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Mensonge et manipulation

Nun stopft man dir das Lügenmaul

La Première Guerre mondiale au prisme de la littérature illustrée pour enfants
Bérénice Zunino

Résumés

Mensonge et manipulation sont intrinsèquement liés à la propagande par l’image. La littérature illustrée pour enfants à l’époque de la Première Guerre mondiale se fonde sur diverses stratégies persuasives et subversives : par des procédés d’idéalisation, d’omission, de dissimulation et de diffamation, albums et revues pour enfants entretiennent l’illusion d’une guerre de mouvement traditionnelle et affirment que le Reich mène un combat défensif. Cette déformation de la réalité historique est indispensable pour faire « tenir » les enfants.

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Texte intégral

1À l’aube d’un siècle de « manipulations par l’image » (Gervereau, 2000 : 12), la Première Guerre mondiale, entre bourrage de crânes, manipulation et information, a marqué les débuts de la propagande moderne. « Premier grand affrontement médiatique par sa durée et son intensité » (Gilles, Weinrich, 2014 : 9), elle est depuis plus de deux décennies analysée comme une guerre des images (Hamann, 2004 ; Paul, 2004). A fortiori lorsqu’elles sont envisagées comme partie intégrante de la propagande (D’Almeida, 1995 ; Kaenel, Valloton, 2008), ces dernières, en rapport étroit avec le texte, sont associées au mensonge et à « une manipulation consciente ou inconsciente » (Haskell, 1995 : 17). Elles visent un effet persuasif sur le public, génèrent et véhiculent des interprétations du réel et participent à la construction des imaginaires. Elles représentent une source précieuse pour les sciences historiques, car « qu’importe, au fond, que toutes les images mentent du moment que l’historien peut prendre la mesure de ce mensonge, d’autant que ce mensonge même lui offre encore matière à réflexion » (Parinet, 2008 : 106).

2Si les cartes postales, les affiches ou encore la presse illustrée parues entre 1914 et 1918 ont fait l’objet d’études des deux côtés du Rhin, la littérature enfantine allemande a longtemps été délaissée. À l’aube de la guerre, les moins de quatorze ans représentaient pourtant plus de 30 % de la population. Dans une société qui accordait une importance centrale au sens du devoir et au patriotisme, la transmission des valeurs jouait un rôle crucial dans l’éducation (Wehler, 2003 : 235).

  • 1 Nathalie Krapoth définit l’auto- et hétéro-imagerie comme l’ensemble des « représentations qu’un in (...)

3Dans cet article nous nous proposons d’analyser le rôle du mensonge et de la manipulation, conçus comme une utilisation de l’histoire à des fins politiques, dans la littérature illustrée pour enfants entre 1914 et 1918 en nous focalisant sur les messages visuels et textuels. Depuis la seconde révolution du livre, puis pendant le conflit durant lequel les thèmes guerriers connurent une augmentation, la littérature extrascolaire faisait partie du « bain visuel » (Delporte, 2008 : 12) dans lequel évoluaient les enfants. Elle contribuait à la glorification du récit national. Par les auto- et hétéro-images1 qu’elle véhiculait, elle participait à la mobilisation culturelle des jeunes générations (Horne, 1997 : 1). Elle influait sur la perception de leur identité et de la communauté nationale à laquelle elles appartenaient. « Lieux de mémoire visuels » (Paul, 2013 : 635), les livres illustrés pour enfants contribuaient à forger la mémoire culturelle, c’est-à-dire l’ensemble des textes, des images et des rites transmettant une interprétation du passé, de l’histoire vécue (Historia) (Assmann, 1988). Ils faisaient donc partie intégrante de la culture mémorielle. Fondée sur un processus de sélections et d’omissions, cette dernière était formée par l’usage fonctionnel de l’histoire, en particulier des guerres (François, Puschner, 2010).

