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« Concept » de la non-identité

Une philosophie de la non-identité est-elle possible ?

Alain Patrick Olivier

Résumés

Vouloir absolutiser quelque chose comme une pensée du non-identique – de la même façon qu’une pensée de la différence – comporte le risque de faire retomber dans une nouvelle forme de pensée d’identité, qui s’ignore, une forme de prima philosophia, où le concept de non-identique ne ferait que remplacer le concept d’identité. Une philosophie de la non-identité est-elle possible dans ces conditions ? Dans ce texte, je donne des éléments de réponse à cette question en analysant comment surgit la thématique du « non-identique » dans la philosophie d’Adorno, en particulier dans les trois conférences données au Collège de France, en 1961, et dans l’ouvrage Negative Dialektik, qui en développe la teneur. Je rappelle le point de départ et l’orientation politique de ces textes, à savoir la polémique avec Martin Heidegger et le national-socialisme, puis je précise l’usage qui y est fait de ce concept paradoxal de « non-identique », qui n’est peut-être justement pas un concept. Ensuite, je fais quelques remarques concernant la discussion autour de l’esthétique, de la normativité de la critique avant de conclure sur la question du pessimisme inhérent à la Théorie critique.

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Texte intégral

Philosophie de la différence et critique de l’identité

  • 1 T. W. Adorno prononce trois conférences en langue française au Collège de France, à Paris, au print (...)

1La pensée de Theodor W. Adorno, qui culmine dans l’idée d’une dialectique négative, est souvent considérée, dans sa critique des pensées de l’identité, dans sa mise en cause des philosophies de Georg Wilhelm Friedrich Hegel ou de Martin Heidegger, comme une pensée de la différence, ou comparée aux philosophies françaises de la « différence », de la « différance » ou du « différend », telles que celles de Gilles Deleuze, Jacques Derrida, ou de Jean-François Lyotard, qui émergent dans le champ philosophique des années 1960 à peu près en même temps que paraît l’ouvrage Negative Dialektik (Adorno, 2003c). Pourtant, aussi paradoxal que cela puisse paraître, la pensée d’Adorno demeure une pensée de l’identité, et non une pensée de la différence. On ne sort pas, selon lui, de la pensée de l’identité, car toute pensée ne peut qu’obéir au principe logique de l’identité. La dialectique négative met à jour une dimension de non-identité dans la pensée de l’identité, et elle considère la vérité précisément dans la mise en évidence de cette non-identité plutôt que dans la réduction du non-identique à l’identité (Olivier, 2017). On pourrait être tenté, dans ces conditions, de considérer la philosophie d’Adorno comme une philosophie de la non-identité. Mais cela soulève d’autres difficultés. Car le concept de la non-identité ne se substitue pas au concept de l’identité au sens où l’on pourrait concevoir une philosophie de la non-identité qui constituerait une alternative aux philosophies de l’identité. Vouloir absolutiser quelque chose comme une pensée du non-identique – de la même façon qu’une pensée de la différence – comporte le risque de faire retomber dans une nouvelle forme de pensée d’identité, qui s’ignore, une forme de prima philosophia, où le concept de non-identique ne ferait que remplacer le concept d’identité. Une philosophie de la non-identité est-elle possible ? Dans ce qui suit, je vais donner des éléments de réponse à cette question en analysant comment surgit la thématique du « non-identique » dans les conférences données par Adorno au Collège de France (Adorno, 1961)1 – et par la suite dans l’ouvrage Negative Dialektik, qui en développe la teneur. Je rappellerai le point de départ et l’orientation politique de ces textes, puis je préciserai l’usage qui y est fait de ce concept paradoxal, lequel n’est peut-être justement pas un concept. Ensuite, je ferai quelques remarques concernant la discussion autour de l’esthétique, de la normativité de la critique avant de conclure sur la question du pessimisme inhérent à la Théorie critique.

