Navigation – Sitemap

HauptseiteNuméros7La condition animaleL’animal comme enjeu de luttes po...

La condition animale

L’animal comme enjeu de luttes politiques et scientifiques : expérimentation et antivivisection sous la IIIe République (1880-1890)

Fabien Carrié

Zusammenfassungen

Ausgehend von einer Prosopographie der involvierten Gruppen und einer Analyse ihrer jeweiligen symbolischen Produktionen werden in diesem Beitrag die Mobilisierung gegen Antivivisektion und die Kontroversen um Tierversuche im Frankreich der 1880er Jahren untersucht. Dabei wird gezeigt, dass das Aufeinandertreffen eines spezifischen Entwicklungsstandes der Biowissenschaften, die insbesondere infolge des Einflusses der Arbeiten von Pasteur zunehmend an Autonomie gewinnen, und eines heterogenen Akteurskollektivs, das sich der Verwissenschaftlichung seiner sozialen Räume widersetzt, den Verlauf der Antivivisektionismus-Debatten entscheidend mitgestaltet.

Seitenanfang

Volltext

  • 1 On entend par idéologie « animaliste » l’idée d’une représentation sociale et politique de l’animal (...)

1Rendre compte des luttes développées autour de la condition animale c’est d’abord, pour l’analyste attentif aux préceptes de la sociologie critique, réfléchir aux modalités par lesquelles les animaux ou certaines catégories d’animaux adviennent à l’existence sociale. C’est étudier comment ces animaux sont définis, parlés et agis par des porte-parole comme un groupe social à part entière. S’impose donc un travail de représentation dont l’efficacité sociale relève d’une double dynamique. D’une part, de processus d’imposition, stabilisation ou subversion d’images et de catégorisations mentales et sociales spécifiques de l’animal. D’autre part, d’une pratique de légitimation d’une activité de délégation du ou des groupes que vont constituer les bêtes et dont des mandataires autoproclamés vont revendiquer l’avocature, la défense des intérêts (Chartier, 2013). La restitution dans cette perspective de recherche des dynamiques de production et d’affirmation de l’idée d’un porte-parolat social et politique de l’animal, suppose de se déprendre d’une lecture strictement focalisée sur les émotions exprimées par les agents pour justifier de leur investissement dans une telle entreprise. Il s’agit de même d’éviter les apories d’une analyse finaliste imputant aux représentants des intentions explicites, mais dissimulées, d’instrumentalisation de cette prosopopée à leur profit. On postulera plutôt que les déclinaisons successives de cette idéologie « animaliste »1 relèvent d’abord de logiques largement impensées de projection des enjeux de luttes et des rapports de force constitutifs des champs dans lesquels sont investis leurs promoteurs. Idéologies structurées symboliquement comme des amphibologies, ces entreprises de représentation des bêtes, en cherchant à définir les représentations et formes d’interaction légitimes de l’homme vis-à-vis de l’animal, disent ce qu’est ou ce que devrait être l’agencement légitime du monde social. Encore faut-il, pour que ces principes de vision et de division s’imposent, que les tenants de ces acceptions soient eux-mêmes reconnus comme socialement légitimes à prendre la parole au nom des bêtes. L’efficacité de la prosopopée est dès lors doublement déterminée, à la fois par l’état des interrelations sociales dans les différents champs de production symbolique depuis lesquels est constituée l’idéologie (les champs politique, intellectuel, académique ou scientifique), de même que par l’évolution des différentiels de pouvoir et des rapports de force au sein de la structure sociale globale (Bourdieu, 2001 ; Pudal, 2006).

2On s’intéressera ici à une modulation spécifique de cette idéologie « animaliste », l’antivivisection, formalisée en Europe à la croisée des XIXe et XXe siècles. Et plus particulièrement, au développement dans le cours de la décennie 1880 du mouvement antivivisectionniste français, représenté par la Société française contre la vivisection (SFV) constituée en 1882 et par la Ligue populaire contre la vivisection (LPV), fondée un an plus tard. Opposés à des modes d’investigation scientifiques qui supposent le sacrifice de cobayes animaux – vivisections chimiques et mécaniques – et revendiquant l’abolition ou l’encadrement strict de ces procédés au nom des intérêts d’animaux représentés comme des victimes innocentes, les tenants de l’antivivisection ont structuré leur porte-parolat en référence à des définitions préexistantes des modalités d’interrelations légitimes avec les bêtes. Première déclinaison d’une avocature de l’animal élaborée au début du XIXe siècle, le mouvement zoophile protectionniste est centré sur les cruautés commises publiquement sur les animaux domestiques et se conçoit comme une propédeutique à l’amendement des mœurs des classes populaires, les antivivisectionnistes reprochant à cette orthodoxie sa complaisance vis-à-vis des violences commises par d’autres groupes sociaux.