4Les garçons en âge d’être scolarisés étaient les destinataires privilégiés des lectures de guerre (Budde, 1994). Toutefois, les jeunes filles, surtout celles issues de familles favorisées, étaient, depuis le début du siècle et a fortiori durant le conflit, familiarisées avec l’histoire patriotique et guerrière (Pust, 2004). Les exemples retenus ici sont extraits de livres et revues dont la mention fréquente dans les bibliographies critiques et les catalogues de bibliothèques scolaires donnent à penser qu’ils connurent une large diffusion : parfois offerts, les livres pour enfants étaient le plus souvent consultés dans des bibliothèques et des salles de lecture (Maase, 2012). Certains albums patriotiques, dont les tirages moyens s’élevaient à environ 4 000 exemplaires – chiffre non négligeable pour l’époque –, étaient également accessibles dans des bibliothèques scolaires (Zunino, 2014 : 69, 80, 206). De même, certains illustrés tels que la revue Der gute Kamerad restent aujourd’hui encore célèbres pour leur succès de l’époque (Graf, Pellatz-Graf, 2008 : 923). Les exemples analysés sont donc tirés d’un corpus représentatif.

5Forte de cet essor, la littérature illustrée pour enfants était utilisée entre 1914 et 1918 comme une arme pour justifier la guerre. Trois thèmes principaux qui entretenaient un rapport paradoxal ou contradictoire à la réalité historique la structuraient. Ils remplissaient des fonctions différentes dans une guerre de plus en plus « totale ». L’illusion de la bataille décisive, d’abord, alimentait la foi en la victoire et avait un caractère rassurant car elle s’inscrivait dans la tradition ancienne de l’imaginaire héroïque. Stratégie de contournement de la représentation de l’horreur des combats modernes, la persistance de ces formes traditionnelles permettait également de dissimuler la réalité industrielle du conflit. La dénonciation calomnieuse de l’ennemi, enfin, au cœur du discours de propagande malgré la responsabilité importante du Reich dans le déclenchement du conflit, reposait sur une radicalisation des hétéro-images indispensable pour justifier la guerre.

Illusion de la bataille décisive

6L’entrée en guerre de la littérature illustrée pour jeunes enfants, plus particulièrement la production d’albums, ne s’effectua que tardivement, alors que les fronts s’étaient déjà enlisés. Durant les premiers mois du conflit, le secteur de l’édition fut bouleversé par la mobilisation de la main d’œuvre qualifiée et la raréfaction des matières premières. Sur le marché de la littérature allemande pour adultes (Natter, 1999 : 127) comme sur celui de la littérature enfantine, la production s’effondra. Parallèlement à cette baisse, les thèmes guerriers et patriotiques connurent, dans les mois qui suivirent, une nette augmentation (Donson, 2010 ; Audoin-Rouzeau 2004). Pour de nombreux éditeurs, le conflit représentait une opportunité commerciale (Zunino, 2014). Son importance variait néanmoins selon les programmes éditoriaux et les supports. Contrairement aux revues, comme le Deutscher Kinderfreund dans lequel les premiers articles consacrés aux hostilités parurent dès septembre 1914, les livres pour enfants connurent une adaptation plus tardive. Dans le cas d’un conflit qui aurait duré quelques semaines comme l’attendaient les contemporains, les éditeurs auraient risqué de produire des ouvrages dont les sujets seraient bientôt devenus désuets. Avec l’allongement de sa durée, face à la tendance croissante à familiariser les enfants avec le déroulement et les enjeux du conflit tant à l’école que dans les loisirs, les éditeurs furent incités à répondre à cette demande. Ferdinand Schreiber (Esslingen) lança la production de ses deux premiers albums de guerre en octobre 1914 (WABW : B91 Bü380, non paginé). Après l’annonce de quelques titres dans les numéros des 23 octobre et 4 novembre de la Börsenblatt für den deutschen Buchhandel, les éditeurs signalèrent massivement la parution de leurs nouveaux ouvrages dans les numéros des 21 et 30 novembre 1914.

7Autrement dit, les livres de guerre pour enfants parurent au moment où les éditeurs envisageaient une situation plus durable. Ils n’anticipèrent bien sûr pas la durée des hostilités : les événements correspondaient, pour parler avec Bethmann-Hollweg, à un véritable « saut dans l’inconnu ». Hormis certains dirigeants politiques et militaires comme Lord Kitchener et Erich von Falkenhayn qui craignaient une guerre d’un, voire deux ans, personne ne se doutait qu’elle allait durer cinquante-deux mois (Horne, 2010). Désormais, les familles étaient séparées durablement ; chacun, même parmi les plus jeunes, éprouvait le besoin de voir la guerre, fût-ce de manière idéalisée. Le conflit faisait donc vendre. La reprise de la production s’inscrivait dans la perspective des fêtes de Noël, qui représentaient la plus importante opportunité commerciale de l’année (Natter, 1999 : 129) ; les premiers jouets de guerre furent commercialisés à cette période (Hoffmann, 1997 : 325). Après une mise en place progressive à la fin de l’année 1914, les livres de guerre atteignirent leur pic de production en 1915-1916. Cette adaptation progressive du marché du livre pour enfants aux conditions de guerre tend à relativiser la thèse d’un « choc culturel d’août 1914 » (Audoin-Rouzeau, 2004 : 51).

