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Les usages de la comparaison
1La séance, ouverte par Jay Rowell, a été placée d’emblée sous le signe d’une double définition de la catégorie d’ « usages », définitions que les différentes interventions sont venues illustrer et commenter. Ont ainsi été pris en compte dans les analyses les usages de la comparaison d’une part par les acteurs, et d’autre part par les chercheurs. Le chercheur reçoit de ce fait le double rôle de faire usage de la comparaison et de rendre compte de l’usage de celle-ci par les acteurs. C’est aussi en raison de cette double dimension que le scientifique s’emparant de la méthode de la comparaison est constamment appelé à la vigilance. Ceci fut démontré par les communications de cette première section du séminaire fournies par Pascale Roure et Barbara Jovino. De leurs travaux ressort nettement mais de manière sensiblement différente, la prise de conscience que l’usage de la comparaison n’est jamais neutre et que son mésusage peut nuire sérieusement à la qualité et à la crédibilité des productions scientifiques. Des présentations se dégage le constat que la comparaison n’a de légitimité scientifique que si elle est employée dans un certain Erkenntnisinteresse, à savoir pour mieux comprendre les objets ou l’objet d’étude. La réflexion méthodologique à l’égard des usages de la comparaison porte ainsi sur le nécessaire apport d’une plus value scientifique.
2La comparaison ne doit avoir pour objet ni l’établissement d’une hiérarchisation ni le jugement de valeur. Toujours est-il que ces tendances demeurent un piège tendu à quiconque fait usage de la comparaison, piège qui, un jour, fut néanmoins la raison d’être de certains courants scientifiques. A cet égard, Pascale Roure se consacre à l’analyse de la critique faite par le critique Franz Mauthner qui nie toute légitimité scientifique à la discipline linguistique établissant, à la fin du XIXe siècle, une hiérarchisation des langues du monde.
3La communication de Nicolas Hubé a porté sur le travail journalistique en France et en Allemagne selon une comparaison des processus de production de l’actualité au sein des rédactions de journaux. L’auteur a ainsi pu souligner le danger qui consiste à être ou rester, en tant que chercheur, tributaire de ses propres représentations. Ceci peut mener à une catégorisation trop simplifiée du phénomène à analyser et à l’emploi de l’approche comparative dans une perspective trop restrictive. La discussion a alors débouché sur le double constat de l’impossibilité de sortir du perspectivisme, phénomène dont il convient de prendre conscience, et de l’importance pour le chercheur de garder une attitude critique par rapport à sa perspective et à sa démarche scientifique, donc par rapport à l’usage de la comparaison.
4Force est toutefois de constater que tout objet d’analyse s’inscrit dans un contexte et entre de ce fait en interaction avec au moins le temps, l’espace et l’autre. Il est ainsi difficile voire inapproprié de faire abstraction de l’aspect comparatif que comporte, dans des mesures variées, tout objet d’étude – au sens de l’activité du chercheur ou de celle des acteurs. Il est d’autant plus important de définir les termes d’application de la comparaison, c’est-à-dire l’usage de cette méthode. Ceci revient à la question primordiale de la définition d’une problématique, véritable fondement de toute entreprise scientifique. Il s’agit de s’interroger sur les motifs en vue desquels la comparaison est mobilisée, sur son apport scientifique et sur la connaissance à laquelle elle est supposée pouvoir aboutir.
5Ce n’est ainsi qu’en fonction de la problématique que le cadre et les usages que l’on compte faire de la comparaison pourront être définis. A cet égard, Barbara Jovino nous a exposé le cadre d’une redéfinition de la comparaison au service d’un renouvellement de l’étude littéraire de la notion de la transgression.
6Un autre exemple, issu de la communication de Nicolas Hubé illustre la façon dont l’usage réfléchi de la comparaison peut permettre de mieux saisir les rapports de causalité au sein d’un objet étudié. Cet aspect nous a permis d’ouvrir une brèche vers un thème développé au cours du séminaire, à savoir celui du lien intrinsèque entre la méthode comparative, le regard portant sur les transferts et les regards croisés.
7La problématique des usages de la comparaison nous a menés, dès la première séance de ce séminaire, à redéfinir les objectifs de la comparaison. Celle-ci paraît alors intimement liée à la question du « savoir » qui peut en découler. La réflexion sur les usages nous a également éclairés sur la problématique du recul du chercheur par rapport à ses théories, son propre « bricolage » que constitue toute comparaison. L’usage réflexif de la comparaison peut ainsi rendre plus conscient du fait qu’en tant que scientifique on a affaire à des modèles, des prismes mais non pas à des reflets de la réalité.
Quelles échelles pour appréhender le global ?
