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Mondes en narration

Utiliser la narration pour saisir les représentations sociales

Les Français et les Allemands face à l’écologie
Sabine Caillaud

Zusammenfassungen

In diesem Artikel soll die Benutzung subjektiver Erzählungen als methodologischer Zugang zu sozialen Repräsentationen in Frage gestellt werden. Zunächst erklären wir die Theorie sozialer Repräsentationen und den Zusammenhang zwischen narrativem Wissen und Alltagswissen. Erzählungen werden dann als möglicher Zugang zu sozialen Repräsentationen als Produkt und als Prozess dargestellt. Hierbei werden verschiedene Beispiele aus der Analyse von Erzählungen aus Interviews herangezogen, die mit Deutschen und Franzosen über soziale Repräsentationen von Umweltproblemen geführt wurden. Die Ergebnisse unterstützen unsere Diskussion: wie kann man die Erzählungen bewerten? Wie können sie benutzt werden? Schließlich werden die Erzählungen als methodologischer Zugang zu kognitiven und sozialen aber auch emotionalen Prozessen in der Konstruktion sozialer Repräsentationen dargestellt.

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Allemagne, France
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Volltext

1Cet article a pour objectif de montrer la pertinence des narrations dans l’étude des représentations sociales. Nous nous appuyons pour cela sur une partie des données issues d’une recherche menée pour notre thèse. Cette recherche porte, de manière plus générale, sur les représentations sociales de l’écologie en France et en Allemagne. Aussi, nous présentons pour commencer quelques éléments théoriques relatifs à notre démarche de recherche. Puis, après avoir donné quelques précisions méthodologiques, nous illustrons notre propos à travers des résultats issus de l’analyse de narrations recueillies dans le cadre de notre recherche. Ces exemples nous conduisent à une réflexion sur l’usage des narrations en psychologie sociale.

Représentations sociales et usage des narrations

Représentations sociales : produits et processus

2Dès sa formulation initiale, l’approche des représentations sociales a réhabilité le savoir de sens commun, c’est-à-dire le savoir quotidien, en opposition au savoir expert (Moscovici, 1961). Les représentations sociales correspondent à ce savoir quotidien que les individus d’un même groupe social partagent et qu’ils ont conscience de partager (Wagner, 1994). Elles ne s’imposent pas aux individus, mais sont le résultat de processus complexes de communications et d’interactions au sein des groupes sociaux. Elles sont donc construites socialement et dépendent du contexte socioculturel et historique de leur production. Les représentations sociales sont donc tout autant des produits que des processus (Jodelet, 1989).

3Si l’on considère d’abord les produits, autrement dit le contenu du savoir quotidien, il est possible de faire un premier lien avec le savoir narratif. Pour Bruner (1991, 2004), le mode de pensée logique n’est pas le seul mode qui organise le savoir quotidien. Il existe au moins un autre mode de pensée, la pensée narrative, qui organise les connaissances sous formes d’histoires. L’approche des représentations sociales permet d’analyser et de comprendre ce mode de pensée, sans le comparer au mode de pensée logique.

4Considérons à présent l’aspect processuel. Les représentations sociales émergent lorsqu’un objet nouveau et pertinent surgit au sein d’un groupe ou d’une société. Elles ont alors pour fonction de « rendre familier l’étrange » (Moscovici, 1998). Deux processus ont été mis en évidence : l’objectivation (qui rend concret l’abstrait) et l’ancrage. Nous ne traiterons ici que du second. Par ce processus, le nouvel objet est classé dans des catégories déjà existantes, dans un savoir déjà-là. Il s’agit d’un processus socio-cognitif. Il y a classification de l’objet dans des catégories de connaissances. Ces catégories sont partagées socialement et l’ancrage procède selon des dynamiques de groupe. Il dépend donc du contexte socioculturel du groupe. Néanmoins, il n’est pas toujours possible d’étudier l’ancrage en tant que tel, car les catégories qui le composent changent et évoluent. Pour faire face à cette difficulté, Flick (1996) propose d’étudier « l’ancrage rétrospectif ». Concrètement, il s’agit de demander à des personnes de raconter leur première rencontre avec un objet. On obtient alors des narrations sur des événements du passé. C’est en ce sens que Flick parle d’ancrage rétrospectif.