Politique de la métaphysique

2On peut, à partir de la conception de l’identité et de la différence d’Adorno, distinguer deux possibilités pour la pensée de se rapporter à l’identité : un rapport de surenchère, d’une part, et un rapport de négation, d’autre part ; un rapport de soumission et un rapport de résistance. Or, cette conception métaphysique (logique ou épistémologique : je ne distinguerai pas ici entre logique, métaphysique et théorie de la connaissance) n’est pas distincte d’une considération politique. Dans les conférences de Paris – et dans Negative Dialektik –, les considérations politiques ne sont pas absentes et elles sont explicitement liées à l’investigation métaphysique. Le point de départ en est l’adhésion du philosophe Martin Heidegger, à partir de 1933, à la politique du national-socialisme et le fait, tout aussi troublant, que cet engagement soit redoublé, dans les années 1950 et 1960, par une forme d’oubli. Il ne s’agit pas de l’oubli de l’être, mais d’un oubli de l’engagement politique, dans une société où revendiquer l’être et l’existence, au contraire, « équivaut actuellement à un brevet de bonnes pensées et de bonnes mœurs » (BO, Ts 16148). Pour Adorno, le lien n’est pas contingent mais structurel entre la métaphysique et la politique, entre l’ontologie heideggérienne et la politique national-socialiste. Cela tient à la conception même d’une philosophie qui se conçoit comme théorie de l’être, et à la différence ontologique, qui fait de l’existant (de l’existence réelle, de l’existence sociale, de l’existence politique), malgré tout l’existentialisme, quelque chose d’ontique, d’extérieur et d’irréductible à l’être. C’est dans la structure de l’ontologie, qui supprime le moment de justification devant la conscience, dans le projet même de la philosophie de l’identité, laquelle identifie l’être et la pensée, dissimule le moment de non-identité, qu’il faudrait chercher la dimension politique et potentiellement fasciste qu’elle recèle. Mais, si un tel lien peut être mis en évidence entre la structure de la philosophie de l’être et la politique du national-socialisme, si la philosophie de l’être est déjà en soi, en tant que métaphysique, une forme de pensée politique, alors, réciproquement, échapper à la métaphysique de l’identité devrait ouvrir la voie à une autre politique, laquelle se définirait, tout pareillement, à même le champ métaphysique. C’est en ce sens que la dialectique négative, et la conception du non-identique qu’elle défend, pourrait constituer, en tant que prise de position métaphysique ou philosophique, un programme politique. On pourrait penser une politique immanente à la philosophie de la non-identité.

3Néanmoins, il faut prendre en considération que la dialectique négative se trouve dans un double retrait à l’égard de la politique. D’abord, parce qu’elle s’en tient à discuter la dimension philosophique, métaphysique ou idéologique de l’ontologie. En cela elle demeure une théorie, quand bien même elle est une théorie critique de la société. La dialectique négative n’est pas plus une politique que ne l’est l’ontologie en tant que telle. Elle ne peut l’être que médiatement. Par suite, la politique immanente à la dialectique négative ne saurait se formuler en des contenus positifs immédiatement traductibles dans la pratique : ces contenus ne sauraient être que les conséquences de la démarche négative mise en œuvre. Il ne s’agirait pas ici d’ouvrir un horizon pour une pratique politique, ni de servir à l’esquisse d’un quelconque manifeste politique (même si Adorno et Horkheimer ont pu songer à une actualisation du Manifeste du parti communiste de F. Engels et K. Marx). La politique de la non-identité, si elle existe, consisterait moins à s’agréger à de nouvelles configurations, à de nouveaux mouvements, à inventer une nouvelle forme de vie positive ou une autre forme de communauté, qu’à dire non à un ordre existant intolérable, à éviter la rechute dans le fascisme, la répétition d’Auschwitz, ou la répétition des déclinaisons possibles d’Auschwitz dans le monde contemporain. C’est-à-dire : à nier des négations. Ce n’est pas affirmer une politique, mais en refuser une. La dialectique en tant que négative ouvrirait à une minima politica, une minima metaphysica, et pas seulement à une minima moralia. Si l’on voulait imaginer une théorie de la démocratie à partir de la dialectique négative, il s’agirait donc moins de penser positivement la démocratie, comme une forme d’utopie, dans un ailleurs, que d’imaginer une politique qui se construirait négativement, à même le fascisme, dans le refus du fascisme, dans la négation de la négation démocratique que constitue le fascisme.

Pétainisme transcendantal et philosophie

  • 2 Les néo-fascistes l’ont bien compris, au Brésil, lorsqu’ils désignent comme adversaire la théorie c (...)

