1L’émigration d’artistes espagnol-e-s vers les grandes capitales européennes est une constante de l’histoire de l’art depuis la fin du XIXe siècle. Ce phénomène s’étend, depuis quelques années, aux intermédiaires de l’art (commissaires d’exposition, critiques, galeristes, gestionnaires de projet, etc.). Ces mouvements semblent être guidés par des stratégies d’accumulation de capitaux symbolique et social nécessaires pour mener une carrière internationale dans un monde de l’art « globalisé » (Kaufmann, Dossin, & Joyeux-Prunel, 2016 ; Quemin, 2002). En effet, les professionnel-le-s espagnol-e-s des arts visuels qui résident, ou qui ont résidé pendant longtemps, à l’étranger sont plus souvent consacré-e-s institutionnellement en Espagne, comme le montrent la liste d’artistes invité-e-s à investir le pavillon national lors de la Biennale de Venise ou celle des Prix Nationaux des Beaux-Arts. Dès lors, on peut considérer l’émigration comme une stratégie pour gérer l’incertitude intrinsèque de la carrière artistique (Menger, 2009).
2Dans une géographie de l’art contemporain international où l’Espagne dans son ensemble semble occuper une position périphérique par rapport à des villes comme Paris ou Berlin (van Hest, 2012), les migrations des Espagnol-e-s se dirigent principalement vers les « centres artistiques ». Ceux-ci ont été définis par Carlo Ginzburg et Enrico Castelnuovo « comme un lieu caractérisé par la présence d’un nombre important d’artistes et de groupes significatifs de commanditaires (…). Il pourra en outre être doté en institutions de tutelle, de formation et de promotion des artistes, comme de distribution de leurs œuvres » (Castelnuovo & Ginzburg, 1981, p. 53).
- 1 Base de données constituée grâce au recueil d’informations publiques, publiées et disponibles (site (...)
3Paris et Berlin comptent parmi les destinations favorites des professionnel-le-s espagnol-e-s de l’art contemporain selon un classement établi à partir de notre échantillon1. L’analyse des préférences de destination des membres de l’échantillon révèle des fluctuations selon les périodes, mais aussi des différences dans les profils des migrant-e-s dans les diverses villes.
Fig. 1 : nombre de professionnel-le-s espagnol-e-s de l’art par destination selon le métier exercé
4Berlin est aujourd’hui la ville d’installation favorite pour les artistes visuel-le-s. Paris, qui avait longtemps été en tête du classement des destinations européennes, n’est aujourd’hui qu’en quatrième position (derrière Londres, Amsterdam et Rotterdam) et cela grâce aux intermédiaires de l’art contemporain. Outre leur taille et les profils professionnels qui les composent, les échantillons sont également distincts en fonction de la répartition par genre (fig. 2), de l’âge moyen (plus élevé à Paris) ou des origines géographiques et sociales des membres (plus variées à Berlin).
Fig. 2 : répartition par ville, genre et métier exercé (nombre de personnes).
5Ce changement dans les préférences et dans les profils qui se dirigent vers Paris et Berlin aujourd’hui pose la question de la stratégie migratoire : s’agit-il de stratégies différentes mises en place selon la destination ? Le choix de la destination est-il déterminé par les capitaux disponibles au départ ou par les ressources professionnelles supposément offertes par la ville ? Quel est le rôle des représentations de la ville et de la propre carrière ?
6Pour répondre à ces questions, nous analyserons en profondeur les échantillons parisien et berlinois à l’aune des résultats de l’enquête de terrain, basée sur des entretiens semi-directifs réalisés avec une soixantaine d’individus (trente-sept à Berlin et dix-sept à Paris) et complétée par l’observation ethnographique des scènes artistiques locales, menée à Paris et à Berlin depuis 2016. Dans un premier temps, nous évoquerons les facteurs historiques qui encadrent les transformations subies par le secteur artistique espagnol depuis une cinquantaine d’années. Ces changements se reflètent dans les profils des membres de l’échantillon et dans les représentations qu’ils se font des scènes artistiques parisienne et berlinoise. Dans un deuxième temps, nous approfondirons l’analyse de ces représentations, utilisées souvent comme argument pour justifier le choix de destination, et des logiques qui les déterminent, ce qui permettra de comprendre les stratégies divergentes adoptées par les migrant-e-s espagnol-e-s du secteur artistique à Paris et à Berlin.
