Mouvement social et fantasmagories dans Paris, capitale du XIXe siècle. La démarche historico-sociologique d’un chiffonnier
Texte intégral
1Cette thèse vise d’abord à fournir un mode d’emploi de Paris, capitale du xixe siècle pour le sociologue et l’historien d’aujourd’hui. Elle cherche en même temps à inaugurer un nouveau type de sociologue, un sociologue « boiteux », le chiffonnier, construit autour de quatre concepts : le mouvement social ; la fantasmagorie (rêverie de la classe bourgeoise naissante) ; le matérialisme anthropologique (ici l’utopie de la classe ouvrière naissante) ; et le rapport d’« expression » entre base et superstructure, traduit dans les termes wébériens d’« affinité élective ». Avec les fantasmagories, le capitalisme était capable de capter une intensité poétique et ludique qui était présente dans le matérialisme anthropologique, et ainsi en déposséder le mouvement social, exactement comme le faisait le fascisme au moment même où écrivait Benjamin. La tâche du chiffonnier consiste à retrouver ce moment poétique et ludique propre au matérialisme anthropologique. Si l’homme ne cesse d’y faire signe vers l’utopie, son geste est à chaque instant réifié, par saccades. Le pas saccadé du chiffonnier subit cette double saccade dans ses trouvailles. D’un côté, une saccade de la réification contre la création humaine, que le chiffonnier analyse à l’aide du matérialisme dialectique. De l’autre côté, une saccade de la création humaine contre la réification, qu’il théorise à l’aide du matérialisme anthropologique lui-même élevé au rang de paradigme. Par sa démarche saccadée, le chiffonnier exprime à la fois la temporalité infernale du fétichisme et la temporalité pleine à craquer du matérialisme anthropologique, fissurant la temporalité homogène de la fantasmagorie. Il traverse la réification et les mythes modernes qui la recouvrent jusqu’aux différentielles entraperçues à chaque instant. Sous la fantasmagorie, il perçoit les corps réifiés, et sous les corps réifiés, il perçoit la véritable expérience historique. Sous la temporalité horizontale de la fantasmagorie, il perçoit la temporalité cyclique du fétichisme, et sous cette dernière, il révèle la temporalité verticale du matérialisme anthropologique, sans cesse interrompue. La démarche boiteuse du chiffonnier répond ainsi aux saccades de la vie réelle, et c’est pourquoi elle forme une sociologie à chaque instant déboîtée, une sociologie au point de contact entre l’action et la réification, point de contact par lequel seul, pour une conception dialectique non orthodoxe, la société vit et se transforme, point de contact, de plus, traversé d’imaginaire, de rêves et de mythes collectifs. Cette thèse inaugure cette démarche boiteuse et cette sociologie déboîtée orientée à l’émancipation que cette thèse. En tenant ensemble sa dimension matérialiste et sa dimension utopique, toutes deux trop souvent occultées derrière une démarche impressionniste qu’il considérait lui-même comme « informe », elle réhabilite du même coup la crédibilité historico-sociologique de Walter Benjamin.
