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Perspectives

Une lecture de Eine Übertragung de Wolfgang Hilbig à la lumière de Paul Ricœur

La métaphore comme instrument de redescription du réel.
Bénédicte Terrisse

Résumés

L’objet de cette étude est de comprendre le roman de Wolfgang Hilbig (1941-2007) Eine Übertragung (1989) à partir de La Métaphore vive de Ricœur et de l’analyse des différents sens du titre du roman (métaphore, transfert, transposition). L’esthétique métaphorique, qui rappelle en de nombreux points l’esthétique mallarméenne, permet à l’auteur de réinterpréter et redécrire la réalité est-allemande en même temps que sa propre biographie. Par le recours au mythe et à l’intertextualité, ces dernières sont assimilées à la modernité esthétique, si bien que la RDA devient le territoire de la littérature moderne. Par la métaphore, Hilbig se réapproprie une réalité définie jusqu’alors par un pouvoir discrétionnaire.

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Texte intégral

1En 1989 paraît Eine Übertragung, le premier roman de Wolfgang Hilbig (1941-2007) avec lequel il remporte le prix Ingeborg Bachmann (Klammer, Schindel, 2001 : 25). L’écrivain est-allemand, originaire de Meuselwitz, petite ville située aux confins de la Saxe, de la Thuringe et de la Saxe-Anhalt, vit en RFA depuis novembre 1985 (Zimmermann, 1994 : 13).

2En partant d’une interrogation sur la signification du titre, nous étudierons en quoi ce roman met en œuvre une esthétique métaphorique en réponse à l’esthétique mimétique du réalisme socialiste. Paul Ricœur définit la métaphore comme une suspension provisoire de la référence première au profit d’une référence seconde. La métaphore a alors pour fonction de « redécrire la réalité ». A la lumière d’une relecture de la Poétique d’Aristote qui rappelle le lien entre muthos et mimêsis (1975 : 11), il montre comment le passage par la fiction (muthos) permet une « redescription » de la réalité (mimêsis). Nous voulons analyser la manière dont le roman Eine Übertragung propose, par la métaphore, une lecture inédite de la réalité est-allemande.

Eine Übertragung, une métaphore

3Dans ce roman, un écrivain vivant en RDA, appelé C., est à la recherche de la « Poésie » et d’un « sujet » pour ses écrits. Accusé d’avoir brûlé des drapeaux une nuit en rentrant de l’usine où il travaille comme ouvrier chauffeur dans la petite ville de M., il se retrouve en prison. Il est chargé par l’un de ses codétenus d’empêcher un meurtre qui sera commis ou a été commis sur une femme, Kora L., à Berlin-Est. Elle semble finalement avoir disparue à l’Ouest.

4Übertragung signifie ici d’abord « métaphore » et suggère la présence simultanée de deux couches signifiantes, inscrivant l’ambiguïté comme élément essentiel dans le texte.

5Le terme Metapher, qui parcourt le texte (Hilbig, 1992a : 138, 163, 177, 216, 220, 283, 284), est cité comme la traduction grecque de l’allemand Übertragung (Hilbig, 1992a : 283). Identifiée comme « trope » à travers la citation transformée de Nietzsche, « ein bewegliches Heer von Tropen » (Hilbig, 1992a : 88), où Hilbig remplace les termes d’origine Metaphern, Metonymien, Anthropomorphismen (Nietzsche, 1999 : 880) par celui qui les résume, Tropen, la métaphore suggère la présence simultanée dans une séquence du sens littéral et du sens dérivé (Kerbrat-Orecchioni, 1982 : 31). Elle ne correspond pas exclusivement au sens figuré (übertragen) mais est le mouvement de passage continu de l’un à l’autre, et correspond à la tension (Ricœur, 1975 : 310) entre les deux.

6Mais Eine Übertragung désigne aussi le roman tout entier et devient synonyme de fiction, notion définie dans le roman comme métaphore descriptive : « eine gesellschaftsbeschreibende Metapher – eine Fiktion » (Hilbig, 1992a : 163).