8La méthode comparatiste est née dans un contexte d’émergence des nations européennes. Associée à la multiplication des terrains d’études mais aussi à la diversité des approches élaborées par les disciplines particulières qui tendent à se différencier et à s’autonomiser, la méthode comparatiste, progressivement étendue à l’ensemble des sciences sociales et humaines, avait comme objectif de rendre possible un système de la science en instaurant un point de vue universaliste, qui à l’heure postcoloniale est sujet à caution. Le contexte actuel de mondialisation et la substitution de catégories transnationales aux catégories du « national » invitent à repenser l’histoire universelle comme globale et ouverte, en redéfinissant de manière dynamique le paradigme comparatiste en termes de circulations, d’échanges, de connexions, d’interactions multiples. La comparaison « décentrée » permettrait ainsi de sortir du point de vue exclusivement « occidental » et de dépasser les compartimentages nationaux (Antoine Fleury). L’histoire globale se caractérise également par un certain refus du cloisonnement disciplinaire et mobilise l’ensemble des sciences humaines et sociales.
9L’intervention de Kirsten Rüther, « Verknüpfen und Vergleichen. Auf dem Weg zu einer Globageschichte mit Paradigmenwechsel » invite à opérer une transformation des paradigmes comparatistes dans le cadre de l’histoire globale. Le postulat d’universalité des paramètres de la comparaison et les procédés d’isolement des objets étudiés, qui définissent la méthode comparative classique, se sont révélés insatisfaisants. Il s’agit, du point de vue de la nouvelle histoire globale, de comparer en identifiant au préalable et à un niveau local des connexions (connected history), de prendre en compte la circulation des idées – plutôt que des « transferts » unidirectionnels du centre vers une périphérie, schéma qui ne tient pas compte de la complexité des réalités étudiées (par exemple, le rôle des élites locales dans l’importation des idées).
10Cette compréhension dynamique de la comparaison nécessite un réajustement constant des échelles utilisées ; elle suppose en outre la possibilité d’un accès direct aux terrains étudiés et celle de pouvoir suivre les acteurs et les idées. Enfin la pratique de l’histoire globale pose la question de la relation entre les catégories d’action des acteurs et les catégories d’analyses qu’elle met en jeu (Michael Werner).
11Le point fort de l’histoire globale est donc qu’elle vise à prendre en considération les dynamiques locales à l’échelle planétaire sans pour autant adopter de position surplombante, par opposition aux comparaisons statiques des histoires nationales qui affirment implicitement un point de vue de dominants ou déterminent les contours de « la civilisation ». L’histoire globale propose ainsi une voie pour sortir de l’alternative entre l’eurocentrisme caractéristique de l’histoire soi-disant universelle et le « relativisme culturel ». Dans la mesure où elle ne peut faire l’économie de la littérature secondaire, en raison de la multiplicité illimitée des terrains et des langues sur laquelle ouvre l’histoire mondiale, l’histoire globale peut-elle prétendre accorder un primat à l’échelle locale sans réfléchir aux conditions d’accès, nécessairement médiées, à cette échelle ? L’histoire globale présuppose en outre implicitement la possibilité de mettre entre parenthèses – ne serait-ce que temporairement – les systèmes de valeurs qui déterminent ses outils conceptuels. Si le global est une échelle, il s’agit d’une échelle très différente des autres : à la fois le sommet et la base de toutes les échelles envisageables (Michael Werner). Au niveau global, il s’agit donc d’interroger sans cesse les biais induits par les choix d’échelles, de concepts et catégories qui entrent dans la construction des objets étudiés.
12Comment dès lors identifier les échelles pertinentes et comment surtout les articuler les unes aux autres ? Comme le signale Antoine Fleury, l’histoire globale présente trois enjeux principaux : 1) sortir du seul point de vue occidental, 2) dépasser le compartimentage national, 3) identifier les échelons pertinents – et pour ce faire, il ne faut pas hésiter à intégrer le local dans toute sa complexité. Il s’agit en effet de saisir diverses interactions entre différents niveaux (l’interscalaire).
13Aurore Arnaud propose de repenser la pédagogie dans l’espace catholique du Saint Empire au XVIIIe siècle à partir de l’échelle locale, en concentrant son analyse sur les établissements d’éducation et en considérant l’hétérogénéité irréductible des contextes étudiés. Comment régler le jeu des échelles (locale, régionale, impériale, européenne) et « le passage de la somme des particuliers au général » ? Pour ce faire, Aurore Arnaud a pris le parti de s’intéresser à plusieurs villes et à quelques formes d’éducation (et de ne pas prendre en compte le préceptorat, par exemple), plutôt qu’à une seule ville et à toutes les formes d’éducation qui y ont cours. Aurore Arnaud se réfère à l’histoire croisée et dégage deux critères permettant d’appréhender le global dans sa réalité « polyphonique » : critère de représentativité et critère d’exhaustivité. Le risque alors encouru est que la juxtaposition de plusieurs études locales ne permette pas de conclure à un niveau global. Un autre danger mis en avant repose dans la normativité implicite des catégories pouvant être mises en jeu (Gadi Algazi) : la catégorie de « modernité » apparaît comme problématique dans la mesure où elle englobe un jugement de valeur. Enfin, malgré un accent mis sur l’échelle locale en raison de la faible pertinence de l’échelle nationale, un rôle explicatif peut-il être attribué à la religion, de même que dans l’historiographie dont Aurore Arnaud signale les limites ?
