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Perspectives

Les réfugiés politiques espagnols en RDA

Intégration et identité
Aurélie Denoyer

Résumés

Les réfugiés politiques espagnols en RDA représentent le plus petit groupe de migrants que la RDA ait jamais accueilli. De sa constitution en 1951 à la mort de Franco en 1975, le collectif espagnol de Dresde compta entre 82 et 91 personnes. Cet exil espagnol dans le bloc de l'Est fut déclenché par l'opération Boléro-Paprika qui conduisit en septembre 1950 à l'expulsion vers la RDA de 33 Espagnols communistes résidant en France. La plupart n'en repartirent jamais. Dans cet article seront présentés l'accueil en RDA et la manière dont ce collectif se constitua. L'intégration de cette population en RDA sera elle aussi analysée. Dans un dernier temps, nous questionnerons la manière dont l'identité des enfants de ces exilés s'est constituée.

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Texte intégral

  • 1 Pour de plus amples informations, cf. Denoyer (2009 : à paraître).
  • 2 Les archives consultées jusqu'à présent ne permettent pas de dire si les autorités françaises leur (...)
  • 3 Le choix de Dresde comme ville d'accueil n'est pas justifié dans les archives mais y étaient héberg (...)

1Le 7 septembre 1950, une vaste opération de police nommée « opération Boléro-Paprika » fut lancée sur le territoire français, visant 397 étrangers d'obédience communiste et aboutissant à l'arrestation de 292 individus de douze nationalités différentes pour « intelligence avec un pays étranger et participation à la préparation d'un coup armé contre la France ». 251 d'entre eux étaient Espagnols, principalement d'anciens guérilleros. Divers éléments contextuels, tels le durcissement de la Guerre froide suite à la conférence de Londres et au déclenchement de la guerre de Corée, l'anticommunisme français et la politique franco-espagnole d'alors sont à prendre en compte pour analyser cette opération1. 176 Espagnols furent arrêtés et la plupart placés en résidence surveillée en Algérie ou en Corse. 33 Espagnols – ainsi qu'une cinquantaine de Tchécoslovaques, de Roumains, de Hongrois et de Polonais – furent conduits à la frontière est-allemande par les services de la sécurité du territoire2. À partir d'avril 1951, les familles des expulsés furent convoyées jusqu'à Dresde3, avec l'aide de l'organisation internationale des réfugiés et du gouvernement polonais.

  • 4 Cf. Dreyfus-Armand (1999), Peschanski et Milza (dir.) (1994).

2Ces citoyens espagnols furent donc confrontés à un deuxième exil qui différait du premier : en 1939, ils avaient dû quitter l'Espagne pour se réfugier de l'autre côté des Pyrénées où la langue et la proximité avec le pays d'origine avaient facilité leur insertion dans la société française4. En 1950, ils furent confrontés à une autre expérience de l'exil : la RDA était un pays inconnu, dont la langue leur était étrangère et où ils ne pouvaient s'appuyer sur une communauté espagnole déjà intégrée. Parallèlement, la RDA représentait une expérience politique nouvelle, la mise en pratique de ce pourquoi ils s'étaient battus.

  • 5 Il s'agit des archives du département des relations internationales au sein du secrétariat du SED a (...)
  • 6 Le corpus est constitué de six entretiens non directifs menés auprès de réfugiés espagnols issus du (...)

3Cet article présentera brièvement dans un premier temps l'installation de ces réfugiés politiques à Dresde, puis leur degré d'intégration dans la société est-allemande en s'appuyant sur des documents d’archives5 ; enfin, en changeant de perspective et en se basant sur des entretiens6 auprès d'enfants de réfugiés issus du collectif espagnol de Dresde, une dernière partie analysera les modalités de l'intégration identificatoire en exil, en partant du cas de ces enfants qui, une fois arrivés à l'âge adulte, s'interrogent désormais sur leur identité, à cheval sur deux, voire trois pays.

4Quels furent les mécanismes mis en place pour faciliter l'intégration de cette population en RDA ? Y a-t-il eu construction d'une identité propre aux membres issus de ce groupe ?

L'accueil en RDA et la constitution du collectif

L’arrivée des expulsés en RDA7

  • 7 Bundesarchiv, DY 30 /IV A 2/20 / 534 et Archives Nationales F7 16114.
  • 8 Sozialistische Einheitspartei Deutschlands, parti socialiste unifié d'Allemagne.
  • 9 Pour en savoir plus sur le statut de réfugiés politiques en RDA, cf. Poutrus (2005).

