- 1 Cité par Stachel (2004 :102).
« Die eigentliche Philosophie, die nüchterne Erkenntniskritik, hat vorläufig zu schweigen. Erst müssen wir dieses Volkslebens sicher sein, bevor der Einzelne wieder beschaulich zur Friedensphilosophie zurückkehren kann. » Fritz Mauthner, “Die Philosophie und der Krieg” (Berliner Tageblatt, octobre 1914)1
- 2 La critique du langage de Mauthner est inaugurée par lestrois volumes des Beiträge zu einer Kritik (...)
- 3 Mauthner définit l’aryanisme comme un cas de chauvinisme, développé à partir des sciences du langa (...)
1Originaire de Bohème, Fritz Mauthner (1849-1923) a passé sa jeunesse à Prague avant de s’établir à Berlin comme écrivain indépendant et journaliste. Critique de théâtre connu pour ses parodies, satires et romans, Mauthner est aussi l’auteur d’une œuvre philosophique qu’il définit comme « critique du langage » (Sprachkritik)2. Il s’agit d’une critique systématique de la connaissance qui prend acte de l’historicité fondamentale de la raison et de ses productions langagières. La critique du langage est une activité philosophique envisagée comme une analyse sceptique et historique des usages de langue plutôt qu’une doctrine ou un système philosophique. Philosophe attaché à dénoncer le « chauvinisme » (ou « aryanisme »3) latent des sciences européennes du langage et de la culture de son temps, Mauthner a pourtant pu être qualifié de « nationaliste passionné et avoué » (Stachel 2004) eu égard notamment aux articles de propagande qu’il a écrit au cours de la Grande Guerre. C’est dans un essai de 1920, intitulé Muttersprache und Vaterland (Abréviation MuV.), que s’exacerbe cette contradiction entre les conceptions théoriques de Mauthner et ses valeurs politiques (Leinfellner 1994). Mauthner y éclaire la généalogie et les usages politiques de la notion de « langue maternelle » et envisage la question de son articulation à la « patrie » ou nation ; ce texte a une place singulière dans le corpus mauthnérien, puisque Mauthner y applique directement sa critique du langage à des questions actuelles et politiques. Leinfellner, dans une lecture à la fois politique et linguistique du texte, met en rapport la critique du nationalisme avec la thèse de l’égale valeur de toutes les langues qui est centrale dans la critique mauthnérienne des sciences du langage et des typologies linguistiques, et dégage les éléments de réflexion qui pourraient fonder une « politique linguistique libérale » ou encore « une République des langues » ; Stachel affirme au contraire que l’opuscule de 1920 contient un véritable programme de nationalisme linguistique, jugement appuyé sur certains écrits nationalistes de Mauthner, souvent négligés par la littérature secondaire. Le problème philosophique que pose l’identification de la « langue maternelle » à la langue nationale est au cœur de cette difficulté à déterminer la position théorique et existentielle de Mauthner face au nationalisme. La lecture de Muttersprache und Vaterland est en effet d’autant plus malaisée que Mauthner y renvoie explicitement dos-à-dos ce qu’il qualifie de « chauvinisme » et de « cosmopolitisme » linguistiques. Cette position atteste d’une prise de distance par rapport à une affirmation guerrière de la nation mais aussi par rapport à la négation universaliste des nations et de leurs langues. La réflexion mauthnérienne sur la langue maternelle et ses usages politiques neutralise ainsi l’alternative entre affirmation et négation de la nation, positions antinomiques qui supposent un même concept unitaire de la langue : à l’échelle de la nation (langue nationale unique par opposition à la langue « étrangère ») ou du monde (avec le projet d’établir une langue universelle, impériale ou internationale, contre la langue maternelle).
2La notion de langue maternelle, en tant qu’enjeu d’une politique de la langue qui vise à définir une identité collective, peut autant être identifiée qu’opposée à la langue nationale, ambivalence qui repose selon Mauthner sur une captation politique de l’amour pour la langue maternelle. Responsable des nouvelles guerres nationales qui selon Mauthner ne sont plus à proprement parler religieuses mais « linguistiques », cette captation est le socle irrationnel d’une identification possible et construite à un « peuple », à une « nation » ou encore à un « État » : l’« identité » nationale passe dès lors par le choix voulu ou subi d’une langue. Cette attention de Mauthner à l’affectivité et à la subjectivité du rapport à la langue invalide également celui, théorique et neutre, du linguiste qui prétend appréhender chaque langue de manière objective et sans être conditionné par celle qu’il parle. Mauthner adopte ainsi une perspective philosophique qui croise les approches anthropologiques, psychologiques et sociologiques de la linguistique. La critique du langage de Mauthner déconstruit sans l’éliminer le lien entre la langue et le sentiment d’identité : critique de la langue par la langue, la réflexion de Mauthner ne se donne jamais pour exempte des « superstitions verbales » qu’elle identifie, elle est une incitation à se méfier toujours de son propre langage et des représentations qu’il charrie ; la métaphore de la langue maternelle n’est pas seulement exemplaire à cet égard : notre thèse est qu’elle constitue le point de départ de l’élaboration de la conception mauthnérienne de la langue. La déconstruction entreprise par Mauthner dans Muttersprache und Vaterland des représentations par lesquelles la nation s’invente – en particulier la représentation de la langue « maternelle-nationale »-, est donc indissociable de sa philosophie du langage. Nous voulons montrer en quoi le problème philosophique de l’articulation entre langue et identité est décisif pour comprendre le caractère paradoxal de la position de Mauthner face au nationalisme, et comment la situation linguistique particulière qu’il décrit et qui a été la sienne a pu le conduire à penser l’identité par la langue ainsi que l’identité de la langue sur le mode d’une multiplicité irréductible, d’une identité sans identification possible (du locuteur à une langue, à un « peuple » ; d’une langue à elle-même). Nous envisagerons enfin les critiques que Mauthner adresse aux politiques linguistiques qui prônent une unicité et une unification de la langue, que ce soit dans une perspective nationale ou internationale.