7Ricœur rapproche de la fiction le muthos grec. Il qualifie cet élément, nécessaire à la mimêsis qui redécrit le monde, de « drame fictif », dont la métaphoricité est un trait inhérent (1975 : 308). Ainsi, le muthos, ou la fiction, est un élément constitutif du mécanisme de transformation du réel en littérature que désigne le terme Übertragung, et forme une étape indispensable dans la redescription du monde par la métaphore.

8Au principe de la possibilité d’une métaphore qui transpose le réel par la fiction se trouve le postulat de la « réciprocité du dedans et du dehors » (Ricœur, 1975 : 310), de la correspondance entre la littérature et la vie, entre la subjectivité du poète et le monde. Un réseau de correspondances entre la réalité et la littérature parcourt le texte de Hilbig (1992a : 162, 230, 252). La coïncidence entre le monde et la littérature est rendue particulièrement visible par l’emploi de substantifs tels que Motiv dans les expressions « Mord ohne Motiv » (1992a : 11) et « eine Geschichte, zu der es eigentlich kein Motiv gab » (1992a : 12) ou Vorwurf (1992a : 93), mot signifiant à la fois le « reproche » et le « thème d’un récit ». Le jeu sur leur caractère polysémique met en évidence la continuité qui existe entre le réel et l’écriture. L’absence de « mobile » ou de « motif » s’applique à la fois au meurtre de la femme, Kora L., et au récit du narrateur. L’absence de « reproche » ou de « thème » qualifie aussi bien l’incarcération du narrateur que le récit lui-même. Cette correspondance dans l’absence, réminiscence du symbolisme, est aussi le signe de l’ancrage du texte dans le contexte de la RDA (Forderer, 1996 : 60-61).

9Car pour Hilbig, l’écriture et son pays d’origine se caractérisent tous deux par l’« absence », la « non-réalité ». L’absence de raison à l’arrestation du narrateur, signe d’un pouvoir discrétionnaire, s’interprète comme un écart entre, d’une part la « réalité décrétée » par l’État (Mechtenberg, 1986 : 289), à savoir la culpabilité, et, de l’autre, ce qui serait « la réalité » qui demeure absente, car faussée par le discours du pouvoir qui ne converge pas avec elle. L’absence de réalité en RDA se traduit dans l’écriture par l’impossibilité de décrire ce pays (Hilbig, 1992a : 204).

10L’absence est donc aussi du côté de l’écriture. La transposition de la vie en littérature s’effectue nécessairement sur le mode du non-être, car la littérature, incarnée par la « Poésie » (Hilbig, 1992a : 178, 195) est synonyme d’absence. En effet, elle ne se laisse pas appréhender par la logique et son contenu ne peut pas se résumer (Zimmermann, 1994 :17). Cette conception de la Poésie s’inspire de Mallarmé, comme le déclare Hilbig (Zimmermann, 1994 : 17), et semble se détourner du réel.

  • 1 La doctrine du réalisme socialiste qui naît dans l’Union soviétique des années 1930 trouve un secon (...)

11Cependant, une transposition métaphorique de l’absence de réalité de la RDA vers cette autre forme d’absence qu’est la Poésie, conduit à une adéquation entre réel et littérature. Paradoxalement, cette transposition est plus réaliste que le réalisme socialiste1 qui consiste à redoubler un réel qui n’est qu’apparent et surenchérit donc dans l’irréalité. Ainsi, l’écrivain redécrit la RDA en lui rendant son absence réelle.

12La métaphore, forme où se réalise la Poésie, est alors absente elle aussi et ne définit plus le roman lui-même mais ce qu’il cherche :

« Die Übertragung meines Lebens in einen endlichen Satz hieß: wenn ich schreibe, dann bin ich. Aber ich bin nicht, setzte ich hinzu. Es gab für mich kein Sein des Schreibens, und der Kampf darum war die einzig gültige Metapher, die mein Leben beschrieb. Immer suchte ich nach dieser Metapher, sie zu finden hätte bedeutet, mein Leben ganz in ein Abwesendes zu übertragen. » (1992a : 220)

13Le thème du roman est la quête d’une métaphore qui dise la recherche de la métaphore (Costazza, 2002 : 256). Expression d’un manque, cette quête est une figure de l’absence. L’objet recherché est inatteignable car l’écart entre le poète et la Poésie ne peut être comblé (Hilbig, 1992a : 195). Celle-ci est définie comme « das Unverwirklichte und Abwesende, das den Schriftsteller zu immer neuen Versuchen herausfordert. » (1992a : 178). Le modèle du roman policier, présent au niveau de la première intrigue dans laquelle le narrateur est en quête du meurtrier d’une jeune femme censée avoir été assassinée, se lit comme une métaphore de la deuxième intrigue, l’histoire du narrateur-écrivain à la recherche de la Poésie.