3Mais ces porte-parole hétérodoxes se sont surtout heurtés au modèle de gestion de l’animal élaboré par les scientifiques se revendiquant de la physiologie expérimentale et des sciences biologiques, modèle qui dans la période connaît d’importants bouleversements. Le défi que Pasteur lance à la rage et la découverte d’un vaccin au virus rabique dans la décennie 1880 marquent en effet un tournant dans l’organisation des recherches dans les sciences médicales en France, favorisant la systématisation de l’usage d’animaux dans les expériences et la multiplication du nombre de cobayes sacrifiés dans les laboratoires. Coup de force symbolique rendu possible par le réseau des fidèles pastoriens, la consécration de ses ultimes travaux permet au chimiste d’imposer la microbiologie face notamment aux cliniciens histologistes (Salomon-Bayet, 1986 ; Geison, 1995). Elle contribue de même à la substitution progressive de programmes et de structures de recherches en partie inspirés du modèle des grands laboratoires allemands, qui mobilisent d’importants moyens, notamment en terme de sujets d’expériences, aux formes presque artisanales de la recherche française des décennies précédentes et légitiment incidemment au sein des sciences du vivant une gestion distanciée de l’animal et de tout ce qui relève d’une « nature extérieure à l’homme » (Elias, 1993).

  • 2 On se réfèrera ici aux Bulletins de la Société Protectrice des animaux (BSPA), aux Bulletins de la (...)

4À partir d’une étude des propriétés sociales des acteurs et d’une analyse des archives disponibles des différents groupes impliqués dans ces luttes, il s’agira de restituer les logiques de la résistance opposée par les antivivisectionnistes à ce processus de distanciation à l’animal2. Sans pouvoir ici restituer trop finement l’ensemble de ces interrelations, on essaiera néanmoins de mettre au jour les lignes de force et les évolutions de différentiels de pouvoir constitutives de cette entreprise de représentation, comme de ses difficultés à subvertir les définitions en passe d’être instituées de la condition animale.

L’émergence de l’antivivisection en France : circulation transnationale et crise de l’orthodoxie zoophile

5L’émergence des conceptions antivivisectionnistes en France coïncide avec le moment des premières communications de Pasteur sur la rage, entre 1882 et 1884, période pendant laquelle il optimise sa méthode d’inoculation et commence à envisager la possibilité de production d’un vaccin au virus rabique. On aurait tort cependant d’inférer de cette concordance un rapport de causalité direct et de constituer l’antivivisectionnisme comme simple phénomène réactif aux avancées publicisées du chimiste. L’affirmation de l’idée antivivisectionniste renvoie de fait d’abord à la convergence de deux dynamiques consubstantielles, manifestations du bouleversement des rapports de force au sein de la configuration des porte-parole de l’animal en Europe dans la période, elles-mêmes en partie déterminées par l’évolution plus générale des différentiels de pouvoir au sein des configurations nationales envisagées.

6La genèse du mouvement français se conçoit ainsi en premier lieu comme effet différé d’un transfert contrarié : structurée dans la première moitié des années 1870 en Angleterre contre l’imposition des référents de la physiologie expérimentale continentale, par la mobilisation conjointe de médecins, de chirurgiens et d’intellectuels proches de la gentry – tous hostiles à ce qu’ils perçoivent comme les prémices d’une scientifisation de l’ensemble social, risquant de porter atteinte à leurs positions respectives, l’idéologie antivivisectionniste est mise en circulation dès 1876, notamment vers la France et l’Allemagne, épicentres des savoirs et des méthodes d’investigation décriés. En Allemagne, réception et développement des schèmes antivivisectionnistes s’opèrent rapidement, à la publication de pamphlets et d’ouvrages sur ces thématiques dès 1877 succédant la création deux ans plus tard de la Internationale Gesellschaft zur Bekämpfung der wissenschaftlichen Thierfolter, qui deviendra l’organisation dominante de l’antivivisectionnisme allemand à la croisée des XIXe et XXe siècles. Femmes et hommes de lettres issus de la gentry, anglophiles enthousiastes dans le cas de Ernst von Weber et de Marie-Espérance von Schwarz, les importateurs de ces conceptions suscitent dans les années 1880 une intense mobilisation, objectivée par la création de nombreuses associations, ou encore par la promulgation en Bavière d’un règlement administratif restreignant l’expérimentation animale (Maehle et Tröhler, 1990).

