- 1 Lettre en français du 12 février 1842 adressée aux services viziriels par la légation de Prusse à (...)
« M. le Prof [esseur] Schönborn chargé par le gouvernement du Roi de faire des recherches scientifiques dans l’Asie Mineure vient de m’informer qu’il a trouvé près des villages de Gjöl Bachi et de Tschakal Bejat dans les environs de Ka [ss] aba […] un vieux mur tombant en ruines sur lequel se trouvent des pierres carrées avec quelques sculptures qui seront bientôt entièrement détruites et ensevelies sous la terre. Ces vieilles pierres ne peuvent être absolument d’aucune utilité pour personne dans leur état actuel mais comme elles offrent quelque intérêt sous le rapport des sciences et de l’histoire ancienne, [Mr]. le Professeur Schönborn désirerait en emporter une partie1. »
- 2 L’affirmation de Saïd selon laquelle “the German Orient was almost exclusively a scholarly, or at (...)
- 3 Lettre du 24 janvier 1842, loc. cit. note 1.
1Cette lettre, adressée au drogmanat de la Sublime Porte au début de l’année 1842 par la légation de Prusse à Constantinople montre bien qu’à l’exploration désintéressée d’un Orient « classique2 » se mêlaient des ambitions bien plus pragmatiques, en particulier l’acquisition d’antiquités susceptibles d’accroître les collections des musées royaux et donc le rayonnement national. Soutenu par le Directeur des Musées royaux de Berlin, le professeur August Schönborn étaya sa requête en soulignant le gain que représenterait pour l’État prussien l’acquisition d’un tel « monument [dont] exception faite de l’Angleterre et de l’Italie, aucun musée ne possède [rait] d’équivalent3 ». Jouer de la compétition internationale existant alors entre les puissances européennes pour le rayonnement culturel était un argument de choix. La Prusse cherchait en effet à s’inscrire dans la « course aux antiquités » qui avait lieu à l’époque entre les puissances européennes, bien que se sachant déjà distancée par les collections des plus grands musées anglais, français et italiens (Marchand, 2003 : 166).
- 4 Nachlass Ritter, Staatsbibliothek, Berlin.
- 5 Geheimes Staatsarchiv Preußischer Kulturbesitz, GStA PK, I. HA Rep. 81, loc. cit. note 1.
2Comment la Prusse a-t-elle encouragé cette exploration intéressée de l’Orient ? Avec quels objectifs et quels résultats ? Pour répondre à ces questions, j’ai étudié le cas d’une mission scientifique menée de 1841 à 1842 par trois voyageurs allemands en Asie Mineure, August Julius Schönborn (1801-1857), Friedrich Hermann Löw (1807-1878) et Heinrich Kiepert (1818-1899). N’apparaissant pas dans des ouvrages par ailleurs très complets sur la question comme celui de Suzanne Marchand (2003), il m’a été possible d’étudier ce voyage à partir de deux séries de correspondances : la correspondance scientifique d’une part, celle du professeur Carl Ritter notamment4, et la correspondance administrative des services diplomatiques5 d’autre part.
3La confrontation de ces deux sources m’a amenée à m’interroger sur les liens existant entre une érudition classique « désintéressée » et le champ politique. Le système d’interactions existant entre les savants, l’État prussien (à travers ses différentes institutions) et les autorités ottomanes révélait l’imbrication étroite des domaines politiques et scientifiques. Ces échanges permettaient donc d’interroger la notion de Kulturpolitik, définie comme le principe de la promotion de la culture par l’État (au travers notamment d’une diplomatie scientifique) et, réciproquement, comme le principe de la subordination de la production culturelle aux intérêts nationaux. Clairement affirmé en matière de politique intérieure avec la mise en place de la Bildungspolitik à partir des années 1810 (Baumgart, 1980), le principe de Kulturpolitik investit progressivement la sphère de la politique extérieure selon un rythme et des modalités qu’il convient d’analyser.
4Nous étudierons tout d’abord le voyage scientifique des trois savants prussiens dans le contexte d’un rapprochement diplomatique entre Constantinople et Berlin, puis nous verrons la postérité et le legs de cette mission pour le savoir géographique allemand sur l’Empire ottoman.