5Les premiers recensements réalisés dès le 12 septembre 1950 nous renseignent peu : les expulsés espagnols refusèrent de livrer des informations avant d’avoir eu des instructions du parti communiste d'Espagne (PCE). Suite à une correspondance active entre le PCE et le SED8, le statut d’émigré politique9 leur fut accordé. Ils ne furent pas les seuls à en bénéficier : dès 1949, des enfants de la guerre civile grecque avaient été eux aussi accueillis par la RDA, tout comme le seront en 1973 certains opposants chiliens à Pinochet.

6La décision de réunir ces expulsés espagnols au sein d'un collectif à Dresde fut prise en décembre de la même année. Le 16 janvier 1951, ils aménagèrent dans la Arndtstrasse et furent rejoints en avril 1951 par leurs familles. En 1952, les autorités soviétiques réquisitionnèrent les bâtiments et les Espagnols furent alors relogés dans trois immeubles de la Neustadt, plus près du centre : la Hechtstrasse qui resta, jusqu'à la dissolution du collectif, le centre de l'immigration espagnole en RDA.

La structure sociale du collectif

  • 10 Bundesarchiv, DY 30 IV 2/20/272.

7À la suite du regroupement familial, on comptait 85 personnes à Dresde : 31 hommes, 21 femmes et 33 enfants et adolescents10. La plupart travaillaient comme ouvriers (à l'exception d'un militaire et d'un comptable).

  • 11 Les archives de l'association des persécutés du régime nazi (Vereinigung der Verfolgten des Nazisre (...)
  • 12 Vient du mot « retraite » en espagnol, désigne l'exode des réfugiés espagnols de la guerre civile à (...)
  • 13 Camps de contrôle et de triage où sont internés les exilés espagnols à partir de février 1939. Cf. (...)

8Un parcours de vie commun apparaît lorsqu’on reconstruit les trajectoires biographiques11 de chacun de ces expulsés : le combat républicain dès 1931, l'engagement dans l'armée républicaine en 1936, l'expérience de la Retirada12 en février 1939, l'internement dans les camps d'Argelès, Gurs ou le Vernet13 dans le Sud de la France, pour certains, la participation aux groupements de travailleurs étrangers (GTE), l'engagement dans la résistance française à partir de 1941, ou encore une certaine insertion dans la société française à partir de 1945 doublée d'un engagement constant au niveau du PCE.

L’organisation politique des Espagnols en RDA

  • 14 Parti socialiste unifié de Catalogne, fédéré avec le PCE.

9Tous les hommes étaient membres du PCE ou du PSUC14, cet élément étant à l'origine de leur expulsion. Le collectif était organisé politiquement : un responsable fut désigné par le PCE et reconnu par le SED.

10En principe, ces communistes espagnols étaient astreints à une réunion par semaine, consacrée à l’étude des fondamentaux du mouvement. Mais avec les années, l'isolement et l’éloignement du pays natal, leur mobilisation s’émoussa. L’isolement procédait pour une large part de la méconnaissance de la langue, mais découlait aussi du fait que, sur le plan politique local, les seuls interlocuteurs autorisés étaient le comité central du SED à Berlin et la direction locale du SED à Dresde.

  • 15 Bundesarchiv, DY 30/IV 2/20/271.

11Le SED exerçait une tutelle évidente sur ce collectif, exigeant du responsable un rapport mensuel15 tandis que la délégation du PCE à Prague supervisait les activités du collectif et prononçait les expulsions ou les réintégrations au sein du parti.

12De même, ces Espagnols furent surveillés par le ministère de la Sécurité d'État après l'intervention militaire à Prague en 1968, qui déclencha une scission au sein du PCE entre eurocommunistes et prosoviétiques (il y eut alors de nombreux rapports sur l'orientation politique des membres du collectif).

Aide financière et matérielle

13Les réfugiés politiques espagnols bénéficièrent d'une politique d'aide « sur mesure ». Le soutien financier et matériel fut, dans les premiers temps, pris en charge par le comité de solidarité populaire et la section locale du SED (achat de vêtements, financement du voyage des familles des expulsés jusqu’en RDA). Par la suite, le comité de solidarité populaire finança l’achat de linge de maison, de meubles, le paiement des loyers, etc.