  • 3 Voir BSPA, 1882, p. 396 et BSFV, n°1, Janvier 1884.

7Il en ira tout autrement de la France et ce malgré l’implication de certains des agents et des groupes anglais les plus actifs de l’époque dans la diffusion des préceptes du porte-parolat antivivisectionniste – on pense notamment à la Victoria Street Society et à sa présidente Frances Power Cobbe, qui fait éditer en France la revue Zoophile. L’entreprise d’importation de l’idéologie ne devient effective qu’articulée à d’autres interrelations sociales, cette définition hétérodoxe du régime de représentation de l’animal se trouvant finalement mobilisée au début des années 1880 dans les luttes qui grèvent alors la Société protectrice des animaux (SPA). La direction de l’organisation, composée pour partie d’un personnel de médecins et de vétérinaires qui avait maintenu jusque-là un principe de non-intervention dans le domaine de la science, ainsi qu’une stricte focalisation de l’action de la société sur les interactions des membres des classes populaires avec les animaux, voit ses prises de positions contestées par un groupe de militants – et surtout de militantes – nouveaux entrants. Mobilisant les préceptes antivivisectionnistes contre ceux qu’ils qualifient de « spécialistes », ces agents qui revendiquent pour eux le statut de véritables zoophiles vont chercher à imposer au sein de l’organisation des conceptions critiques du magistère des médecins et chercheurs des sciences médicales. Insuffisamment dotés, au regard des caractéristiques sociales de leurs opposants, en capitaux relationnels et scientifiques, occupant des positions dominées dans la société – les femmes notamment ne peuvent alors ni voter ni revendiquer de positions électives au sein du conseil d’administration – leur tentative de subversion se résout par une scission et la création des premiers collectifs antivivisectionnistes français3.

La formalisation d’un porte-parolat hétérodoxe

8C’est dans la tension dialectique d’une analyse externe des conditions sociales de production et d’une analyse interne des biens symboliques mis en œuvre – ouvrages, brochures, discours – que se conçoivent les modalités de formalisation de l’idée antivivisectionniste en France dans les années 1880, de même que s’apprécient les obstacles à sa légitimation. Les tenants de l’antivivisection française dans la première décennie de son émergence se recrutent depuis les salons parisiens d’aristocrates aux sociabilités transnationales comme la duchesse de Pomar, ou la vicomtesse de Coëtlogon qui fournissent aux organisations naissantes les ressources matérielles (lieux de réunion notamment) et les capitaux nécessaires à leur développement ; également, parmi les membres de cercles théosophiques et de loges maçonniques parisiennes, ou encore d’associations pacifistes, des premières organisations féministes et de groupes anarchistes et radicaux ; enfin, dans les rangs des militants mécontents des prises de position de la direction de la SPA au sujet de la vivisection. Les effets potentiellement clivants induits par l’hétérogénéité des agents mobilisés sont en partie neutralisés par les modalités de structuration des collectifs : organisés comme des lieux neutres, la focalisation sur le porte-parolat des animaux cobayes participe au sein de ces groupes à l’euphémisation et à l’atténuation de l’expression d’intérêts, de positions et de prises de positions dissemblables, si ce n’est antagonistes.

  • 4 Maria Deraismes met ainsi en cause la scientificité de la physiologie expérimentale, alors mobilisé (...)
  • 5 BSFV, n°4, Juin 1886, pp. 21-33.
  • 6 Que l’on songe par exemple à la pièce de théâtre Vivisecteurs de Solange Pellat (1905), écrite et j (...)
  • 7 Voir dans Scholl le chapitre consacré au roman naturaliste et à Zola, dans lequel sont réfutées les (...)