A la recherche du muthos: mythe et intertextualité

14Eine Übertragung est la recherche de moyens de figurer l’absence et donc la Poésie. Cette recherche de la figuration correspond à la recherche du muthos selon Ricœur.

15La figure de « Kora » fonctionne comme une allégorie de l’absence. Incarnation  de la jeune fille mystérieuse et insaisissable (Hilbig, 1992a : 53), allégorie de la Poésie (Hilbig, 1992a : 195), elle fait écho à l’archétype collectif de C.G. Jung (1976 : 203). « Kora », Coré en français, est le personnage mythique qui se nomme Perséphone après son enlèvement par Hadès, le dieu des enfers (Hilbig, 1992a : 19). Passant la moitié de l’année dans les enfers et l’autre moitié sur la terre, elle figure l’isotopie absence / présence.

16Le mythe fait intervenir la notion de mémoire. Dans un essai de 1982, Hilbig interprète le mythe comme le contraire de l’oubli, « la force du souvenir » (1992b : 208). Comprise comme mémoire de la littérature (Samoyault, 2005), l’intertextualité joue de son côté un rôle similaire. Ce roman en quête de littérature regorge d’allusions littéraires (Heising, 1996 : 105), dont nous retiendrons Proust et Rimbaud, présents tout au long du roman.

17L’occurrence répétée du terme « Weißdorn » (aubépine) (Hilbig, 1992a : 136, 268, 295, 296, 338-339) signale la présence de Proust, selon Jens Loescher (2003 : 140) qui rappelle la place centrale que la plante occupe dans les descriptions de Combray et de la première rencontre du narrateur avec Gilberte. L’aubépine renvoie donc métonymiquement à la Recherche du temps perdu. Or, le programme de Eine Übertragung rejoint en bien des points celui de l’œuvre de Proust. En effet, le modèle de la quête, de la femme notamment, mais aussi de la littérature, et la question du souvenir, sont au cœur de la problématique du roman de Hilbig. Par ailleurs, Loescher interprète le terme Übertragung comme la possibilité d’établir des liens intertextuels (2003 : 141). Les citations littéraires attestent de transferts (Übertragungen) dans la littérature. Le roman Eine Übertragung s’interprète donc aussi comme la transposition en allemand et l’appropriation d’œuvres étrangères de la modernité esthétique.

  • 2 Le passage est le suivant : « Es ist wahr, ein Rest von Gesang ist überliefert, dessen Vers von ein (...)
  • 3 La mer est une figure essentielle de la poésie de Hilbig, très présente dans son dernier recueil Bi (...)

