1L’avènement du suffrage universel dans les dernières décennies du XIXème siècle, par l’ouverture de droits politiques à des populations qui jusque-là n’en disposaient pas, bouleverse considérablement l’ordre social moderne. Se trouve désormais intégré à la vie politique un nombre considérable et inédit d’individus : c’est dans ce contexte que se forge le concept de masse. La masse est cet ensemble d’individus, mus par les émotions et les croyances. Compte tenu de son essence irrationnelle, la masse appellerait une autorité nécessairement despotique, qui seule puisse la gouverner. Ainsi émerge la conception d’une figure d’autorité inédite : celle du meneur.
2Cette figure nous semble intéressante dans le cadre de l’histoire des idées : la manière dont elle est conceptualisée par Le Bon (1845), reprise par Freud (1921) et à sa suite discutée par Kelsen (1922), montre sa prédominance aux XIX – XXème siècles, au sein des sciences sociales. Pour faire état de cette pensée de la figure de l’autorité politique qui émerge à cette époque déterminée, nous nous attèlerons donc à une lecture de la discussion théorique et interdisciplinaire qui s’est engagée entre les trois auteurs cités.
- 1 La démocratie n’est certes, pas une invention de la modernité, mais la manière dont elle se constit (...)
3Une telle lecture restitutive est préjudicielle à une limitation de la portée politique de la figure d’autorité, appelée par le concept de masse : si la conceptualisation du meneur permet de renverser la philosophie politique des Lumières, qui prônait un homo politicus exclusivement rationnel, elle semble néanmoins tomber dans l’extrême inverse, en présupposant une masse exclusivement irrationnelle. Ce postulat de la Psychologie des foules de Le Bon est le signe que cette théorie reste tributaire de son Zeitgeist, d’une « obsession de la décadence », qui la cloisonne dans une « incompréhension des phénomènes politiques modernes » (Thiec, 1941 : 427). En effet, ce que cette théorie oublie en réduisant la société moderne à une masse impersonnelle et irrationnelle, c’est le fait politique caractéristique de la modernité, qu’est la démocratie représentative1 : la démocratie n’est-elle pas cette expérience où la figure d’autorité est radicalement relativisée ?
4La lecture de Gustave Le Bon, reconnu par Schumpeter (Schumpeter, 1942 : 255-256) comme le « premier théoricien » de la foule, est incontournable pour retracer la figure de l’autorité politique telle qu’elle émerge au XIXème siècle. Mais cette lecture doit elle-même être entourée de précautions : le sociologue a correspondu avec Mussolini (Rouvier, 1986 : 18) ; Lénine et Hitler ont probablement eu connaissance de la Psychologie des foules (Stein, 1935). L’association de l’auteur à de tels noms, et ses positions politiques personnelles (Rieff, 1956 : 246 ; Marpeau, 1998 : 148), montrent toute l’ambivalence de son œuvre magistrale : tout en révélant l’importance des mécanismes psychologiques au sein du champ politique, l’analyse de Le Bon semble être autant une anticipation de l’émergence des régimes totalitaires, qu’un mode d’emploi à l’usage des Egocrates (Lefort, 1994 : 235). Par-delà ces réserves, il convient cependant de le relire, pour montrer à la fois l’influence de son œuvre (Thiec. 1981 : 409-428), et ses limites.
- 2 Nous substituons ici l’adjectif « capricieux » à ce que Le Bon désigne par mobile : dans les deux c (...)
5Le Bon décrit ainsi la foule comme paradoxale : impulsive, capricieuse2, fortement irritable, elle est difficilement gouvernable. Et pourtant, son instinct la pousse à se placer sous l’autorité d’un chef : elle ne peut pas se construire sans un meneur (Le Bon, 1895 : 69). Le meneur est le premier individu de la foule à avoir été « hypnotisé » par une idée : il la transmet ensuite par contagion, par une mimesis inconsciente, aux autres membres. Ces concepts d’hypnose, et de contagion, qui témoignent du climat intellectuel dans lequel écrit Le Bon (Thiec, 1981 : 427), sont imprécis, comme le relève Freud : si la contagion, et l’hypnose décrivent le phénomène d’harmonisation des pensées, des sentiments et des actions se produisant au sein de la foule, ils échouent cependant à rendre compte de sa condition de possibilité.