9Il est possible néanmoins de distinguer analytiquement dans ces espaces de production au moins trois groupes différenciés de militants, dont les prises de position sur ces thèmes renvoient aux positions occupées et aux enjeux des luttes constitutives des champs dans lesquels ils s’inscrivent. Organisations fortement féminisées – les femmes sont vite majoritaires au sein de la SFV et ce y compris dans son conseil d’administration – les sociétés antivivisectionnistes constituent pour de nombreuses militantes issues de la bourgeoisie parisienne – parmi lesquelles des féministes comme Maria Deraismes ou l’une des théoriciennes du néo-malthusianisme en France, Marie Huot, un espace d’expression d’antagonismes difficilement dicibles dans d’autres cénacles, face à un arbitraire scientifique et médical principalement masculin. L’analyse des productions de ces agents met au jour un rapport largement impensé d’homologie et de reconnaissance entre la situation qu’elles dénoncent d’animaux soumis au bon vouloir des expérimentateurs et le traitement biologisant qu’elles subissent de la part des tenants des sciences médicales, qui tendent à les confiner et à les réduire comme corporéité au domaine de la nature dont ils revendiquent le magistère. Évoquant souvent leurs expériences de patientes, la réfutation des revendications des droits de femmes par des arguments tirés de la physiologie et de la biologie4, les définitions qu’elles promeuvent de l’antivivisectionnisme sont comme autant de projections, façons détournées et euphémisées de questionner à travers la figure de l’animal souffrant les prérogatives que s’octroient sur leurs corps les pouvoirs scientifiques et médicaux. Scientifisation de la médecine et distanciation vis-à-vis de l’animal qu’implique la généralisation des vivisections s’articulent dans les discours et dans les textes. Les dénonciations des expérimentations sur les cobayes animaux se concluent souvent par l’évocation d’expériences conduites dans les hôpitaux sur des patientes, ou par la condamnation des démonstrations publiques réalisées à la Salpetrière sur des femmes hystériques5. Dénoncées pour leur cruauté et les souffrances qu’elles infligent, les vivisections sont également contestées pour leurs conséquences supposées sur les dispositions des chercheurs et médecins qui s’y complaisent, plus prompts à adopter dans leurs rapports avec leurs patientes des postures distanciées6. Pour déterminantes que soient ces oppositions à la médecine et aux sciences du vivant – magistères dont Pasteur est alors considéré comme le représentant exemplaire – dans la formalisation et la structuration de l’idéologie antivivisectionniste en France, celles-ci ne sont pas exclusives d’autres enjeux de luttes, dont certains internes au champ scientifique. Alliés ponctuels de conjonctures de luttes dans le cas d’agents comme Michel Peter et du vétérinaire Jules Guérin, ou bien militants engagés dans les groupements antivivisectionnistes – et souvent appelés à y occuper des positions dominantes, tels les docteurs Foveau de Courmelles, Boëns ou Boucher –, un certain nombre de médecins et de savants ont contribué dès les premiers moments du développement de l’antivivisection à la formalisation de ces schèmes critiques. Qu’ils soient cliniciens formés aux préceptes traditionnels de la médecine néo-hypocratique, promoteurs d’un hygiénisme qu’ils opposent à la pratique et aux découvertes scientifiques ou spiritualistes hostiles aux doctrines matérialistes, leur engagement dans cette entreprise de représentation se conçoit comme acte de résistance au processus en train d’advenir de scientifisation et de pastorisation de la médecine. Les interventions aux tribunes antivivisectionnistes de ces auteurs prolifiques, qui revendiquent la posture de savants non-spécialistes éclairés par la philosophie, la raison et le « bon sens », sont l’occasion d’une contestation systématique des velléités d’incursion du laboratoire dans la thérapeutique humaine, les résultats des expériences réalisées sur les animaux ne pouvant selon eux être transposés à l’homme qu’aux prix de généralisations abusives, potentiellement lourdes d’erreurs médicales. L’opposition à un processus de scientifisation (alors nullement confiné au domaine de la médecine) participe de même de l’investissement d’un dernier groupe d’agents : des littérateurs, pour certains très en vue comme Aurélien Scholl, Edmond Thiaudière ou Adolphe Tavernier, ayant débuté leur carrière à Paris entre la fin de l’Empire et le début de la Troisième République ; de même que des intellectuels catholiques comme l’abbé de Broglie ou Louis Lescoeur, proches d’une revue comme Le Correspondant, dont les rédacteurs sont alors investis dans les débats quant à la « banqueroute de la science ». Fustigeant le scientisme et le matérialisme dominant de cette fin de siècle qui légitime l’expérimentation tous azimuts, l’investissement de leur capital social et culturel dans ce porte-parolat des bêtes est conditionné par les positions qu’ils occupent dans le champ littéraire – positions fragilisées en ce début de décennie 1880 par le triomphe du courant naturaliste de Zola et son roman expérimental, par le rayonnement d’universitaires comme Renan ou Taine – et préfigure en partie la réaction spiritualiste de la fin du siècle dans le domaine de la littérature7.