8Alors que les éditeurs s’adaptaient progressivement au conflit qui se transformait en guerre de position, ils continuaient paradoxalement à véhiculer l’image d’une guerre de mouvement : dans la continuité de l’imaginaire martial traditionnel (Aslangul, 2003), les scènes héroïques d’assaut, de charges de cavalerie et de batailles navales, omniprésentes dès l’avant-1914 dans la littérature enfantine, étaient directement inspirées de la peinture historique. Tel est le cas de l’illustration réalisée par le peintre d’histoire Anton Hoffmann reproduite dans la revue pour jeunes garçons (à partir de l’âge de douze ans) Der gute Kamerad (voir figure 1). Un uhlan lancé au galop rappelle la figure du condottiere chevauchant sa monture. Or, si l’on excepte les missions de reconnaissance, la cavalerie était devenue désuète ; dès les premières semaines du conflit, ses assauts avaient été brisés par l’artillerie.

Figure 1 : Gefährlicher Ritt, Anton Hoffmann (Der Gute Kamerad 30.1915 : 193).

© Staatsbibliothek zu Berlin – Kinder- und Jugendbuchabteilung, cote : B I 2, 25

9Cette survivance d’images surannées contribuait à véhiculer une iconographie figée et à créer un décalage entre la réalité du conflit et ses représentations. Après plusieurs mois d’affrontements, aucun des deux camps n’avait remporté la décision au moyen des plans offensifs fondés sur la bataille décisive, que ce fût le plan Schlieffen ou le plan XVII de l’armée française. La production des livres de guerre s’inscrivait dans cette conjoncture : « [p]lus les fronts s’immobilisaient, plus les nations mobilisaient » (Geyer, 2004 : 47).

  • 2 Par allusion à l’expression qu’emploie Philippe Dagen pour qualifier les peintures de batailles arc (...)

10La fonction première de ces illustrations ne résidait toutefois pas dans une volonté de désinformation. Ce recyclage d’images avait d’abord des raisons pragmatiques : la logique commerciale poursuivie par les éditeurs ne les incitait pas à faire preuve d’audace esthétique (cf. Marty, 2014) ; dans la mesure où ils disposaient généralement des droits de l’image, ils s’assuraient une nouvelle parution à moindre coût en se contentant d’en adapter les commentaires. Ceux-ci prenaient un caractère plus agressif ou entraient en contradiction avec l’image. Alors que le conflit bouleversait le quotidien des enfants et leur sphère familiale (Hämmerle, 1993 ; Pignot, 2012), ces représentations héroïques avaient une dimension rassurante car elles se rattachaient à l’imaginaire collectif de la guerre ancré dans l’avant-1914. Elles entretenaient une filiation avec l’imagerie dont les enfants étaient devenus de grands consommateurs à la fin du XIXe siècle (Guillaume, 2002). Elles représentaient un ultime artifice pour faire face à « une guerre qui menaçait de détruire tout ce qui était familier » (Winter, 2008 : 146). De ce point de vue, elles étaient « adroitement menteuses »2. En insufflant un élan d’optimisme, elles tentaient d’entretenir la ténacité de toutes les forces de la nation, nécessaire à la poursuite des combats.

Dissimulation de la réalité industrielle du conflit

11Dans le prolongement de cette illusion, l’idéal héroïque se situait entre mensonge et dissimulation. Il était au service d’une stratégie de manipulation fondée sur des rapports à la fois complémentaires et contradictoires entre le texte et l’image. L’exemple suivant consacré à l’artillerie, arme dominante entre 1914 et 1918, illustre ces tensions. À l’intention documentaire et informative, le commentaire ci-dessous prétend expliquer les fonctions nouvelles de l’artillerie lourde, mais s’achève sur une remarque épique :

  • 3 « Noch wichtiger als in früheren Kriegen ist in diesem die Artillerie. Die ungeheure Sprengwirkung (...)