7La fuite de professionnel-le-s de l’art contemporain espagnol est une composante structurelle du secteur, qui s’est approfondie dès 2008 à cause de la crise économique globale (Arostegui & Rius-Ulldemolins, 2018) qui a plus particulièrement affecté l’Espagne. L’émigration est encouragée par les pouvoirs publics et trouve une justification dans les représentations qu’artistes et intermédiaires se font de l’expérience internationale et de certaines villes en particulier. Dans cette partie, nous évoquerons les principaux changements politiques, sociaux et culturels opérés en Espagne depuis une cinquantaine d’années et l’image des capitales française et allemande qui influencent les choix de destination des candidats à la migration du secteur de l’art contemporain espagnol.
8L’Espagne a connu une croissance économique autour des années 1960, grâce à l’ouverture au tourisme sous le Franquisme, qui a permis, entre autres, une démocratisation de l’accès aux études supérieures et à la formation universitaire dans les métiers de l’art. Le retour à la démocratie après la mort de Franco en 1976 inaugure une période d’euphorie dans beaucoup de domaines, mais de manière spéciale dans celui de l’art contemporain : la fin de la censure ou la création de la foire ARCO en 1982 encouragent l’émergence d’une scène artistique nationale (Marzo & Mayayo, 2015). La Transición suppose également une profonde réorganisation administrative et territoriale. La reconfiguration de l’État en Communautés Autonomes implique la décentralisation de certaines compétences, dont celle en matière de culture - sauf pour les musées nationaux (Rius-Ulldemolins & Rubio Aróstegui, 2016). Les gouvernements régionaux développent des politiques culturelles de mise en valeur de la région, impliquant la création de nouveaux musées et collections d’art publiques (Rius-Ulldemolins & Zamorano, 2015). La reconfiguration institutionnelle implique, en outre, l’émergence de nouveaux métiers de la médiation culturelle (commissariat d’expositions, conservateurs du patrimoine, etc.) et leur progressive professionnalisation avec l’apparition de cursus universitaires orientés vers ces métiers.
9L’entrée de l’Espagne dans l’Union Européenne en 1986 est l’un des points culminants d’un processus d’ouverture vers l’international initié à la fin du Franquisme. Le pays devient tout de suite partenaire du programme Erasmus, conçu par les institutions européennes pour promouvoir la circulation internationale des jeunes universitaires et inauguré en 1987 (Ballatore, 2010). Sur ce modèle, inspiré du Grand Tour et de l’idée du voyage comme expérience privilégiée de formation (Cicchelli, 2011 ; Wagner, 2008), d’autres dispositifs de promotion de la mobilité professionnelle ont été mis en place, par exemple les programmes Leonardo da Vinci (aujourd’hui réencadré dans Erasmus+), Faro et Argo Global (élargis à d’autres régions du monde) pour les stages en entreprise. Des dispositifs similaires destinés spécifiquement aux professionnel-le-s de la médiation culturelle ont été créés par les ministères de la culture (bourses Culturex) et des affaires étrangères (AECID-Cultura).
10Ces séjours encadrés servent de tremplin pour une installation plus durable à l’étranger pour de nombreux membres de notre échantillon. Ils permettent notamment une insertion sociale des individus dès leur arrivée dans un nouveau pays. La participation à l’échange Erasmus et aux programmes européens de stages en entreprise est plus fréquente parmi les membres de l’échantillon berlinois, ce qui s’explique en partie par la moyenne d’âge plus élevée de la population parisienne, déjà diplômée lors de l’inauguration de ces programmes. En revanche, plus d’institutions culturelles parisiennes sont partenaires des dispositifs ministériels destinés spécifiquement aux professionnel-le-s de la médiation.