10Amphibologie structurée par les interrelations entre ces groupes, l’idéologie antivivisectionniste oscille dès lors entre deux acceptions, la première focalisée sur une stricte critique morale de ces formes spécifiques d’interaction entre les chercheurs et leurs cobayes, là où la seconde prétend démontrer scientifiquement, sur la base de travaux hérétiques ou des traditions médicales antérieures, l’inanité des savoirs issus de ces modes d’investigation. Quoi qu’il en soit de l’évolution des rapports de force et des prises de positions entre les tenants de ces conceptions de l’avocature, cette analyse succincte met au jour les dynamiques sociales de production des schèmes de ce porte-parolat, résistance depuis différents espaces de production symbolique à la scientifisation du monde social ; contestation hétéronome, à partir de la figure du cobaye animal en souffrance, des prérogatives de la médecine et de la science instituées, dans un contexte marqué par la montée en puissance des classes capacitaires et plus particulièrement ici des médecins, vétérinaires et scientifiques. La trajectoire d’Anna Kingsford, militante britannique très active dans la période au sein du mouvement français, est exemplaire de ces systèmes d’opposition et enjeux de luttes constitutifs de l’engagement antivivisectionniste. Héritière d’une famille de riches armateurs londoniens, publiciste impliquée en Angleterre comme sur le continent dans les mouvements végétariens, zoophiles et féministes et proche de la mouvance théosophique, les capitaux à la fois relationnels, culturels et financiers dont elle dispose lui permettent de revendiquer une forme de multipositionnalité : devenue docteure de la faculté de médecine de Paris en 1880, les positions qu’elle occupe dans et à l’extérieur du champ médical contribuent à faire de cette intellectuelle une figure dominante de l’antivivisection française, la mieux située pour faire valoir auprès des expérimentateurs une définition de leur pratique et de leur magistère subordonnés à des valeurs éthiques et politiques, à des principes de vision et de division profanes au champ scientifique.

Autonomisation des sciences du vivant et clôture de l’espace des possibles

11Mais les spécificités des propriétés sociales de Kingsford et la diversité des capitaux qu’elle peut faire valoir, aussi remarquables qu’elles soient, ne vont pas suffire à infléchir le processus de distanciation à l’œuvre dans le champ scientifique vis-à-vis de l’animal. Au-delà d’un état de santé fragile qui nuit à son engagement, c’est le capital symbolique induit par son titre de docteure en médecine qui s’avère désormais insuffisant, au vu de l’état de structuration du champ dans la période, pour y légitimer ses vues hétérodoxes. Cible privilégiée des contestations de Kingsford et des antivivisectionnistes, la physiologie expérimentale représentée par Claude Bernard et en partie continuée par Pasteur, a été structurée en France dans le sillage de l’héritage des sciences physico-chimiques du XVIIIe siècle et avec le soutien de certaines figures dominantes de l’académie des sciences, comme Cuvier ou Laplace, contre les conceptions de la physiologie médicale enseignée dans les facultés de médecine. Parce que dans la période les espaces depuis lesquels est développée la physiologie expérimentale s’autonomisent du champ médical et des valeurs d’une orthodoxie clinicienne, le seul titre de docteur n’y constitue plus une source d’autorité légitime pour contester les modalités de production de la science, grevant d’autant les chances des antivivisectionnistes de faire valoir leurs prises de positions. Il en va de même des savants et médecins français hostiles à la vivisection et aux influences croissantes dans le domaine médical de la physiologie expérimentale et des thèses pastoriennes : le vieillissement et l’isolement des soutiens antivivisectionnistes occupant des positions dominantes au sein de l’académie de médecine et la relégation des plus impliqués dans ce mouvement d’opposition vers les marges des champs scientifique et médical sont révélateurs d’un phénomène d’accumulation de capital scientifique dans ces espaces de production, phénomène potentiellement disqualifiant des agents les plus disposés à l’hétéronomie. En témoignent les vicissitudes des trajectoires dans le champ médical de porte-parole comme Boucher, imputant rétrospectivement à un « complot du silence » sa marginalisation et son incapacité à y atteindre les positions auxquelles il aspire (Boucher, 1910). De même en est-il du magnétiseur Foveau de Courmelles, l’absence de reconnaissance de ses pairs fondant la direction de la SFV, qu’il préside alors, à lui attitrer un prix d’excellence censé pallier l’indifférence à son encontre des académies de médecine et des sciences (Revue des animaux illustrés, 1913 : p. 1999.).

12Les travaux de Pasteur sur la rage constituent à ce titre une étape déterminante vers l’autonomisation des sciences biologiques et la légitimation de la figure du savant spécialisé et indépendant, ponctuellement consacrées par l’Etat dans la décennie. Le volume de capital matériel et symbolique détenu par le chimiste – objectivé dans des instruments de mesures et de contrôles, des dispositifs matériels de gestion des cobayes, dans les concepts de la microbiologie, le fonde à exiger de ses contradicteurs des critiques produites à l’aune des mêmes logiques et exigences que ses recherches et à ignorer les contestations mobilisant pour juger de ses travaux des valeurs extérieures à l’espace dans lequel il s’inscrit. L’imposition progressive de ce modèle dans la décennie 1880, renforcée par l’onction légitimatrice des institutions de la Troisième République - que l’on pense au jubilé de Pasteur en 1892, ou encore aux funérailles nationales accordées au chimiste, minore ainsi les chances des antivivisectionnistes à la contestation effective des formes distanciées d’interaction et de représentation des « bêtes » diffusées depuis le champ scientifique.