4Or, la lutte contre le fascisme ne relève pas seulement ou exclusivement de la pratique, mais d’abord de la théorie, et particulièrement de la théorie critique et de la critique de la philosophie et de la pensée de l’identité2. La théorie critique a pour fonction de dissoudre le fascisme en dissolvant le noyau idéologique, la production de mythologie qui serait à l’origine de l’illusion permettant qu’on y adhère. Cela consiste à mettre en évidence la dimension politique de la métaphysique et appliquer la critique de l’idéologie à la philosophie et à la métaphysique ou, plus exactement, à montrer la continuité qui existe entre théorie de la connaissance et théorie de la société. La critique de la philosophie de l’être menée par Adorno s’intègre, en ce sens, dans la continuité des enquêtes concernant la permanence des tendances fascistes dans les sociétés d’après-guerre (Adorno, 1959/1971). L’ontologie et la pensée de Heidegger apparaissent, dans les années 1950 et dans les années 1960, comme autant de symptômes de cette permanence ou de cette résurgence possible. Cela concerne le fascisme, le national-socialisme latent des sociétés dites démocratiques, qu’il s’agirait de démasquer et de critiquer, y compris et d’abord sur le plan d’une critique des discours académiques. Alain Badiou (Badiou, 2007) parlait de « pétainisme transcendantal » à propos de la politique de Nicolas Sarkozy : mais cette critique ne pourrait-elle concerner aussi la philosophie française jusqu’à aujourd’hui dans son rapport à l’ontologie, dans son rapport à la philosophie de Heidegger ? Ou faut-il considérer, comme le fait le même Badiou (Badiou, 2010), la philosophie en général, et la philosophie de Heidegger en particulier, comme formant un champ autonome et indemne, distinct de l’engagement politique ? Pour Jean-Pierre Faye, le fait que Heidegger se soit engagé théoriquement dans le national-socialisme, le fait qu’il ait écrit une profession de foi en faveur d’Adolf Hitler est une tragédie de la pensée, un drame qui aurait touché Adorno lui-même, mais c’est aussi bien, eu égard à la prégnance de Heidegger en France, un drame qui touche à la philosophie française. Or, critiquer le heideggerianisme français aussi bien que le heideggerianisme allemand était l’objet avoué et le point de départ des trois conférences sur l’ontologie et la dialectique données par Adorno à Paris en 1961. Pourquoi les Français aiment-ils autant Heidegger ? demandait Adorno à Jean-Pierre Faye (Faye : 2018), sur le pas de sa porte. Car Heidegger n’est pas seulement une figure, un grand philosophe qui aurait été aussi un nazi ordinaire, mais ce nom désigne aussi bien une structure de la philosophie, une structure de la pensée, une organisation sociale du savoir, et au-delà de la structure philosophique et académique, cela concerne également une politique, la philosophie et la politique de l’identité (ou si l’on préfère la structure politico-philosophique de l’identité).

Le concept ou le non-concept de non-identique et sa genèse

5Mais la critique de la philosophie de l’identité est une critique plus vaste que la seule philosophie de Heidegger. Elle se comprend aussi bien comme une critique de la philosophie de l’idéalisme, d’Immanuel Kant, de Georg Wilhelm Friedrich Hegel, de Sören Kierkegaard ou encore d’Edmund Husserl. On trouve déjà présent le vocable du non-identique, de ce fait, dans les études d’Adorno consacrés à ces auteurs. Cela vaut, en particulier, pour la troisième des trois études sur Hegel « Skoteinos », parue en 1963 (Adorno, 2003b). Dans Dialektik der Aufklärung, dès 1947 (Adorno, Horkheimer, 2007), on rencontre l’idée que la conception de la raison moderne, par exemple dans la philosophie de Kant, est un dispositif de la domination, qui cherche à identifier et de ce fait exclut le moment de ce qui ne lui est pas identique, du singulier. Mais c’est surtout dans les conférences de Paris et dans Negative Dialektik – outre les cours de Francfort sur Ontologie und Dialektik de 1960-1961 (Adorno, 2008) – que le thème du non-identique fait l’objet d’un traitement que l’on pourrait dire plus systématique, si l’usage paradoxal du mot « systématique » ne devait pas être banni du commentaire sur Adorno.

