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Convoquer autrui dans le discours politique

Ethos et adresse indirecte dans les débats parlementaires allemands et britanniques contemporains sur l’Europe (1998-2015)
Naomi Truan

Résumés

Comment susciter l’adhésion de son auditoire à un discours politique ? Partant de la distinction effectuée par Ducrot et al. (1980a) entre allocutaires et destinataires, cette contribution s’attache aux réalisations de l’adresse indirecte à partir du marqueur « (tout un) chacun·e » dans un corpus composé de débats parlementaires allemands et britanniques sur l’Europe entre 1998 et 2015. La troisième personne, grande absente des travaux en linguistique énonciative ainsi que des travaux sur les formes d’adresse, est ici considérée comme un marqueur verbal d’indirection permettant l’inclusion, voire la mobilisation des destinataires du discours politique.

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Texte intégral

1Dans le discours politique, les manières de mobiliser l’Autre sont étroitement liées à la construction discursive de l’identité du locuteur. Comme le rappelle Mayaffre (2003, paragr. 4) :

« […] l’enjeu suprême du discours politique n’est pas, comme on pourrait le croire, de véhiculer un message, de propager une idéologie, d’inciter à l’action, mais d’affirmer l’identité d’un orateur pour favoriser l’identification d’un auditoire ; affirmer l’identité d’un locuteur individuel (un homme) ou collectif (un parti, une classe, un groupe parlementaire, un syndicat) pour favoriser l’identification d’un public (les militants, le peuple, les électeurs) ».

2La dialectique de l’identité et de l’altérité est patente dans cette affirmation : c’est en se mettant en scène que l’homme ou la femme politique peut en appeler à l’auditoire. Derrière le terme générique d’« auditoire » se cachent toutefois plusieurs catégories : l’objet de cette contribution sera notamment de mesurer l’étendue du « polyadressage » (Kühn, 1995) à l’œuvre dans le discours politique.

3A la notion d’identité présentée par Mayaffre comme une « construction, une représentation que les individus ou les forces sociales se font d’eux-mêmes », cette contribution préfère celle d’ethos comme « image de soi que le locuteur construit dans son discours pour exercer une influence sur son allocutaire » (Amossy, 2002a, p. 238). Comme l’analyste de discours le rappelle, « ethos et identité sont liés dans la dynamique d’un échange en situation : l’identité se construit dans la mise en scène que l’individu fait de sa personne dans un cadre interactionnel » (Amossy, 2010, p. 30). Cette perspective discursive nous semble pouvoir rendre compte des échanges parlementaires au Bundestag et à la House of Commons dans leur dimension située et dynamique.

4Après être tombés dans l’oubli (Nay, 2003), les débats parlementaires connaissent un regain d’intérêt en analyse du discours (Burkhardt et Pape, 2000 ; Ilie, 2006). En effet, ils se prêtent particulièrement bien aux analyses diachroniques et comparatives (Bayley, 2004 ; Ilie, 2010a). Pour autant, les approches quali-quantitatives demeurent rares.

5Dans ce cadre, les formes (ou termes) d’adresse comme « lieu privilégié d’observation des systèmes de valeur que les discours politiques supportent » (Rigat, 2010, paragr. 77) ont fait l’objet de nombreuses analyses (Jaworski et Galasiński, 2000 ; Bull et Fetzer, 2006 ; Ilie, 2010b). Peu d’entre elles se sont toutefois intéressées aux réalisations non prototypiques de l’adresse même s’il est admis que « [d]ans le discours politique, l’ethos est généralement élaboré, de façon indirecte, à travers des marques de non-personne dans l’énoncé » (Tejedor De Felipe, 2000, p. 1041).

6S’appuyant sur un corpus de débats parlementaires allemands et britanniques assemblés en vue d’être comparés, cette contribution se propose d’interroger les modalités d’une adresse indirecte dans le discours politique contemporain. Nous suggérons que de nombreux phénomènes rattachés linguistiquement à la troisième personne relèvent en discours de phénomènes d’adresse indirecte, conçus comme une stratégie rhétorique de mention d’autrui sans adresse explicite.

7L’analyse quali-quantitative des marqueurs « tout un chacun·e » (jede·r et everyone/everybody) met au jour des phénomènes d’adresse indirecte au travers desquels les collectifs imaginés dans le discours par le locuteur (député·e) sont définis comme groupes d’individus partageant des caractéristiques communes. Ce faisant, nous dépassons les définitions de l’adresse au sens étroit pour y intégrer les destinataires du discours politique.