18Les citations de Rimbaud sont nombreuses : de « Je est un autre » (Hilbig, 1992a : 19) aux poèmes « Les Assis » (1992a : 153, 154, 179) et « Mouvement » extrait des Illuminations (Heising, 1996 : 116) qui est citée à travers l’expression « Stapel der Forschungen » (Hilbig, 1992a : 72), traduisant « stock d’études ». Mais c’est surtout « Le Bateau ivre », que Hilbig réinvestit dans son texte (1992a: 333)2. Ce poème est la matrice de visions poétiques (1992a : 125, 177, 206, 219, 332-335) qui, telles des épiphanies (Forderer, 1996 : 59), irradient le roman. Elles ont pour cadre la mer, paysage absent du territoire originaire de Hilbig, et qui, chez lui, figure l’absence3. Ces visions, où se fondent harmonieusement l’eau, l’air et le soleil et au centre desquelles évolue une barque, forment un paysage mythique. Elles ont pour origine un tableau (Hilbig, 1992a : 336). Dans la dernière évocation, ce paysage marin est désigné comme l’objet recherché par le narrateur, au moment même où la barque s’échappe du cadre de la vision et disparaît (1992a : 335). Il est donc une figure de la Poésie. La mer est aussi un paysage proustien. En effet, si l’aubépine rappelle Gilberte, la mer est le paysage d’Albertine (Tadié, 1978 : 78), qui, plus que Gilberte encore, incarne l’absence dans le titre d’un volume de la Recherche : « Albertine disparue ». Hugo Friedrich compare un passage de « A l’ombre des jeunes filles en fleurs » (Proust, 1946-47 : 114-122) au poème de Rimbaud, « Marine », tiré des Illuminations, afin d’illustrer une perception moderne de la métaphore, comprise non plus comme comparaison mais comme fusion de deux éléments distincts (Friedrich, 1956 : 87). Dans ce passage, le narrateur de Proust s’adonne à une méditation sur la métaphore à partir de tableaux du peintre Elstir, des « marines » représentant le port de Balbec (Proust, 1946-47 : 114). Le paysage marin, la question de la métaphore, et la peinture comme support de l’image, montrent comment la référence intertextuelle à Proust vient doubler celle à Rimbaud, pour se conjuguer au mythe de la mer et figurer l’absence, la Poésie.

19En même temps que les visions poétiques et mythiques de la mer, Hilbig décrit le processus de création de l’écrivain. La mer est désignée explicitement comme l’origine de l’écriture (Hilbig, 1992a : 205). Le mythe, pour Hilbig, a toujours partie liée au processus de création : « Thema [des Mythos] ist immer wieder die Schöpfung, und dies Thema ist gleichzeitig seine Wirkung. » (1992b : 208), la recherche de la Poésie est la quête de l’origine de l’écriture. Dans le roman, le narrateur tente de reconstituer l’histoire de sa vocation, qu’il retrace sous la forme d’une parodie de légende dorée. Dans celle-ci, Staline remplace Dieu et souffle au narrateur enfant sa bénédiction : «Schreib nur, mein Söhnchen, schreib... ! » (1992a : 245) - 1953 devient une date clé, la mort de Staline transformant le loisir innocent de l’écriture en manie irrésistible chez le narrateur qui n’a alors que douze ou treize ans (1992a : 244). Cette nouvelle légende dorée adapte à la RDA l’histoire de la modernité qui commence elle aussi avec la mort de Dieu, autre grande absence (Hilbig, 1992a : 300).

20Le détour par le muthos s’accompagne ainsi d’une nouvelle lecture de la réalité. Les données biographiques sont réinterprétées sous l’angle de l’écriture et à travers le modèle de la modernité esthétique.

Eine Übertragung, une redescription du réel

21Dans la métaphore que constitue le roman Eine Übertragung, la couche littérale, ici le réel, est à la fois transformée par le muthos et reconnaissable. 

22Hilbig confère à la RDA des attributs de la modernité poétique. Le terme Übertragung désigne donc aussi ce transfert. Ainsi, Hilbig nomme d’après le mot de Rimbaud, « Les Assis » les fonctionnaires de RDA (1992a : 179). Le terme d’absence, emblématique de la modernité mallarméenne, se trouve réincarné et désigne la fuite des habitants de RDA à l’Ouest (1992a : 337 ; Forderer, 1996 : 62). Dans des passages comme : « ich will nichts mehr hören von Kora. Ich lass mich wegen ihr nicht mehr bespitzeln. » (1992a : 313), Hilbig mêle trivialité du réel est-allemand, à travers l’allusion à l’espionnage des écrivains par la Stasi, et allégorie de la littérature.

  • 4 Peu de temps après, en août 1979 paraît le premier ouvrage de Hilbig : ce sera le recueil de poésie (...)