6Pourtant, à se référer au texte de Le Bon, cette condition de possibilité semble être conceptualisée comme étant la figure du meneur : c’est le meneur qui est à l’origine d’une unification et d’une homogénéisation mentale de la foule, la métamorphosant en « âme collective ». Devient visible ici l’élitisme qui sous-tend la Psychologie des foules : il y aurait une inégalité de fait, entre d’une part, un meneur qui détiendrait le pouvoir quasi magique de provoquer la contagion, et d’autre part, une foule de menés qui n’est somme toute qu’un effet du meneur et de son pouvoir (Thiec, 1981 : 420). Cette ascendance tutélaire du meneur devient d’autant plus explicite à se référer à la limitation intellectuelle caractérisant la foule selon Le Bon : la foule étant incapable de raisonner, le meneur efficace est celui qui réussira non pas à la convaincre – c’est-à-dire non pas à s’adresser à sa raison, qui est inexistante – mais à la persuader, à cibler ses sentiments, et ses croyances.
- 3 Détournement métaphorique de la notion de « prêt-à-porter », l’expression est la nôtre : nous voulo (...)
7Ainsi, la figure du meneur est une figure explicitement manipulatrice : elle doit être capable de masquer la réalité et paralyser le sens critique déjà faible, de la foule. Plus encore, elle doit jouer le rôle d’un véritable guide, fournissant du prêt-à-penser3 aux automates sans volonté (Le Bon, 1895 : 14) qu’elle est appelée à gouverner. Le lien devient ainsi évident entre tyrannie et autorité politique : la foule serait pour Le Bon cette formation collective qui appelle une autorité nécessairement despotique.
8Or, une telle analyse de la foule est problématique dans la mesure où elle attribue à un groupe de plusieurs individus, des caractéristiques psychologiques individuelles : la foule est dotée de sentiments, de pensées, d’une âme – or, dans quelle mesure ces attributions sont-elles épistémologiquement justifiables ? Pour Kelsen, elles ne le sont précisément pas : elles sont de l’ordre de l’approximation scientifique, et ne sont possibles qu’au prix d’une hypostase métaphysique qui consisterait à présupposer, sans le justifier, que les coordonnées psychologiques individuelles sont extensibles à un niveau collectif.
9La conceptualisation du meneur ayant pour corolaire chez Le Bon une définition essentiellement dépréciative de la foule, dans quelle mesure les réserves émises tant par Freud que par Kelsen vont-elles affecter cette figure de l’autorité politique qui nous occupe ?
10Si Freud reprend dans son Massenpsychologie und Ich-analyse l’idée forte de Le Bon selon laquelle la foule marquerait une métamorphose complète pour l’individu qui s’y trouve – dans la mesure où elle serait le lieu de libération des pulsions refoulées – c’est effectivement contre la figure du meneur exposée par la Psychologie des foules que va argumenter le psychanalyste :
« Man gewinnt nicht den Eindruck, daß bei Le Bon die Rolle der Führer und die Betonung des Prestige in richtigen Einklang mit der so glänzend vorgetragenen Schilderung der Massenseele gebracht worden ist. » (Freud 1921 : 87).
11Pour démontrer que la position et le rôle du meneur font appel à quelque chose de plus profond qu’un simple charisme, Freud va opérer en deux temps : il va déterminer tout d’abord le lien qui rattache les individus entre eux au sein de la foule, afin de mettre à jour la résurgence d’une structure primitive au sein de cette formation collective. La figure du meneur, par le biais de cette traduction en termes psychanalytiques de la description de Le Bon, va conserver son caractère despotique : ce que fait Freud au fond, est simplement de fonder ce caractère différemment.
12La perspective psychanalytique permet d’établir les liens rattachant les différents membres de la foule, comme étant des liens affectifs [Gefühlsbindung] libidinaux (Freud, 1921 : 98). Les liens sociaux en présence sont des liens d’amour : l’amour que ressent l’individu au sein d’une foule doit être compris comme le besoin d’être en accord avec les autres membres (Freud, 1921 : 100) ; il s’agit d’un amour entendu au sens large. En ce sens, c’est un lien libidinal qui a été détourné de sa finalité sexuelle : c’est une identification [Identifizierung] (Freud, 1921 : 115-121), fondée sur les traits communs que l’individu partage avec les autres membres de la foule.
- 4 Freud n’a pas encore recours au concept de Über-Ich en 1921 : Cf. Laplanche J. et Pontalis J.-B (19 (...)
13Or, l’identification avec les autres membres est permise dans la foule par une identification préjudicielle : l’attachement au meneur [Bindung an der Führer]. Si la structure du psychisme individuel pour Freud4, se subdivise en moi et moi idéal, dans la foule, l’individu remplace son moi idéal par un objet qui n’est autre que le meneur. Cette substitution explique l’obéissance inconditionnée dont fait preuve l’individu vis-à-vis du meneur : le meneur a remplacé l’instance morale individuelle. Ce remplacement par tous les membres de leur idéal du moi respectif par un même objet explique l’unité de la foule : le mécanisme de fixation au meneur permet l’identification mutuelle (Freud, 1921 : 128). La foule est donc le lieu d’une double identification : identification des menés au meneur, et identification des menés entre eux.