14Le travail que Julie Gobert présente dans son texte « Comparer les dispositifs compensatoires environnementaux – Pour une étiologie de l’intégration et du développement durable dans les pratiques d’aménagement du territoire » met en œuvre une comparaison internationale (France, Allemagne, Etats-Unis, Grande-Bretagne, Canada) privilégiant l’échelle intermédiaire du territoire, ce qui permet à la fois de sortir du cadre national et de dépasser les contingences locales. La prise en considération des difficultés de traduction et de l’irréductible diversité sémiologique du concept opératoire de « compensation territoriale » est décisive pour ne pas tomber dans cet écueil du comparatisme qui consiste à postuler une universalité du point de vue adopté par le chercheur et à projeter des catégories d’analyses sur des terrains qui requièrent des catégories différentes. Les difficultés de traductions sont ainsi moins un obstacle qu’un phénomène à analyser (Ariane Jossin). Le décentrement que produit la comparaison est ainsi lui-même intégré à la recherche, qui se base sur des grilles d’analyse homogènes devant néanmoins faire l’objet d’infimes variations, afin de souligner les particularités nationales. Le choix de l’échelle territoriale ou « méso » permet un accès direct aux réalités étudiées ; Julie Gobert pense qu’en s’intéressant seulement au niveau « micro » (point de vue des riverains ; notion de gêne et perception des nuisances), elle n’aurait pas pu établir de comparaison « directe ». A la question de l’usage de la monographie et du concept d’acteur-réseau (Jérémie Gauthier), Julie Gobert répond que les monographies sont indispensables mais ne sont que le point de départ de l’étude et que s’impose ensuite la nécessité d’une approche plus dynamique.
15Le texte de Heike Weber, « Histoire croisée am Beispiel des Hausmülls : Stolperfallen und Stärken einer europäischen Transfergeschichte » met en question la pertinence de l’échelle nationale et identifie pour les neutraliser certains stéréotypes nationaux, qui traduisent des rapports de compétition entre modèles (américain/européen, français/allemand). L’échelle pertinente en ce qui concerne l’histoire des ordures et des infrastructures qui s’y rapportent est l’échelle de la ville. Le choix de la comparaison entre des villes situées en France et en Allemagne (Lyon, Strasbourg, Francfort) est justifié par l’impératif de « suivre les acteurs » et par la reconnaissance d’un « tissu transnational de relations ». Il s’agit de mettre l’accent sur les échanges et les transferts tant cognitifs que techniques dans l’étude de pratiques localement situées. Ce décentrement est donc rendu possible par une analyse à l’échelle locale des pratiques qui précèdent les constructions d’identités nationales (« française », « allemande ») et supranationales (« européenne »).
Les catégories de la comparaison
16La discussion sur la demi-journée dédiée au rôle des catégories dans la comparaison a mis en évidence des divergences de vues fondamentales selon les disciplines : pour mettre en valeur la richesse de ce débat, nous avons choisi de donner un exposé à plusieurs voix – moyen de rendre compte de la diversité des approches possibles de la notion. En effet, une approche de type littéraire sera mêlée à une approche sociologique.
17Pour esquisser une définition des catégories, on peut aborder la question de leur usage : à quoi servent les catégories dans le contexte de la comparaison ? Le point de départ de notre réflexion sera l’idée qu’il n’existe pas de comparaison sans catégories, et que ces dernières sont nécessaires à toute comparaison. De fait, le caractère divers des phénomènes – d’où la comparaison tire toujours ses objets – rend la pure juxtaposition de deux fragments de réel impossible, illisible sans une série de propriétés générales qui permettent de sérier, de hiérarchiser et de mettre en lumière des propriétés restreintes de ces objets. Les catégories sont les lunettes à travers lesquelles on observe le réel, car elles permettent d’ordonner la diversité des phénomènes grâce à une modélisation, en éclairant des points précis sous lesquels vaut la comparaison.