23Le réel transposé est aussi un réel biographique. En effet, le 9 mai 1978, Wolfgang Hilbig est arrêté et passe deux mois en détention provisoire à Leipzig (Lohse, 2008 : 21). Accusé d’avoir brûlé des drapeaux de la RDA (Hilbig, 1992a : 23, 111), il comprend que la vraie raison de son arrestation est la publication en RFA par son ami Siegmar Faust d’un article à son sujet, et de quelques uns de ses poèmes (Peters, 1993 : 186). Dans le roman, il est fait allusion à cet épisode à travers le poème du « i » au point rouge cité dans l’article de Faust (1978 : 85). Il parcourt le roman comme un leitmotiv (Hilbig, 1992a : 13, 30, 281, 308) et apparaît plus explicitement à travers ces mots : « Seit deine Gedichte drüben in einer Zeitschrift erschienen sind » (1992a : 337). Le « i » au point rouge illustre l’épaisseur de la référence chez Hilbig. Auto-citation autant que référence intertextuelle à un article de revue, il fonctionne aussi comme un signal du référentiel : il cristallise un moment existentiel, la prise de conscience que Hilbig est incapable de se plier à l’idéologie esthétique incarnée par le cercle d’ouvrier écrivain dont il est membre (Hilbig, 1992a : 179), et symbolise en outre le coup d’envoi de sa carrière d’auteur en RFA4.

  • 5 Lejeune, 1996 : 14 : « Définition : récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa p (...)
  • 6 La responsabilité est d’autant plus lourde qu’elle est liée à un sentiment de culpabilité exprimé d (...)
  • 7 Cf. Pabst, 2009 : 305. Pabst met en évidence la récurrence de la figure de « Caspar Hauser » (sic) (...)
  • 8 « [S]emi-homonymie », terme de Gérard Genette repris par Ricœur pour désigner le rapport entre l’ex (...)

24Le franchissement de la frontière entre le récit et le réel est une problématique du roman qui dénonce la propension du lecteur à identifier le narrateur à l’auteur (1992a : 18-19), alors même qu’il souligne sa dimension autobiographique. Les termes Memoirensprache (1992a : 55), Erinnerungen (1992a : 7, 338), et Rückschau (1992a : 7) évoquent le regard « rétrospectif »5, caractéristique de l’autobiographie selon Philippe Lejeune. Son ouvrage, Le Pacte autobiographique, montre comment le genre autobiographique « se définit moins par les éléments formels qu’il intègre, que par le "contrat de lecture" » instauré par le livre (Lejeune, 1996 : 8). Chez Hilbig, l’identité entre auteur, narrateur et personnage principal (appelés « C. ») n’est pas explicite. Eine Übertragung est publié comme « roman », on ne peut donc parler de « pacte autobiographique » (Lejeune, 1996), ni donc d’autobiographie. Pourtant, le narrateur avoue au cours du texte que « C. » est une dénomination de l’auteur : « C. » est l’initiale du diminutif du surnom de l’auteur « Cas… » (Hilbig, 1992a : 211-212). Or, Hilbig était appelé parfois « Kaschie », diminutif de « Kasimierz » (en allemand « Kasimir »), le prénom de son grand-père maternel polonais (Lohse, 2008 : 109). « Cas… » est un diminutif de la traduction française ou anglaise de ce prénom, « Casimir ». L’auteur, le narrateur et le personnage principal sont donc liés. Mais des passages comme : « unmöglich, mit meinem Namen für all diese Geschichten zu zeichnen », suggèrent que le caractère autobiographique du texte est volontairement gommé parce que la responsabilité du contenu est trop lourde à porter pour l’auteur6. Übertragung désigne donc le fait que l’auteur délègue à son personnage la responsabilité du récit. Le roman se constitue par rapport au contrat autobiographique, en même temps qu’il s’en distancie. En effet, quelques pages plus loin, la mention de « Caspar Hauser » (287), auquel le narrateur est identifié, fournit une nouvelle interprétation des abréviations « C. » et « Cas. » qui superpose à la lecture autobiographique une lecture mythologique. Car ce personnage historique qui a vécu au XIXe siècle évoque toute une mythologie de la figure de l’auteur dans la littérature moderne7, ce qui permet à Hilbig de proposer une réinterprétation de son réel biographique à la lumière de l’histoire littéraire de la modernité8. Dans un essai de 1983, Hilbig parle de « Flucht ins Autobiografische » (1992c : 201), symptôme d’une littérature moderne qui ne croit plus à son « principe dialogique » (1992c : 200). Il préconise à l’écrivain de se servir de sa propre vie d’individu pour y redécouvrir les origines communes de l’art du récit et de la poésie (1992c : 201). Avec Eine Übertragung, Hilbig réalise ce programme, cherche dans sa biographie l’origine de la création poétique.