Définir les narrations en psychologie sociale

5Bruner (1991, p. 4) propose de définir les narrations comme « des versions de la réalité dont l’acceptabilité est gouvernée par des conventions et une nécessité narrative plutôt que par une vérification empirique et par une exigence logique, et libérées de remords à rappeler une histoire vraie ou fausse ». En ce sens, Bruner considère les narrations comme des constructions sociales : les histoires de vie, par exemple, sont instables et dépendent du contexte dans lequel elles sont recueillies. Elles sont sous l’influence de la culture, des relations interpersonnelles et du langage (Bruner, 2004).

  • 1 « Eine Erzählung wird demnach ein Mittel der Konstruktion und der Interpretation von eigenen Erfahr (...)

6De plus, les expériences et les pratiques quotidiennes ne se présentent pas comme des structures narratives toutes faites (Flick, 1996). Pour qu’un événement devienne une narration, il faut trouver un ajustement entre une situation et un schéma d’histoire. La négociation n’est pas seulement cognitive. Elle est sociale également, ne serait-ce que dans la mesure où l’on construit l’histoire en fonction d’un auditeur potentiel. La forme de la narration repose également sur des implicites sociaux : une histoire a un début, une fin… Aussi peut-on considérer qu’une narration est « un moyen de construction et d’interprétation de ses propres expériences, de leur contexte situationnel et de leur déroulement pour soi et pour les autres. A travers la narration comme prototype pour l’interprétation de ses propres expériences et des événements, il est possible d’ancrer socialement ses expériences dans des prototypes sociaux, ce qui fait des narrations un moyen de construction du quotidien et de reconstruction des représentations sociales » (Flick, 1996, p. 145)1.

7Dans notre recherche sur les représentations sociales de l’écologie, nous avons utilisé les narrations afin d’analyser l’ancrage rétrospectif. Quelle valeur peut-on accorder à ces narrations ? Que nous apprennent-elles ?

Méthodologie, population et objet d’étude

8Nous avons réalisé 41 entretiens semi-directifs avec des Berlinois et des Lyonnais, tous âgés entre 28 et 40 ans, et ayant plutôt un haut niveau d’éducation. Les entretiens étaient menés à partir d’un guide défini au préalable et dont certaines questions invitaient explicitement l’interviewé à raconter des épisodes particuliers. Les narrations étaient donc provoquées par nos questions. Nous nous intéresserons ici aux réponses apportées par les interviewés à deux de ces questions, consécutives dans le guide d’entretien :

  • « Est-ce que vous vous souvenez du moment où vous avez entendu parler pour la première fois de problèmes écologiques ? Vous pouvez me raconter comment c’était ? » ;

    • 2 Cette deuxième question n’était pas posée dans les cas où le premier événement évoqué était Tcherno (...)

    « Est-ce que vous vous souvenez de Tchernobyl ? Vous pouvez me raconter comment c’était quand vous avez appris ce qui s’était passé ? »2.

9Tchernobyl a été retenu comme événement commun car il est souvent considéré par les sociologues comme un événement clef, et qu’il a été traité très différemment en France et en Allemagne. Une fois la question posée, l’interviewé n’était pas interrompu dans sa narration afin qu’il puisse exprimer ses idées et faire comprendre selon sa propre logique l’épisode particulier qu’il a choisi de raconter. Aussi, si des questions nous venaient à l’esprit, nous prenions soin de les noter et de les poser après que le répondant ait fini d’exprimer son idée.

  • 3 Il est à noter que ces résultats sont mis en perspective avec le cadre général de l’entretien, bien (...)

10L’ensemble des entretiens a été retranscrit. Nous présentons ici les résultats de l’analyse du discours menée sur les narrations répondant à ces deux questions.3

11Les questions qui ont guidé l’analyse du discours étaient : quels sont les contextes dans lesquels l’interviewé situe l’événement ? Quelles catégories ou quels thèmes utilise-t-il pour raconter l’épisode ? Y-a-t-il des similarités et des différences dans les structures et les trames narratives ? Par ailleurs, l’analyse prend en compte la perspective comparative France/ex-RDA/ancienne RFA. En effet, étant donnée la gestion différente de Tchernobyl, et plus généralement des problèmes écologiques dans ces deux contextes, la distinction entre les deux Allemagnes s’est avérée nécessaire. Notre hypothèse est que les narrations présentent des différences en fonction du groupe d’appartenance de l’interviewé. Ces différences viennent révéler des ancrages différents que l’on pourra expliquer en se référant au contexte socioculturel.