11Plus récemment, dans le cadre de la crise économique globale de 2008, le secteur culturel espagnol a subi de fortes réductions budgétaires (Arostegui & Rius-Ulldemolins, 2018) qui ont eu un effet immédiat sur la programmation des institutions, leur politique d’acquisitions pour les collections publiques et leur gestion des personnels. Le marché de l’art espagnol connut un brutal ralentissement qui atteignit, en 2009, son point le plus bas des vingt dernières années (McAndrew, 2017). L’augmentation, en 2012, à 21 % de la TVA sur la vente d’oeuvres d’art et de produits culturels conduit à la fermeture de galeries d’art et de salles de spectacle. La précarisation des acteurs et actrices travaillant dans le secteur s’approfondit. Dès lors, l’installation à l’étranger devient un choix nécessaire pour nombre d’artistes et de professionnel-le-s de l’art contemporain, qui, très souvent, profitent des différents dispositifs institutionnels de mobilité internationale pour franchir le pas.
12Pour la génération des artistes qui ont commencé leur carrière dans les années 1980, Paris semble toujours représenter le haut-lieu de la bohème intellectuelle et de la vie d’artiste mythifiée. La capitale française attire des artistes qui veulent vivre une expérience conforme à la représentation de l’artiste philosophe, vocationnel-le, mais qui cherchent également un accès à la validation par les institutions et par le marché. L’inauguration du Centre Pompidou et l’émigration de certain-e-s artistes de grande visibilité en Espagne - comme Miquel Barceló au début des années 1980 - font de Paris un horizon possible pour nombre de jeunes artistes à l’époque. Un membre de notre échantillon, un plasticien arrivé en 1985, explique que :
À Paris tu as accès aux choses de première main. L’art français représente peut-être 10 % de ce qu’on montre ici. À l’époque on pouvait voir Beuys, Richter, etc. dans les galeries. Il n’y avait pas ça en Espagne, du moins pas en temps réel.
13Cette représentation est également présente dans les témoignages des migrant-e-s espagnol-e-s exerçant des professions dans la médiation artistique qui s’installent à Paris à partir des années 2000. Dans de très nombreux cas, un lien préalable existe avec la France : l’apprentissage précoce de la langue française, les voyages en famille, les colonies de vacances, des liens familiaux ou les séjours dans le cadre des études supérieures. La familiarité avec la culture française, par le biais du cinéma, de la musique et de la mode est aussi un atout pour les membres de l’échantillon qui ont choisi Paris comme ville d’installation. Des réflexions du type « si tu aimes le cinéma/la photographie/etc., c’est à Paris qu’il faut venir » sont fréquentes. Enfin, pour au moins la moitié des individus, une opportunité d’emploi ou de stage—pour eux ou pour leur partenaire—est à l’origine du projet migratoire.
14De son côté, Berlin devient une destination plausible pour la population enquêtée au début des années 1990. La capitale allemande attire principalement des individus intéressés par le mouvement squat et par la contre-culture berlinoise, réputée depuis les années 1960 (Bocquet & Laborier, 2016) :
- 2 Plasticienne, née en 1965, arrivée à Berlin en 1989.
J’étais fan de la musique et l’esthétique New Wave et de la culture squat. Je voulais vivre dans un Projekthaus à Kreuzberg, près de là où David Bowie avait habité2.
- 3 Plasticien, né en 1969, arrivée à Berlin en 1998.
Étudiant, j’étais fasciné par l’art allemand, Beuys, Documenta, Kraftwerk… Je suis d’abord parti continuer mes études à Cassel, et après, je suis venu à Berlin, comme tous les artistes que j’avais rencontrés là3.
15Le plus souvent, les migrant-e-s espagnol-e-s du secteur artistique ayant choisi Berlin comme ville d’installation n’ont aucun ou n’ont que très peu de liens préalables avec l’Allemagne. Ce qui les attire est l’image de Berlin comme ville qui rend possible le prolongement de la vie d’artiste en mettant à distance les contraintes matérielles et les classements professionnels. Des profils très divers s’y rendent sans un plan préconçu parce que l’improvisation et l’adaptation progressive semblent possibles. Cela explique la forte accélération des départs à Berlin à partir du début de la crise économique en 2008 : la capitale allemande semble un endroit pour échapper au déclassement. A l’inverse, les coûts d’entrée dans la scène artistique parisienne apparaissent comme plus élevés : seulement les candidats à une immigration à Paris qui détiennent les capitaux nécessaires (linguistique, culturel, social, économique) font le pas de l’installation durable.