- 7 L’historiographie a retenu la mission militaire de Helmuth von Moltke, Leopold Karl Fischer et Kar (...)
5Depuis 1836, la Prusse bénéficiait dans l’Empire ottoman d’un contexte favorable aux voyages d’exploration. Chargée par le sultan Mahmud II d’instruire l’armée ottomane après une série de défaites militaires face à l’Égypte, la mission militaire prussienne dirigée par Helmuth von Moltke laissa une impression positive, qui perdura bien après le départ des officiers : la bonne entente entre les deux pays continua en effet sous le règne d’Abdulmedjid I (1839-1861), alors que ce dernier cherchait, par une série de réformes (en ottoman, Tanzimat), à ouvrir son pays à la modernité occidentale7.
- 8 Lettre du 26 juillet 1841, loc. cit. note 1.
6Lancée au cours de l’été 1841, la mission scientifique des savants et cartographes August Schönborn, Friedrich Löw et Heinrich Kiepert profita de ces circonstances favorables. L’appui de la diplomatie, nécessaire pour mener à bien le voyage, fut obtenu grâce aux recommandations du directeur des Musées royaux et du ministère du Culte (Preußisches Ministerium der geistlichen, Unterrichts- und Medizinalangelegenheiten) qui finançait en partie l’expédition, l’autre partie relevant des fonds propres des voyageurs8. Berlin attendait en retour des résultats concrets de cette mission concernant la découverte et l’acquisition d’antiquités d’une part, la défense des intérêts commerciaux de la Prusse en Asie Mineure d’autre part.
7Une année durant, les voyageurs explorèrent les régions côtières de la mer Égée : la Carie, la Lycie, la Pamphylie, la Pisidie ainsi que l’île de Rhodes, visitée par August Schönborn et Friedrich Löw au cours de l’hiver 1841-1842, alors que Heinrich Kiepert, malade, se rétablissait aux Dardanelles. Les trois voyageurs préférèrent souvent faire route à part, suivant chacun un objectif bien spécifique : les relevés topographiques et toponymiques pour Kiepert, les sites antiques – en particulier les théâtres – pour Schönborn et l’observation de la faune – notamment des insectes – pour Löw. Tous avaient cependant comme objectif commun de rapporter des données géographiques telles que des descriptions paysagères, l’observation de cours d’eau et de chaînes de montagnes, ce à quoi s’ajoutaient des recherches philologiques à travers la copie d’inscriptions antiques.
8Les moyens mis en œuvre étaient modestes (des chevaux et un palefrenier, quelques instruments de mesure et de dessin – compas, boussoles, carnets) et le temps imparti, restreint (une année de détachement autorisée par l’administration prussienne pour August Schönborn et Friedrich Löw, à peine plus pour Heinrich Kiepert qui rentrait étudier à l’université de Berlin). Tournés vers le milieu physique et les études antiques, les objectifs scientifiques n’intégraient aucunement, on le voit, l’étude de la société ottomane dans sa réalité contemporaine. La population locale était une donnée avec laquelle les voyageurs devaient composer (pour recueillir des informations, s’orienter ou encore se loger) mais elle ne faisait pas partie de leur champ d’investigation scientifique. Et les données économiques et politiques que les services consulaires allemands souhaitaient leur voir rapporter ne les intéressaient pas davantage.
- 9 Lettre du 5 septembre 1841, loc. cit. note 1.
9Intermédiaire obligé entre les voyageurs en mission et les autorités ottomanes, le comte de Koenigsmarck, représentant du roi de Prusse à Constantinople, était aussi l’interlocuteur privilégié des institutions de Berlin. Il se trouvait de ce fait au centre des échanges qui entouraient l’expédition scientifique. C’est lui qui demanda aux savants de profiter de leur voyage pour étudier la situation commerciale du Zollverein en Asie Mineure9.
- 10 Lettre du 9 septembre 1841, loc. cit. note 1.