Des trames narratives différentes

Premiers résultats

12Un premier résultat intéressant correspond au simple relevé des événements cités spontanément par les interviewés. Le tableau ci-dessous en donne un résumé. Certaines différences sont particulièrement remarquables. Tchernobyl n’est jamais cité spontanément en France. De même, les Allemands n’évoquent pas des lectures ou des documentaires scientifiques. Par contre, il est peu surprenant qu’aucun Français n’évoque le Waldsterben, qui est une vraie spécificité allemande (Metzger, Bemmann et Schäfer, 2007). On remarque une plus grande constance dans le choix de l’événement chez les personnes de l’ex-Allemagne de l’Ouest, avec pour préférence des événements fortement médiatisés. Pour l’ensemble des Allemands (à l’exception d’une femme) les événements racontés remontent à la jeune enfance : entre 5 et 8 ans. Les Français choisissent le plus souvent des événements plus récents, datant de leur entrée dans l’âge adulte.

Ancienne RFA : 12 interviewés

Ex-Rda : 11 interviewés

Total Allemagne

France : 18 interviewés

TOTAL :41 entretiens

Waldsterben

4

2

6

0

6

Tchernobyl

4

3*

7

0

7

Marée noire

2

1

3

4

7

Apports scientifiques, média

0

0

0

5

5

Pratique militante

3

0

3

1

4

Climat

1

1

2

2

4

A l’école

0

3

3

0

3

Pollution locale (air, eau)

1

4

5

2

7

Voyage

0

0

0

2

2

Avoir des enfants

0

0

0

2

2

Autres

0

2

2

4

6

Ne sait pas

1

1

2

1

3

Tableau : Evénements évoqués spontanément en fonction de l'origine des interviewés

* personnes de l’Est au contact des médias de l’Ouest

  • 4 Les citations des interviewés sont les retranscriptions les plus fidèles possibles à leur discours, (...)

13Au-delà de ces quelques différences, nous avons pu noter une constance dans les narrations des deux côtés du Rhin : l’individu est le plus souvent passif. « Quand on passait à Feyzin [complexe pétro-chimique au sud de Lyon] qu’on allait dans le Midi ça sentait mauvais » ; « avec la sécheresse aussi peut-être où on s’est aperçu de, beh de ce problème » ; « c’est peut-être vague mais c’est peut-être un, un article de projection une émission de projection en 2050 » ; « quand il y a des catastrophes ça réactive des choses en fait »4. Dans ces exemples, ou bien c’est l’événement qui agit sur le sujet, ou bien l’interviewé fait le choix du pronom « on », ou bien encore les verbes se référant à l’interviewé indiquent un état plutôt qu’une action. Cela peut paraître évident, mais un contre-exemple nous montrera que le choix de la forme passive est bien un choix. Ainsi, un Allemand diététicien raconte ce qui s’est passé au moment de Tchernobyl :

  • 5 On remarque au passage ici une confusion intéressante entre les pluies acides et les pluies radioac (...)
  • 6 « Meine Mutter erzählte mir irgendetwas von einer Wolke, und ich hatte nur Angst für meinen Hasen. (...)

« Ma mère me raconta quelque chose au sujet d’un nuage, et moi je n’avais peur que pour mon lapin. Et alors à cause des pluies acides5, j’ai euh planté dans notre grange pour mon lapin des salades. Pour que mon lapin ne doive pas manger de la salade radioactive. »6

14Dans ce contre-exemple, l’interviewé se décrit bien comme agissant. La forme passive est donc bien un choix. En plus de cette forme passive, l’événement évoqué est le plus souvent vécu négativement : « ça m’avait effrayée », « on se détruisait nous-mêmes » « ils nous font toujours peur avec le réchauffement des trucs comme ça »... Là encore, il ne s’agit pas d’une évidence. En effet, bien que la question posée aux interviewés évoque un problème, certains racontent des événements positifs : le rêve d’un jardin souterrain qui respecte la vie et les animaux, des manifestations à vélo dans les années 1970…

15Ainsi, de manière générale, les interviewés se remémorent les problèmes écologiques comme une réalité extérieure négative s’imposant à eux.