6La thématique du « non-identique » apparaît, en particulier, dans la troisième conférence « Vers une dialectique négative » (VDN), qui traite de la dialectique de Hegel et de la pensée de l’identité en général, alors que la critique de l’ontologie fait l’objet des deux premières conférences. Adorno définit le projet d’une nouvelle forme de pensée alternative non seulement à l’ontologie de Heidegger, mais encore à la dialectique « positive » de Hegel. L’analyse purement factuelle du texte montre qu’Adorno comprend d’abord le “non-identique” comme le “non-notionnel”, c’est-à-dire ce qui échappe au concept, comme nous dirions, ou à la « notion », comme il traduit lui-même le terme allemand Begriff. La considération porte, de ce fait, autant sur la forme de la philosophie que sur son contenu. Il y a deux façons de concevoir ce que pourrait être une philosophie de la non-identité. Ou bien elle serait une philosophie faisant du concept de non-identique son contenu et le plaçant à son fondement (c’est l’hypothèse écartée par Adorno), ou bien elle serait une philosophie s’intéressant au non-identique du point de vue de la forme et abandonnant la conceptualité et la logique de l’identité qui lui est tendancielle (c’est cette deuxième hypothèse que défend Adorno). Il s’agit de ne pas partir d’un concept premier, d’une notion première, à partir de laquelle on construirait une philosophie – qu’elle soit une philosophie de l’identité ou une philosophie de la non-identité, sans parler d’une philosophie de la différence – mais plutôt de critiquer l’idée même de concept, de notion, de notion première, et de philosophie fondée sur la notion première, sur la “suprématie” de la notion, voire l’idée même, la “philosophie” même.

Logique de l’élément réfractaire

7On observe que la dimension politique est présente dans le vocabulaire critique de la métaphysique qu’emploie Adorno. Elle est déjà présente dans la conception même du concept, et dans la conception de la relation du concept et de l’existant, qui est décrite comme une relation de pouvoir ou une relation de domination, à l’instar de Dialektik der Aufklärung (Adorno, Horkheimer, 2007). Adorno parle du rapport de pouvoir qui s’établit entre la notion et l’existant, entre le sujet et son autre, son « alterum », entre la totalité et l’individu. L’objet de la théorie critique est précisément de ne pas couper le champ de la théorie de la connaissance, de la métaphysique, du champ de la théorie de la société et des pratiques sociales. Cela est d’autant plus vrai que la conception de la société et des pratiques chez Adorno est déterminée par la théorie et par la théorie de la connaissance, de ce fait également par la métaphysique. Les catégories de totalité et d’individualité sont sans doute les notions les plus perméables aux deux types de discursivité. La catégorie de non-identique appartient au champ de la logique et de la métaphysique, et, pourtant, on observe la fonction politique qu’elle occupe dans cet espace. Car le domaine de la logique et de la métaphysique (ou de l’épistémologie), s’il est traversé de rapports de pouvoir, dans le texte, est traversé conséquemment, du fait même de la critique, de relations d’oppositions, de contradictions au sens d’objections, de remises en cause, de renversements. Le concept de non-identique a précisément cette fonction, dans le champ de la théorie, d’opérer un renversement, une nouvelle relation de pouvoir au sein de la philosophie de l’identité, une forme de “résistance” (déjà présente chez Hegel, mais finalement étouffée dans l’idée de la synthèse). Le rapport de l’identité et du non-identique s’inverse par rapport à la dialectique spéculative : ce n’est plus le non-identique qui se trouve dépassé dans l’identique (l’antithèse qui est rattrapée dans la synthèse), mais l’identique (la synthèse) qui est démasqué dans sa tentative illusoire de réduire le non-identique à l’identique (d’opérer ce qui n’est qu’une pseudo-synthèse).

8Le non-identique existe dans la philosophie de l’identité comme dans la dialectique et dans la dialectique négative. La différence est que la philosophie de l’identité tend à nier son existence (il est sa “mauvaise conscience”) ou à l’assimiler, alors que la dialectique négative lui donne un autre statut, un statut de centralité, ou plutôt un statut de critique de ce qui présenterait comme centralité ou comme fondement. Le non-identique n’est pas quelque chose qui est oublié, méprisé, exclu (« faule Existenz », dit Hegel, cité par Adorno, VDN, Ts 16521), mais ce qui apparaît comme la solution des apories, des contradictions ou des mensonges (de la dialectique fallacieuse ou non assumée) de la philosophie de l’identité. Il désigne l’élément de négativité avec ce que la notion de négativité pouvait avoir de logique et de politique, voire de révolutionnaire dans la dialectique de Hegel et dans ses interprétations. (Je pense que ce type d’interprétation politique de la logique de Hegel peut aussi s’appliquer à la dialectique négative d’Adorno.) Pourtant, la notion de négativité elle-même n’est pas une notion suffisante, car elle est encore liée à la philosophie de l’identité (au sens où la négation est encore chez Hegel en tant que négation l’affirmation de ce qu’elle nie).