18On peut en général distinguer deux manières d’obtenir ces lunettes : il est possible de reprendre des catégorisations déjà acceptées dans la littérature théorique – une approche typique pour les méthodes appelées quantitatives. Ou bien le chercheur peut essayer d’obtenir les catégories utilisées par les acteurs eux-mêmes, une approche typique pour les méthodes qualitatives comme par exemple dans le cas de l’ethnographie.
19Dès lors, l’on peut définir les catégories, de manière problématique, comme une construction intellectuelle – qui pose peut-être plus de difficultés qu’elle n’en résout. De fait, avant même l’observation, et pour permettre celle-ci, nous venons de voir que la présence des catégories est nécessaire et inévitable a priori, de manière consciente ou inconsciente. Or les catégories, nous l’avons dit, fonctionnent et aident à saisir les phénomènes en effaçant leur continuité par la mise en relief de certains éléments au détriment des autres. Dans ce processus de mise en relief se cache déjà une série de préjugés préalables à l’observation, qui incite à donner de l’importance, une priorité, à certains faits par rapport aux autres, à hiérarchiser un réel avant même de l’avoir observé – malheur pour le chercheur en quête d’objectivité, mais nécessité irréductible éclairée par Saint Augustin lorsqu’il nous montre bien que pour chercher un objet, une clé par exemple, je dois déjà posséder en esprit la représentation, le modèle de cette clé que le réel doit actualiser. Le modèle, orienté par des catégories constituées a priori, préexiste donc toujours à l’observation des phénomènes. Il serait absurde de prétendre appréhender le réel sans en avoir déjà une idée préexistante et plus ou moins orientée.
20Le problème est désormais le suivant : les catégories orientent le résultat. De même que mon modèle abstrait de clé me fera passer à côté d’une clé réelle sans la reconnaître si elle surprend ce modèle, si elle n’y correspond pas, dans l’observation je ne suis pas à même de lire les phénomènes qui ne correspondent pas à la grille abstraite de catégories que mon esprit avait construite a priori. Les catégories permettent de lire le réel en lien avec le modèle, mais ce faisant elles reconstruisent le réel pour qu’il réponde à l’idée qu’on s’en faisait au préalable, empêchant ainsi toute surprise et toute spontanéité face aux phénomènes. Le choix des catégories est toujours un choix engagé par l’ensemble des préjugés, conscients ou non, du chercheur, et détruit l’illusion d’objectivité face aux phénomènes. Il ne s’agit pas dès lors de s’affranchir des catégories (on a vu qu’on ne le pouvait pas, car elles sont nécessaires à la saisie des phénomènes par l’esprit, et l’on tomberait dans une impasse pour la recherche), ni de les délégitimer, mais d’en être conscient, pour pouvoir les retravailler en se laissant surprendre par les phénomènes.
21En effet, comme la leçon de Gadi Algazi sur « Habitus et mode de vie des savants dans trois contextes pré-modernes » l’a montré, les catégories adoptées peuvent changer considérablement pendant le processus de la recherche et on pourrait aussi affirmer que le but d’une recherche consiste dans la mise en question systématique des catégories utilisées. Parfois, une comparaison bancale peut servir pour mieux comprendre l’objet principal de l’analyse scientifique.
22Ainsi, si elles sont a priori des conventions construites par l’esprit, les catégories peuvent être retravaillées de manière déductive et a posteriori, éclairées par l’expérience et ajustées : le travail des catégories permet d’avancer vers l’objet, d’affiner le modèle pour mieux rendre compte de la diversité des phénomènes. De même que l’utilisateur d’un microscope doit toujours refaire le point sur son objet, le chercheur doit toujours ajuster les catégories qu’il utilise en fonction de son observation. Un tel travail permet de rapprocher le modèle construit par le chercheur des phénomènes : même si la diversité des phénomènes ne peut être entièrement subsumée par les catégories (le décalage entre réel et modèle est irréductible et l’adéquation n’est jamais totale), les catégories peuvent se rapprocher de l’objet de manière asymptotique. On a ainsi une construction par étapes des catégories de l’analyse : une première grille a priori est corrigée à la lumière de l’observation et sans cesse affinée chez le chercheur qui sait se laisser surprendre par les phénomènes et ne pas leur imposer à tout prix son modèle.