10August Schönborn lui répondit avec obligeance : « was namentlich den Auftrag, mit dem Ew [er] Exzellenz uns beehrt haben, die Handelsverhältnisse in Kleinasien zu erforschen, betrifft, so sind wir von der Wichtigkeit dieser Aufgabe so vollkommen überzeugt, dass wir gewiss mit Eifer streben werden [,] der Aufklärungen in dieser Beziehung uns möglichst viele und sichere zu verschaffen10. »
11Schönborn prit soin néanmoins de rappeler au Comte de Koenigsmarck que les deux missions, scientifiques et économiques, n’étaient pas pleinement compatibles en raison des itinéraires différents qu’elles impliquaient : « nur müssen wir im Voraus um Nachsicht bitten, wenn Vollständigkeit der Untersuchung auch für einen kleineren Landestheil kaum zu erlangen möglich sein wird, da die großen Handelsstraßen nur selten von uns eingehalten werden können und der Umsatz im Großen mehrere Seeplätze ausgenommen, daher wohl meist uns entgehen dürfte11. »
12Les voyageurs firent donc preuve d’une certaine réticence vis-à-vis d’une mission économique qui les éloignait de leurs objectifs scientifiques et les contraignait à emprunter des routes commerçantes qui, dans l’ensemble, étaient connues et ne leur promettaient aucune découverte archéologique importante. Préférant les pistes moins fréquentées, les voyageurs parcouraient l’arrière-pays, ne stationnant dans les villes commerçantes que le temps de se ravitailler. Cette réserve traduisait aussi une formation académique encore très empreinte à l’époque d’un encyclopédisme des Lumières qui rejetait au second plan toute eruditio utilis.
13Si le financement accordé par la Prusse aux voyageurs n’était, on le voit, pas désintéressé, il n’y avait cependant pas à l’époque de volonté politique de s’implanter durablement dans l’Empire. Le principal gain que l’État prussien pouvait attendre de ce voyage était de fait la découverte de marbres antiques susceptibles d’accroître le prestige des collections nationales.
14Bien que limitée dans ses moyens financiers, la politique artistique de la Prusse était à l’époque particulièrement dynamique. Les voyageurs jouissaient de l’appui fidèle du directeur des Musées royaux, Ignaz von Olfers, qui les recommanda aux diplomates prussiens de Constantinople. La direction des musées, souvent contrainte de renoncer à l’acquisition d’œuvres originales trop coûteuses, encourageait en revanche systématiquement la réalisation de copies en plâtre (Hammer, 1980 : 265). L’Asie Mineure offrait un champ de recherches alors relativement ouvert par comparaison à la concurrence exacerbée existant en Égypte, en Mésopotamie ou encore en Grèce. Aucun site archéologique majeur n’avait encore été mis à jour, mais il était possible de collecter des marbres antiques et, avec l’accord des autorités turques, de les exporter vers l’Europe.
15Cela nécessitait néanmoins d’entretenir de bonnes relations avec l’Empire ottoman et l’intervention des services diplomatiques était indispensable. Les « vieilles pierres » demandées par August Schönborn firent l’objet d’une tractation à Constantinople. L’acquisition des antiquités fut autorisée par la Sublime Porte au nom des « bonnes relations » existant entre les deux pays ; et l’administration centrale appuya ainsi la requête prussienne auprès des autorités locales :
- 12 Lettre du 9 mars 1842 : copie en français d’une lettre initialement écrite en ottoman adressée par (...)
16« […] la Mission de Prusse a demandé que des obstacles à l’achat et au transport [desdites] pierres ne soient pas mis de la part des autorités locales. Vu les bonnes relations existantes entre les deux Cours, il convient [d’]acquiescer à de pareilles sollicitations, puisque de telles antiquités sont très estimées en Europe12. »
17Bien qu’une nuance fût apportée plus loin (« si cependant vous pensez qu’il y a inconvénient, vous nous adresserez votre rapport »), la pression exercée sur les autorités locales (« il convient [d’]acquiescer ») visait avant tout à ménager un pays allié, la Prusse, dont l’Empire ottoman attendait en retour un soutien civil dans le cadre de sa politique de modernisation et d’ouverture aux techniques occidentales et un soutien militaire en cas de guerre contre la Russie.
- 13 À partir de la loi de 1884 sur la protection des antiquités ottomanes, toute trouvaille fut consid (...)