  • 3 « Logik des Zerfalls » est traduit par Adorno, dans les conférences de Paris, comme « logique de la (...)

9Le non-identique ne doit pas être confondu avec son concept. Il s’agit moins d’un concept, de quelque chose de “positif”, que d’un opérateur au sein de la théorie au service de la fonction de démythologisation, et donc de l’entreprise de dialectique négative. Adorno décrit, en effet, le non-identique comme un « alterum », le « moment réfractaire » (VDN, Ts 16519). Le non-identique est un élément qu’il s’agit de « dissoudre », pour la philosophie de l’identité : il devient un élément à partir duquel il s’agit de désagréger, de fragmenter, de disloquer la logique de l’identité, pour la dialectique négative. C’est une telle logique ou politique de l’élément réfractaire, une telle « logique de la désagrégation »3, qui se construit dans la troisième des conférences et ensuite dans Negative Dialektik. Le non-identique n’est pas seulement ce qui s’oppose, ce qui contredit, ce qui nie, mais d’abord ce qui est en dehors, ce qui n’est pas aperçu, ce qui n’est pas assumé par la philosophie de l’identité.

10Si l’on voulait extrapoler en ce sens une politique du non-identique à partir de ces considérations métaphysiques, on dirait que le non-identique n’est pas ce qui relève de la logique de l’opposition parlementaire, laquelle se trouve encore dans la logique du système, du système de la représentation politique ou gouvernementale, en particulier, mais ce qui se trouve en dehors de telle sorte que ce dehors soit en même temps ce qui affecte et détermine l’intérieur du système et ses contradictions, au lieu que ce soit le système qui absorbe et réduise l’élément du non-identique.

Le fétichisme notionnel

11Dans la suite de « Vers une dialectique négative », Adorno permet de comprendre que, si une philosophie du non-identique est possible, ou si elle n’est pas possible, cela ne tient pas seulement à la question du non-identique comme tel, à la conception de l’identité et de la non-identité, mais aussi et d’abord à la question de la « philosophie », c’est-à-dire à la forme de la pensée. Il s’agit de se défaire avant tout du « fétichisme notionnel » (VDN, Ts 16532). Ce qui fait problème, en effet, est le mode théorique par lequel la philosophie, ou une certaine philosophie, appréhende le rapport du concept et de l’existant. La philosophie “régulière” (Schulphilosophie), la philosophie académique se conçoit dans une prétendue “pureté” pour autant qu’elle écarte d’elle le moment de l’empirique, de l’existant, de ce qui est différent du concept. La “philosophie” se définit comme telle à partir du moment où elle a perdu son pouvoir dans le champ des disciplines académiques, lorsqu’elle n’a plus rien comme objet de savoir. Ce rien, elle l’appelle alors l’« être ». Adorno entend – au prix de renoncer à cette conception traditionnelle et académique de la philosophie – ne pas séparer la théorie de la connaissance, ou la métaphysique, d’une part, la sociologie des sciences, et la critique de l’idéologie d’autre part. Et c’est d’ailleurs ce qu’illustrent sa critique de l’ontologie et l’esquisse d’une dialectique négative : sa démarche n’est pas distincte de la critique de l’idéologie et de l’entreprise de “démystification”, qui consiste précisément à rapporter la pratique du concept à l’existence politique. La tradition de la philosophie, ou plus exactement de la critique, dont la dialectique négative serait la continuation, n’est pas héritée des disciplines académiques du 19e siècle. Elle est présente, au contraire, dans l’élément de la philosophie des Lumières, ou de l’Aufklärung, laquelle ne se réduit pas, selon Adorno, ni à la domination de la raison instrumentale ni à la philosophie de l’identité. Une opposition s’exerçait déjà, en effet, au 18e siècle, entre la philosophie académique et la pratique de « l’homme de lettres, cet élément diffamé par l’ethos scientifique petit-bourgeois » (VDN, Ts 16534). De la même façon qu’Adorno fait valoir une consistance et une centralité du non-identique sur le plan du contenu logique, il entend légitimer aussi, sur le plan épistémologique, cette forme de pensée que la philosophie “régulière” ou “académique” entend mépriser, parce qu’elle échappe au régime de la pure conceptualité. C’est aussi cette tradition de la négativité du discours démythologisant que défend Adorno chez les encyclopédistes français du 18e siècle contre Auguste Comte et le positivisme, lequel constitue précisément une forme d’adaptation de la théorie aux institutions académiques et de ce fait politiques.