3La réflexion de Mauthner a un ancrage autobiographique et s’appuie sur l’expérience qu’il fit dans son enfance de la pluralité des langues et des parlers, dont le récit constitue le premier chapitre de Muttersprache und Vaterland ainsi que l’essentiel de ses Souvenirs publiés en 1918. Il y est question du bilinguisme entre les langues allemande et tchèque, en contact puis mises en concurrence par les nationalismes. Les enjeux identitaires propres à la communauté juive germanophone de Bohème sont également posés par Mauthner. Ce témoignage illustre ainsi, du point de vue de l’histoire des idées, la recomposition des identités nationales et religieuses, et ce au moment précis où l’effondrement de l’empire austro-hongrois plurilingue donne lieu à l’émergence de nouveaux États et où de nouvelles frontières se dessinent en Europe.
- 4 Mauthner explique que jusqu’en 1868, les « deux langues du pays » (Landessprachen) devaient être m (...)
4Né à Horzitz, petite ville de langue tchèque en Bohème, Mauthner reçut une éducation en langue allemande, la langue de la classe sociale aisée ; sa scolarité à Prague (dans une école juive privée puis chez les Piaristes) nécessitait une bonne maîtrise des deux « langues du pays4 ». Pourtant, comme le souligne Mauthner dans ses Souvenirs, la langue allemande était tenue pour l’unique « langue de culture » (Kultursprache), et tous les lycées de Prague et de Bohème étaient allemands, tandis que le tchèque était « une langue de paysans méprisée » (PJ : 118).
- 5 Mauthner souligne aussi que le tchèque a également eu un tel statut de langue minorée par rapport (...)
- 6 La sociolinguistique américaine définit la diglossie au sein d’une même langue par la distinction (...)
5La situation linguistique qui fut celle de Mauthner ne se limite pas à un bilinguisme (ou trilinguisme avec l’hébreu comme langue de la religion et de la tradition). Elle peut se laisser caractériser par le concept sociolinguistique de diglossie, dans la mesure où les multiples langues qui coexistaient sur le territoire (l’allemand et le tchèque standardisés, l’hébreu) avaient des fonctions culturelles et sociales distinctes5, dans la mesure également où ces langues pouvaient elles-mêmes comporter une « variété haute » et une « variété basse6 ». Une situation diglossique si complexe traduit la situation culturelle ou sociale du locuteur et peut donner lieu à une revendication identitaire ou au contraire à des réactions de déni ou de rejet (c’est le cas de Mauthner par rapport aux langues de son enfance).
- 7 Le Kuchelböhmisch a son pendant pragois, le Kucheldeutsch, « ein sozial bedingter Jargon der Tsche (...)
- 8 Mauthner caractérise encore le « Kuchelböhmisch », toujours de manière méprisante, comme une langu (...)
6Mauthner a d’abord appris à parler la langue de sa nourrice, un tchèque germanisé qu’il nomme Kuchelböhmisch7 et déprécie par le terme de « brouillamini » (Mischmasch). Ce tchèque dit de « cuisine », calqué sur la langue allemande8, n’était plus toléré dans les institutions scolaires pragoises fréquentées par Mauthner (MuV :5). Á cette « variété basse » du tchèque correspond une « variété basse » de l’allemand ou/et de l’hébreu, parlée par la communauté juive germanophone de Bohème, et que Mauthner nomme Mauscheldeutsch. Mauthner raconte que son père méprisait et combattait chaque trace de ces parlers, probablement parce qu’ils pouvaient signifier un déclassement social ou une appartenance religieuse. Aussi le père s’efforçait-il de parler un allemand « de puriste » avec ses enfants (PJ : 30-32). Ce que la sociolinguistique désigne comme des variétés basses de la langue ou encore ce que l’anthropologie linguistique entend par « langues minorées » – c'est-à-dire non pas seulement « minoritaires » mais surtout dévaluées eu égard aux langues hautement codifiées et légitimes dans les institutions administratives, éducatives, religieuses, etc. –, est avant tout défini chez Mauthner par une élaboration vivante et un métissage entre des langues très différentes les unes des autres ; c’est du moins ce qu’il observe pour le Kuchelböhmisch et le Mauscheldeutsch, nées des contacts respectifs entre l’allemand et le tchèque et entre l’allemand et l’hébreu. Bien que dépréciées par Mauthner, ces langues ont à ses yeux l’intérêt théorique de mettre au jour le processus de transformation permanente propre à la langue vivante.
« Der Jude, der in einer slawischen Gegend Österreichs geboren war, mußte gewissermaßen zugleich Deutsch, Tschechisch und Hebräisch als die Sprachen seiner »Vorfahren« verehren. Und die Mischung ganz unähnlicher Sprachen im gemeinen Kuchelböhmisch und in dem noch viel gemeineren Mauscheldeutsch mußte schon das Kind auf gewisse Sprachgesetze aufmerksam machen, auf Entlehnung und Kontamination, die in ihrer ganzen Bedeutung von der Sprachwissenschaft noch heute nicht völlig begriffen worden sind ». (PJ : 30-31)
7Cette situation linguistique fut si déterminante pour Mauthner qu’il la désigne comme l’origine de son intérêt pour les sciences du langage et du projet d’en faire la critique. D’autant que ces sciences ont pu, à l’instar de l’ancienne philologie, négliger le caractère diachronique de la langue et les transformations liées aux contacts entre les langues, contacts stigmatisés en termes biologiques (celui de « contamination » en est un exemple).
8Mauthner donne lui-même une description de cette situation de diglossie élargie à diverses langues (l’allemand, le tchèque mais aussi l’hébreu, correspondant à des fonctions socioculturelles distinctes), qui se répercute au niveau des registres ou « varietés » de ces mêmes langues.
« […] ich verstehe es gar nicht, wenn ein Jude, der in einer slawischen Gegend Österreichs geboren ist, zur Sprachforschung nicht gedrängt wird. Er lernte damals […] genau genommen drei Sprachen zugleich verstehen: Deutsch als die Sprache der Beamten, der Bildung, der Dichtung und seines Umgangs; Tschechisch als die Sprache der Bauern und der Dienstmädchen, als die historische Sprache des glorreichen Königreichs Böhmen; ein bißchen Hebräisch als die heilige Sprache des Alten Testaments und als die Grundlage für das Mauscheldeutsch, welches er von Trödeljuden, aber gelegentlich auch von ganz gut gekleideten jüdischen Kaufleuten seines Umgangs oder gar seiner Verwandtschaft sprechen hörte ». (PJ : 30)
9Le terme Mauscheln, qui se retrouve également sous la plume de Kafka, désigne depuis le XVIIIe siècle les juifs ou leurs langues (Mauscheldeutsch, Mauschelsprache), le plus souvent de manière péjorative. Comme le souligne Althaus (2002 : 14), ce mot qui a été une « arme centrale de l’antisémitisme » était également utilisé dans les débats internes à la communauté juive germanophone relatifs à la question de l’assimilation. La langue est au centre de cette question de l’assimilation, car elle est selon Mauthner le seul lieu de formation de l’identité d’abord individuelle puis collective (avec la constitution d’un répertoire donné, ce que Mauthner nomme un « trésor de langue »).