18Le souci d’explication de la démarche des savants allemands (« de telles antiquités sont très estimées en Europe ») souligne que, au milieu du XIXe siècle, l’intérêt pour les antiquités passait pour une fantaisie quelque peu exotique aux yeux des Ottomans. Ce n’est en effet qu’à partir des années 1880, sous l’influence de Osman Hamdi Bey (1842-1910) notamment, que les élites ottomanes commencèrent à s’intéresser à leurs propres vestiges archéologiques13.
19Par comparaison avec les voyages scientifiques menés à la même époque, celui de Richard Lepsius en Égypte notamment (1842-1845), le résultat de la mission d’August Schönborn, de Friedrich Löw et de Heinrich Kiepert était plus que modeste. Aucun des sites visités n’ayant une importance archéologique majeure, les inscriptions étudiées par les trois savants ne bouleversèrent pas la connaissance de l’antiquité grecque : les articles scientifiques qu’ils publièrent à leur retour n’étaient pas en mesure de rivaliser avec les imposants Denkmäler aus Ägypten und Äthiopen que Lepsius rédigea sur le modèle de la Description de l’Égypte napoléonienne (1809-1828). Et d’un point de vue quantitatif, les quelques marbres rapportés de la côte égéenne étaient une bien maigre moisson par rapport aux 294 caisses d’objets collectées au même moment par l’égyptologue, et qui servirent de base à la création du Musée égyptien de Berlin.
20Les moyens investis par la Prusse dans les deux missions étaient certes d’inégale ampleur : on attendait alors moins des côtes de l’Asie Mineure que d’une Égypte qui, en matière d’archéologie, avait déjà fait ses preuves. Mais les recherches concernant la philologie classique étaient centrales pour l’enseignement secondaire et supérieur en Prusse et le voyage scientifique d’August Schönborn, Friedrich Löw et Heinrich Kiepert eut un impact durable sur la connaissance géographique de la région. Philologie classique et géographie historique étant à l’époque inextricablement liées, les données recueillies servirent à alimenter l’écriture du dix-huitième volume de la Géographie de Carl Ritter, dont Heinrich Kiepert, son élève à l’université de Berlin, se chargea d’effectuer les travaux préparatoires (Débarre, 2008). Il entreprit à cette fin la réalisation d’une carte de la région, document qui fut incontestablement le résultat le plus fécond de la mission.
- 14 Kiepert, Heinrich (1844): Karte von Kleinasien in 6 Blättern (1:1 000 000), 154 * 68 cm, Berlin (S (...)
21La « Carte d’Asie Mineure » en six feuillets publiée pour la première fois à Berlin en 184414 était d’échelle certes petite (1 : 1 000 000) mais elle offrait une précision jusqu’alors inégalée en matière de toponymie. Elle s’appuyait sur des relevés topographiques de grande qualité, réalisés par l’officier Helmuth von Moltke dans le cadre de la mission militaire qu’il dirigea à Constantinople de 1836-1839. La collaboration du cartographe Heinrich Kiepert avec les officiers prussiens, souhaitée par Carl Ritter, devait se renforcer par la suite et donner au travail du cartographe une orientation nouvelle, l’éloignant des canons encyclopédiques du voyage scientifique hérités d’Alexandre von Humboldt.
- 15 Entre autres: « Karte der westlichen Kleinasien, 1 : 250 000 », 1890-1892, « Karte von Kleinasien, (...)
22Servant de guide aux voyageurs qui exploraient alors la péninsule, les différentes éditions de la carte dite « de Kiepert » firent référence pendant plusieurs décennies. Le guide Joanne de 1861 parlait ainsi de ce « chef-d’œuvre aussi indispensable au voyageur en Asie que la carte de l’État-major français en Grèce » (Joanne, 1861). Et jusqu’à la mort du fils et collaborateur de Heinrich Kiepert, Richard Kiepert, en 1915, la « carte d’Asie Mineure » fut sans cesse précisée et remaniée à des échelle plus fines15. Le savoir géographique ainsi accumulé permit à l’Allemagne de se doter d’un outil politique et stratégique puissant.
- 16 Cf. Scherzer et al. (1873). Concernant la présence allemande dans la région de Smyrne, cf. Fuhrman (...)