13L’examen de la constitution du répertoire d’actions des collectifs antivivisectionnistes et de leurs interactions avec les chercheurs s’avère significatif de ces difficultés. On se souvient de Marie Huot , littératrice très active dans les années 1880 au sein du mouvement. Fondatrice et secrétaire de la LPV, gérante du premier refuge parisien pour animaux errants, les articles qu’elle publie et les conférences qu’elle anime sur le thème de la vivisection sont comme autant d’adresses lancées aux expérimentateurs les plus illustres à justifier de la moralité et de la scientificité de leurs pratiques. La brève correspondance échangée avec Pasteur en novembre 1885 s’inscrit dans cette perspective : lui relatant l’attaque de son fils par un chien supposé rabique, elle propose au savant qu’ils se soumettent tous deux à la morsure d’un animal malade, afin d’éprouver sur leurs corps l’efficacité de leurs méthodes de soin respectives, la vaccination pour lui, la stérilisation et la cautérisation de la plaie au fer rouge pour elle (Pasteur, 1885).

Document 1 : Marie Huot à Louis Pasteur, 7 Novembre 1885, page 1.

http://0-gallica-bnf-fr.catalogue.libraries.london.ac.uk/​ark:/12148/​btv1b90800119/​f216.item

Document 2 : Marie Huot à Louis Pasteur, 7 Novembre 1885, page 2.

http://0-gallica-bnf-fr.catalogue.libraries.london.ac.uk/​ark:/12148/​btv1b90800119/​f216.item

14La lettre écrite en réponse par Pasteur, dans laquelle il refuse de procéder à l’inoculation, s’entend par ailleurs comme un déni symbolique des prétentions de Huot à initier une controverse scientifique avec le chimiste, une façon de lui signifier son illégitimité à jouer le jeu de la science et à s’immiscer dans l’espace de compétition scientifique :

15« Ah ! si vous m’ameniez, outre vous-même, une dame de votre âge, de votre constitution etc… et que vous disiez : « Ma compagne et moi demandons à être inoculées par un virus rabique, vous appliquerez à l’une de nous votre traitement préventif et non à l’autre ; la mort par la rage de cette dernière opposée à la guérison de la première servira d’argument très favorable à votre méthode et nous aurons ainsi, mon amie et moi, servi la science, » votre raisonnement ne manquerait pas d’une certaine logique. Mais croyez-vous donc que je puisse être assez téméraire, assez fou pour accepter de telles offres ? Soyez juge. » (Pasteur, 1940-1951 : 48-49) L’évocation de l’expérimentation sur l’homme, disqualifiée à peine formulée, assigne à chacun des positions et des rôles distincts : aux militantes, l’impossibilité d’exister dans le champ autrement que comme hypothétique sujet d’expériences, au chercheur, le surplomb de l’observateur distancié.

16La réification des partitions et l’augmentation des coûts d’entrée dans le domaine de la science, auxquelles se confrontent les tenants de cette avocature des bêtes et qui s’objectivent jusque dans les modes d’action des collectifs - procès contre les physiologistes au prétexte des nuisances causées au voisinage par la proximité des cobayes ; perturbation des cours et des cérémonies publiques ; mise en place de refuges pour animaux errants, afin de tarir la manne de la fourrière aux physiologistes, traduisant l’incapacité des militants à se faire entendre dans les espaces concernés par la vivisection -, disqualifient durablement les tentatives des antivivisectionnistes à contester la prétention des promoteurs des sciences biologiques au monopole de la définition des représentations et des interrelations légitimes à l’animal. Restituées dans les rapports de force constitutifs des espaces sociaux dans lesquels ces acteurs s’inscrivent, de même qu’à l’aune de l’évolution des différentiels de pouvoir au sein de la configuration nationale, les luttes autour de la condition animale donnent à voir l’enchevêtrement des enjeux sociaux et politiques qui fondent et parfois pérennisent les régimes de représentation des bêtes et du vivant. Investie par une petite élite aristocratique vieillissante au tournant du siècle, la mobilisation allemande connaitra dans la période, malgré de précoces réussites et le soutien initial des nombreuses et puissantes sociétés protectrices nationales, des difficultés équivalentes aux contempteurs français de la vivisection à faire reconnaître comme légitime leur prétention au porte-parolat. L’accumulation de capital et l’autonomisation rapide des sciences biologiques, processus favorisé en Allemagne à partir des années 1840 par la concurrence entre Etats (au niveau scientifique et culturel) et par le soutien institutionnel croissant des universités, exercent ici aussi – ceteris paribus – un effet de clôture des possibles pour les tenants de cette avocature hérétique (Lenoir, 1998).