« (…) die Völker unterscheiden sich ja durch ihre Sprache. Und nicht nur die Völker, sondern auch die Stämme und Städte und Landschaften und Erwerbsklassen und Familien und Individuen unterscheiden sich durch ihren individuellen Sprachschatz. Man kann suchen, soweit man will, man findet nichts anderes. (…) Und wenn z.B. die Juden in Deutschland genauer auf sich achten würden, so müßten sie erkennen, daß sie so lange einen Stamm für sich bilden, als sie mehr oder weniger einen Jargon sprechen, der für nichtjüdische Deutsche unverständlich ist. Der Jude wird erst dann Volldeutscher, wenn ihm Mauschelausdrücke zu einer fremden Sprache geworden sind, oder wenn er sie nicht mehr versteht. » (B1 : 540-541)
- 9 Cf Althaus (2002 : 225) « Jargon, Mauscheldeutsch, Judendeutsch, jüdisch-deutscher Jargon und Jidd (...)
- 10 Un argument proche de celui de Mauthner contre la langue yiddish se rencontre dans le cadre de la (...)
- 11 Dans son roman Der Neue Ahasver, Roman aus Jung-Berlin, paru en 1881 sous forme de feuilletons dan (...)
- 12 Cf. « Skeptiker », Menorah (février 1924) : « Je ne peux ni en fait ne veux nier que ma critique d (...)
- 13 J. Edgar Bauer (1991 : 135) souligne que « le contraste est frappant chez (Mauthner) entre sa posi (...)
10Pour devenir allemand, le Juif doit cesser de parler ce que Mauthner nomme ici un « Jargon9 », une langue spéciale que les Allemands ne comprennent pas10. Mauthner, qui obtint la citoyenneté allemande, prit position en faveur de l’assimilation (sans conversion religieuse) des Juifs allemands, avec néanmoins certaines réserves dues à sa prise de conscience de la radicalité et de la violence de l’antisémitisme11. Cette position s’explique par l’admiration de Mauthner pour Bismarck et son allégeance à la nation allemande unifiée, mais aussi et surtout par sa critique des religions, point de départ et aboutissement de sa critique du langage12 : le jugement radical qu’il porte sur le yiddish s’explique par le fait que la langue, plus que la religion, apparaît à Mauthner comme un obstacle à l’assimilation – du moins à la sienne propre. Comme il le note dans ses Souvenirs, Mauthner n’avait pas plus de « religion maternelle » que de langue maternelle : « Wie ich keine rechte Muttersprache besaß als Jude in einem zweisprachigen Lande, so hatte ich auch keine Mutterreligion, als Sohn einer völlig konfessionslosen Judenfamilie » (PJ : 50). La « conversion » de Mauthner à la langue allemande se double d’un désir sans cesse contrarié d’adhésion nationale13. C’est que la langue maternelle choisie par Mauthner comme langue nationale reste seconde par rapport à la « langue maternelle immédiate », au « parler familier » (Mundart der Heimat) qui peut inspirer un sentiment de « chez soi » (MuV : 9) mais qu’il s’agit pourtant de rendre étranger à soi pour pouvoir s’identifier à une communauté plus vaste, ou d’adoption. Ce parler immédiat et familier est l’objet d’une minoration telle (Mauscheldeutsch et Kuchelböhmisch ne sont pour Mauthner pas même des « dialectes » mais des « brouillaminis », des mélanges informes) que Mauthner ne le revendique pourtant jamais comme sa langue maternelle. Le « choix » de la langue allemande reste ainsi douloureux et complexé : Mauthner dit ne pas avoir d’autre langue maternelle que cet « allemand d’encre et de papier » auquel il croit devoir ses échecs littéraires. L’idée de langue maternelle est ainsi pour lui le lieu d’une profonde nostalgie identitaire ou d’un exil dans la langue : la langue nationale n’aurait pas la même force d’expression que la véritable langue maternelle, dont l’essence est « dialectale ».
« (…) ich besitze in meinem innern Sprachleben nicht die Kraft und die Schönheit einer Mundart. (…) Die dicht beieinander wohnenden Deutschen der böhmischen Grenzgebiete (…) haben ihre lieben und echten Dialekte. Der Deutsche im Innern von Böhmen, umgeben von einer tschechischen Landbevölkerung, spricht keine deutsche Mundart, spricht ein papierenes Deutsch, wenn nicht gar Ohr und Mund sich auf die slavische Aussprache eingerichtet haben. (…) Ich habe wie nur einer die Sehnsucht nach der Zugehörigkeit zu einem Dialekte empfunden. » (PJ : 49).
11Une sensibilité comparable à la question plurielle de la langue maternelle s’exprime dans une lettre de Kafka de juin 1921, qui contrairement à Mauthner accorde de la « beauté » à cette union non pas mécanique mais vivante – « organique » – d’un « allemand d’encre et de papier » et d’un « langage gestuel ».
« (…) das Mauscheln an sich ist sogar schön, es ist eine organische Verbindung von Papierdeutsch und Gebärdensprache (…) und ein Ergebnis zarten Sprachgefühls, welches erkannt hat, daß im Deutschen nur die Dialekte, und außer ihnen nur das allerpersönlichste Hochdeutsch wirklich lebt, während das übrige, der sprachliche Mittelstand, nichts als Asche ist, die zu einem Scheinleben nur dadurch gebracht werden kann, daß überlebendige Judenhände sie durchwühlen » (1966 : 336).