12« Durant cette guerre l’artillerie a revêtu une importance encore plus cruciale que durant les conflits précédents. La force explosive colossale de ces projectiles sème la mort et la tourmente dans les rangs adverses. Comme des troupes d’infanterie sont aussi envoyées pour couvrir les pièces d’artillerie, il est difficile de les prendre par assaut. […] Animées par une volonté irrépressible de percer les lignes ennemies, nos troupes sont toutefois souvent parvenues à conquérir des batteries françaises. »3

13Dans un rapport de panachage avec le texte, l’image (voir figure 2) retient l’exception évoquée dans le récit. La scène d’assaut sape pourtant l’aspect réaliste de la description. Baïonnettes au poing, les fantassins allemands s’apprêtent à conquérir une batterie française submergée par l’assaut ennemi. Ils occupent plus de la moitié de l’image et convergent vers son centre, donnant l’impression d’une avance irrésistible.

Figure 2 : Eroberung einer französischen Batterie (Müller-Münster, [1914] : 4).

© Staatsbibliothek zu Berlin – Preußischer Kulturbesitz, cote : Krieg1914/6188

14Cette saga était bien éloignée des affrontements dans les tranchées ou sur les autres fronts durant lesquels les combattants peinaient à grignoter quelques kilomètres au prix d’énormes pertes. Cette illustration, autant que la dernière phrase de l’extrait précité, était encore sous l’influence des représentations martiales d’avant-1914 : s’appuyant sur leurs interprétations de la guerre russo-japonaise, les états-majors étaient alors convaincus que l’ardeur au combat l’emporterait sur la puissance industrielle (Storz, 1994). La forte charge émotionnelle de l’image permettait non seulement de dédramatiser le contenu terrible du texte, mais elle risquait aussi de biaiser l’information à caractère rationnel et documentaire fournie par le texte.

15À mesure que le conflit s’allongeait et que les privations s’aggravaient, d’autres stratégies de dissimulation se mirent en place. Les scènes de retrouvailles et de lecture du courrier occupèrent une place croissante à partir de 1916. Elles matérialisaient et idéalisaient la proximité des familles dans un contexte où les besoins de communication entre les proches devenaient fondamentaux pour le moral des combattants et des civils. La multiplication des lettres de lamentation des épouses menaçait par ailleurs d’accroître le mécontentement des troupes. Les détails de la vie quotidienne au front et à l’arrière-front, repas entre camarades et lecture des journaux, étaient également un thème important de la littérature enfantine. Comparables aux photographies prises par les combattants durant leurs périodes d’inactivité, ces représentations relevaient de l’anecdotique. Tout droit inspirées de l’imagerie des guerres d’unification (Becker, 2001), ces scènes de genre symbolisaient un retour rassurant à la tradition. Présents également dans la presse pour adultes, ces procédés correspondaient à une stratégie de dédramatisation et de contournement de la représentation de l’horreur de la guerre moderne. Dans ce cas, « la manipulation ne résid[ait] plus dans le mensonge. Elle se situ[ait] dans la généralisation, à la guerre tout entière, de situations parfaitement exceptionnelles, dont on soulign[ait] le pittoresque et dont on occult[ait] l’insupportable » (Beurier, 2007 : 32).

Dénonciation calomnieuse de l’ennemi

16Outre l’idéalisation et la dissimulation, la dénonciation calomnieuse de l’ennemi faisait partie des stratégies de manipulation à l’œuvre dans la littérature enfantine entre 1914 et 1918. Issue de l’iconographie politique pour adultes qui avait connu son essor au XIXe siècle (Gervereau, 2003 : 50 ; Wessolowski 2011), la caricature fit son entrée dans les albums pour enfants durant la Première Guerre mondiale. Outre la dimension morale et idéologique sans précédent du conflit qui favorisa son emploi (Demm, 1988), elle était considérée comme un moyen pédagogique efficace car elle reposait sur l’affect et la simplification. Miroirs déformant de la réalité, ces dessins politiques (Ereigniskarikaturen, Kessemeier, 1983 : 17) ne dénonçaient pas les dysfonctionnements sociétaux, mais participaient d’un « mécanisme de mobilisation négative » (Horne, 2010 : 24) : elle était mise au service du dénigrement des ennemis au premier rang desquels figurait l’Angleterre.