- 5 Une telle idée se retrouve de manière emblématique chez Carl Schmitt, où le meneur est l’incarnatio (...)
14Freud complète son concept de foule, à l’aide de la distinction introduite par Mc Dougall entre foules inorganisées [crowd] et foules organisées [group] (McDougall, 1920 ; Fiske, Gilbert, Lindzey, 2010 : 1218 ; Westerink, 2009 : 178). Cette distinction a une incidence importante sur la figure du meneur : elle lui confère à demi-mots une dimension politique. En effet, dès lors que la foule organisée peut être identifiée à l’Etat, le meneur devient « la » figure d’autorité politique par excellence5.
15A cette distinction, et à la suite de Darwin, s’ajoute l’indentification par Freud de la horde comme forme primitive de la vie sociale humaine. Ainsi, la figure du meneur va être conceptualisée comme une figure dérivée du père primitif : le père primitif est le seul individu libre au sein de la première société d’hommes qui se constitue sous sa domination toute-puissante. Figure d’autorité primitive, il n’aime personne, il est autoritaire, puissant et dangereux, et provoque chez les autres la passivité et la soumission.
- 6 Dans Das Unbehangen in der Kultur, le concept de père primitif va évoluer et sera diminué de son ad (...)
16Tout comme en chaque individu il y a une résurgence virtuelle du père primitif, de manière analogue, en toute foule, il y a une trace de la horde primitive. Le meneur, tout comme le père primitif, est celui dont on cherche l’amour. Tout comme le père primitif, il n’est contraint à rien ; il est « absolut narzißtisch » (Freud, 1921 : 138). La volonté de la foule à être dominée, son besoin d’une autorité, et sa soif de soumission s’expliquent pleinement par la structure psychique primitive de la horde puisque : « Der Urvater ist das Massenideal, das an Stelle des Ichideals das Ich beherrscht. » (Freud, 1921 : 142) Se révèle sur ce point tout l’apport de Freud : le meneur n’est plus une simple figure charismatique, mais plus fondamentalement une résurgence du père primitif6. Son autorité écrasante et angoissante est inscrite dans l’essence même de la foule.
17Invité par Freud, Hans Kelsen prononce à Vienne en 1921 une conférence, discutant tant le concept de foule de Le Bon, que son interprétation psychanalytique freudienne (Kelsen, 1922). Dans notre entreprise de reconstitution de la figure d’autorité telle qu’elle est conceptualisée par les sciences sociales aux XIX – XXème siècles, le détour par l’approche kelsénienne est intéressant dans la mesure où une rupture y est explicitement marquée. En effet, le caractère hégémonique du meneur est relativisé par le juriste car cette figure est désormais pensée dans une structure étatique qui l’englobe.
18L’idée selon laquelle la structure psychologique du champ politique pourrait être expliquée à l’aide du concept de foule est rejetée d’emblée par Kelsen : pour le juriste, l’Etat n’est pas assimilable à une foule ; le politique étant le lieu d’une certaine stabilité, la spontanéité de la foule lui est par définition antinomique. Pour le juriste, la sociologie de Le Bon, autant que la psychanalyse freudienne, ne peuvent être appliquées au concept juridico politique qu’est l’Etat.
19Le reproche principal que Kelsen adresse à Le Bon, pour rappel, est de commettre une hypostase métaphysique. Un autre argument avancé par le juriste, cette fois-ci explicitement à l’encontre de Freud, est de pointer la contradiction que renferme le concept de foule organisée : l’entrée de l’individu dans la foule signifie une négation des caractéristiques individuelles. Or, le concept de foule organisée réintroduit les caractéristiques individuelles précédemment perdues : ceci est une contradiction car foule et psychisme individuel sont essentiellement antinomiques. La foule organisée ne peut donc pas être une foule : « es mangelt an jener charakteristischen Regression, zu deren Erklärung allein jene Bildungen, jene libidinöse Struktur herangezogen werden mußten. » (Kelsen, 1922 : 122)
- 7 C’est ainsi que le meneur est défini par Freud en 1921 : ce concept semble évoluer par la suite.