23Les cartes constituèrent un formidable point d’entrée dans l’Empire ottoman. Au moment où l’Allemagne émergeait comme une puissance industrielle, elle ne pouvait faire l’économie d’une ouverture vers de nouveaux marchés. Des cartes thématiques à visée commerciale apparurent ainsi au début des années 1870, se concentrant en particulier sur la région de Smyrne où la présence étrangère était particulièrement forte16. La politique bismarckienne d’équilibre européen empêchant toute pénétration agressive dans l’Empire ottoman, l’image d’une science désintéressée et anti-utilitariste qu’incarnaient les savants allemands constituait une façade idéale pour couvrir les ambitions politiques et économiques dans la région (Marchand, 2003 : 191).
- 17 Lettres de von der Goltz à Kiepert, 1887, in : Nachlass Kiepert Mappe-Briefe 2, Staatsbibliothek, (...)
24Bien que l’érudition classique anima les recherches d’Heinrich Kiepert jusqu’à la fin de sa vie, son travail de cartographe fut, à partir des années 1880, directement lié à des objectifs de pénétration impérialiste : la maison d’édition Dietrich Reimer où il travaillait depuis 1852 fut en effet reprise en main par Ernst Vohsen, membre actif de la puissante Kolonialverein, devenant par là-même un des principaux organes de diffusion des cartes coloniales allemandes. Kiepert lui-même, convaincu du bien fondé de la mission que l’Allemagne se devait de mener en Orient, cautionnait l’usage de ses cartes à des fins politiques. Et son fils Richard apporta aux militaires allemands en poste à Constantinople (1883-1895) le support cartographique dont ils avaient besoin pour réaliser la carte d’état-major ottomane dans le cadre de la réorganisation de l’armée impériale17.
- 18 Lettre du diplomate Wangenheim au chancelier von Bülow, 24 août 1902 (citée par Marchand, 2003 : 2 (...)
25L’interpénétration des domaines politiques et scientifiques alla en se renforçant après l’unification du Reich. Les grandes campagnes de fouilles archéologiques en Asie Mineure et en Grèce à la fin des années 1870 (Olympie : 1875, Pergame : 1878) marquèrent l’essor de la Kulturpolitik allemande au service d’une pénétration pacifique en Orient ; considérant que « l’économie suivra [it] la conquête intellectuelle de façon naturelle18 », la Bildung humaniste, fut instrumentalisée pour servir de façade à la défense d’intérêts économiques et politiques. Et bien que cette instrumentalisation demeurait encore avant 1914 « chaotique dans ses intentions et indisciplinée dans sa pratique » (Marchand, 2003: 229), la Kulturpolitik mise en œuvre entraînait une subordination toujours plus grande de la production culturelle aux intérêts nationaux.
26Les recherches prussiennes en Asie Mineure avaient indéniablement un caractère « artisanal », contrastant avec le caractère systématique des expéditions coloniales françaises en Algérie ou britanniques en Inde. Les financements accordés, ainsi que le rôle joué par les ministres et diplomates prussiens pour soutenir les missions savantes, permettent cependant de nuancer l’idée selon laquelle l’Allemagne ne s’était pas impliquée politiquement dans l’exploration de l’Orient avant 1870, un point de vue conforté par les écrits d’Edward Saïd (Saïd, 2003 : 19). La mission scientifique d’August Schönborn, Heinrich Löw et Heinrich Kiepert (1841-1842) est à ce titre emblématique. Elle bénéficia de l’appui du gouvernement prussien et, bien que modeste dans ses moyens, elle eut un impact durable sur la connaissance géographique de l’Asie Mineure. En initiant des travaux cartographiques inédits, elle apporta un soutien précieux à l’établissement d’une influence allemande dans la région.
27De plus, en diffusant auprès de la Bildungsbürgertum (bourgeoisie cultivée) l’idée que la redécouverte de l’Antiquité participait d’une mission civilisatrice en Orient, les savants préparèrent les esprits à une Kulturpolitik qui utilisait l’argument culturel à des fins de pénétration pacifique. L’idée d’une proximité retrouvée entre l’Orient et l’Occident (mais un Orient classique, qui n’aurait pas connu la conquête ottomane) était en effet transmise par les humanités classiques et c’est par ce biais que se forma toute une génération convaincue que l’Allemagne avait une mission à accomplir dans l’Empire ottoman, terre « décadente » que l’Occident se devait de régénérer par la mise au jour de sa grandeur antique.