  • 1 Ce critère supplémentaire est rendu nécessaire pour les besoins de la comparaison : la CDU-CSU alle (...)
  • 2 Cette contribution est issue d’un travail de thèse en cours intitulé : « Représentations de l’Autre (...)

8Le corpus, qui a fait l’objet d’une annotation linguistique manuelle précise en termes de métadonnées (locuteur, sexe, parti politique, orientation politique1, circonscription, opposition ou majorité), consiste en trente-six débats nationaux au Bundestag et à la House of Commons entre 1998 et 2015 tenus au préalable ou à l’issue de Conseils européens2. Il est composé de 417 098 mots pour l’allemand et de 188 939 mots pour l’anglais, ce qui représente respectivement 874 et 395 pages de transcription, soit des dizaines d’heures de débat.

9Les séances plénières témoignent d’une tension entre la volonté de donner à voir une véritable délibération – à savoir, dans une perspective habermassienne, la recherche du meilleur argument possible, condition de possibilité du consensus – mais aussi un affrontement permettant de rendre compte des diverses forces en présence. Si la première perspective, essentiellement théorique, nous semble orientée vers le parlement comme enceinte de décision tournée vers elle-même, la seconde perspective nous semble mieux à même de rendre compte de l’un des enjeux des parlements dans les démocraties représentatives modernes : favoriser l’émergence d’un auditoire citoyen éclairé.

De la multiplicité des « autres » politiques

10Aux termes d’auditoire, « assemblée de ceux qui écoutent quelqu’un » (définition du CNTRL) et apparentés (audience, assistance), nous proposons toutefois de substituer la distinction effectuée par Ducrot et al. (1980a) entre allocutaires et destinataires du contenu propositionnel des énoncés afin de retracer les diverses catégories de personnes sollicitées dans le discours politique à l’aide de marqueurs linguistiques hétérogènes.

  • 3 Toutefois, et contrairement à Ducrot et al. (1980a, p. 35), nous n’estimons pas que les allocutaire (...)

11Les allocutaires, « être[s] à qui les paroles sont dites » (Ducrot, 1980b, p. 43‑44), sont encodés par des marqueurs d’adresse prototypiques (termes d’adresse, impératif, deuxième personne)3, alors que les destinataires représentent les personnes à qui s’adressent l’acte de langage effectué par un énoncé, sans marqueurs linguistiques explicites (Ducrot parle également des « patients des actes », ibid). Allocutaires et destinataires sont tous deux des rôles discursifs à distinguer de la personne empirique réelle (auditeur ou auditrice), tout comme le locuteur n’est pas équivalent au sujet parlant. Si les cas où allocutaires et destinataires se recoupent sont nombreux, la situation d’énonciation particulière des débats parlementaires, qui doivent composer avec un « public tiers » (Abélès, 2000, p. 312), donne lieu à de nombreux cas de polyadressage où un énoncé est par exemple adressé de façon explicite à un·e collègue tout en sollicitant simultanément d’autres destinataires.

12Deux grands groupes se dessinent : député·e·s et citoyen·ne·s. Bien que cette opposition ne recoupe pas exactement la situation de coprésence lors de la situation d’interlocution, on peut considérer que le public présent correspond principalement aux parlementaires contribuant aux débats (et donc alternant entre position de locuteurs et d’allocutaires-destinataires), tandis que les citoyen·ne·s et représentant·e·s de l’opinion publique comme les journalistes constituent en majorité le « public présent-absent » (Amossy, 2002b, p. 44), la plupart du temps seulement destinataire (car leur prise en compte n’est pas marquée via le paradigme de la deuxième personne).

13Quels marqueurs linguistiques permettent de mettre en scène ces « autres » partagés entre citoyen·ne·s convaincu·e·s, sceptiques, représentant·e·s de l’opposition ou partis alliés ? Si les travaux en linguistique énonciative accordent, depuis Benveniste (1966, p. 260), une place centrale à la deuxième personne (tu et vous), considérée comme le pronom prototypique de l’adresse, nous invitons à reconsidérer le statut d’exception de la troisième personne afin de l’envisager comme marqueur verbal d’indirection (Obeng, 1997, p. 80) dans le discours politique.

14Théorisée à la marge dans la théorie de la politesse (Brown et Levinson, 1987), la troisième personne relève ainsi d’une stratégie d’atténuation (softener) d’un acte menaçant (face négative) et/ou d’une stratégie d’inclusion (face positive) permettant d’instaurer en destinataires du discours des catégories de population qui n’en sont pas les allocutaires prototypiquement désignés par les pronoms tu et vous.