20Le refus d’assimiler l’Etat à une foule ne signifie pas pourtant que Kelsen ne retiendra rien de l’analyse de Freud : ici, c’est une nouvelle fois la figure du meneur qui va jouer indirectement pour nous, le rôle de fil d’Ariane. Le juriste va reprendre, en les modifiant, les caractéristiques précédemment attribuées par Freud à la figure du meneur : pour Freud, la foule organisée marquait une relégation du meneur à une position secondaire, par rapport à la foule inorganisée. Dans la foule organisée, le meneur ne fait plus que représenter une idée ou une idéologie7 : son rôle n’est plus directement hégémonique. Bien entendu, une telle analyse ne peut pas être transposée à l’Etat pour Kelsen. Pour le juriste, l’Etat n’est pas la représentation d’une idéologie car :
« Die verschiedentlichen Massen oder real-psychischen Gruppen, die sich bei der Realisierung ein und derselben Staatsidee bilden, umfassen durchaus nicht alle jene Individuen, die – in einem ganz anderen Sinne – zum Staate gehören. » (Kelsen, 1922 : 123-124)
21Kelsen pousse ici l’analyse de Freud plus loin, en énonçant que l’Etat n’est pas le représentant de l’idéologie mais l’idéologie elle-même, c’est-à-dire la cause même du lien social. En termes psychanalytiques, cela reviendrait à dire que l’individu compris dans l’Etat voit son moi idéal remplacé par ce dernier. L’analyse freudienne a donc le mérite d’ouvrir la porte à une interprétation de l’Etat comme figure de l’autorité politique.
22Pourtant, il est possible de retrouver chez Kelsen une conceptualisation de la figure du meneur, comme figure d’autorité politique. Il n’y a donc pas chez le juriste un abandon du concept de meneur, mais simplement sa subsomption au sein d’un concept plus général qu’est l’Etat. La place et le rôle du meneur sont donc définis selon l’idéologie politique qui pousse les individus à vivre les uns avec les autres en société. Notons ici le renversement de perspective que Kelsen opère au niveau de la figure du meneur : si précédemment chez Le Bon, tout comme chez Freud, le meneur était la cause du lien social, désormais, c’est lui qui est causé par le social – par l’Etat. Cette figure n’est donc plus transcendante par rapport au social. Cela est d’autant plus flagrant dans les Etats démocratiques, qui utilisent la méthode de l’élection pour choisir leur chef. Ainsi le chef démocratique obtient sa légitimité directement des sujets qu’il gouverne : il est extrait directement de la masse des gouvernés. C’est cette sélection immanente qui différencie la démocratie de l’autocratie : le chef démocratique n’est pas une figure d’exception alors que le chef autocratique assoit son pouvoir sur son caractère extraordinaire. La démocratie apparaît alors comme cette représentation selon laquelle : « [...] der Vater von den Kindern, der Erzeugung der Autorität durch die Autoritätsunterworfenen. » (Kelsen, 1929 : 215)
23La lecture croisée de Le Bon, Freud et Kelsen permet de rendre compte de la figure de l’autorité politique telle qu’elle émerge au sein des sciences sociales au XIX – XXème siècles : celle du meneur. Au-delà des prises de positions théoriques et épistémologiques qui séparent les auteurs, leurs textes respectifs témoignent d’un effort de penser la modernité, et la nouvelle configuration sociale et politique qu’elle offre.
24Nous introduisions notre propos en soulignant que cet effort, par sa radicalité, laissait échapper un fait pourtant crucial : celui de la démocratie moderne. Si le XXème siècle a vu l’émergence de systèmes totalitaires – où la conceptualisation de la figure du meneur prouve toute sa pertinence – réduire la modernité à ce seul fait, cependant, c’est oublier qu’elle donne aussi à penser corrélativement, une « désincorporation » (Lefort, 2003 : 612) du pouvoir. La démocratie représentative moderne marque en effet une relativisation complète de la figure de l’autorité politique, qui se trouve désormais constituée temporairement par la souveraineté populaire : cette horizontalité du pouvoir signifie qu’il n’y a plus de meneur au sens où nous l’avions explicité dans notre lecture.
25C’est pourquoi Claude Lefort parle de la démocratie comme d’un lieu du pouvoir symboliquement vide, qui implique un regard critique et sceptique des citoyens sur la figure de l’autorité politique (Lefort, 2003 : 402-403). Un tel constat ne nie pas la part irrationnelle contenue dans la société civile, comme il ne nie pas le risque de voir un retour de la figure du meneur dans le champ politique, d’une dérive de la démocratie en totalitarisme. Cependant, réduire la société civile à une masse uniforme, émotive et incapable de réfléchir est une erreur : ce serait nier que la foule peut également être le lieu assumé des conflits d’intérêts, du débat, du désaccord – le lieu, au fond, de l’invention démocratique.