  • 16 La création de ce statut découlait d'une volonté d'inscrire le combat antifasciste des anciens des (...)

14À côté de cette aide, les réfugiés espagnols acquirent dans leur majorité le statut de « persécutés du régime nazi16 ». Cette reconnaissance leur ouvrait droit au versement d’une pension ainsi qu’à d’autres privilèges (congés payés plus longs, soins médicaux prioritaires, aides au logement, etc.).

  • 17 Cf. Elsner et Elsner (1994).

15La prise en charge active des communistes espagnols par la RDA ne se justifiait pas uniquement par des raisons d'ordre humanitaire : ces Espagnols étaient en partie instrumentalisés par la RDA qui retirait de leur présence une certaine légitimation sur la scène internationale, comme auprès de sa propre population17.

16Cette instrumentalisation était-elle accompagnée d'une réelle politique d'intégration ?

Quelle intégration dans la société est-allemande ?

17La sociologue Dominique Schnapper (2007) propose quatre dimensions pour mesurer l'intégration des migrants : les intégrations structurelle, sociale, culturelle et identificatoire (nous nous pencherons sur cette dernière forme dans la partie suivante). Leur niveau linguistique est le principal critère permettant de mesurer l’intégration culturelle, tandis que la vie professionnelle et la participation aux organisations d'État sont utiles pour juger de leur intégration structurelle. Les unions mixtes avec des citoyens est-allemands et les naissances binationales nous renseignent sur leur intégration sociale.

Connaissance linguistique et vie professionnelle

  • 18 Bundesarchiv, DY 30 / IV 2/20/271.

18Dès 1951, l'apprentissage de la langue par les membres du collectif fut au centre des préoccupations du SED. Ils bénéficièrent de cours d'allemand hebdomadaires, mais seule une dizaine de personnes y assistèrent18. Un rapport daté de 1956 soulignait l'insuffisance du niveau acquis et le SED décida alors de proposer un cours de six mois, en continu, pour les personnes les plus douées. Il est difficile d'évaluer l'impact de cette mesure étant donné les arrivées récurrentes d'étudiants espagnols affiliés au PCE ou d'anciens prisonniers libérés des geôles franquistes dès la fin des années 1950.

  • 19 Bundesarchiv, DY 30 / IV 2/20/272.

19Une intégration professionnelle réussie passait par une bonne maîtrise de la langue ; néanmoins, en octobre 1951, grâce au support de la VVN, la totalité des hommes aptes au travail ainsi que la majorité des femmes19 avaient un emploi, même si les postes offerts ne correspondaient pas toujours à leurs qualifications initiales. Surtout, leur niveau linguistique rendait difficile toute évolution professionnelle. Parallèlement, ils s'intégrèrent rapidement dans les entreprises allemandes : l'intégration structurelle prima donc sur l'intégration culturelle.

20Les entretiens conduits jusqu'à présent révèlent en effet que la génération des parents n'apprit jamais vraiment la langue, ce qui compliqua l'insertion initiale. De même, les contacts avec les Allemands étaient limités à la sphère du travail et au Konsum, magasin d'alimentation. Cela peut s'expliquer par la barrière linguistique ainsi que par la constitution du collectif espagnol comme micro-société, qui protégeait ses membres de l'isolement mais qui, de fait, ne les encourageait pas à se rapprocher des citoyens est-allemands.

21Plus tard, il en alla différemment de la seconde génération qui fréquenta l'école, ce qui contribua à son intégration structurelle, sociale et culturelle dans la société est-allemande.

Participation aux organisations étatiques

  • 20 Landesarchiv Sachsen, 12465 FDGB BV Dresden Nr. 1047.