23Comme la discussion sur le travail de Jérémie Gauthier sur la « Construction et usage de la catégorie “ethnicité” dans la comparaison des polices parisienne et berlinoise » l’a mis en évidence, la solution qui envisage de faire dériver les modèles de l’observation du terrain, de les extraire a posteriori de la conversation avec les acteurs, n’échappe pas à l’a priori catégoriel : les acteurs ont eux aussi des catégories a priori ; de plus, les questions du sociologue sont elles-mêmes orientées par les catégories préexistantes, et orientent la réponse vers une grille préexistante, non arbitraire si elle est maîtrisée et consciente, mais jamais objective. La véritable solution réside donc dans ce va et vient entre l’objet et les catégories. Ces dernières sont dès lors des objets en mouvement, pris dans une dynamique de construction progressive et de dialogue entre le modèle, qui est l’abstraction nécessaire du chercheur, et le réel. Il faut, dans le cadre de la comparaison, adapter les catégories à l’espace et au temps si l’on veut échapper au problème des catégories bancales, qui fonctionnent bien pour l’un des objets, moins bien pour l’autre : le travail du chercheur est de faire évoluer les catégories au fil de sa recherche et selon les champs d’investigation.
24Les catégories présentent toutefois deux dangers différents : nous avons évoqué le premier, à savoir que trop rigides, elles ne recouvrent plus rien, et livrent une représentation figée du réel, dans laquelle on aurait presque un modèle de catégories sans contenu. Le second danger tient à la solution dynamique que nous avons présentée : trop mouvantes, les catégories se délitent dans la contextualisation, et le chercheur finit par avoir autant de catégories que de phénomènes. Cet écueil rend tout discours impossible, et l’on retombe dans l’aphasie que le refus des catégories induisait déjà.
25Il est également important de comprendre que les catégories sont conditionnées par l’échelle de la comparaison choisie par le chercheur. Varier les échelles peut amener à obtenir des catégories plus riches et plus précises. De la même façon, l’intégration des transferts permet d’explorer les différences existant soit dans les catégorisations utilisées par des acteurs différents, soit dans les catégorisations développées par différentes communautés pour décrire cette réalité.
26Il nous semble que l’usage des catégories fait appel à une gestion médiane, à un arbitrage pragmatique différent pour chaque recherche et à évaluer par le chercheur. L’utilisation de la comparaison bancale peut en constituer l’un des moyens. Une telle comparaison réflexive et consciente semble être située entre la précision et l’inflexibilité des méthodes quantitatives et les résultats assez impressionnistes, mais parfois très éclairants des méthodes qualitatives.
27En effet un tel procédé permet d’isoler des préjugés qui n’allaient pas de soi dans le rapport à un seul objet, et qui sont identifiés par l’apport d’un second objet de comparaison. Le passage par le troisième terme permet de valider ou d’infirmer des catégories, et apporte toujours une réévaluation enrichissante de la grille. En conclusion, il est intéressant de souligner que si les catégories sont un préalable à toute comparaison, leur bon usage fait aussi de la comparaison un préalable à la construction des catégories – et si l’objectivité en recherche est impossible, une solution satisfaisante se situe dans cette position médiane, consciente et réflexive.
Terrains et contextualisation
28Cette session s’est déroulée à la lumière d’une remarque de Denis Laborde, simple, mais déterminante, selon laquelle on ne compare pas parce que les objets d’étude seraient déjà comparables, mais comparer signifie bien plus rendre comparable. Les conséquences méthodologiques de cette hypothèse sont les suivantes.
29Tout d’abord, toute opération de comparaison court le risque d’éliminer certaines caractéristiques constitutives de la diversité de l’objet, pour en mettre d’autres en avant. Comme l’ont montré les exposés de cette session, le danger de l’abstraction, ou plutôt celui de la sous-évaluation ou de la sur-évaluation peut se retrouver à des niveaux très différents.
30Premièrement, le fait de comparer implique des jugements de valeur de la part du chercheur, lesquels s’expriment dans une hiérarchie implicite des cas, ou dans la surévaluation d’une catégorie de la comparaison au détriment d’autres.
31L’exemple de Denis Laborde portait sur les musicologies du XIXe siècle qui convoquaient souvent les « bruits » sauvages et barbares dans le cadre de comparaison pour mieux mettre en valeur la musique européenne comme seule musique authentique, en établissant un lien entre les échelles de tonalité et l’expression de l’intelligence du cerveau musical, c’est à dire en les hiérarchisant en fonction de leur complexité supposée.
32Si ces formes de contextualisation ont pris corps dans le cadre du racisme scientifique du XIXe siècle, les discussions qui ont suivi la présentation de Denis Laborde ont fait surgir des questionnements sur la normativité dans des situations apparemment moins graves, concernant l’identité du chercheur.
33Ariane Jossina montré qu’elle avait choisi les cas de l’Allemagne et de la France dans sa thèse en raison de sa propre expérience binationale au lieu, par exemple, d’une comparaison France – Paraguay, car dans ce cas le travail d’immersion dans le terrain aurait été trop lourd et le danger de cécité culturelle trop grand.
