Les Allemands des Sudètes et l’Allemagne : mutations des identités collectives. L’exemple de Braunau/Broumov (Bohême de l’est)
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1Les identités collectives – ces sentiments d’appartenance qui nous rattachent à différents groupes – s’observent le mieux dans des situations de déplacement, de marge, de rupture des cadres de vie. Or, les Allemands des Sudètes, le plus grand groupe germanophone d’Europe centrale (environ 3,3 millions de personnes en 1930), ont connu de nombreux changements d’appartenance à l’époque contemporaine : d’abord sujets de l’empire d’Autriche dont la langue officielle était l’allemand, ils sont devenus une minorité en Tchécoslovaquie après 1918 ; inclus dans le Troisième Reich en 1938, ils ont été expulsés vers l’Allemagne à la fin de la Seconde guerre mondiale. Certains d’eux se sont alors mués en citoyens est-allemands disciplinés tandis que d’autres, en RFA, juraient de revenir dans la patrie perdue, même cinquante ans plus tard ; puis tout a été remis en question à la « révolution de velours » en 1989...
2Mon objectif a été d’expliquer, sur une durée relativement longue (le XXe siècle), les évolutions qu’ont connu les identités collectives des germanophones de Tchécoslovaquie : qui les a définies, dans quel contexte et dans quel but (pour autant qu’on puisse le déterminer) ? Ma thèse est partie de soixante-et-une interviews semi-directives, recueillies sous forme de récits de vie entre 1997 et 2001 auprès d’anciens Sudètes souvent nés dans les années trente et installés, pour une part à peu près égale, à l’est et à l’ouest de l’Allemagne après 1945. Rencontrés par contact personnel, par l’organisation politique (de droite) de la Sudetendeutsche Landsmannschaft ou par l’association des anciens habitants d’une petite ville bohémienne, Braunau/Broumov (membre de la Landsmannschaft mais souvent considérée comme apolitique par ses membres), ils ont orienté ma thèse dans deux directions principales : comprendre les ressorts du conflit germano-tchèque avant 1938 et étudier, par comparaison entre l’Est et l’Ouest, l’intégration des expulsés sudètes en Allemagne après 1945. Pour unifier ces aspects, j’ai choisi de partir de l’échelle locale, en l’occurrence la petite ville de Bohême orientale, majoritairement germanophone, de Braunau (en tchèque : Broumov), dont les anciens habitants semblent avoir cultivé une forme particulièrement active de mémoire collective après leur expulsion. Fidèle à l’approche multi-scalaire, j’ai jonglé entre différents niveaux d’analyse pour compléter les dires de mes informateurs et la littérature secondaire par des sondages dans les archives tchèques et allemandes.
3Le sujet étant très vaste, ma thèse l’est devenue tout autant et reste, dans le détail, très perfectible ! Néanmoins, il m’a été possible de parvenir à des résultats novateurs : d’une part, parce que la recherche de continuités sur une période aussi longue et aussi heurtée n’avait encore pas été tentée ; d’autre part, parce que je me suis intéressée à plusieurs aspects négligés par la recherche, comme l’histoire des germanophones de la province tchécoslovaque (et non pas aux Allemands de Prague, mieux connus des historiens mais qui se distinguaient nettement de la majorité des Sudètes) ou encore les processus d’intégration en RDA vus par les acteurs eux-mêmes. De fait, la littérature secondaire sur la question est très inégale : surabondante sur les expulsés en Allemagne de l’Ouest, elle souffre de l’absence d’archives en Allemagne de l’Est après 1952 (date à laquelle toute mention de ce groupe de population disparaît) ; en plein essor sur la période entre 1918 et 1938 depuis la fin de la Guerre froide, elle privilégie les sources centrales et néglige l’histoire locale alors que c’est à cette échelle-là que le basculement de l’opinion germanophone vers le Troisième Reich s’est fait ; enfin, elle est toujours déficitaire sur les Sudètes pour la période de la Seconde guerre mondiale.