16Jusqu’à présent, nous avons souligné que les individus choisissent la destination de leur migration en fonction des ressources dont ils disposent pour prétendre à une insertion plus aisée dans la ville d’accueil. La perception des contraintes et des coûts d’entrée dans la nouvelle scène artistique de choix exerce un poids déterminant dans l’élection de la destination et dans le démarrage du projet migratoire. Si la migration est une stratégie valable pour gérer l’incertitude intrinsèque à la carrière artistique (Menger, 2009), la maitrise de la langue locale, la possibilité de bénéficier de bourses pour le départ ou la présence de connaissances dans la ville d’accueil permettent la gestion de l’incertitude liée à la migration (Martiniello & Rea, 2011). Les effets distinctifs qu’exercent sur les carrières la préférence pour Berlin ou pour Paris sont donc liés à l’interaction entre ville et développement des carrières professionnelles et migratoires.
17La notion de Freiraum (Marguin, 2017), qui renvoie à la fois à l’espace urbain, à la liberté d’action et aux mouvements sociaux pour l’autogestion, peut être utilisée pour expliquer l’attraction que Berlin exerce sur les membres de notre échantillon qui ont choisi cette ville comme lieu d’expatriation au milieu des années 2000.
18Les milieux culturels dits « alternatifs » berlinois connaissent un développement exceptionnel après la chute du mur (Grésillon, 2006). C’est alors que sont fondés, par des artistes, des espaces de création auto-gérés tels que le Tacheles ou le—aujourd’hui institutionnalisé—KunstWerke. La musique techno et les arts visuels investissent les bâtiments vides, donnant lieu à une scène culturelle bouillonnante qui attire de plus en plus de monde. Au milieu des années 2000 se produit l’éclosion des « espaces de projets » : un type de lieu à mi-chemin entre la création et la monstration, en général sans but lucratif et très souvent géré par les artistes eux-mêmes (Marguin, 2017). Très caractéristiques de Berlin, on en compte aujourd’hui autour de 150, en plus d’une association qui les regroupe.
19C’est précisément à cette période que quelques pionniers espagnols ouvrent des lieux artistiques autogérés à Berlin : une résidence d’artistes (2004), un project space (2004-2014) et une galerie commerciale (2007-2010). Ces trois espaces et leur écho dans la presse spécialisée espagnole ont généré un « effet d’appel » pour nombre d’artistes et agents culturels espagnols, qui ont commencé à voir Berlin comme un lieu de vie et de travail possible. Ces professionnel-le-s pionniers-pionnières se sont également appuyé-e-s sur la réorientation des politiques publiques (les programmes de subventions de stage) pour recruter leurs assistant-e-s, contribuant à l’émergence d’une sorte de communauté artistique espagnole. Nombre de ceux et celles qui sont arrivé-e-s à Berlin à partir de 2008 ont ouvert des espaces de projets et d’exposition à leur tour.
20La déclinaison de la notion de Freiraum renvoie à la possibilité de se consacrer à l’activité artistique sans subir les contraintes du pays d’origine. D’un côté, le faible coût de la vie permet la mise à distance de la pression économique :
- 4 Plasticienne, née en 1984, arrivée à Berlin en 2009.
Ici ce n’est pas un problème d’être artiste. Tu dis que tu es artiste et les gens comprennent, ils ne te disent pas « mais c’est quoi ton vrai travail ? Comment tu gagnes ton pain ? » comme en Espagne. C’est un métier socialement accepté4.
21Souvent, un second métier extra-artistique permet de se vivre comme artiste :
- 5 Plasticienne, née en 1986, arrivée à Berlin en 2010.
Je travaille 20h/semaine dans un magasin de fringues. Ce n’est pas terrible comme boulot mais avec mon salaire je peux payer les loyers de mon appartement et de mon atelier. Je ne pourrais pas faire ça à Madrid5.