Analyse quali-quantitative de « (tout un) chacun·e », marqueur d’adresse indirecte

15Nous proposons d’étudier l’usage de la troisième personne via les quantifieurs jede·r et everyone/everybody à l’aune de la question suivante : ceux-ci peuvent-ils être considérés comme des marqueurs d’adresse indirecte ?

16Les quantifieurs singuliers jede·r et everyone/everybody, que l’on peut traduire par « (tout un) chacun·e » ou « tout le monde » sont des quantifieurs globaux non numériques à la portée la plus large possible : le morphème jed- désigne « n’importe quel élément de l’ensemble, représente la totalité de l’ensemble » (Schanen et Confais, 2012, p. 324) ; ever- instaure « un rapport à une totalité, totalité qu’il traite sur un mode analytique et égalitaire » (Lapaire et Rotgé, 2002, p. 186).

17Le morphème jed- donne lieu à 78 occurrences dans le corpus allemand en tant que quantifieur en position sujet (« chacun·e »), 23 occurrences suivies d’un syntagme nominal renvoyant à un être humain animé (« chaque Européen·ne », par exemple), 40 occurrences suivies d’un syntagme nominal renvoyant à un être collectif inanimé (dont les variations autour de « chaque pays » ou « chaque État-Membre » constituent 35 des 40 occurrences). Rapporté à l’ensemble des mots du corpus, cela représente 0,03 % des occurrences. Pour comparaison, le pronom de la première personne du pluriel « nous » (wir/uns) et les pronoms possessifs associés (unser-), considéré comme le pronom du politique (Geffroy, 1985), apparaît 8176 fois et représente ainsi 1,95 % des occurrences du corpus.

  • 4 Le calcul est effectué à l’aide du logiciel TXM à partir du corpus BNC baby, version allégée du Bri (...)

18Dans le corpus anglais, la requête des formes pronominales everyone/everybody donne lieu à 33 occurrences, soit 0,01 % des occurrences du corpus, ce qui est conforme à l’usage moyen4.

19A ces occurrences s’ajoutent 7 occurrences de every suivi d’un syntagme nominal renvoyant à un être humain animé (« chaque/tout·e démocrate », par exemple) et 19 occurrences suivies d’un syntagme nominal renvoyant à un être collectif inanimé (dont les variations autour de « chaque pays » ou « chaque État-Membre » constituent 17 des 19 occurrences). Rapporté à l’ensemble des mots du corpus, everybody/everyone et every comme possibles procédés d’adresse indirecte représentent 0,03 % des occurrences, donnant des résultats similaires au corpus allemand.

20Ces termes sont distribués de façon homogène entre les locuteurs et les partis et entre les corpus anglais et allemands, comme le montre par exemple la figure 1 :

Figure 1. Indice de spécificité du token jeder|Jeder dans le corpus allemand à partir de la partition en fonction des partis politiques

21L’indice de spécificité de jeder/Jeder, compris entre [-2 ; 2], n’est pas significatif, ce qui signifie que l’emploi de ce terme ne caractérise aucune des parties du corpus (aucun des partis politiques pour la figure 1). A notre sens, il est difficile de juger à partir de ce corpus relativement réduit (en termes statistiques) si cela est dû au faible nombre d’occurrences recensées ou si le phénomène est tout simplement amplement partagé par les locuteurs et les partis.

  • 5 Le faible nombre d’occurrences doit toutefois être précisé ici : il s’agit d’une cofréquence de 2 p (...)

22Malgré la faible ampleur des phénomènes considérés, l’étude des cooccurrences révèle des stratégies rhétoriques similaires : jeder a pour premier cooccurrent weiß (« sait ») et pour sixième wusste (« savait »), everyone/everybody ont agrees (« est d’accord ») pour quatrième cooccurrent et known/knows (« su/sait ») pour cinquième et septième5. D’un point de vue sémantique, les morphèmes jed- et ever- permettent d’opérer une restriction sur la classe, soit par rapport au substantif qui suit jede·r, comme en (1) ; soit par rapport à l’ensemble [+ humain], comme dans les occurrences (2) à (5). Dans les deux corpus, le recours à ce quantifieur d’adresse maximale va de pair avec une inclusion forcée des interlocuteurs, dont on présume les connaissances et les opinions :

(1)

  • 6 « Jeder Europapolitiker weiß, dass die Osterweiterung nur gelingen kann, wenn vorher die Strukturen (...)