Victimes versus témoins et localisé versus globalisé

16Dans les deux pays, l’événement rapporté est, dans la moitié des cas, un événement auquel les personnes ont été confrontées indirectement seulement (par les médias, le discours d’un parent, etc.). On note, parmi ceux qui ont été confrontés directement à la pollution, une curieuse différence entre les Français et les Allemands. En effet, les Allemands se présentent souvent comme victimes, comme touchés par la pollution. Evoquant Tchernobyl, une interviewée explique sa peur d’être irradiée par la pluie, et accompagne son discours d’un geste pour mimer l’irradiation de ses bras. Chez les Français, nous n’avons pas pu repérer de moment, dans leur discours narratif, où ils se présentent comme victime. Ils sont toujours de simples témoins d’une pollution qui touche d’autres qu’eux. Plus surprenante encore est la manière dont ils répondent à la question sur Tchernobyl. En effet, tous dénoncent une information mensongère, rient du nuage qui « aurait contourné la France », mais à aucun moment ils n’affirment explicitement que la France a été touchée par les retombées radioactives. Le caractère implicite de leurs affirmations permet de maintenir une certaine distance. L’exemple le plus frappant est la réponse d’une Française :

« Question : Et est-ce que vous vous souvenez de Tchernobyl ?

Interviewée : (elle rit) Alors peu parce que j’étais jeune mais voilà… J’ai eu un retour euh par un cancer cet été, ça m’a bien (elle rit), bien mis dedans voilà. Un cancer de la thyroïde qui est sûrement, enfin, sûrement dû, on n’en sait rien, mais en tous les cas on rentre dans les statistiques de Tchernobyl, donc je me souviens bien (elle rit). »

17Bien que cette femme fasse un lien entre son cancer et Tchernobyl, elle crée une certaine distance avec le risque en utilisant le pronom « on » pour parler d’elle, en invoquant des statistiques, en laissant subsister un doute (« enfin sûrement dû on n’en sait rien »), et en utilisant le rire.

18Mais la distinction France/Allemagne n’est pas la seule ici. Si les Allemands se sentent plus souvent victimes de la pollution, ils se distinguent néanmoins par leur manière de se représenter ces pollutions en fonction de leur appartenance passée. Un premier indicateur est le fait qu’au moment des narrations tous les interviewés venant de l’ex-RDA évoquent cette appartenance passée, alors qu’aucun Allemand de l’Ouest ne le fait. Cette manière de décrire le cadre de la narration vient souligner l’importance du contexte politique dans leur représentation des problèmes écologiques. En effet, la pollution y est présentée comme liée à un contexte économique et politique particulier, qui en fait un objet du passé en Allemagne, et crée ainsi une mise à distance de ces problèmes.

19Ainsi, Français et ex-citoyens de RDA mettent en place des stratégies pour tenir le risque éloigné : une autre époque, ou un autre lieu. En revanche, les Allemands de l’Ouest décrivent des pollutions globalisées, qui touchent l’ensemble de la population, eux y compris, et qui ont fait la Une des médias (Waldsterben, Tchernobyl). On trouve, dans leurs narrations, une plus grande diversité de stratégies pour faire face à la peur, mais toutes renvoient à un certain degré d’action (signature de pétition, ou, au contraire, impuissance ressentie).

Trames narratives et émotionnelles

20Un détail a attiré notre attention : les Français racontent plus souvent que les Allemands deux événements de manière spontanée au lieu d’un. En fait, chaque histoire remplit une fonction particulière : l’une constitue un moment clef au niveau d’une prise de conscience émotionnelle, l’autre un moment important dans le développement d’une perception rationnelle et raisonnée du problème.