22Une participation active aux organisations de masse permettait une pratique linguistique plus poussée et des contacts plus fréquents avec la population allemande. La plupart des membres du collectif était affiliée au PCE ou aux Jeunesses socialistes unifiées (JSU) : les membres des JSU étaient simultanément membres des Freie Deutsche Jugend (FDJ, jeunesse allemande libre). En revanche, une adhésion simultanée au PCE et au SED était interdite, ce qui ne posait pas problème, l'appartenance au PCE étant perçue comme l'équivalent d'une appartenance au SED. La plupart des adultes était aussi membre du Freier Deutscher Gewerkschaftsbund (FDGB, Fédération des syndicats allemands libres) et de la Deutsch-sowjetische Freundschaft (DSF, société pour l'amitié germano-soviétique). Il n'y a que peu d'informations sur la forme de l'engagement des Espagnols dans ces organisations, à l'exception de nombreux rapports émis par les FDGB soulignant leur soutien aux actions d'aide pour l'Espagne20. De même, les Espagnols participaient au comité de solidarité pour le peuple espagnol, créé en 1963 sous la direction de Franz Dahlem. Ce comité avait pour vocation de soutenir les forces anti-franquistes et tenait informée la population est-allemande de la situation en Espagne. Le travail au sein de la FDJ était quant à lui ambigu : si de nombreux rapports font état de l'activité du collectif espagnol, les témoins de cette époque soulignent régulièrement leur statut « à part ».

23Malgré une certaine intégration structurelle, sociale et culturelle de la première génération dans la société est-allemande, la seconde génération, quant à elle, se définit aujourd'hui encore comme espagnole : c'est ainsi la filiation qui serait déterminante dans l'attribution de l'appartenance nationale et dans l'intégration identificatoire.

Intégration identificatoire et expérience de l'exil

  • 21 La séparation temporaire toucha la totalité des familles au centre de notre étude. Une première sép (...)

24La transmission de la mémoire de l'exil dans la famille est au centre de la construction identitaire : cette mémoire fut transmise par bribes, avec des omissions tandis que la structure des familles en exil se complexifiait (l'absence du père21 ou le décès d'un des deux parents étaient des phénomènes fréquents, tout comme la séparation au sein des fratries, autant d'obstacles à la transmission mémorielle).

  • 22 Entretien avec Enrique B., Paris, 18 décembre 2008. Enrique B. est né en 1942 en France, sa mère dé (...)

25De même, le militantisme des parents et leur travail dans la clandestinité ont pu être un frein à cette transmission : « L'inconvénient dans tout ça, c'est que mon père n'a pas voulu parler de ça [les raisons de l'expulsion en RDA]... C'est des gens qui ont beaucoup travaillé dans la clandestinité... Est-ce que qu'ils n'ont pas, par rapport à ça, été bridés22 ? » (Enrique B., Paris, 2008)

  • 23 Il y a un certain parallèle entre cet engagement et sa vie personnelle : son père a été expulsé de (...)

26Ce militantisme est par ailleurs critiqué, l'engagement politique étant préjudiciable à la vie de famille ; mais simultanément, il est souvent reproduit par les enfants des exilés espagnols. Par exemple, Enrique, installé en France depuis 1972, est membre du Mouvement contre le racisme et pour l'amitié entre les peuples (MRAP) depuis 1987 et s'engage pour les personnes sans papiers menacées d'expulsion23. Lui-même avoue avoir pu reproduire ce type de comportement et faire passer cet engagement avant sa vie de famille.

  • 24 Entretien avec Mercedes A., Berlin, 15 décembre 2007 et 1er avril 2008. Mercedes A. est née en 1935 (...)

27Enfin, l'héritage idéologique des anciens militants est souvent revendiqué par la génération suivante et est constitutif de leur identité politique. Néanmoins, la seconde génération peut être assez critique envers l'engagement de leurs aînés, comme lorsque Mercedes24 critique le pro-soviétisme inconditionnel de la génération de ses parents – « C'était l'époque où... bien que Staline soit décédé, que le XXe Congrès ait eu lieu... les vieux communistes pensaient que ce que l'Union soviétique faisait est toujours bien » (Mercedes A., Berlin, 2007) – ou la primauté du parti sur tous les courants de pensée : « Le parti avait toujours raison ». En grandissant, elle prit d'ailleurs ses distances avec le PCE : « J'avais déjà abandonné cet idéal du communisme. Il y a eu 1968 et ensuite, au fur et à mesure, je me suis aperçue que cela ne deviendrait jamais réalité ».

Auto-perception et auto-définition

  • 25 Cf. Oriol (1985).

28Il est aussi intéressant de se pencher sur la manière dont les enfants d'exilés se perçoivent et se définissent. Quelle identité prime25 ? Celle que leurs parents leur transmettent ou celle acquise dans le pays d'accueil ? Comment se définissent les identités au fur et à mesure des déplacements ?