Tout homme politique travaillant sur l’Europe sait que l’élargissement à l’Est ne peut être un succès que si les structures de l’Union Européenne actuelle se voient fondamentalement modifiées au préalable. (Dr. Ludger Volmer (BÜNDNIS 90/DIE GRÜNEN) [majorité], DE 1999.06.08)6

  • 7 En Allemagne, les débats à la Chambre basse (Deutscher Bundestag) sont généralement portés par un·e (...)

23Cet exemple, qui présente une construction où jeder fait office de déterminant, suivi d’un substantif renvoyant à une catégorie d’individus à laquelle appartient a priori l’ensemble des parlementaires présent·e·s lors de l’allocution7, permet de forcer l’assentiment de l’auditoire en faisant comme si l’opinion énoncée était déjà partagée par tou·te·s, qui plus est sur un plan rationnel : celui de la connaissance (« sait »). La restriction sur la classe constitue en réalité un ensemble de destinataires le plus inclusif possible.

24Le résultat attendu (l’élargissement de l’UE à l’Est) est par ailleurs subordonné à une clause restrictive introduite par « que », qui assujettit la réussite envisagée à des réformes structurelles de grande envergure. La solution proposée, malgré sa généralité (de quelles structures de l’EU s’agit-il ?), n’est toutefois pas consensuelle en soi, comme le montre l’adverbe de phrase « fondamentalement », qui exige des changements radicaux. L’inclusion de tou·te·s au sein du syntagme nominal « [t]out homme politique » peut en ce sens être perçue comme un adoucissement de l’intensité des réformes exigées en prêtant à l’assemblée une unanimité de façade. Certes, certains marqueurs nuancent parfois la portée totalisante du morphème ever, comme almost (« presque ») :

(2)

  • 8 « Almost everyone agrees that European defence capability needs to be enhanced; the question is whe (...)

Presque tout le monde est d’accord pour dire que la capacité de défense européenne doit être améliorée, la question est de savoir si cela doit se faire dans le cadre de l’OTAN ou non. (Mr. Michael Howard (Tories) [opposition], GB 2000.12.11)8

25Il s’agit toutefois du seul exemple (sur 33) à apporter cette précision, dont il faut par ailleurs souligner la relativité (Lapaire et Rotgé, 2002, p. 205) : la restriction apportée par almost demeure très faible, l’accord supposé de tou·te·s est là aussi énoncé comme un préalable à une volonté politique forte, qu’exprime le modal need (« doit » ici). Ce procédé dissimule en réalité un caractère d’évidence dans les deux pays :

(3)

  • 9 « As ever, the right hon. Gentleman’s opportunism is extraordinary. The fishing industry is in trou (...)

Comme toujours, l’opportunisme de ce très honoré Monsieur est extraordinaire. L’industrie du poisson connaît des difficultés car, comme il le sait, il y a des problèmes avec le nombre de stocks dans la mer. Tout le monde sait que c’est ainsi que ça se passe. (Mr. Tony Blair (Labour) [majorité], GB 2000.12.11)9

(4)

  • 10 « Im Gegensatz zu dem, was einige Kollegen von der Opposition gesagt haben, ist es in der Agenda 20 (...)

Contrairement à ce que certains collègues de l’opposition ont dit, l’agenda 2000 a permis d’établir la stabilisation de l’ensemble des dépenses à 1,13 % du PIB de l’UE jusqu’à 2006. Nous ne savons tous pas encore à quelle hauteur les coûts du pacte de stabilité s’élèveront, mais tout un chacun sera probablement d’accord pour dire que cela coûte moins cher que de faire la guerre, indépendamment de l’horreur de la guerre. (Dr. Norbert Wieczorek (SPD) [majorité], DE 1999.06.08)10

26A la suite de Magri-Mourgues (1995, p. 6), nous empruntons à Kerbrat-Orecchioni (1986, p. 76) le terme de « trope illocutoire » (« un évincement du contenu primitif par le contenu dérivé ») en considérant que ces expressions, bien qu’elles ne relèvent pas de formes d’adresse au sens étroit, forcent l’assentiment des destinataires en instaurant un consensus de fait autour de questions qui pourraient mériter débat. Ainsi, l’assertion « tout le monde sait que » « équivaut à une prise de parole non avouée ‘je te rappelle que’«  (Magri-Mourgues 1995, à partir de Jaubert 1990).