L’esthétique comme retrait ?

12On voit pourquoi Adorno traite du thème du non-identique dans la pensée esthétique. La politique de résistance, la critique du pouvoir et de la domination, la force de protestation à l’égard de ce qui est, s’exerce dans la philosophie critique, dans la pratique des gens de lettres pour autant qu’ils font valoir la liberté de l’esprit aussi bien que dans les autres pratiques artistiques. Il y a une forme de continuité qui s’établit entre le champ de la métaphysique et le champ de l’esthétique. Ce n’est pas un hasard si le concept de non-identique est particulièrement présent dans l’essai sur Paul Valéry, un homme de lettres que l’on a l’habitude de considérer comme un “réactionnaire”, mais qui plaiderait pour la “dialectique”, et dont les “écarts” relèveraient de cette logique du non-identique (Adorno, 2003a). On ne saurait distinguer de ce fait entre le concept de non-identité (et la thématisation de quelque chose comme non-identique par la littérature ou la philosophie, la désignation de la non-identité) et la pensée de la non-identité à l’œuvre dans des pensées de type artistique, en dehors du langage, comme dans la musique, soit dans des formes d’expériences du non-identique.

13Est-ce que l’art et la position esthétique désignent une forme de retrait ? Il semblerait, au contraire, que l’art radicalise la posture de la non-identité. Et je ferais plutôt l’hypothèse que l’esthétique n’est ni plus ni moins en retrait du politique que la métaphysique. Il y a une politique qui est immanente à l’esthétique, en tant que l’art est aussi un discours sur la société, une forme de dénégation, un pouvoir de dire non à l’ordre existant, plus fondamentalement encore que la métaphysique ou la philosophie, parce que l’art dit non aussi dans la forme, dans le langage, dans le rapport au langage, dans l’invention ou la pratique d’une forme non-identique de rapport de langage, dans l’invention d’une pensée non-identique, dans un “écart”. Or, cette puissance de contradiction, que l’on trouve dans l’esthétique, relève d’une même politique de la non-identité que dans la métaphysique.

Critique et normativité

14Une autre conséquence que l’on peut tirer de l’analyse des rapports de l’identité et de la différence que j’ai proposée concerne la dimension normative de la critique et, de ce fait, la dimension normative de la philosophie et de la théorie politique. Certes, la critique obéit à des normes, et il est légitime de considérer que la tâche d’une pensée critique est d’expliciter les normes implicites au nom desquelles elle opère. Mais la dimension normative inhérente à la critique négative n’est pas identique à la position d’une norme positive alternative à ce que l’on critique. C’est dans cette différence précisément (ou dans cette non-identité) que se joue le principe de la philosophie et de la politique de la non-identité, qui est critique de l’identité, mise en dialectique négative de l’identité, et non pas invention ou conception, création de concept, imagination d’une nouvelle positivité, y compris d’une positivité qui s’intitulerait dialectique négative ou philosophie de la non-identité, laquelle ne serait qu’une nouvelle hypostase du concept de l’identité sous la forme d’une pensée de l’identité. Il s’agit donc de mettre en évidence à la fois la structure identitaire mais également non identitaire de la pensée. Il n’y a pas de place de ce fait pour une pensée de la différence ou pour une pensée différente, mais seulement pour une pensée critique, pour une théorie critique, ou pour une dialectique négative, c’est-à-dire pour une pensée dont la norme demeure négative et immanente.

Optimisme et pessimisme

15Faut-il parler, du fait de cette démarche négative et critique, d’un pessimisme inhérent à la théorie d’Adorno ? Si l’on veut utiliser ces catégories morales, un peu schopenhaueriennes, “d’optimisme” et de “pessimisme” – lesquelles ne sauraient guère valoir comme des principes pour juger si une théorie politique ou une théorie métaphysique est juste ou non, vraie ou non –, si l’on tient néanmoins à mettre en évidence une telle dimension morale ou humorale dans la Théorie critique, pour la discréditer ou pour la sauver, il faudrait prendre en considération cet optimisme théorique d’Adorno en faveur de l’émancipation, de l’éducation à la démocratie, de la théorie critique, de la critique du fascisme, de la critique de la société, et un engagement fervent dans des pratiques théoriques de critique du pouvoir et de la domination, de résistance, qui tiennent lieu pour lui de politique.