34La thèse de Dorothea Trebesius a permis en ce qui concerne le choix de son cas (RDA – France) un glissement à la fois subtil et intéressant : derrière ce choix émergèrent des liens entre les passés socialistes de deux pays qui avant même de passer à l’objet de la comparaison au cœur du projet de recherche ont permis une contextualisation productive.
35Deuxièmement, les contextualisations et le « désordre » du terrain comportent toujours des difficultés de traduction. Les catégories sociales, comme celle de « militant » chez Jossin, celle de formation/Bildung et instruction/Instruktion chez Trebesius et de manière plus évidente encore les catégories théoriques comme celle de praxis/Praktik chez Tania Bogusz ne requièrent pas de simples traductions lexicales, mais une traduction culturelle, un « transcodage » (Lascoumes) du champ sémantique, qui est contaminé par chacun des concepts. Pour Jossin, il était impossible lors des entretiens avec les détracteurs allemands de la globalisation de traduire directement du contexte français la question à propos de leur position politique : l’adjectif « militant » a, en allemand, une autre signification qu’en français. Trebesius a rencontré une difficulté avec le terme Bildung qui correspond à un sens plus vaste en allemand que le terme français « formation ». Bogusz a dû s’efforcer de « traduire » des concepts théoriques (expérience, pratique, connaissance et émergence) par-delà différentes écoles pragmatiques dans trois pays.
36Si les dangers de la comparaison ont bien été identifiés, si le chercheur justifie son choix pour tel ou tel cas en fonction d’un contexte donné, et si les hiérarchies implicites font l’objet de réflexion, il n’était pas évident, et c’était le troisième point, que les « bonnes » variables soient utilisées pour contextualiser l’objet.
37Pour Tanja Bogusz il était problématique de contextualiser les concepts théoriques (expérience, pratique, connaissance et émergence) des écoles pragmatiques française, allemande et américaine sans rendre inutilisables pour sa propre méthodologie les outils théoriques de la « comparaison comme praxis » sans se perdre elle même en tant que chercheure dans les méandres théoriques des pragmatiques.
38Dorothea Trebesius a contextualisé la profession de compositeur à l’aide de publications des centres de formation en France et en RDA. Mais elle courait alors potentiellement le risque de négliger des éléments importants de contextualisation de la constitution de cette profession comme les représentations syndicales, les contrats d’assurance et leurs différentes catégories ou d’autres institutions en lien avec les politiques de l’emploi.
39Dans le cas de Bogusz, il s’avérait nécessaire, au lieu de s’interroger sur les points communs et les différences des différentes traditions disciplinaires, d’aborder les différentes écoles théoriques et le contexte de leur création du point de vue de la problématique de la socio-histoire (au sens de P. Wagner). A la place de la comparaison des théories et de la question de la convergence / divergence de certains concepts théoriques, apparaît une historisation rigoureuse qui comprend toute production de théorie comme une réponse à une constellation de problèmes bien particuliers, ancrés historiquement.
40Pour Trebesius, une contextualisation plus nette de son étude s’imposait, dans la mesure où à l’intérieur de ses deux cas étaient intégrées à la réflexion d’autres institutions avec leurs propres pratiques, dans le sens de « l’homme pluriel » de Lahire, et à l’encontre du nivellement des différences.
41Plus généralement, et c’est ce que Laborde surtout a montré, les dangers de la comparaison se situent dans une tension entre des modèles universels et théoriques de comparaison d’une part, et une casuistique particulière de la comparaison d’autre part (« Penser par cas » Passeron / Revel). Les dynamiques du « penser par cas » furent abordées très rapidement, à la suite desquelles les propriétés remarquables des cas particuliers se laissent rapporter à un contexte plus vaste, changeant historiquement et spatialement, alors que d’un autre côté la pensée comparative se perdrait dans des événements singuliers.
42En réponse aux vieilles questions « Comment raisonner à partir d’événements singuliers » et « à quelles conditions peut-on se permettre de généraliser ? » les solutions suivantes ont été proposées.
43Pour se prévenir du danger de la hiérarchisation et de la normativité des cas soumis à la comparaison, il est proposé de procéder à la comparaison « bancale » : le cas France-Paraguay peut renverser les idées préconçues de la chercheuse et aider à corriger les jugements de valeur qui émergent dans la pratique de la comparaison. Mais pour ce faire, un certain désir de jouer est requis (le chercheur comme homo ludens), qui n’est pas sans risque.