29Les enfants d'exilés espagnols ayant trouvé refuge en RDA sont pour la plupart passés par un pays tiers – la France. Prenons le cas de Mercedes : née en Espagne, elle a passé son enfance en Union soviétique, a retrouvé ses parents en France et a vécu plus de quarante ans en RDA. Comment peut-elle alors se définir ?

« Je me sens un peu de tout. En partie française, en partie espagnole, russe et allemande. Je le remarque surtout dans la manière dont je ressens les choses... […] Mais je crois que ce qui m'a le plus influencée, c'est l'espagnol, de part mes parents, et l'allemand aussi, beaucoup, de part ma vie. » (Mercedes A., Berlin, 2008)

30Ce type de parcours, même s'il est extrême, est la règle pour ces enfants de réfugiés politiques. Enrique a les mêmes difficultés à se définir bien qu’il n’ait vécu qu'en France et en RDA. Il doit assumer une triple référence culturelle : « C'est difficile d'être assis sur trois cultures... c'est compliqué parce que la culture la moins vécue, c'est l'espagnole. Étant de parents espagnols, je n'ai jamais vécu en Espagne. » (Mercedes A, Berlin, 2008)

31Lorsque l'expérience de l'exil se prolonge dans le temps et quand il n'y a pas eu de réelle socialisation dans le pays d'origine, seul le retour au pays permet à l'exilé de reconnaître si ce pays est encore sa patrie ou si c'est le pays d'accueil qui remplit dorénavant cette fonction.

Rentrer en Espagne : une autre forme d'exil ?

« La volonté de rentrer en Espagne était grande, car en tant qu'enfant d'exilés politiques, tu es élevé avec la valise prête, la valise avec laquelle tu vas rentrer. » (Mercedes A., Berlin, 2007)

32Certains décidèrent en effet de s'établir en Espagne tandis que d'autres – minoritaires – repartirent en RDA, ou plus tard, dans l'Allemagne réunifiée. Nombre de ceux qui décidèrent de « rentrer au pays » furent confrontés à la distance qui existait entre eux et ceux restés en Espagne. Il y avait parfois un fort décalage entre les représentations que l'on se faisait du pays en exil et les réalités rencontrées. L'identité elle-même ne pouvait s'imposer une fois rentré au pays : « Je suis retournée en Espagne pour devenir Espagnole, et avec le temps, j'ai compris que je ne le serai jamais... Je penserai toujours différemment. » (Mercedes A., Berlin, 2008)

33Aussi, la deuxième génération cultive une relation ambivalente à l'Espagne. D'un côté, il y a ce pays de rêve dont l'image est exacerbée par la nostalgie et le récit magnifié des parents ; de l'autre, il y a un sentiment d'injustice, un conflit mémoriel, lié à la non-reconnaissance officielle des préjudices subis. Enrique, qui a choisi de rentrer en France, critique la transition, le manque de condamnation du régime franquiste :

« Alors là, tout ce qui est lié à la mémoire, tout ce qui est en cours aujourd'hui, pour récupérer les corps des républicains assassinés... Attendez ! Il a fallu combien d'années ? […] Alors moi, la transition, je suis frustré... Un parti, comme le PCE, qui s'est battu contre le franquisme et à l'extérieur et à l'intérieur [...] par le fait de la transition... n'a pas récolté le fruit de son engagement. » (Enrique B., Paris, 2008)

34Enfin, les enfants d'exilés ont développé une relation particulière à la RDA. Ayant bénéficié d'un statut spécial en RDA, même s'ils reconnaissent les défauts du régime est-allemand et condamnent le manque de liberté qui y régnait, ils défendent « ce pays qui n'existe plus » (Enrique B., Paris, 2008) et avancent régulièrement les bienfaits que cette terre d'accueil leur a procuré (accès aux études, politique avantageuse envers les femmes, aide inconditionnelle du SED apportée au PCE).