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Bibliographie

Adorno, Theodor W. (1961) : Le besoin ontologique ; Être et existence ; Vers une dialectique négative. Trois conférences au Collège de France, tapuscrits, Francfort/M./Berlin (Theodor-W.-Adorno-Archiv) (cité BO ; EE ; VDN). 

Adorno, Theodor W. (1971), Was bedeutet : Aufarbeitung der Vergangenheit [1959], in : Erziehung zur Mündigkeit. Francfort/M.

Adorno, Theodor W. (2003a) : Valérys Abweichungen, in : Gesammelte Schriften, Band 11, Francfort/M, p. 158-202.

Adorno, Theodor W. (2003b) : Skoteinos oder Wie zu lesen sein, in : Gesammelte Schriften, Band 5 : Zur Metakritik der Erkenntnistheorie. Drei Studien zu Hegel, Francfort/M.

Adorno, Theodor W. (2003c) : Negative Dialektik, in : Gesammelte Schriften, Band 6. Francfort/M.

Adorno, Theodor W. (2008) : Ontologie und Dialektik (1960/1961), hrsg. von Rolf Tiedemann, Francfort/M.

Badiou, Alain et Barbara Cassin, (2010) : Heidegger. Les femmes, le nazisme et la philosophie, Paris.

Badiou, Alain (2007) : De quoi Sarkozy est-il le nom ? Paris.

Faye, Jean-Pierre (1961) : Martin Heidegger : Discours et proclamations, Médiations : revue des expressions contemporaines, 2, p. 139-150.

Faye, Jean-Pierre (2018) : Entretien avec Alain Patrick Olivier, Paris, 4 déc. 2018.

Heidegger, Martin (1933) : Ansprache von Prof. Dr. Heidegger, Freiburg, in : Bekenntnis der Professoren an der Universitäten und Hochschulen zu Adolf Hitler und dem national-sozialistischen Staat, Dresden, p. 13-14, (traduction française : Faye, 1961).

Horkheimer, Max et Theodor W. Adorno (2007) : Dialektik der Aufklärung. Philosophische Fragmente, Francfort/M.

Olivier, Alain Patrick (2017) : Identity and Difference in a post-dialectical Theory : on Theodor W. Adorno’s Paris Lectures, Educação e Filosofia, 31.63, [en ligne, consulté le 19 décembre 2019]. URL : http://www.seer.ufu.br/index.php/EducacaoFilosofia/article/view/37027

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Notes

1 T. W. Adorno prononce trois conférences en langue française au Collège de France, à Paris, au printemps 1961 sur le thème Ontologie et dialectique. Elles portent les titres suivants : « Le besoin ontologique » (cité en abrégé : BO), « Être et existence » (cité en abrégé : EE), « Vers une dialectique négative » (cité en abrégé : VDN). Le texte de ces conférences est demeuré inédit en langue française comme en langue allemande et fait l’objet actuellement d’un travail d’édition scientifique de notre part. Les différentes versions manuscrites de ces textes sont conservées au Theodor-W.-Adorno-Archiv de Francfort-sur-le-Main, et sous forme de copies au Walter-Benjamin-Archiv de Berlin. Nous renvoyons à la pagination de ces versions manuscrites.

2 Les néo-fascistes l’ont bien compris, au Brésil, lorsqu’ils désignent comme adversaire la théorie critique de l’École de Francfort, avec ses possibilités d’éducation à l’émancipation, qu’ils voudraient remplacer par des écoles militaires. Sur la situation brésilienne, voir Frederico Lyra de Carvalho : « Adorno et la pensée du non-identique au Brésil et au Mexique : Paulo Arantes et John Holloway », dans ce hors-série.

3 « Logik des Zerfalls » est traduit par Adorno, dans les conférences de Paris, comme « logique de la désagrégation » (VDN Ts 16531), et non comme « logique de la dislocation », ainsi que le traduisent les traducteurs français de Negative Dialektik.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Alain Patrick Olivier, « Une philosophie de la non-identité est-elle possible ? »Trajectoires [En ligne], Hors série n°4 | 2020, mis en ligne le 20 janvier 2020, consulté le 14 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/trajectoires/3792 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/trajectoires.3792

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Auteur

Alain Patrick Olivier

Philosophie, professeur des universités, Université de Nantes, alain-patrick.olivier@univ-nantes.fr

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