12Kafka souligne et valorise de cette manière l’expressivité de la langue yiddish, en détournant l’image caricaturale du Juif qui parle avec gestes et mimiques, cliché qui confère d’ailleurs à l’expression de Mauschel son potentiel diffamatoire (Le terme avait cette même connotation lorsque Mauthner évoquait les Juifs des bric-à-brac ainsi que les commerçant « bien mis » comme locuteurs du Mauscheldeutsch).
13Langue de la nostalgie ou de l’exil, de l’enfance vécue ou rêvée, la langue maternelle et son appréciation par le locuteur est le socle irrationnel et non critique de la construction de son identité. Le caractère illusoire de la représentation que le locuteur se fait de sa langue maternelle résiste à la critique du langage dans la mesure où le rapport à la langue est nécessairement affectif et originel : il ne s’agit pas tant de la langue que d’un sentiment de la langue, donc de ce qui soustrait la langue maternelle au domaine de la science linguistique.
- 14 Mauthner ne parle pas d’ « état d’âme » ; le concept de situation de l’âme est le pendant psycholo (...)
14C’est d’après Mauthner la « situation de l’âme » (Seelensituation)14 de l’enfant qui apprend à parler, en répétant les sons prononcés par la mère ou par la nourrice, qui rend compte de cette dimension affective de la langue maternelle. Ce concept est intéressant dans la mesure où il montre la nature intrinsèquement psychologique des situations langagières, qui font de la signification quelque chose d’irréductible à la proposition.
« Der Sprachlaut weist auf die Situation des Hungers, der Nässe, des Lichtes usw. hin und prägt sich nach einigen Wiederholungen so fest ein, dass er an diese Situation erinnert » (B3 : 225).
15Mauthner décrit l’apprentissage de la langue par le tout petit enfant comme répétition de sons liée à la compréhension de situations. Mauthner donne l’exemple du mot « lait » qui évoquera à l’adulte, par souvenir et association, tantôt l’idée de faim, tantôt celle de satisfaction. La langue maternelle, parler maternel et nourricier, est ainsi liée au don charnel des premières nourritures que reçoit l’enfant : une compréhension mutuelle, non verbale et affective, est rendue possible entre la mère-nourrice et l’enfant en raison de la communauté d’une situation qui entremêle le lait et les paroles. C’est cette origine « charnelle » du rapport à la langue qui fonde dans la psychologie du langage mauthnérienne « l’amour de la langue maternelle », pourtant inconséquent du point de vue de la critique du langage (B3 : 226). « Wir alle haben an dem Gebrauche unserer Muttersprache eine tiefe Freude. Es wäre wohlfeil, sie aus dem Behagen allein zu erklären, das uns die bequeme und sichere Art zu schwätzen gewährt. Diese Schwatzfreude hat viel mit Eitelkeit zu tun und findet sich noch häufiger beim Plappern in einer fremden Sprache » (B3 : 227) : le fait que l’usage de la langue maternelle soit pour tous la source d’une « joie profonde », certes explicable par l’aisance de la conversation dans la langue maternelle, se retrouve également dans le « babillage » en une langue étrangère dont l’apprentissage par l’adulte rejoue ces commencements de la parole.
16La langue maternelle comprise comme langue « nationale » ne coïncide en fait jamais avec le « parler maternel » plus affectif que verbal, ni même avec le dialecte dont l’apprentissage répond à un besoin né de la confrontation du sujet à un langage plus vaste que celui de la maisonnée. La définition de la langue maternelle comme nationale – comme langue « paternelle » (langue de la patrie) –, tentative politique de conceptualisation d’une réalité purement affective, vide la métaphore de son image. La langue nationale s’oppose en effet au parler maternel. Si elle est en position « minoritaire » dans un espace plurilingue, elle s’oppose même aux dialectes parlés au sein de la nation – au même titre qu’elle s’oppose à la langue étrangère : parce qu’elle est en conflit avec une autre langue qui menace de se substituer à elle, ou parce qu’elle est elle-même soumise de manière interne à un travail de « normativisation » lui permettant de prétendre au titre de langue nationale, ce que Mauthner nomme « langue du monde » (Weltsprache) ou « langue de culture » (Kultursprache).
« Pour que la langue dominée soit normalisée, pour qu’elle soit une langue de plein exercice communicationnel, il faut au préalable qu’elle soit normativisée, c'est-à-dire que les membres de la communauté concernée aient accepté le choix d’un standard et d’une codification qui permettent à cette langue d’être écrite, enseignée, utilisée dans les médias. » (Henri Boyer, 2008 : 53-54)
- 15 Cet état de choses se manifeste également dans la définition mauthnérienne de la langue comme jeu (...)
- 16 C’est en tous cas la position de Mauthner, qui définit la nation comme un projet politique plutôt (...)
- 17 Cf. Spitzer (1948), cité par Caussat, dir., 1999 : 18. Muttersprache und Vaterland retrace cette g (...)
17La définition politique de la langue maternelle comme « langue particulière par laquelle un peuple se distingue des autres peuples » ou « langue par laquelle chaque peuple parvient à la conscience de son unité » (MuV : 48) ne se règle en aucun cas sur la diversité singulière de l’idiolecte (la langue parlée par l’individu), susceptible d’amalgamer plusieurs langues mais aussi plusieurs registres de langue15. Aux parlers et à leur caractère oral et pluriel s’oppose l’unité d’une langue codifiée et écrite, qui sans forcément être artificielle, est une langue choisie pour être commune à la nation, le résultat d’un accord16 ; en ce sens la langue maternelle-nationale peut en réalité être la première langue « étrangère » qu’un enfant apprend à l’école ou dans la « littérature nationale ». Au caractère « illettré » du parler maternel s’oppose la langue correcte des dominants – du père, de l’instituteur, de la patrie –, de même que la latinité « vulgaire » a pu se « distancier » en tant que parler maternel (maternaliter) du latin « correct », comme le remarque Leo Spitzer17.