***

35Dans leur majorité, les réfugiés politiques espagnols furent accueillis de manière bienveillante par la RDA : la loyauté politique affichée par ce groupe, son enthousiasme à participer à la construction du socialisme, ainsi que le regain de légitimité que la RDA pouvait en tirer par rapport à sa propre population, sont autant d'éléments qui encouragèrent le SED à faciliter la vie sociale et professionnelle de ces individus (sans pour autant négliger le contrôle et la surveillance de leurs activités). Cet accueil fut doublé d'une intégration partielle dans la société est-allemande, même si les contacts avec la population locale restèrent limités : les membres du collectif disposaient d'un logement, d'un travail et leurs enfants étaient tous scolarisés. S'il n'est pas étonnant que l'intégration de la première génération se soit heurtée à certaines limites et ait conservé pour objectif le retour en Espagne, il est pertinent de s'interroger sur le parcours de la deuxième génération, moins isolée, mieux intégrée du fait de son passage par l'école est-allemande. Pour cette seconde génération, l'exil politique est une expérience biographique structurante qui confère un poids particulier au sentiment national et identitaire, aux relations tissées avec la société d'origine ainsi qu'avec la société d'accueil. La triple référence culturelle assumée par ces individus ne leur permet pas de définir clairement leur appartenance nationale ou culturelle. Le mythe du retour en Espagne est un thème très présent pour ce groupe de migrants ; pourtant, le retour est bien souvent accompagné d'une désillusion et du sentiment que l'on restera pour la vie à cheval entre plusieurs pays. Comme cela est apparu dans différents entretiens, la seule identité qu'ils peuvent alors revendiquer sans s'interroger est, de fait, leur identité européenne.

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Bibliographie

Behrends, Jan C., Thomas Lindenberger et Patrice Poutrus (2003) : Fremde und Fremd-Sein in der DDR. Zu historischen Ursachen der Fremdfeindlichkeit in Ostdeutschland. Berlin (Metropol).

Denoyer, Aurélie (2009: à paraître) : « L'opération Boléro-Paprika : Origines et conséquences », actes du colloque « La guerre d'Espagne dans l'histoire de France », Nérac (éditions d'Albret – AVN).

Dreyfus-Armand, Geneviève (1999) : L'Exil des républicains espagnols en France de la guerre civile à la mort de Franco. Paris (Albin Michel).

Elsner, Eva Maria et Lothar Elsner (1994) : Zwischen Nationalismus und Internationalismus. Über Ausländer und Ausländerpolitik in der DDR (1949-1990). Rostock (Norddeutscher Hochschulschriften Verlag).

Heine, Harmut (2001) : « El exilio republicano en Alemania oriental », Migraciones y exilies. 12.2, p. 111-121

Maltone, Carmela (2006) : Exil et identité. Les antifascistes italiens (1924-1940). Bordeaux (Presses universitaires de Bordeaux).

Marrus, Michael (1986) : Les exclus. Les réfugiés européens au XXe siècle. Paris (Calmann-Lévy histoire).

Mc Lellan, Josie (2004) : Antifascism and memory in East-Germany. Oxford (Clarendon).

Oriol, Michel (1985) : « L’ordre des identités », Revue européenne des migrations internationales. 1.2, p. 171-185

Peschanski, Denis, Pierre Milza (dir.) (1994) : Exil et migration : Italiens et Espagnols en France (1938-1946). Paris (L'Harmattan).

Peschanski, Denis (2002) : La France des camps. Mayenne (Gallimard).

Poutrus, Patrice (2005) : « Asyl im Kalten Krieg – Eine Parallelgeschichte aus dem geteilten Nachkriegsdeutschland », Totalitarismus und Demokratie, 2.2, p. 273-288

Schnapper, Dominique (2007) : Qu'est-ce que l'intégration ? Paris (Gallimard).

Stergiou, Andreas (2001) : Im Spagat zwischen Solidarität und Realpolitik : die Beziehungen zwischen der DDR und Griechenland und das Verhältnis der SED zur KKE. Mannheim (Bibliopolis).

Uhl, Michael (2004) : Mythos Spanien – Das Erbe der internationalen Brigaden in der DDR. Bonn (Dietz Verlag).

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Notes

1 Pour de plus amples informations, cf. Denoyer (2009 : à paraître).

2 Les archives consultées jusqu'à présent ne permettent pas de dire si les autorités françaises leur ont laissé le choix entre la résidence surveillée ou l'expulsion.

3 Le choix de Dresde comme ville d'accueil n'est pas justifié dans les archives mais y étaient hébergés depuis 1949 les enfants des militants communistes grecs, qui étaient eux-aussi considérés comme réfugiés politiques, cf. Stergiou (2001). Dresde était de plus une ville industrielle ce qui facilitait l'emploi des émigrés politiques.