44Les concepts et les catégories avec lesquels on travaille dans le cadre de la comparaison ne doivent pas venir de l’extérieur de l’objet. C’est bien plutôt le « bricolage » (Lévi-Strauss) qui règne, qui permet de réfléchir la co-présence de catégories scientifiques et empiriques dans le faire scientifique, qui peut fonctionner comme une boîte à outils permettant d’échanger, de traduire dans un sens puis dans l’autre et d’adapter ;
45Chacune des opérations de contextualisation peut être menée plus efficacement par les acteurs eux-mêmes que par le chercheur. Les objets, les sources ou les acteurs définissent les niveaux de leur action. Dans le sens de « suivre les acteurs », il s’agit ici aussi d’une multiplication des niveaux au moyen d’une auto-description la plus dense possible par les acteurs eux-mêmes, qui, comme dans le cas de Jossin, ne se comprennent pas seulement comme détracteurs de la globalisation au niveau local ou global, mais en mesure d’agir sur un ou plusieurs niveaux en même temps.
46Le « rendre comparable » ne doit pas dissimuler le fait qu’avant même d’opérer une comparaison scientifique, on a déjà comparé et établi des liens. Ceci montre la valeur du lien qui entre en jeu dès qu’on s’approche d’un thème pour le contextualiser. D’autre part, la comparaison comme pratique scientifique avec ses opérations habituelles comme le choix du cas et de la variable, la recherche de matériaux, les stratégies d’écriture etc. est mieux mise en évidence que l’exercice d’interprétation qui dépend fortement de l’articulation entre une théorie et une stratégie de recherche.
La comparaison diachronique
47Deux points de vue différents et complémentaires peuvent être adoptés lors d'une comparaison. D'un côté l'approche dite « diachronique » explorant un phénomène au cours du temps et étudiant ses évolutions, de l'autre l'approche dite « synchronique » s'intéressant à un sujet étudié à un moment précis de son histoire. La comparaison diachronique met en relation l'état et/ou l'évolution de deux ou plusieurs entités dans différents temporalités. Elle suppose l'étude du changement et nécessite une démarche comparative recourant à une méthodologie d'analyse propre afin de tenir compte des facteurs susceptibles d'influencer l'évolution du phénomène étudié.
48La conférence de Reinhard Blänkner recourt à la comparaison pour critiquer les catégories utilisées en histoire internationale comparée. L'auteur revient notamment sur les présupposés contenus dans ses catégories et les oppose au défi du post-colonialisme ou la globalisation. Blänkner invite à se détacher d'un regard euro-centré en se référant à la Beziehungsgeschichte qui constituerait une définition globale (Gegenstandskonstitution), plus neutre des relations entres les pays. L'auteur propose de ne plus utiliser des codes binaires comme les notions de centre et de périphérie, constitués par la comparaison historique. La discussion du papier fait toutefois émerger des critiques de cette conception perspectiviste comme paradigme universel notamment à travers la construction des entités à comparer. Quelles caractéristiques permettent de sélectionner ce qui par la suite sera utilisé comme « norme » et « exception à la règle » ? Afin de mettre en avant l'interdépendance de la catégorisation et des choix méthodologiques, Blänkner recourt à la métaphore du ruban (Band) et de la chaîne (Kette) : la première constitue un continuum tandis que la seconde se compose de plusieurs membres.
49L'article de Marie Saint-Martin invite à comparer les versions du drame « Electre » écrites au Ve siècle avant JC avec celles du XVIIIe siècle. L'objectif initial du travail est de faire apparaître par la comparaison la nature des relations entre frères et soeurs dans l'Athènes classique et dans l'Europe moderne (Allemagne, Italie, France et Grande-Bretagne). Plus largement, l'auteure formule l'hypothèse selon laquelle l'analyse comparée des pièces de théâtre, considérées comme des reflets de la société, permettrait d'établir des ponts entre les textes, l'histoire sociale et l'histoire des mentalités. L'auteure donne notamment l'exemple du droit et de la morale. La discussion a essentiellement porté sur la difficulté à penser les continuités et des ruptures entre les périodes étudiées en intégrant les ressemblances ou les divergences. Bien que souhaitant inclure des éléments convergents entre les versions de l'Antiquité grecque et celles du XVIIIe siècle, l'auteure a fait part de sa crainte de tisser des parallèles injustifiés entre l'Antiquité et l'époque moderne. Par ailleurs, à travers le recours à des sources de littérature secondaire produites dans les années 1930, Saint Martin inclue de façon implicite un niveau temporel supplémentaire. Enfin, le problème de la perspectivité de l'auteure a été soulevé : comment distinguer les éléments d'analyse issus du texte de ceux mobilisés par l'auteure ? Est-il possible de développer des catégories neutres applicables à chaque époque étudiée ? L'auteure suggère une meilleure contextualisation des textes afin de prendre en compte leur spécificité propre.