18Mauthner insiste enfin sur le rôle décisif de la fixation par l’écriture et de l’imprimerie dans le processus de construction d’une langue nationale, sans quoi il n’y aurait pas de langue commune mais seulement des « dialectes », des parlers particuliers (MuV : 48). La notion de dialecte est constituée précisément contre l’unité de la langue nationale ; elle est en ce sens éminemment politique : certaines langues – définies comme telles d’un point de vue linguistique comme « système d’expression servant à communiquer dans un groupe social » – qui diffèrent dans un État de la langue officielle, ne seront pas considérées comme des langues étrangères, mais comme des « dialectes », voire comme des formes « dégénérées » ou « impures » de la langue nationale, selon les termes d’un racisme linguistique toujours prêt à chercher une justification de lui-même auprès des sciences du langage, desquelles Mauthner récuse la neutralité politique. Les dialectes sont ainsi des langues qui se voient privées de leur statut de langue, statut réservé à un parler jouissant d’un prestige politique et culturel, littéraire, et d’une forte normalisation (Branca-Rosoff, 2000 :45). Nous avons vu que c’est l’attitude de Mauthner vis-à-vis des langues de son enfance, en dépit de toute l’intelligence que la critique du langage peut apporter à cette question : Mauthner ne les revendique pas comme langues maternelles, malgré son inclination à valoriser le dialecte par rapport à la langue écrite commune à la nation. Et lorsqu’il déclare ne pas avoir de langue ou de dialecte maternel, il dénie à ce qu’il nomme parfois sa deutschböhmische Muttersprache (PJ : 126) le statut de langue. Dès lors ce n’est plus la langue maternelle qui est un concept inconséquent pour la critique du langage, mais la critique du langage qui est impuissante à apaiser les contradictions d’un locuteur déchiré quant à son identité.
- 18 « Muttersprache nirgends » (B1 :18) ; « “die Sprache” gibt es nicht ; das Wort ist so ein blasses (...)
19Le rapport vécu de Mauthner à la pluralité des langues et des usages n’en est pas moins éclairant pour sa conception critique de la langue, qui met en question l’immédiateté du rapport du locuteur à ce qu’il considère comme sa langue. La langue comme entité homogène et appropriable, la langue assignable à un sujet individuel ou collectif, n’existe pas dans le monde réel18 : il n’y a que des usages de langue ou des « situations » langagières (Sprachsituationen) singulières, contrairement à ce que laisserait penser une conception universaliste, essentialiste et figée du langage. La langue constituée en objet par la science linguistique est une abstraction, pensée tantôt de manière organique (avec le cortège de métaphores biologiques qui reste observable jusqu’à aujourd’hui dans la terminologie des linguistes, par exemple lorsqu’ils parlent de « variété »), tantôt de manière mécanique (ce sera le reproche adressé par Mauthner aux projets de langues universelles). La langue n’existe que comme une activité, celle de parler, ce que la langue française désigne comme « verbe » ou « parole » (B2 : 117). Dire que Mauthner définit la langue maternelle comme « vivante » par opposition au caractère « mort » de la langue écrite est pourtant déjà un abus de langue, une affirmation de cette métaphoricité biologique qui traverse les sciences du langage. Mauthner en fait la critique sans aller jusqu’à vouloir réformer les usages de langue à la mode d’une critique positiviste du langage ; il raille en particulier l’application métaphorique aux langues des notions de vie et de mort (B2 : 329-332).
- 19 C’est pourquoi Mauthner évoque aussi dans MuV la question des falsifications nationalistes en vue (...)
20La valorisation de la parole et de l’oralité, qui selon Mauthner a été amorcée dans la poésie et qui se tient pour révolutionnaire, est appréhendée comme une « réaction contre la domination de la langue écrite » à laquelle la critique du langage souscrit (B2 : 577). L’opposition polémique entre le parler (Mundart) et la langue écrite (Schriftsprache) élaborée par les néogrammairiens, est thématisée par Mauthner qui définit de manière strictement subjective le sentiment d’appartenance nationale par le sentiment d’appartenance à une communauté de langue qui n’est pas simplement linguistique19, en décrivant le mouvement d’abstraction qui permet le passage du parler maternel – appris spontanément par l’enfant au contact de son environnement immédiat – à la langue écrite commune. C’est donc la question de l’identité interne de la langue, sur laquelle est supposée reposer toute communauté, que pose la critique du langage de Mauthner.
21C’est parce que la langue ne cesse de se transformer par « emprunt » et « imitation » qu’elle n’est jamais identique à elle-même dans chaque situation langagière et échappe dans sa totalité à la maîtrise de son locuteur. Ce point de vue sur la langue suffit à détruire, selon Mauthner, la « croyance » en un caractère « propre » et « personnel » de la langue maternelle, même si « l’amour de la langue maternelle » demeure « l’un de nos sentiments les plus beaux et les plus forts ».
« […] ich habe durch den Hinweis auf die Macht der Entlehnung und der Nachahmung den Glauben an die Eigenheit, an die Persönlichkeit der Muttersprache zu zerstören gesucht, habe aber dennoch die Liebe zur Muttersprache als eines unserer stärksten und schönsten Gefühle gepriesen » (W2 : 526)
- 20 Mauthner considère le signe linguistique comme un signe commémoratif (Erinnerungszeichen) en se ré (...)
- 21 « L’idiome, au contraire de la langue, désigne le langage comme communauté à laquelle ne correspon (...)
22Mauthner cherche sans doute moins à éliminer l’idée de langue maternelle qu’à en corriger l’image : lieu d’une construction identitaire ouverte et de l’élaboration d’un style, la langue maternelle n’est pas appropriable par un individu, et pourtant elle exprime tout son être et son rapport à l’altérité. Chaque usage de langue, fait de traces mémorielles20 que sont les mots et les signes, n’existe que dans et par une circulation au sein d’une communauté, d’un environnement plus ou moins vaste, que Mauthner décline de manière nominaliste selon les possibles degrés de généralité du groupe social ou humain (W1 : 16). La langue est littéralement vernaculaire, entièrement constituée par cette circulation au sein d’un groupe humain dont elle n’est que l’« horizon », et jamais le bien propre. Pour Mauthner, seuls les parlers individuels (Individualsprachen) ont une réalité (W1 :16), à condition de les comprendre d’emblée comme des idiomes, c’est-à-dire des situations langagières partagées qui ne sauraient pourtant définir, sans intervention politique extérieure, les contours d’une communauté nationale21. Car la langue, irréductiblement singulière au moment où elle se manifeste comme parole, n’est jamais le produit d’un sujet, alors même que chaque locuteur a l’illusion de parler d’une manière personnelle, d’être le maître de sa propre parole.