  • 4 Der kleine Nimmersatt. Ein Bilderbuch mit Märchen, Geschichten und lustigen Schwänken für Mädchen u (...)

17Dans John Bull Nimmersatt und wie es ihm ergangen hat, dont le titre est à la fois une référence humoristique à l’allégorie nationale anglaise et au garçonnet prénommé « Der kleine Nimmersatt » d’après le poème de Heinrich Seidel4, l’Angleterre est représentée sous les traits d’un ogre insatiable, allusion à sa suprématie navale. Le procédé de l’executio in effigie, qui consiste à faire subir par contumace des mauvais traitements à un condamné, y est omniprésent. Mis à terre et détroussé par ses ennemis, John Bull est étouffé par un Michel vêtu d’un uniforme vert-de-gris et coiffé d’un casque à pointe qui lui enfonce des journaux dans la bouche à coups de fusil (voir figure 3).

Figure 3 : Nun stopft man dir das Lügenmaul (Schmidhammer, [1916] : 13)

© Internationale Jugendbibliothek München, cote : H/M 305 5000

  • 5 Fervent défenseur de la guerre sous-marine à outrance face à Bethmann-Hollweg mais de plus en plus (...)

18L’agressivité du personnage est en contradiction avec la bonhommie habituelle de cette allégorie nationale allemande. Outre les figures autrichienne, bulgare et ottomane, les caricatures de Ferdinand von Zeppelin et de l’amiral Tirpitz (en bas à gauche) révèlent la dimension stratégique accordée aux dirigeables et à la guerre sous-marine à outrance au début de l’année 19165. Les titres de journaux britanniques, dont le Times, font référence à la propagande alliée antiallemande, vilipendée dans le commentaire acerbe (Nun stopft man dir das Lügenmaul : « Et maintenant on va te clouer ce bec de menteur ») ; dans le Times avait été publié en septembre 1914 un appel de cinquante-trois écrivains britanniques dénonçant la violence de la politique de guerre du Reich (Hirschfeld, Krumeich, 2013 : 103).

  • 6 « befreiende Wirkung des Humors in Krisen- und Notsituationen », selon Sigmund Freud dans Der Witz (...)

19Les enfants ne comprenaient bien sûr pas ces références subtiles au contexte politique. Couplée à l’actualité guerrière traitée à l’école, la récurrence de ces stéréotypes contribuait néanmoins à une familiarisation précoce avec les figures de l’ennemi d’autant plus qu’elles ne reposaient pas seulement sur l’intellect, mais surtout sur l’affect et l’intuition. Partie intégrante du processus de dédramatisation de la guerre et de banalisation de sa violence (Mosse, 1999), ces dessins drolatiques misaient sur « l’effet libérateur de l’humour en situations de crise et de détresse »6. Comme c’était le cas de l’enseignement patriotique à l’école (Saul, 1983), ces ouvrages divertissants s’adressaient aussi, par le biais des plus jeunes, aux adultes.

20Par ailleurs, ces images dépréciatives étaient le corollaire de ressentiments nationaux croissants. De telles caricatures ne visaient pas seulement à ridiculiser l’ennemi. En accusant ce dernier de tenir des propos calomnieux, elles justifiaient la guerre menée par le Reich : selon cette grille de lecture manichéenne, celle-ci lui avait été imposée. Il se battait par conséquent pour une « juste cause » (Cahn, Knopper, Saint-Gille, 2008 : 11), la survie de la nation. Par ce retournement argumentatif, ce discours dissimulait le fait que la politique navale allemande avait exacerbé les tensions germano-britanniques à la fin du XIXe siècle et que le Reich menait en réalité une guerre préventive qui lui permettait d’affronter la Russie avant qu’elle atteignît le maximum de ses capacités militaires (Becker, Krumeich, 2008 ; Krumeich, 2014). Ainsi légitimait-il les hostilités auprès des jeunes lecteurs et, indirectement, de leurs parents.