50Philip Hebeisen propose d'interroger la centralisation de l'Etat suisse et l'émergence d'un modèle helvétique à travers la comparaison des carrières de chefs de la gendarmerie de quatre cantons entre 1848 et 1914. Différents critères ont été retenus par l'auteur pour tester l'hypothèse d'une convergence dans le profil des gendarmes sensée traduire la formation d'une institution centralisée : l'âge, le lieu de naissance, la situation socio-économique, la formation, la trajectoire professionnelle et la durée du service dans la gendarmerie. L'analyse fine des carrières de ces gendarmes conduit l'auteur à conclure « qu’il se passe quelque chose » au niveau du recrutement des chefs de la gendarmerie au début du XXe siècle. En effet, une homogénéisation des parcours ainsi qu'une certaine forme de sociabilité partagée entre les agents des différents cantons laissent supposer un décloisonnement du modèle cantonal. L'auteur reste toutefois conscient de la fragilité de ses conclusions uniquement fondées sur la trajectoire des agents et prévoit d'analyser les contextes institutionnels et légaux des différents corps, le fonctionnement quotidien des services et les pratiques des agents. Les critiques ont tout d'abord porté sur la pertinence explicative des critères retenus par l'auteur ainsi que sur son choix de limiter son échantillon aux chefs, excluant ainsi les autres agents. Ensuite, des remarques ont été émises sur la portée heuristique de la comparaison inter-cantonale (faire émerger un modèle suisse) : n'y aurait-il pas un caractère tautologique à chercher un modèle national à partir de critères eux-mêmes décidés au niveau fédéral ?
51Bénédicte Terrisse propose d'étudier la diachronie de l’œuvre de l'écrivain est-allemand Wolfgang Hilbig (1941-1945). Selon l'auteure, le recours à la comparaison diachronique doit en effet permettre de considérer l'évolution des motifs et des images, de mettre en évidence les persistances et les mutations d'une écriture et de décrire une œuvre au travail. Produites dans un contexte de surveillance des artistes par l'Etat et la police politique, la comparaison des écrits de Hilbig permet d'identifier un « changement de paradigme esthétique de l'oeuvre » qui s'oppose alors à l'idée traditionnelle de l'oeuvre comme « totalité achevée ». La discussion a essentiellement porté sur la trajectoire sociale de l'écrivain, à la fois promu écrivain prolétaire par le régime de RDA mais également considéré comme subversif et surveillé par la Staatssicherheit. Ce statut ambigu invite à tenir ensemble la production des textes, leur réception et les mutations de l'œuvre, c'est-à-dire à considérer ses textes comme une « œuvre ouverte ». Des critiques ont également porté sur la constitution du corpus, sur le choix des textes remarquables, sur le recours à des textes non publiés ainsi que sur la contextualisation.
52Les textes présentés dans ce groupe thématique ont en commun la comparaison d'entités saisies dans des temporalités différentes. Ils se distinguent néanmoins par les méthodes employées, les manières de construire les comparaisons et les objectifs heuristiques poursuivis. Tout d'abord, les auteurs ont eu recours à des ressources méthodologiques très diverses : histoire des relations (Beziehungsgeschichte, Blänkner), démarche idéale-typique (Hebeisen), biographique (Terrisse) et analyse littéraire (Saint-Martin). Ensuite, les entités à comparer (pays, aires géographique, carrières, textes littéraires) et les problématiques comparatives (centre/périphérie, allers-retours entre l'objet et le contexte, usage et statut des cas...) diffèrent également. Enfin, les objectifs de la comparaison apparaissent également hétérogènes : l'étude des processus de centralisation étatique (Hebeisen), l’étude de différentes sociétés à travers l'étude d'un mythe (Saint-Martin), les rapports de domination inter-étatiques dans un contexte colonial et post-colonial (Blänkner), la marge de manœuvre des acteurs et leur résistance aux rôles imposés par l'Etat autoritaire de RDA (Terrisse). Les discussions ont également porté de manière transversale sur la question de la tension entre la subjectivité induite par le point de vue situé du chercheur et les sources mobilisées qui contiennent la position de l'acteur. Un retour réflexif sur la méthode, les matériaux et les variables employés devrait permettre de réduire la part de subjectivité. Il s'agit de rassembler suffisamment de matériel empirique pour pouvoir définir les critères discriminants, établir une catégorisation et procéder à une homogénéisation des groupes à comparer.
53Le choix de l'approche comparée apparaît alors comme un moyen pour le chercheur de se situer dans un champ disciplinaire et de critiquer les modèles dominants. Dans la discussion, la diversité des analyses a par ailleurs conduit les participants à réfléchir sur la rigidité et la pertinence des frontières disciplinaires dans les sciences sociales.
Pour citer cet article
Référence électronique
« Comparer », Trajectoires [En ligne], 3 | 2009, mis en ligne le 08 décembre 2010, consulté le 08 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/trajectoires/405 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/trajectoires.405
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