« Der Kommunismus hat auf dem Gebiete der Sprache Wirklichkeit werden können, weil die Sprache nichts ist, woran Eigentum behauptet werden kann; der gemeinsame Besitz ist ohne Störung möglich, weil die Sprache nichts anderes ist als eben die Gemeinsamkeit oder die Gemeinheit der Weltanschauung. Die Menschenmassen und die Massenmenschen freuen sich staunend dieses Besitzes und ahnen nicht, daß er eine Selbsttäuschung ist » (B1 :25).
23Bien commun, communauté de vues, la langue est donc pour Mauthner une réalité mouvante qui ne saurait être la propriété de personne, qui n’a aucune existence hors de ses usages entre les hommes : « Die Sprache existiert aber niemals für sich allein, sondern immer nur zwischen den Menschen. » (B1 : 28 ) ; c’est pourquoi, si la langue doit être une propriété, elle ne peut être que collective (Gemeineigentum) (B1 :25-26), mais à la manière d’un horizon. Ce qui conduit Mauthner à récuser la définition identitaire de la langue maternelle comme la langue, une et indivisible, d’un peuple.
« Es gibt nicht zwei Menschen, die die gleiche Sprache reden. […] Dieser Überlegung liegt der Begriff einer einem Volke gemeinsamen Sprache, der Muttersprache, zu Grunde. Wo ist diese Sprache Wirklichkeit? Wo in aller Welt? […] Wo ist also das Abstraktum "Sprache" Wirklichkeit? In der Luft. Im Volke, zwischen den Menschen. […] Gemeinsam ist die Muttersprache etwa, wie der Horizont gemeinsam ist; es gibt keine zwei Menschen mit gleichem Horizont, jeder ist der Mittelpunkt seines eigenen. »
- 22 Le nominalisme sceptique de Mauthner va d’ailleurs plus loin encore en mettant en cause la possibi (...)
24Résumons l’argument qui selon Mauthner porte un coup fatal au concept de langue maternelle défini par les critères de propriété et d’unité: ma langue n’existe que par rapport à celle des autres, sur le mode de l’identité (langue maternelle) ou de l’altérité (langue étrangère). Or entre deux individus qui parlent une même langue, cette communauté de langue ne permet aucune identification (chacun ne connaît qu’une fraction de cette langue, et ce sont les « intersections » qui permettent aux hommes de « communiquer22 »). Une conséquence implicite de la critique du langage de Mauthner est que le concept unitaire et homogène de communauté linguistique apparaît comme dépourvu de signification.
25Si la construction d’une langue commune, à partir et contre les usages de langue particuliers, implique une codification et une normalisation, celles-ci ne sauraient soustraire pourtant tout à fait la langue à une nécessaire « coloration dialectale » (mundartliche Färbung), ni à des phénomènes de transformation liés à des influences « étrangères ». C’est pourquoi Mauthner récuse le rapport de la question de la « pureté » de la langue avec l’amour de la patrie (MuV : 17-18) et prend position contre ce qu’il nomme les « ramoneurs » de la langue. Cette offensive est directement liée aux enjeux esthétiques de la rivalité diglossique que Mauthner ne cesse de souligner et qui détermine l’attachement personnel à la langue maternelle comme style (W1 : LXXXI). Alors que le puriste croit œuvrer au maintien de l’identité linguistique, il participe à une réduction de la langue maternelle à un standard de communication conçu comme la langue propre d’une communauté politiquement définie. Ses jugements visent à proscrire tout élément d’étrangeté susceptible de dénoter une pratique singulière de la langue, c'est-à-dire un style : ainsi des « corrections scolaires » administrées aux textes de Goethe par ses contemporains (MuV :13). L’attitude du puriste décrite par Mauthner vise donc l’unité de la langue pensée comme pureté (par rapport à l’écart de langue personnel mais aussi à l’usage dialectal ou encore étranger).
26Mauthner souligne néanmoins le lien entre la crainte d’une « menace » sur la patrie ou l’identité nationale et le « souci pour la langue maternelle » qui motive les politiques d’épuration de la langue. Il s’attache au cas de la langue allemande, en signalant que « la haine des mots étrangers » se retrouve pourtant dans l’histoire de toutes les nations. Mauthner estime que la volonté de « nettoyer » la langue allemande, par le rejet ou l’assimilation de mots étrangers, pouvait se justifier à l’époque de la Guerre de Trente Ans, faute de quoi la langue allemande serait devenue « une langue métisse abominable et dégoûtante » (eine häßliche und ekelhafte Mischsprache, MuV : 14). Il ajoute que « les temps sont révolus, où le « ramonage » de la langue (Sprachfegerei) pouvait être « une question vitale pour les Allemands ». Mauthner souligne même, au contraire, l’importance du « mélange » dans la formation des cultures et dans le devenir historique des langues : « Es gibt so wenig eine ungemischte Sprache wie es einen ungemischten Volksstamm gibt » (MuV : 15). Mauthner dénonce le caractère implicitement nationaliste des sciences du langage, dès lors que les « emprunts » sont pensés en termes de « rapines » dans les autres « familles » linguistiques (W1 : XVII). Cette critique de l’idée d’appropriation dont le pendant est une dépossession de l’autre vaut également pour tout ce qui fait de la communauté de langue une communauté de culture, et notamment les productions littéraires, les contes et les légendes populaires (on peut aussi penser à l’étude des « transferts culturels », qui présuppose tout en le rendant problématique un caractère national des savoirs mis en comparaison) : « Es ist dem Chauvinismus gar gesund, zu erfahren, daß die tiefsinnigsten und nationalsten Geschichten eher eingeheimst als heimisch sind. » (W1 : LV). L’histoire montre qu’aucune langue n’échappe au « mélange », dans la mesure où les hommes mais aussi leurs mots se déplacent et que ces « migrations culturelles » (Kulturwanderungen) participent à la construction des imaginaires collectifs. La valorisation du métissage linguistique et culturel par Mauthner apparaît dans toute son ambiguïté avec la métaphore de la crue du Nil : quelque chose de sale ou déprécié comme « impur » qui pourtant est condition de vie, de fécondité, d’enrichissement.