- 6 Plasticienne, née en 1977, arrivée à Berlin en 2010.
Ici, j’ai pu commencer à me concentrer 100 % sur mon travail artistique, sans avoir à être tout le temps inquiète à cause de l’argent6.
22D’un autre côté, les caractéristiques de la scène artistique locale (très ouverte à l’expérimentation, peu hiérarchisée, faiblement institutionnalisée) donnent une impression de liberté qui encourage les carrières atypiques. Berlin semble ouvrir le champ des possibles à des « outsiders » qui ne trouvent pas leur place dans la scène artistique d’origine et à des jeunes professionnel-le-s cherchant à se reconvertir dans la médiation culturelle :
- 7 Plasticien, né en 1979, arrivé à Berlin en 2008.
J’avais l’impression qu’en Espagne, pour devenir artiste, on doit suivre le parcours qui commence à l’université, ensuite des prix et des bourses, après tu trouves une galerie… Mais à Berlin, j’ai rencontré plein d’artistes qui n’ont pas suivi ce chemin, qui sont simplement passionnés et qui n’ont pas besoin d’arriver à ce niveau professionnel des galeries, foires et tout ça pour vivre de leur art. Il y a plus de couches ici7.
- 8 Commissaire d’exposition, née en 1986, arrivée à Berlin en 2010.
Je suis venue en tant que journaliste de la rubrique culture, mais peu à peu, j’ai commencé à organiser des activités et à vouloir devenir commissaire à plein temps. Mes premières expositions ont eu lieu dans des espaces de projet, maintenant j’enchaîne les commandes.8
23Le Freiraum dans son acception psychologique et l’absence de contraintes économiques rendent donc possible la construction de la carrière selon son goût. Cependant, une majorité de plasticien-ne-s espagnol-e-s résidant à Berlin expose son travail principalement en dehors de la ville, surtout en Espagne. La ville leur sert, en effet, de base et d’atelier, et fonctionne comme un espace de sociabilité créative. Ces professionnel-le-s évoluent dans une économie circulaire dont Berlin constitue le lieu de production et l’extérieur représente le principal espace de diffusion.
24Si on le compare à Berlin, le milieu de l’art contemporain parisien est plus dense, fortement hiérarchisé et professionnalisé (Boichot, 2012 ; Marguin, 2016 ; Moulin, 1992). Le marché artistique est également bien plus développé en France qu’en Espagne, les galeries et leur volume de ventes sont plus importants. Le coût de la vie y est aussi plus élevé. Cette configuration explique la composition de l’échantillon par une majorité de professionnel-le-s de la médiation, la gestion et la vente d’art, salarié-e-s dans des entreprises d’art et des institutions et issu-e-s des classes moyennes aisées des plus grandes villes espagnoles. En effet, l’insertion de ces individus dans la scène artistique parisienne se fait le plus souvent par rattachement à une institution légitime, par la voie du salariat ou des études, plus que par l’auto-entrepreneuriat. Les plasticien-ne-s espagnol-e-s continuent de se rendre à Paris, en visite ou pour des séjours plus ou moins prolongés, mais très peu s’y sont installé-e-s durablement depuis le milieu des années 1990. Le coût d’investissement d’une immigration spontanée semble trop élevé pour les artistes et commissaires d’exposition indépendant-e-s, leurs carrières étant plus soumises à l’incertitude du monde de l’art (Menger, 2009).
25Ce sont les ressources scolaires, linguistiques et économiques dont dispose au préalable une partie des membres de l’échantillon parisien qui ont permis leur bonne insertion dans le milieu de l’art contemporain parisien. Le parcours migratoire de ces individus répond à une promotion dans leur carrière. C’est le cas de cette ancienne élève d’un lycée français en Espagne, qui a passé une année d’échange universitaire à Paris avant de s’y installer durablement en 2010 :
- 9 Manager dans la vente d’art, née en 1984, arrivée à Paris en 2010.