Seitenanfang

Bibliografie

Revues

Animalia

L’ami des bêtes,

L’Antivivisection

Bulletin de l’académie nationale de médecine

Bulletins de la Société Protectrice des animaux (BSPA)

Bulletins de la société française contre la vivisection (BSFV)

Le Journal de micrographie

Revue encyclopédique illustrée

La revue des animaux illustrés

La revue scientifique

L’Union médicale

Archives

Papiers Pasteurs des archives de la Bibliothèque Nationale

Littérature

Bourdieu, Pierre (2001) : Langage et pouvoir symbolique. Paris (Seuil).

Boucher, Henry (1910) : La peste en Europe et en Asie. Empoisonnement de la race humaine par les vaccins et les sérums. Paris (Librairie générale et zoophile).

Chartier, Roger (2013) : « Le sens de la représentation », La vie des idées.fr, 22 Mars 2013 en ligne http://www.laviedesidees.fr/Le-sens-de-la-representation.html.

Deraismes, Maria (1868-1869) : « La femme et la raison », Revue des cours littéraires de la France et de l’étranger, p. 222-223.

Elias, Norbert (1993) : Engagement et distanciation. Contribution à la sociologie de la connaissance. Paris (Pocket).

Geison, Gerald (1995) : The private science of Louis Pasteur. Princeton (Princeton University Press).

Lenoir, Timothy (1998) : « Revolution from above : the role of the State in creating the german research system, 1810-1910 », The American Economic Review, 88.2, p. 22-27.

Maehle, Andreas-Holger et Ulrich Tröhler (1990) : « Anti-vivisection in nineteenth-century Germany and Switzerland : motives and methods », in : Rupke, Nicolaas A., dir. : Vivisection in historical perspective. Londres (Routledge), p. 149-187.

Magnan, Valentin (1884) : « De la folie des antivivisectionnistes », Compte-rendu des séances de la société de biologie et de ses filiales, 8.1, p. 89-94.

Pasteur, Louis (1885), Papiers. Bibliothèque Nationale de France, NAF 18104, p. 119-120 http://0-gallica-bnf-fr.catalogue.libraries.london.ac.uk/ark:/12148/btv1b90800119/f216.item.

Pasteur, Louis (1940-1951) : Correspondance de Pasteur, 1840-1895. Paris (Flammarion).

Pellat, Solange (1905) : Vivisecteurs. Paris (Librairie Molière).

Pudal, Bernard (2006) : « De l’histoire des idées politiques à l’histoire sociale des idées politiques », in : Cohen, Antonin, Bernard Lacroix et Philippe Riutort, dir. : Les formes de l’activité politique. Éléments d’analyse sociologique XVIIIe-XXe siècle, Paris (PUF), p. 185-192.

Salomon-Bayet, Claire (1986) : « Penser la révolution pastorienne », in : Salomon-Bayet, Claire, dir. : Pasteur et la révolution pastorienne. Paris (Payot), p. 17-62.

Scholl, Aurélien (1883) : L’orgie parisienne. Paris (Dentu).

Seitenanfang

Anmerkungen

1 On entend par idéologie « animaliste » l’idée d’une représentation sociale et politique de l’animal.

2 On se réfèrera ici aux Bulletins de la Société Protectrice des animaux (BSPA), aux Bulletins de la société française contre la vivisection (BSFV), aux périodiques La revue des animaux illustrés, Animalia, L’ami des bêtes, l’Antivivisection, à la Revue encyclopédique illustrée, tous investis par des militants ou des intellectuels proches du mouvement antivivisectionniste. De même, aux Papiers Pasteurs des archives de la Bibliothèque Nationale, au Bulletin de l’académie nationale de médecine, aux revues médicales et scientifiques anti-pastoriennes - bien que les prises de position évoluent rapidement dans la période - comme Le Journal de micrographie ou l’Union médicale et pro-pasteurienne comme La revue scientifique.