4 Cf. Dreyfus-Armand (1999), Peschanski et Milza (dir.) (1994).

5 Il s'agit des archives du département des relations internationales au sein du secrétariat du SED ainsi que des archives de la direction locale du SED de Dresde.

6 Le corpus est constitué de six entretiens non directifs menés auprès de réfugiés espagnols issus du collectif nés entre 1935 et 1944, vivant actuellement à Paris, Berlin ou Barcelone (une femme et cinq hommes). Cet échantillon n'est nullement représentatif de l'ensemble de ces « enfants » mais permet une tentative d'interprétation des différents parcours. De plus, cette deuxième génération – composée d'individus trop jeunes pour avoir participé en tant qu'acteurs à la guerre civile espagnole mais qui en ont néanmoins directement subi les premières conséquences – est relativement homogène idéologiquement et statutairement : ce sont des enfants d'exilés politiques, qui se perçoivent eux-mêmes comme des exilés et qui appartiennent aux divers courants de gauche.

7 Bundesarchiv, DY 30 /IV A 2/20 / 534 et Archives Nationales F7 16114.

8 Sozialistische Einheitspartei Deutschlands, parti socialiste unifié d'Allemagne.

9 Pour en savoir plus sur le statut de réfugiés politiques en RDA, cf. Poutrus (2005).

10 Bundesarchiv, DY 30 IV 2/20/272.

11 Les archives de l'association des persécutés du régime nazi (Vereinigung der Verfolgten des Nazisregimes, VVN), consultables au Landesarchiv à Dresde, contiennent les autobiographies rédigées par les expulsés espagnols lors de leur demande de reconnaissance du statut de persécutés du régime nazi. En croisant ces actes à d'autres sources, il a été possible de reconstituer les biographies des individus expulsés en septembre 1950.

12 Vient du mot « retraite » en espagnol, désigne l'exode des réfugiés espagnols de la guerre civile à la victoire de Franco.

13 Camps de contrôle et de triage où sont internés les exilés espagnols à partir de février 1939. Cf. Peschanski (2002).

14 Parti socialiste unifié de Catalogne, fédéré avec le PCE.

15 Bundesarchiv, DY 30/IV 2/20/271.

16 La création de ce statut découlait d'une volonté d'inscrire le combat antifasciste des anciens des brigades internationales et des résistants communistes dans la mémoire nationale. Cf. Mc Lellan (2004) et Uhl (2004).

17 Cf. Elsner et Elsner (1994).

18 Bundesarchiv, DY 30 / IV 2/20/271.

19 Bundesarchiv, DY 30 / IV 2/20/272.

20 Landesarchiv Sachsen, 12465 FDGB BV Dresden Nr. 1047.

21 La séparation temporaire toucha la totalité des familles au centre de notre étude. Une première séparation intervint en 1939, une deuxième en 1950.

22 Entretien avec Enrique B., Paris, 18 décembre 2008. Enrique B. est né en 1942 en France, sa mère décéda lors de l'accouchement. Il vécut en RDA de 1951 à 1972, date à laquelle il décida de retourner en France. Il vit depuis à Paris.

23 Il y a un certain parallèle entre cet engagement et sa vie personnelle : son père a été expulsé de France et son frère et lui-même sont restés « sur le carreau » en France, durant neuf mois, pris en charge par une famille espagnole voisine.

24 Entretien avec Mercedes A., Berlin, 15 décembre 2007 et 1er avril 2008. Mercedes A. est née en 1935 en Espagne. En 1937, elle fut envoyée en URSS, où elle vécut jusqu'en 1945, date à laquelle elle retrouva ses parents en France, à Toulouse. Á la suite de l'expulsion de son père en 1950, elle rejoindra la RDA en février 1951 et y vécut jusqu'en 1975. Elle décida alors de rentrer en Espagne. Elle y resta jusqu'en 1990, année où elle décida de retourner à Berlin.

25 Cf. Oriol (1985).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Aurélie Denoyer, « Les réfugiés politiques espagnols en RDA »Trajectoires [En ligne], 3 | 2009, mis en ligne le 01 novembre 2009, consulté le 06 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/trajectoires/372 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/trajectoires.372

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Auteur

Aurélie Denoyer

doctorante en histoire, universités de Paris-Est et de Potsdam, aurelie_denoyer@yahoo.fr

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Droits d’auteur

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