21« Y’a un premier moment marquant qui est en 97, où on m’a expliqué à travers une mini-formation, la notion de développement durable, non galvaudée à l’époque. Euh… et après où j’ai pris conscience, c’est au sein de l’univers familial et de notre lieu de vie, où on a vraiment vu l’évolution d’un cours d’eau. Où j’ai vu euh un évènement marquant, suite à un orage particulièrement important, et à l’insuffisance d’une station d’épuration j’ai vu devant les vannes du moulin environ 300 kilos de poissons retournés. Ça c’est marquant ça effectivement c’est un événement où on prend conscience de l’effet, de l’activité humaine sur un écosystème. »

22L’exemple ci-dessus d’un ingénieur hydraulicien montre qu’il fait appel à deux événements : l’un est une expérience émotionnelle marquante (les poissons morts), l’autre fait appel à un savoir conceptualisé (le concept de développement durable).

  • 7 Par contre le développement d’une prise de conscience raisonnée se retrouve à d’autres moments des (...)

23On ne retrouve pas cette dialogique émotion/raison dans les narrations des Allemands où, le plus souvent, seul l’aspect émotionnel est présent7. L’émotion (il s’agit de la peur, d’un choc, d’une surprise) est suscitée par l’arrivée d’une information concernant une pollution et conduit à un changement des représentations. Dans l’exemple suivant, le Waldsterben a surpris une femme de l’Ouest. C’est le comportement des humains qu’elle a alors interrogé.

  • 8 « Und das hat mich damals eigentlich, also das hat mich schon erschreckt, eben dass Menschen so ign (...)

« Et déjà à l’époque ça m’a… enfin ça m’a tout de même effrayée, que les Hommes puissent être aussi ignorants ou que les Hommes provoquent ça et n’y fassent pas attention. »8

  • 9 Parmi les hommes de l’ex-RDA plusieurs nous ont racontés avoir été au contact des média de l’Ouest.

24Il faut faire une exception pour les femmes de l’ex-RDA9, pour lesquelles l’événement raconté renvoie souvent à un apprentissage scolaire avec des apports scientifiques, et donc plus similaire au processus français.

25Deux trames narratives principales se dégagent donc : l’une, plutôt allemande, débute avec l’arrivée d’une information qui suscite de l’émotion, et amène un changement de pensée ; l’autre, plutôt française, fonctionne par l’accumulation d’informations et de situations vécues qui font évoluer la prise de conscience. Pour les Allemands, l’issue de la narration est le plus souvent une prise de conscience des risques écologiques et de la vulnérabilité de la nature, tandis que les Français évoquent davantage un changement de leurs idées politiques.

Les narrations : objets socialement construits et émotionnellement chargés

26A travers la mise en évidence de trames narratives différentes, nos résultats ont permis de dégager à la fois des processus et des contenus différents de représentations sociales. Bien sûr, contenu et processus sont étroitement liés. Par ailleurs, il est possible de faire un lien entre ces données et les différences de contexte socioculturel.

27L’importance que les Français accordent dans leurs narrations à des apports scientifiques peut renvoyer à une évolution spécifiquement française du mouvement écologiste aboutissant à une opposition entre les idées politiques et la volonté de préserver la nature en se référant à un savoir scientifique (Chibret, 1991 ; Ollitrault, 2001). Cela explique le double ancrage politique et scientifique des narrations. En revanche, la possibilité, pour les Allemands (en particulier ceux de l’Ouest), de limiter leurs narrations aux aspects émotionnels, fait écho à un ancrage éthique de la question écologique en RFA (Chibret, 1991). De même, l’opposition entre victime et témoin de la pollution renvoie à des gestions très différentes de la catastrophe de Tchernobyl en France, en RDA et en RFA. Le niveau d’alerte et la mise en place de pratiques de protection spécifiques en RFA semblent avoir conduit à des représentations sociales des risques écologiques comme des risques globaux, qui peuvent toucher chacun. Les interviewés de l’ex-RDA et les Français évoquent, quant à eux, l’horreur de la catastrophe, mais citent des exemples localisés : des soldats avec des masques à gaz sur les lieux du drame, des malformations chez des enfants nés après la catastrophe, etc. Les catégories d’ancrage ici présentées (localisé/globalisé ; témoin/victime) peuvent donc être mises en lien avec des différences de contexte. Cela semble confirmer notre hypothèse.