2Nous posons d’abord l’hypothèse que Paris, capitale du xixe siècle doit être lu selon la perspective d’un nouveau genre de savant qui correspond le mieux aux dernières intentions de Benjamin et qui s’oppose au flâneur : le chiffonnier (Chap. I). Nous voyons ensuite comment ce chiffonnier, attentif aux images utopiques qui surgirent de la rencontre entre le machinisme et une « histoire originaire » déposée dans l’« inconscient collectif », dégage une relation dynamique entre une vision du monde accompagnant ce surgissement, le « matérialisme anthropologique » (et notamment dans sa version collectiviste, française, avec les utopies socialistes), et le mouvement social de 1830 auquel il donne sens dans la direction d’un « progrès » atypique, un « progrès » en quelque sorte « vertical » qui succède à un éclatement du temps mécanique (Chap. II). Nous analysons le combat de la parole ouvrière, que le chiffonnier cherche à recomposer à partir de ses fragments épars, avec l’imagerie bourgeoise naissante, et notamment, sous la forme de la philanthropie et de l’illusion de l’union des producteurs, la fantasmagorie de la civilisation, qui cherche à arracher les symboles de rêves au mouvement social des années 1830 et 1840 pour mieux se les accaparer, désamorçant la force du matérialisme anthropologique dans ses fantasmagories embryonnaires. Par un « étrange sectionnement du temps » qu’il remarque aussi chez une classe flottante, la bohème, le chiffonnier cherche à remettre en contact ces symboles de rêve avec la tradition des vaincus, cherchant à transformer son invisibilité récurrente en visibilité permanente (Chap. III). Nous observons comment le refoulement permanent du mouvement social généra les fantasmagories de l’intérieur bourgeois, puis – autres formes des fantasmagories de l’intérieur – des panoramas, et enfin du modern style, qui transformaient les rêves d’une société future en distraction de la misère présente, et comment le chiffonnier, à partir de ces bribes de rêves ramassées dans la réalité et des îlots de réalité tracés dans le monde onirique, cherche à inverser la tendance (Chap. IV). Nous remarquons combien ces fantasmagories se diffusèrent aux autres classes avec les fantasmagories du marché, cherchant à étouffer les « parlements ouvriers », à les transformer en une masse compacte toute de réaction, et où les individus étaient transformés en objets soumis devant la marchandise divinisée et surtout poétisée, le chiffonnier devant trouver dans cette poésie, sous le fétichisme de la marchandise, le machinisme grandiose dont s’échappaient les images fouriéristes d’une machinerie humaine mises au service du capital (Chap. V). Enfin, nous approfondissons, dans l’analyse de l’haussmannisation, la fantasmagorie de la civilisation comme une véritable fantasmagorie de l’histoire, que seules les barricades de la Commune purent dissoudre, et qui culmina pourtant et se trahit en même temps dans la fantasmagorie de l’éternel retour du même ; nous voyons alors que le temps dans les mains du chiffonnier est tout autre chose que le temps dans les mains de l’historien ou du sociologue traditionnels, tout autre chose encore que le temps dans le cycle infini des fantasmagories (Chap. VI).
3Nous avons avant tout entrepris de rouvrir l’espace de la première théorie critique avec l’une de ses « forces vives », une force de chiffonnier. Le chiffonnier insuffle une vie nouvelle aux rebuts oniriques du capitalisme naissant qui ont été abandonnés par un capitalisme triomphant. Il fait saillir la discontinuité d’une affinité élective, de 1814 à 1848, entre l’imaginaire romantique du matérialisme anthropologique et le mouvement social, et la continuité d’une affinité élective, de 1830 à 1871, entre l’imaginaire romantique des fantasmagories et le capitalisme conquérant. La démarche historico-sociologique du chiffonnier consiste ainsi à provoquer un partage au-delà d’elles mêmes des lignes de la fantasmagorie et du mouvement social, comme dans la « ligne d’Apelle ». Elle crée un jeu « harmonien » avec les rebuts de la société et de l’histoire qu’elle permet de collecter, faisant voir la société d’harmonie refoulée à chaque instant par la société du fétichisme et des fantasmagories. Ce que prolonge cette thèse, c’est la fécondité d’une démarche qui consiste à se placer toujours dans un entre-deux, entre la réification et la liberté, entre une discipline et son autre, dans une sociologie sans cesse « déboîtée » par la philosophie, la mythologie, l’histoire ou, plus simplement, par ce qui arrive.
Pour citer cet article
Référence électronique
Marc Berdet, « Mouvement social et fantasmagories dans Paris, capitale du XIXe siècle. La démarche historico-sociologique d’un chiffonnier », Trajectoires [En ligne], 3 | 2009, mis en ligne le 01 novembre 2009, consulté le 07 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/trajectoires/280 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/trajectoires.280
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