3 Voir BSPA, 1882, p. 396 et BSFV, n°1, Janvier 1884.

4 Maria Deraismes met ainsi en cause la scientificité de la physiologie expérimentale, alors mobilisée pour justifier des différentiations de droit entre hommes et femmes : « La physiologie déclare que l’infériorité de la femme est positivement dépendante de sa structure cérébrale, beaucoup moins complète que celle de l’homme. […] Cette affirmation est péremptoire. C’est bien dommage qu’elle ne repose sur rien de solide. Depuis cent cinquante ans, la physiologie nous promène de conjecture et conjecture ; elle promet ce qu’elle ne tient pas, elle affirme ce qu’elle ne sait pas ». (Deraismes, 1868-1869 : p. 222-223).

5 BSFV, n°4, Juin 1886, pp. 21-33.

6 Que l’on songe par exemple à la pièce de théâtre Vivisecteurs de Solange Pellat (1905), écrite et jouée grâce au soutien de la SFV en 1905. Les assistants d’un physiologiste, rendus insensibles par la multiplication des expériences, sacrifient pour venger le dépit amoureux de l’un des leurs, le chien de la fille d’une famille de la bonne bourgeoisie parisienne. Décédée d’une crise cardiaque à la vue de l’animal torturé, cette dernière finit disséquée par son prétendant éconduit. Les partitions genrées travaillent et agencent la pièce : les vivisecteurs sont tous des hommes, à l’exception de la fille d’un physiologiste allemand, dépeinte comme dénuée de tout attribut féminin, alors que le groupe de leurs adversaires se compose essentiellement de femmes, les rares contradicteurs masculins aux physiologistes étant moqués pour leur manque de virilité. Fiction théâtrale, la pièce n’en restitue pas moins certains des principes structurants de la mobilisation antivivisectionniste – résistance à une domination masculine objectivée par les pratiques des médecins et des savants –, dimensions du phénomène qui ne se donnent jamais mieux à voir qu’à travers les contre-attaques biologisantes de certains des tenants de l’approche expérimentale : Magnan, physiologiste expérimental et aliéniste, diagnostique ainsi ce militantisme comme une dégénérescence intellectuelle, particulièrement répandue chez les femmes. Voir Magnan, 1884 : p. 89-94. Repris dans les traités de psychologie et largement diffusés, le diagnostic servira aux Etats-Unis à justifier des opérations d’ovariectomie.

7 Voir dans Scholl le chapitre consacré au roman naturaliste et à Zola, dans lequel sont réfutées les prétentions de ce dernier à une littérature scientifique, pensée sur le modèle de la méthode expérimentale bernardienne : « Quand on veut fournir à l’une des sciences quelconques de son temps des matériaux ou des observations utiles, on emploie les méthodes, les procédés et la langue scientifique. Quand on suit les traditions des dramaturges ou des romanciers, on fait de la littérature. (…) Il ne suffit pas de manquer d’imagination ou de n’en vouloir pas déployer pour que le genre de littérature auquel on s’est adonné devienne subitement une ‘science’ » (Scholl, 1883 : p. 63-64).

Seitenanfang

Abbildungsverzeichnis

Beschriftung Document 1 : Marie Huot à Louis Pasteur, 7 Novembre 1885, page 1.
Abbildungsnachweis http://0-gallica-bnf-fr.catalogue.libraries.london.ac.uk/​ark:/12148/​btv1b90800119/​f216.item
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/trajectoires/docannexe/image/1236/img-1.jpg
Datei image/jpeg, 872k
Beschriftung Document 2 : Marie Huot à Louis Pasteur, 7 Novembre 1885, page 2.
Abbildungsnachweis http://0-gallica-bnf-fr.catalogue.libraries.london.ac.uk/​ark:/12148/​btv1b90800119/​f216.item
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/trajectoires/docannexe/image/1236/img-2.png
Datei image/png, 910k
Seitenanfang

Zitierempfehlung

Online-Version

Fabien Carrié, L’animal comme enjeu de luttes politiques et scientifiques : expérimentation et antivivisection sous la IIIe République (1880-1890)Trajectoires [Online], 7 | 2013, Online erschienen am: 18 Dezember 2013, abgerufen am 03 Dezember 2024. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/trajectoires/1236; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/trajectoires.1236

Seitenanfang

Autor

Fabien Carrié

Doctorant en science politique, Université Paris X Nanterre, fabien.carrie@hotmail.fr

Seitenanfang

Urheberrechte

CC-BY-NC-SA-4.0

Nur der Text ist unter der Lizenz CC BY-NC-SA 4.0 nutzbar. Alle anderen Elemente (Abbildungen, importierte Anhänge) sind „Alle Rechte vorbehalten“, sofern nicht anders angegeben.

Seitenanfang
Suche in OpenEdition Search

Sie werden weitergeleitet zur OpenEdition Search