25Si les dernières pages du livre donnent l’impression que la référence au réel passe au second plan, les propos des personnages étant davantage liés entre eux par le signifiant que par le signifié – une rime en « ach » –, c’est bien la réalité historique allemande qui forme le centre des discours (Reid, 1997 : 102) lorsque sont énumérés pêle-mêle les crimes de la RDA et du régime hitlérien, critique explicite de l’interprétation officielle de l’histoire allemande par la RDA qui nie tout lien avec le régime hitlérien. Ainsi, la métaphore des enfers, qui parcourt le texte et atteint son apogée dans les dernières pages, s’inscrit dans une relecture du réel, c’est-à-dire aussi de l’histoire allemande, à contre-pied de celle fournie par le régime du SED :

« Alle Krähen schienen sich nun in den Lüften zu befinden und verdunkelten das Firmament mit einem Sturm aus Geflatter, Gekreisch und tollwütigem Brausen, es sah aus, als habe sich aller hier abgelagerter Unrat selbstständig gemacht, sei in die Luft geflogen und zu einem infernalischen Leben erwacht. Das schwarze Rasen eines nie dagewesenen Chaos war in den Himmel gestiegen, bis weit über die Grenzen des Sichtbaren hinaus. » (1992a: 343)

26La décharge, où se déroule la scène, symbolise l’histoire allemande (Reid, 1997 : 102) et devient littéralement le paysage des enfers, l’Achéron évoqué tout au long du roman (1992a : 62, 197, 203, 274, 327, 343). De même qu’Elstir, le peintre de Proust, fond la terre et la mer « en n’employant pour la petite ville que des termes marins, et que des termes urbains pour la mer » (1946-47 : 114), Hilbig fait fusionner corneilles et déchets, ciel et terre, et installe l’enfer jusque dans le ciel de l’utopie dont se réclame la RDA, pour qui à l’horizon du « socialisme réellement existant » doit poindre un jour l’aube du communisme. Il fait de la RDA une contrée mythique, celle de la mort, et une incarnation de l’absence.

27Hilbig s’ingénie à assimiler le régime politique dont il a subi la censure et la répression à la littérature moderne, si longtemps décriée par ce même régime comme « formaliste et décadente ». Hilbig redécrit donc littéralement la réalité à l’aide de son roman. Le terme Übertragung qui est investi de presque tous ses sens, de la métaphore, à la délégation de responsabilité, en passant par la transposition et le transfert culturel, illustre une esthétique de la métaphore qui inscrit l’ambiguïté au cœur du réel et prend le contre-pied de l’esthétique mimétique du réalisme socialiste. Le recours à une esthétique qui se réfère à celle de la modernité littéraire accomplit à la fois dans sa forme et dans son contenu une interprétation autre du réel qui met à nu les mensonges officiels.

28Le recours aux analyses de Ricœur, philosophe français relativement peu connu en Allemagne et étranger au contexte de la RDA, permet à la fois d’affranchir le texte de Hilbig de la vision traditionnelle univoque de la « littérature de RDA » qui réduit le texte à son contexte en en négligeant l’aspect proprement esthétique, et de réinterpréter l’indéniable ancrage historique des textes de l’auteur.

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Bibliographie

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Tadié, Jean-Yves (1978) : Le Récit poétique. Paris (Presses universitaires de France).

Zimmermann, Harro (1994) : « Zeit ohne Wirklichkeit », text + kritik 123 (juillet 1994), p. 11-18.

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Notes

1 La doctrine du réalisme socialiste qui naît dans l’Union soviétique des années 1930 trouve un second souffle en RDA dans la politique culturelle du Bitterfelder Weg. La première conférence date de 1959 et a pour but de combler le fossé qui sépare les intellectuels et les ouvriers. Hilbig y fait référence dans Eine Übertragung (1992a : 218).