« Die Aneignung fremder Wörter und Begriffe ist in der Geschichte jeder Sprache nachzuweisen. Niemals sind Gedanken und Formen von einem geistig reicheren und älteren Volke zu einem ärmeren und jüngeren gelangt, ohne Wörter mitzuschleppen ; stoßweise haben solche Kulturwanderungen ganze Mengen fremder Begriffe dem eigenen Boden zugeführt, schmutzig und ertragreich wie einen gesegneten Nilschlamm (MuV : 16). »
27Au refus de l’étrangeté et du corps étranger qui caractérise la représentation que le puriste se fait de la langue, Mauthner oppose ainsi une célébration de l’impureté en inversant la valeur des métaphores utilisées par ceux qui sacralisent la langue maternelle au moyen d’une personnification (la mère, la vierge). Ce geste parodique est caractéristique de la critique du langage telle que Mauthner la pratique et permet de résoudre nombre de contradictions apparentes de son œuvre : la critique du langage, consciente de critiquer le langage par le langage, n’est pas un nettoyage des procédés de métaphorisation qu’elle décrit dans les usages de langue ; elle passe au contraire par un jeu lucide qui développe ces images jusqu’à l’extrême pour bien les rendre visibles.
28Le purisme n’est qu’un moyen d’une idéologie linguistique plus vaste relevant de ce que Mauthner qualifie de chauvinisme, qui appréhende l’identité de la langue et de la culture en termes d’appropriation et d’identification.
29La thèse principale de Muttersprache und Vaterland est que les guerres de religion ont été remplacées par des guerres raciales désignées comme « nationales », qui ne sont rien moins que des guerres entre les langues (Sprachenkriege, MuV : 29) ; ces guerres peuvent être aussi bien intérieures qu’extérieures à la nation, celle-ci n’étant aux yeux de Mauthner rien d’autre qu’un nouveau prétexte de guerre dans l’histoire d’une « haine des peuples » sans cesse attisée par les hommes politiques :
« Der Völkerhaß um der verschiedenen Religionen willen, ein geschichtlich gewordener, aber von Politikern immer wieder aufgepeitschter Haß, hat erst nach dem Dreißigjährigen Kriege langsam nachgelassen. An seine Stelle ist, weil die Menschen offenbar auf die Freuden des Hasses nicht verzichten wollen, der neue Völkerhaß getreten, der sich auf die natürlicheren Grundlagen der Völkerverschiedenheit beruft, auf Abstammung und Sprache. Und weil’s doch zu widersinnig gewesen wäre, Menschen totzuschlagen, weil sie eine andere Muttersprache liebten, so einigte man sich auf eine gefälligere Formulierung, man schlug sie nur tot, weil sie ein anderes Vaterland liebten. An der Sache wurde dadurch nichts geändert » (MuV : 60).
- 23 Les accents anarchistes de ces propos renforcent l’hypothèse selon laquelle MuV est une réponse de (...)
30La nouvelle haine des autres peuples repose sur la rencontre et l’imbrication des thèmes de la descendance et de la langue, par suite sur une compréhension racialiste de la langue maternelle. Á l’idée d’une « pureté » de la langue maternelle corrélée au fantasme d’un peuple pensé biologiquement comme « race » pure, Mauthner confronte une définition relativiste du peuple comme communauté linguistique hétérogène, aux frontières instables mais fixées par un découpage politique contingent. Mauthner définit en effet le peuple comme l’ensemble des hommes unis non pas par un même dialecte mais par « une langue commune plus généralisée », la langue écrite d’une nation, liée à un État ou à la volonté de former un nouvel État (Mauthner mentionne la situation des Tchèques et des Irlandais). La notion de langue maternelle et sa dimension affective est alors politiquement constituée comme la condition même de l’attachement à l’État, sentiment que Mauthner reconnaît comme quelque chose de peu évident, parce que de fait il repose sur une abstraction ou une projection23. « Den Staat liebt man nicht, sicherlich nicht von seinem Anfang an » (MuV :52). Cet attachement peut devenir fanatique dans la mesure où l’idée moderne de nationalité n’est qu’un « ersatz appris avec difficulté » (ein mühsam erlernter Ersatz), un catalyseur de l’amour pour la langue maternelle (MuV : 29).
31La nation ou l’État sont susceptibles de servir d’alibi à des massacres qui ne peuvent pourtant être perpétrés explicitement au nom de la différence des idiomes, même si « dans de rares cas » la langue a pu être invoquée comme justification immédiate d’un « meurtre de masse » (Massenmord, MuV : 29). De fait, le postulat de l’appartenance de la langue à une « nation » et la définition de la langue maternelle comme langue nationale peut mener à des politiques linguistiques destinées à éradiquer certaines langues, voire à en exterminer les locuteurs. C'est pourquoi Mauthner évite soigneusement d’employer le terme de nationalisme et préfère opposer « patriotisme » ou « amour de la patrie » (Vaterlandsliebe) et « chauvinisme » ou « aryanisme », caractérisés par la haine des autres peuples et de leurs langues-cultures : Mauthner pense en effet que l’idée de nationalité peut être dissociée de « la haine des autres peuples », et précise que si ce n’était pas le cas, cette idée serait à combattre de manière urgente (MuV : 24).
32La paix entre les peuples ne saurait pour Mauthner être réalisée au moyen d’une négation de la diversité des langues. La dissémination des peuples et des langues après Babel a pu être interprétée comme une libération par rapport à l’hégémonie d’une langue unique (celle de la sujétion au despote), plutôt que comme une confusion et une punition : ce qui est châtié est « la réunion des hommes hors peuple, fondus dans l’unité d’une même langue, celle des ordres donnés et exécutés » (Caussat 1996 : 14). Cette lecture de Babel, emblématique de l’essor des nationalismes européens au XIXe siècle, se retrouve implicitement dans la position adoptée par Mauthner en 1920. Mauthner se fait ainsi, dans une certaine mesure, l’écho des mouvements d’émancipation dont il est contemporain, mais amorce aussi une critique sans ambiguïté du moment où les aspirations nationales se retournent, une fois réalisées, contre l’affirmation d’une pluralité qui les a portées, où la multiplicité caractéristique des parlers et des peuples devient la cible du nationalisme et de sa vocation unitaire après en avoir été l’origine.