27Pourtant, dans la proposition « tout un chacun sera probablement d’accord » (4), il paraît difficile d’affirmer que le contenu propositionnel de l’énoncé est partagé par tou·te·s, d’autant plus à partir du moment où le locuteur reconnaît lui-même – en engageant à nouveau les destinataires, comme en témoigne l’expression « nous ne savons tous pas encore » – que les coûts ne sont pas encore connus. Partant de là, comment affirmer que ceux-ci seront moindres ?

28L’un des avantages d’un corpus de débats parlementaires est la possibilité d’étudier les réactions des pairs, ce qu’un corpus composé de discours politiques en situation de monolocution ne permet pas :

(5)

– Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs, nous avons tous suivi à quel point Monsieur le Ministre des Affaires étrangères a rendu compte de façon positive des résultats du sommet de Nice. Chacun dans cette salle peut sans doute très bien se représenter comment Joseph Fischer [en tant que] représentant de l’opposition aurait parlé des résultats de Nice si un gouvernement CDU-CSU s’était présenté devant cette assemblée avec un aussi piètre résultat, chers amis. (Peter Hintze (CDU) [opposition], DE 2001.01.19)

  • 11 « – Herr Präsident! Meine sehr geehrten Damen und Herren! Wir haben eben alle mitverfolgt, wie posi (...)

– Je peux aussi très bien m’imaginer ce que vous auriez dit ! La question est : notre gouvernement a-t-il failli à cette conférence ? (Detlev von Larcher (SPD) [majorité])11

29Le quantifieur jeder traduit ici par « chacun », complété par le déictique « dans cette salle », renvoie à l’ensemble des parlementaires présent·e·s, mais aussi à l’éventuel public assistant aux débats. Cet exemple souligne clairement le potentiel inclusif du quantifieur jeder, qui donne lieu à une réponse où le locuteur se représente effectivement la situation imaginaire à laquelle les destinataires sont conviés. Notons à cet égard que jeder introduit une situation fictive, ce dont témoignent le sémantisme des verbes « se représenter » et « s’imaginer » ainsi que l’emploi du subjonctif II.

30Cette situation est présentée sous le signe de la généralité, comme le montre la juxtaposition du syntagme nominal indéfini « un représentant de l’opposition », qui renvoie à un représentant de la classe et du nom propre « Joseph Fischer », contribuant à attaquer l’ethos collectif de la majorité plutôt que l’ethos individuel du ministre.

31Cette occurrence nous paraît illustrer, d’une part, la portée inclusive du quantifieur maximal jede·r car l’interruption – pourtant a priori interdite car les tours de parole sont réglés au parlement – montre que ces propositions peuvent être perçues comme des invitations, voire des propositions, par les parlementaires présent·e·s. Ces phénomènes sont interprétés comme des marques d’adresse par les personnes concernées : sur le plan cognitif, les interlocuteurs s’associent donc directement à la généricité du référent « chacun·e » alors qu’on aurait pu penser que ces expressions n’étaient que de simples routines langagières qui passeraient inaperçues.

32Ainsi, l’analyse quali-quantitative des formes jede·r et everyone/everybody montre des procédés semblables dans le discours politique allemands et britanniques. Tant jede·r qu’everyone/everybody opère un balancement entre singularisation (stratégie d’individualisation, extraction d’un représentant de la classe) et totalisation (faire partie d’un tout). Bien que la lecture quantitative n’ait pas permis de mettre à jour si ces formes pourraient être le propre d’un locuteur ou d’un parti particulier, nous faisons l’hypothèse que l’intérêt sémantique de jede·r et everyone/everybody réside justement dans leur adaptabilité aux contenus propositionnels des énoncés qui se voient affublés du péremptoire « tout le monde sera d’accord pour dire que » ou « chacun sait que ».

33Ainsi, en mettant en scène des êtres collectifs sémantiquement indéterminés via le marqueur singulier « tout un chacun·e », les député·e·s redéfinissent en contexte qui est inclus ou non dans leur stratégie argumentative. Malgré son caractère englobant, homogénéisant et potentiellement ouvert, le marqueur « tout un chacun·e » est aussi facteur d’exclusion à travers un processus de redéfinition du même (celle/celui qui partage mon univers de sens) et de l’autre.