4La première partie de ma thèse a replacé l’évolution de la seigneurie bénédictine de Braunau/Broumov dans le contexte plus vaste de l'histoire des Pays tchèques, longtemps membres du saint-empire et régis par la famille des Habsbourg depuis le XVIe siècle. J’ai donc relevé les moments où des identités collectives ont été formées à l’échelle locale : la Contre-Réforme et le début du XVIIIe siècle, la politisation des masses à la fin du XIXe siècle et enfin la Première république tchécoslovaque (1918-1938), période à laquelle le nom d’« Allemands des Sudètes » se popularise parmi les germanophones. Les chapitres sur l’entre-deux-guerres analysent la presse du « pays de Braunau » (la petite ville et les dix-neuf villages qui l’entourent) et des individus qui formaient l’élite politique locale. Première constatation : contrairement à l’opinion courante, ces derniers ont eu le choix entre opter pour la Tchécoslovaquie ou pour l’Allemagne car presque tous maîtrisaient les deux langues ; en ce qui concerne le reste de la population (en l’absence de sondages d’opinion qui auraient été bien utiles…), une attitude pragmatique semble avoir prévalu, comme le fait d’envoyer les adolescents germanophones apprendre le tchèque pendant quelques mois dans une famille d’accueil. Il n’est pas question de sécession avant la fin des années trente. Deuxième observation : les formes de la coexistence entre germanophones et tchécophones ont suivi les formes nationalistes éprouvées pendant les dernières décennies de la monarchie austro-hongroise, qui avaient vu culminer le conflit germano-tchèque. L’émiettement des associations et des partis politiques clivés selon les langues, empêchant la coopération entre nationalités, a très certainement été préjudiciable à la formation d’un Etat démocratique réellement supra-national. Enfin, le rôle déterminant de la crise de 1929 qui a précipité l’électorat sudète toujours plus vers la droite montre, contre tout déterminisme historique, que l’annexion de 1938 a été le résultat d’une conjonction de facteurs (notamment des difficultés de la Tchécoslovaquie à répondre efficacement à la misère ouvrière et de la volonté expansionniste nazie).
5Dans la seconde partie de la thèse, les Allemands des Sudètes sont désormais intégrés à l’Allemagne : au Troisième Reich d’abord puis à l’Allemagne de l’Est ou de l’Ouest selon la zone d’occupation vers laquelle leur convoi a été dirigé lors de l’expulsion. On assiste donc à la perte brutale des références nécessaires aux anciennes identités collectives : enracinements locaux, agitation politique, transmission des terres et des positions sociales. Dans les interviews sur la manière dont les témoins (et leurs parents) ont surmonté ce traumatisme, reviennent plusieurs thèmes. Le premier est l’occultation ou l’absence de connaissances sur la Seconde guerre mondiale ; grâce à différentes sources, j’ai tenté de pallier à ce manque pour montrer que Braunau n’a pas été moins impliqué que d’autres localités allemandes dans l’appareil de domination et de destruction du Reich. Le second thème est l’intégration des expulsés sudètes dans les deux Etats allemands. Tout d’abord, malgré la taille réduite de mon échantillon d’entretiens, j’ai pu établir des hypothèses solides sur la convergence des processus matériels d’intégration des Sudètes, en dépit de l’opposition idéologique des systèmes dans lesquels ils avaient dû prendre pied. Puis j’ai tenté de répondre à la question centrale de ma thèse : comment les individus (à la fois sudètes, expulsés, anciens habitants de Braunau, Allemands de l’Ouest ou de l’Est) ont-ils organisé les différents niveaux identitaires parfois contradictoires qu’ils portaient en eux afin de donner sens et cohérence à leur vie, à leurs actions ? En comparant les moments dans lesquels mes témoins m’ont raconté avoir parlé de leur origine sudète ou l’avoir tue, j’ai pu montrer que, contrairement à l’opinion courante, il est impossible d’affirmer qu’à l’Est, il y aurait eu un tabou complet sur les expulsés alors qu’à l’Ouest, la liberté d’expression leur aurait permis une meilleure intégration : les interviewés des deux corpus ont développé des stratégies similaires pour ne pas attirer l’attention sur leur origine ou, au contraire, pouvoir s’en ouvrir, selon les circonstances et les personnes avec lesquelles ils se trouvaient. Enfin, l’association des anciens habitants de Braunau m’a permis de d’analyser la constitution d’une mémoire collective sudète et son rôle politique en R.F.A. Après 1989, cette association qui s’était voulue un conservatoire des traditions perdues et un bastion du droit au retour, s’est trouvée presque malgré elle à organiser des échanges avec les habitants actuels de Broumov. Malgré la méfiance réciproque et les incompréhensions, des relations se sont progressivement (re)nouées, permettant d’apaiser les tensions et de transmettre l’ancien savoir sur le patrimoine culturel local à des héritiers tchèques qui n’ont certes pas été choisis, mais qui, aujourd’hui, ne sont pas moins attachés au « pays de Braunau » que les anciens habitants.
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Ségolène Plyer, „Les Allemands des Sudètes et l’Allemagne : mutations des identités collectives. L’exemple de Braunau/Broumov (Bohême de l’est)“, Trajectoires [Online], 3 | 2009, Online erschienen am: 16 Dezember 2009, abgerufen am 13 Dezember 2024. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/trajectoires/401; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/trajectoires.401
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