28Certes, les narrations peuvent être mises en lien avec les différents contextes, mais les catégories d’ancrage mises en évidence renvoient bien à un ancrage rétrospectif, c’est-à-dire à une reconstruction du passé dans le présent par l’interviewé. Or, comme toute remémoration, la reconstruction du passé sert les besoins du présent (Halbwachs, 1994). Mais si ces narrations sont des reconstructions du passé dans le présent, quelle valeur leur accorder ? Entre passé et présent, à quoi renvoient-elles finalement ?

29Prenons un exemple de notre analyse. Tous les interviewés venant de l’ex-RDA évoquent cette appartenance passée au moment des narrations. La pollution reste ainsi le fait des pays en développement, pauvres ou politiquement instables. Les représentations sociales de l’écologie s’ancrent, pour ces personnes, sur le thème du développement économique des pays (comme le confirme le reste des entretiens). L’appartenance passée (RDA) structure la narration et structure les représentations sociales des problèmes écologiques (problème de pays en développement). Elle est utilisée car elle fait sens au présent.

30Au sujet des histoires de vie, Bruner (2004) souligne, à travers l’idée de double mimesis, que la vie (ici un événement) structure les narrations, et que les narrations structurent notre vie. Il considère donc que le processus de narration structure en retour nos connaissances et nos expériences, et que nous devenons en somme notre histoire. L’événement est donc reconstruit, et cette reconstruction devient l’événement. Aussi, en invitant les personnes à raconter un épisode, nous pouvons analyser les narrations non pas tant pour étudier le passé, mais bien plus pour comprendre quelles sont les catégories du passé qui font sens au présent afin de saisir le contenu des représentations sociales. Mais le discours narratif permet également de s’intéresser à un processus de construction (ou de reconstruction) de significations. Les narrations permettent donc d’étudier l’ancrage rétrospectif. L’intérêt n’est donc pas tant d’avoir accès à des processus passés, mais bien plus de s’intéresser aux processus présents, c’est-à-dire à la reconstruction de sens au moment même de l’entretien par l’interviewé.

31L’analyse des narrations constitue une méthode pertinente, car celles-ci viennent révéler un processus selon des dimensions sociales, cognitives, mais également émotionnelles. En effet, les événements mis en narrations sont ceux qui suscitent une émotion. Une émotion survient lorsqu’un événement fait rupture dans la continuité de la vie du sujet. La narration va permettre de mettre en forme le réel, de donner du sens à l’événement, et donc d’adapter et de réorganiser les représentations (Rimé, 2005). L’analyse que nous avons proposée montre bien l’importance des émotions dans les narrations, que ce soit par leur présence ou par leur opposition à la raison. Cela fait des narrations des objets socialement construits et émotionnellement chargés.

32Comme tout outil méthodologique, l’analyse des narrations présente des limites, la première étant probablement qu’elle ne se suffit pas à elle-même et qu’une triangulation méthodologique s’avère souvent utile pour compléter les résultats (Flick, 1996). Néanmoins, elle présente aussi un certain nombre de qualités que nous aimerions souligner pour conclure.

33Il ne s’agit pas de dire qu’il n’y a pas de narrations vraies, mais plutôt de dire que chaque narration reconstruit la réalité. En effet, les expériences passées structurent la narration qui, en retour, structure les connaissances, les représentations sociales actuelles. Cette reconstruction, cette réorganisation de la réalité que l’on trouve dans le discours narratif, a ici été analysée. Par cette analyse, nous avons pu dégager des produits et des processus de représentations sociales. Les narrations sont donc tout autant intéressantes pour leur contenu que pour le mouvement, pour la dynamique de pensée qu’elles décrivent.

34Enfin, les narrations permettent d’étudier des processus sociaux et cognitifs, mais elles permettent d’intégrer également la dimension émotionnelle des représentations sociales, c’est-à-dire de reconnaître aux individus et aux groupes sociaux cette dimension dans leur manière de penser et d’agir, et d’en faire un élément clef dans la formation et la transformation des représentations sociales. Il s’agit là d’une richesse à exploiter.

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Bibliografie

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Bruner, Jérôme (1994) : « The narrative construction of reality ». Critical Inquiry , 18.1, p. 1-21.

