Bachem, 1913 : 133-134). Dans un tel environnement, les parallèles avec Lourdes n’ont pu être que favorisés.
24Aussi bien Rudolf Virchow que Jürgen Bona Meyer ont insisté sur une spécificité des territoires proches de la frontière franco-allemande : pour eux, ces territoires semblaient portés aux miracles religieux. Aussi bien en Rhénanie qu’en Alsace, les miracles connaissent un engouement populaire important dans les années 1870, et Marpingen représente le point d’orgue d’une suite d’événements situés à proximité de la frontière. Cette nouvelle frontière franco-allemande constitue un territoire situé aux marges géographiques de l’Empire. À ce titre, les miracles obéiraient à la même logique qu’en Bavière ou dans les territoires habités par les Polonais : ces contrées sont également sujettes à l’époque à des miracles (Kotulla, 2006 : 218-219), favorisés par l’éloignement vis-à-vis des centres décisionnels de l’Empire et un aspect rural propre aux miracles religieux. Cependant, comme le souligne Kotulla, malgré des miracles recensés dans d’autres régions de l’Empire, ce sont les visions de Marpingen qui ont attiré le plus de pèlerins et provoqué le plus de réactions, constituant à l’époque un véritable événement médiatique (Kotulla, 2006 : 218-219). C’est sur cet aspect qu’il nous faut insister, plutôt que de placer Marpingen sous le signe d’un penchant pour les miracles des populations catholiques proches de la frontière franco-allemande. Très vite, les fillettes de Marpingen et leurs parents ont été dépassés par le succès des visions, lesquelles ont été instrumentalisées par deux élites en conflit. Le village s’est retrouvé au centre d’une bataille politique et idéologique, où les parallèles avec Lourdes et la proximité de la frontière ont été récupérés, soit pour décrédibiliser les catholiques allemands, soit pour favoriser une reconnaissance officielle par le pape. De ce point de vue, la proximité géographie de la France vaincue ainsi que la proximité temporelle de la guerre franco-prussienne se sont avérées déterminantes pour faire de Marpingen un événement que, dans d’autres circonstances, il n’aurait peut-être pas été.