Après mon Erasmus, j’ai travaillé en Espagne presque trois ans […]. J’ai ensuite suivi mon petit ami à Paris, pour son boulot. Ici, j’ai très vite trouvé un emploi dans le milieu artistique, mieux que celui que j’avais à Madrid.9
26Ou encore de celui d’une autre élève d’un lycée français en Espagne qui, arrivée à Paris en 2002 fraîchement diplômée, a travaillé dans une galerie d’art contemporain avant de fonder sa propre entreprise de production de projets artistiques, laquelle collabore aujourd’hui avec des institutions telles que la mairie de Paris. Ces deux témoignages laissent penser que la réussite du projet migratoire dépend en grande partie du niveau d’assimilation culturelle. La relation de longue date avec la culture française, le bilinguisme et la disposition cosmopolite (Cicchelli & Octobre, 2017) des individus correspondant à ce profil les écartent des difficultés auxquelles doivent faire face la majorité des membres de notre échantillon.
27Nous remarquons une sur-sélection des candidat-e-s à l’emploi dans le secteur artistique à Paris. En effet, les individus de notre échantillon avec un emploi stable en accord avec leur degré de formation correspondent très souvent à des profils hautement qualifiés. Cette partie de l’échantillon parisien inclut deux gestionnaires de haut niveau, deux docteurs en histoire de l’art et cinq anciens élèves d’écoles internationales privées et de lycées français en Espagne. À l’inverse, les candidats moins dotés scolairement et sans liens préalables avec la France connaissent des difficultés dans leur insertion professionnelle à Paris. Ainsi, sur la quinzaine d’individus venus à Paris dans le cadre des dispositifs ministériels mentionnés plus haut (notamment les bourses Culturex et AECID-Cultura) depuis 2012, seulement cinq vivent dans la capitale française encore aujourd’hui, le reste étant rentrés en Espagne ou repartis ailleurs.
- 10 Ancienne boursière Culturex (2015) en recherche d’emploi, née en 1990.
J’ai passé des entretiens d’embauche, mais ils finissent toujours par prendre un candidat français. Il me semble que si tu n’as pas fait la bonne école ou le bon stage ici, c’est compliqué, ils ne regardent pas trop ce que tu as fait en Espagne.10
28L’insertion professionnelle dans le secteur artistique à Paris après le stage subventionné reste heurtée, principalement en raison de la densité du secteur artistique parisien entraînant une concurrence accrue entre les candidat-e-s nationaux et nationales formé-e-s localement et les candidat-e-s étrangers et étrangères présentant des socialisations institutionnelles moins identifiées par les acteurs du secteur artistique français.
29L’analyse comparative des échantillons de professionnel-le-s espagnol-e-s de l’art contemporain installé-e-s à Paris et à Berlin montre que le choix de la ville de destination est fortement déterminé par les ressources dont les individus disposent avant le départ et par les représentations qu’ils se font des scènes artistiques d’accueil. Le projet migratoire conçu comme stratégie de gestion de l’incertitude de la carrière artistique tient compte des capitaux (scolaire, linguistique, social, économique, culturel) détenus par les individus et par les possibilités offertes par la ville d’accueil.
30Ainsi, la surreprésentation de médiateurs et médiatrices, gestionnaires et marchand-e-s salarié-e-s à Paris est à mettre en relation avec la recherche de stabilité, d’un côté, et avec la capacité de ces individus à s’assimiler à la culture professionnelle locale, le contraire les obligeant à redéfinir leur projet de carrière. En outre, le coût de la vie à Paris repousse fréquemment les candidat-e-s à une migration spontanée (artistes et commissaires indépendants, principalement), l’échec du projet de promotion professionnelle pouvant être vécu violemment. Dans le cas de Berlin, le développement particulier de la ville depuis au moins trente ans rend la ville appropriée à l’ethos professionnel d’une fraction importante des acteurs et actrices de l’art contemporain espagnol-e-s à la recherche d’un espace peu défini où pouvoir se positionner. Ici, leur objectif est moins la promotion professionnelle que la continuité de leur activité artistique dans un milieu moins contraignant. On le voit, la migration professionnelle à l’étranger ne peut donc guère se percevoir comme un phénomène homogène, même quand elle concerne un même ensemble de professionnel-le-s et relève bien souvent de motivations très contrastées dans lesquelles le choix du lieu de destination joue un rôle déterminant.