21Autrement dit, la littérature illustrée de guerre pour enfants représentait dans le Reich en guerre un enjeu de taille : l’adhésion de l’arrière, y compris des enfants, à la cause nationale était primordiale dans ce conflit de plus en plus « total ». Sous des formes diverses, l’usage du mensonge et de la manipulation faisait partie de cette tentative stratégique pour remporter la victoire. Face à une guerre de position dont personne ne pouvait envisager la tournure ni la durée, les représentations redondantes de la bataille décisive permettaient de se rattacher à des schémas connus, donc à des certitudes – même illusoires. Il en allait de même de la dissimulation du caractère industriel, artifice pour faire oublier aux enfants, l’espace de quelques instants, la mort de masse. La dénonciation calomnieuse de l’ennemi, enfin, offrait la possibilité de justifier la guerre, nécessairement défensive, et fonctionnait comme un espace de « défoulement » face aux souffrances quotidiennes accumulées.

22Dans cette perspective, les écrivains, illustrateurs et éditeurs allemands n’avaient pas le monopole du mensonge ni de la manipulation. Dans d’autres pays belligérants, à l’instar du cas français aujourd’hui bien connu grâce aux études qui ont été menées, les enfants furent les destinataires d’un discours semblable. Les schémas iconographiques figés de combats anciens et le dénigrement de l’ennemi y occupaient une place centrale. En Allemagne néanmoins, il semble s’être essoufflé plus rapidement : dès 1917, la production d’albums s’effondra et le nombre des sujets guerriers diminua dans les revues avant de disparaître complètement dans les numéros de novembre 1918.

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Bibliographie

Sources

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Notes

1 Nathalie Krapoth définit l’auto- et hétéro-imagerie comme l’ensemble des « représentations qu’un individu ou un ensemble social se fait soit de lui-même, soit d’un sujet différent de lui. » Dans un contexte « inter-national », elle ajoute que l’hétéro-imagerie est « l’image du voisin », en l’occurrence l’ennemi. (Krapoth 2010 : 13, 5)

2 Par allusion à l’expression qu’emploie Philippe Dagen pour qualifier les peintures de batailles archaïques qui, comparées au réalisme photographique, seraient « maladroitement menteuses » (2012 : 321).

3 « Noch wichtiger als in früheren Kriegen ist in diesem die Artillerie. Die ungeheure Sprengwirkung der Geschosse sät Tod und Verderben in den Reihen des Gegners. Da die Geschütze zudem durch vorgeschobene Infanterie gedeckt werden, ist es schwer, sie durch Sturm zu nehmen. […] Trotzdem gelang es nach dem ungestümen Drang noch vorwärts, der unsere Leute beseelt, doch manches Mal, französische Batterien zu nehmen. » (Müller-Münster, ([1914]) : 5).

4 Der kleine Nimmersatt. Ein Bilderbuch mit Märchen, Geschichten und lustigen Schwänken für Mädchen und Buben im Alter von 7 bis 10 Jahren, Cologne, Schaffstein, [1906].

5 Fervent défenseur de la guerre sous-marine à outrance face à Bethmann-Hollweg mais de plus en plus désavoué, Tirpitz démissionna en mars 1916. Cet ouvrage parut probablement au début de l’année. (Jardin, 2005 : 80).

6 « befreiende Wirkung des Humors in Krisen- und Notsituationen », selon Sigmund Freud dans Der Witz und seine Beziehungen zum Unbewußten, cité d’après : (Demm, 1988 : 5).

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Table des illustrations

Légende Figure 1 : Gefährlicher Ritt, Anton Hoffmann (Der Gute Kamerad 30.1915 : 193).
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Légende Figure 2 : Eroberung einer französischen Batterie (Müller-Münster, [1914] : 4).
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Légende Figure 3 : Nun stopft man dir das Lügenmaul (Schmidhammer, [1916] : 13)
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Pour citer cet article

Référence électronique

Bérénice Zunino, « Nun stopft man dir das Lügenmaul »Trajectoires [En ligne], 9 | 2015, mis en ligne le 15 décembre 2015, consulté le 17 mai 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/trajectoires/1658 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/trajectoires.1658

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Auteur

Bérénice Zunino

Docteure en civilisation allemande et en histoire contemporaine, Institut français d’histoire en Allemagne de Francfort-sur-le-Main, berenice.zunino@yahoo.fr

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