33C’est pourquoi la critique du « chauvinisme » ou racisme linguistique par Mauthner, qui affleure dans toute sa critique des sciences du langage et des sciences de la culture européennes du XIXe siècle, ne coïncide pas pour autant avec une prise de position universaliste ou un « cosmopolitisme » qui aboutirait à promouvoir une langue mondiale, qu’elle soit impériale ou artificielle. Mauthner condamne du reste fermement l’idée de langue universelle, qu’il s’agisse d’une grammaire philosophique (langue universelle au sens d’une langue pour tout) ou d’une langue internationale (une langue pour tous). Aucune langue artificielle ne peut supplanter les langues particulières, dans la mesure où, soustraite à l’histoire et soumise à une logique quasi industrielle, elle est vouée à l’échec : de même que les croquis anatomiques dessinés à partir des cadavres sont insuffisants à comprendre la physiologie des hommes vivants (MuV :21).
« Ich lebe der Überzeugung, daß die Erfindung einer brauchbaren Kunstsprache ein Ding der Unmöglichkeit ist ; die Muttersprache ist unersetzlich, wie es auch keinen vollen Ersatz für natürliche Nahrungsmittel gibt ; eine neue Sprache läßt sich nicht erfinden, weil Sprache niemals Maschine ist » (MuV : 19).
34Alors que le XIXe siècle et le début du XXe siècle voient naître un développement inédit des projets de langues artificielles, Mauthner en dénonce le caractère irréalisable et utopique. L’idée de langue internationale dont la visée pratique est de faciliter la communication entre les hommes, procède d’une rationalisation de la langue plus grande encore que dans le cas de la langue nationale. L’argument contre les langues artificielles relève également de l’attention à la diglossie et aux processus de standardisation de la langue écrite et dominante. C’était justement contre le latin conservé artificiellement par la monarchie catholique que les langues maternelles, selon Mauthner, ont pu être instrumentalisées par « des princes avides de pouvoir », sous couvert de libérer les peuples de leur domination. Cette émancipation se reflète dans l’intérêt tardif des sciences du langage pour les langues vivantes et les dialectes, jugés indignes par l’ancienne philologie qui se concentrait sur les langues « mortes », mises par Mauthner sur le même plan que les langues artificielles. « Durch Jahrhunderte waren für die Lateingelehrten die Muttersprachen der Völker wertlose Barbarensprachen ; die Beschäftigung mit ihnen schien die Wissenschaft unwürdig zu sein. Erst seit wenig über 100 Jahren vertiefte man sich in die Physiologie der lebenden Sprachen und der noch lebendigeren Mundarten so eifrig und so gründlich, wie einst in die Anatomie des toten Latein ; und was wir heute Sprachwissenschaft nennen, das ist die Leistung dieser letzten 100 Jahre. Ein neues Wissenschaftsgebiet ist da entdeckt worden. » (MuV : 21-22)
35Les langues universelles artificielles (esperanto, volapük, idi, etc.), selon Mauthner, ne font donc que recycler dans une perspective utopique, en vue de la paix entre les peuples, la conception nationale ou impériale de la langue, alors même que leurs promoteurs sont « des idéalistes, de nobles utopistes, qui croient sincèrement œuvrer avec leurs propositions à une partielle amélioration du monde » (MuV : 18). Que ce soit à l’échelle nationale ou à l’échelle mondiale, la volonté d’unifier et de codifier les usages linguistiques, de les soumettre à une norme elle-même soumise à l’arbitraire d’une langue, d’une époque et d’une culture, fait l’objet d’une même critique.
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- 24 MuV : 52 : « Man liebt die Muttersprache sogar stärker als man seine Familie liebt, als man seinen (...)
36Les critiques que formule Mauthner à l’égard du nationalisme et de l’universalisme linguistiques reposent sur un même constat anthropologique : l’homme serait toujours plus ou moins prisonnier d’une illusion qui consiste à considérer sa « propre » langue et la vision du monde qu’elle porte comme la meilleure, ou encore dans une nécessité logique de ne pouvoir concevoir théoriquement le langage qu’à partir de sa propre langue. La force de l’attachement affectif à la langue maternelle tient précisément à l’illusion de « posséder » une langue, d’avoir une langue en partage avec une communauté considérée comme naturelle, native, identique à soi, à laquelle les pratiques singulières de la langue permettraient de s’identifier ou au contraire de s’en séparer. La sacralisation de la langue maternelle (que le locuteur aime autant que lui-même24, et qu’il est enclin à considérer comme plus belle, plus conceptuelle, plus parfaite que les autres langues) est en ce sens indissociable de l’essor des nationalités et participe à la construction imaginaire d’une communauté nationale. La négation de la langue maternelle que présuppose le projet idéaliste d’élaborer une communauté linguistique supra-nationale n’est pas une réponse satisfaisante au risque que comporte le nationalisme linguistique, qui est que l’amour pour sa propre langue se transforme en haine des autres langues : cette stratégie néglige la dimension affective de la langue et reste analogue à la stratégie nationaliste en niant l’hétérogénéité fondamentale de la langue. Mauthner récuse ainsi l’alternative entre universalisme et nationalisme linguistiques, parce qu’elle repose sur un concept de la langue mal construit. L’attention à la langue maternelle lui permet en effet de reconsidérer la langue comme vivante, orale, familière et dialectale, par opposition au modèle de la langue pensée comme morte, écrite, standardisée ou universelle. Cette analyse de la langue maternelle souligne la métaphoricité à la fois raciale et sexiste qui détermine l’ambivalence de la notion, traversée par une polarité féminin/masculin, oralité/écriture, spontanéité/instruction, enfant/adulte, mélange/pureté, particulier/général. C’est à partir de cette topique que Mauthner élabore sa conception philosophique de la langue, avec le choix d’en renverser les valeurs, afin de valoriser la ligne « mineure » de cette polarité, en réaction à toute tentative d’objectiver la langue. La langue maternelle, tenue par Mauthner pour une illusion dont nous sommes pourtant prisonniers, objet d’amour et de nostalgie, est ainsi au fondement d’une réduction de la langue à sa fonction expressive et subjective, d’un refus de concevoir le langage séparément de son contexte d’énonciation ; parce que la langue, prise dans l’histoire, a une identité multiple, elle enfante une multitude d’identités.