Chibret, René-Pierre (1991) : Les Associations écologiques en France et en Allemagne. Une analyse culturelle de la mobilisation collective : thèse de doctorat de science politique, université Paris I Panthéon-Sorbonne.

Flick, Uwe (1996) : Psychologie des technisierten Alltags. Soziale Konstruktion technischen Wandels. Opladen (Westdeutscher Verlag).

Halbwachs, Maurice (1994) : Les Cadres sociaux de la mémoire. Paris (Albin Michel).

Jodelet, Denise (2003) : « Aperçus sur les méthodologies qualitatives », in Moscovici, Serge et Fabrice Buschini, dir. : Méthodes en sciences humaines. Paris (Presses universitaires de France), p. 139-162.

Jodelet, Denise (1989) : « Représentations sociales : un domaine en expansion », in Jodelet, Denise, dir. : Les Représentations sociales. Paris (Presses universitaires de France), p. 47-78.

Metzger Birgit, Martin Bemmann et Roland Schäfer (2007) : « Und ewig sterben die Wälder. Das deutsche Waldsterben als historisches Phänomen », Revue d'Allemagne et des pays de langue allemande, 39.3, p. 423-436.

Moscovici, Serge (1961) : La Psychanalyse, son image et son public. Paris (Presses Universitaires de France).

--- (1998) : « The history and actuality of social representations », in Flick, Uwe, dir. : The Psychology of the Social. Cambridge (Cambridge University Press), p. 209-247.

Ollitrault, Sylvie (2001) : « Les écologistes français, des experts en action », Revue française de sciences politiques, 51.1, p. 105-130.

Rimé, Bernard (2005) : Le Partage social des émotions. Paris (Presses universitaires de France).

Wagner, Wolfgang (1994) : « Fields of research and socio-genesis of social representations: a discussion of criteria and diagnostics », Social Science Information, 33.2, p. 199-228.

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Anmerkungen

1 « Eine Erzählung wird demnach ein Mittel der Konstruktion und der Interpretation von eigenen Erfahrungen, von ihren situativen Kontexten und Abläufen für sich und andere. Durch Erzählungen als Muster für die Interpretation eigener Erfahrungen und von Geschehnissen wird aber auch die soziale Einbindung von Erfahrungen in soziale Erfahrungsmuster ermöglicht, womit sie zu einem Mittel der alltäglichen Konstruktion und forschenden Rekonstruktion sozialer Repräsentationen wird. » (Flick, 1996, p. 145)

2 Cette deuxième question n’était pas posée dans les cas où le premier événement évoqué était Tchernobyl.

3 Il est à noter que ces résultats sont mis en perspective avec le cadre général de l’entretien, bien que cela ne soit pas évoqué dans les résultats présentés par la suite.

4 Les citations des interviewés sont les retranscriptions les plus fidèles possibles à leur discours, les virgules indiquent des pauses courtes, les points de suspension des silences d’une à trois secondes.

5 On remarque au passage ici une confusion intéressante entre les pluies acides et les pluies radioactives.

6 « Meine Mutter erzählte mir irgendetwas von einer Wolke, und ich hatte nur Angst für meinen Hasen. Und dann habe ich wegen des sauren Regens, habe ich dann hum bei uns in der Scheune für meinen Hasen Salat angebaut. Dass mein Hase nicht radioaktiven Salat essen muss. »

7 Par contre le développement d’une prise de conscience raisonnée se retrouve à d’autres moments des entretiens.

8 « Und das hat mich damals eigentlich, also das hat mich schon erschreckt, eben dass Menschen so ignorant sein können oder dass Menschen das bewirken und nicht drauf achten. »

9 Parmi les hommes de l’ex-RDA plusieurs nous ont racontés avoir été au contact des média de l’Ouest.

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Zitierempfehlung

Online-Version

Sabine Caillaud, „Utiliser la narration pour saisir les représentations sociales“Trajectoires [Online], 3 | 2009, Online erschienen am: 01 November 2009, abgerufen am 06 Dezember 2024. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/trajectoires/286; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/trajectoires.286

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Autor

Sabine Caillaud

Doctorante en psychologie sociale, GRePS université Lumière Lyon 2, Sabine.Caillaud@univ-lyon2.fr

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