34Paradoxalement, ces expressions nous semblent relever à la fois de « face » positive (besoin d’inclusion) et négative (inclusion forcée, parfois contestée). Si ces termes ne peuvent être qualifiés de « formule » au sens strict du terme (Krieg-Planque, 2009), ne serait-ce que parce qu’il n’y a pas figement, l’apparition récurrente de ces formes en lien avec des verbes de connaissance (« savoir ») ou d’opinion (« être d’accord ») mérite de plus amples recherches à partir d’un échantillon de textes plus conséquent et dans d’autres langues afin de déterminer si ce procédé d’adresse indirecte peut être perçu comme le propre du discours politique.

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Bibliographie

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Notes

1 Ce critère supplémentaire est rendu nécessaire pour les besoins de la comparaison : la CDU-CSU allemande et les Tories britanniques sont par exemple codés « conservateurs ».

2 Cette contribution est issue d’un travail de thèse en cours intitulé : « Représentations de l’Autre dans le discours politique britannique, français et allemand sur l’Europe : une approche contrastive discursive sur corpus » (Truan, en préparation).

3 Toutefois, et contrairement à Ducrot et al. (1980a, p. 35), nous n’estimons pas que les allocutaires sont sollicités uniquement à travers le paradigme de la seconde personne, en particulier lors de débats parlementaires, où l’adresse indirecte, à savoir via la troisième personne (Does the Right Hon. Member think… au Parlement britannique, par exemple) est très fréquente et peut même être la seule façon autorisée de s’adresser à ses pairs (Ilie, 2010b, p. 891).

4 Le calcul est effectué à l’aide du logiciel TXM à partir du corpus BNC baby, version allégée du British National Corpus.

5 Le faible nombre d’occurrences doit toutefois être précisé ici : il s’agit d’une cofréquence de 2 pour les lemmes everybody/everyone avec known, de 2 pour everybody/everyone et knows et de 2 également pour everybody/everyone et agrees.

6 « Jeder Europapolitiker weiß, dass die Osterweiterung nur gelingen kann, wenn vorher die Strukturen der jetzigen Europäischen Union fundamental verändert werden. »

7 En Allemagne, les débats à la Chambre basse (Deutscher Bundestag) sont généralement portés par un·e responsable du sujet (FraktionssprecherIn) pour le groupe parlementaire concerné (Fraktionsausschuss). Il est donc légitime de penser que lors d’un débat sur l’Europe, la majorité des parlementaires est composée d’hommes et de femmes politiques travaillant sur l’Europe (EuropapolitikerIn).

8 « Almost everyone agrees that European defence capability needs to be enhanced; the question is whether it should be done inside or outside NATO. »

9 « As ever, the right hon. Gentleman’s opportunism is extraordinary. The fishing industry is in trouble because, as he well knows, there are problems with the amount of stocks in the sea. Everyone knows that that is true. »

10 « Im Gegensatz zu dem, was einige Kollegen von der Opposition gesagt haben, ist es in der Agenda 2000 gelungen, eine Stabilisierung der Gesamtausgaben bei 1,13 Prozent des Bruttoinlandsprodukts der EU für den Zeitraum bis 2006 festzulegen. […] Wir wissen alle noch nicht, wie hoch die Kosten für den Stabilitätspakt sein werden, aber jeder wird wohl zustimmen, dass dies billiger ist, als weiter Krieg zu führen, unabhängig von dem Horror des Krieges. »

11 « – Herr Präsident! Meine sehr geehrten Damen und Herren! Wir haben eben alle mitverfolgt, wie positiv der Herr Bundesaußenminister die Ergebnisse des Gipfels von Nizza bewertet hat. Jeder im Saal kann sich bestimmt ganz gut ausmalen, wie ein Oppositionsredner Joseph Fischer an diesem Tag und an dieser Stelle über die Ergebnisse von Nizza gesprochen hätte, wenn eine CDU/CSU-geführte Regierung mit einem derart dürftigen Ergebnis vor das Plenum dieses Hauses getreten wäre, liebe Freunde.

– Ich kann mir auch vorstellen, was Sie gesagt hätten! Die Frage ist: Hat unsere Regierung bei dieser Regierungskonferenz versagt? »

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Table des illustrations

Légende Figure 1. Indice de spécificité du token jeder|Jeder dans le corpus allemand à partir de la partition en fonction des partis politiques
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Pour citer cet article

Référence électronique

Naomi Truan, « Convoquer autrui dans le discours politique »Trajectoires [En ligne], Hors série 1 | 2016, mis en ligne le 04 novembre 2016, consulté le 16 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/trajectoires/1905 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/trajectoires.1905

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Auteur

Naomi Truan

naomi.truan@paris-sorbonne.fr, Université Paris-Sorbonne/Freie Universität Berlin

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