2 Le passage est le suivant : « Es ist wahr, ein Rest von Gesang ist überliefert, dessen Vers von einem Schiff erzählt, auf driftender Irrfahrt im Jenseits aller bekannten Region. Und in tiefer Flaute des Mittags war da der Nachhall einer Bugwelle, deutlich, den alle bezeugten, doch es gab kein zweites Schiff auf diesem Meer seit einem Jahrhundert, es konnte nicht sein… ». Rimbaud est omniprésent dans l’œuvre de Hilbig, et ce dès le recueil abwesenheit (1979), avec le poème « stimme stimme » (Hilbig, 2008 : 48).

3 La mer est une figure essentielle de la poésie de Hilbig, très présente dans son dernier recueil Bilder vom Erzählen (2001) (2008 : 171-211), c’est un élément étranger au paysage de mines à ciel ouvert. Hilbig les unit dans la vision mythique que développe le poème « das meer in sachsen » du recueil abwesenheit (2008 : 81-84).

4 Peu de temps après, en août 1979 paraît le premier ouvrage de Hilbig : ce sera le recueil de poésie abwesenheit, aux éditions Fischer, en RFA (Lohse, 2008 : 69).

5 Lejeune, 1996 : 14 : « Définition : récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité ».

6 La responsabilité est d’autant plus lourde qu’elle est liée à un sentiment de culpabilité exprimé dans la scène qui hante le narrateur (Hilbig, 1992a : 211) : son ami, nommé S., est roué de coups sous ses fenêtres. Les agresseurs forcent S. à appeler C., le narrateur, qui ne vient pas et trouve un peu plus tard dans la cour de sa maison S. grièvement blessé. Cette scène rappelle celle décrite également dans Der Nachmittag (Hilbig, 2009 : 535-545). Karen Lohse identifie cette figure comme étant Jürgen Schreiber, l’ami d’enfance de Wolfgang Hilbig, persécuté pour son anticonformisme par les différentes autorités de la ville, Meuselwitz (Lohse 2008 : 19, 39-40).

7 Cf. Pabst, 2009 : 305. Pabst met en évidence la récurrence de la figure de « Caspar Hauser » (sic) dans l’œuvre de Hilbig et rappelle que le personnage apparaît dans le poème de Trakl « Kaspar Hauser Lied » mais aussi chez Verlaine, « Gaspard Hauser chante », et que les biographes de Rimbaud (Karl Klammer ou Stefan Zweig) ont souvent associé le poète à Kaspar Hauser.

8 « [S]emi-homonymie », terme de Gérard Genette repris par Ricœur pour désigner le rapport entre l’expérience réelle et l’expérience fictive, s’applique bien au texte de Hilbig, de même qu’on peut dire du narrateur de Eine Übertragung « ce que Gérard Genette dit du "je" du héros de la Recherche, à savoir qu’il n’est ni tout à fait Proust [/ Hilbig] ni tout à fait un autre. » (Ricœur, 1984 : 129) Pour Ricœur, l’autobiographie prend part à la constitution de « l’identité narrative » (1985 : 355) d’un sujet individuel ou d’une communauté d’individus. L’identité est comprise ici au sens d’ « ipséité », c’est-à-dire d’identité de soi-même, et se distingue de l’identité-mêmeté. L’identité-ipséité « repose sur une structure temporelle conforme au modèle d’identité dynamique issue de la composition poétique d’un texte narratif. Le soi-même peut ainsi être dit refiguré par l’application réflexive des configurations narratives » (355). L’autobiographie fait partie des « histoires véridiques ou fictives qu’un sujet raconte sur lui-même » (356) et qui « refigurent » l’histoire d'une vie, font que le sujet en devient « le coauteur quant au sens » (Ricœur, 1990 : 191). Ces analyses confèrent à la redescription du réel qu’entreprend Hilbig par la littérature une dimension existentielle qui consiste en une réappropriation de son identité.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Bénédicte Terrisse, « Une lecture de Eine Übertragung de Wolfgang Hilbig à la lumière de Paul Ricœur »Trajectoires [En ligne], 3 | 2009, mis en ligne le 01 novembre 2009, consulté le 07 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/trajectoires/257 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/trajectoires.257

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Auteur

Bénédicte Terrisse

Doctorante en études germaniques, université Paris-Sorbonne (Paris IV), benedicteterrisse@gmail.com

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-SA-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-SA 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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