- 1 La citation est extraite d’un texte non titré de Ionesco écrit à l’occasion du départ de Stroux du (...)
- 2 La présente étude est issue d’un mémoire de recherche de Master 2 de l’ENS de Lyon, disponible à la (...)
- 3 Pour une biographie de l’écrivain, l’on peut se reporter à l’ouvrage d’André Le Gall (2009) : Eugèn (...)
- 4 Pour une biographie du metteur en scène, l’on peut se reporter à : Düsseldorfer Schauspielhaus und (...)
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1À la fin des années cinquante, l’œuvre théâtrale de l’écrivain d’origine roumaine Eugène Ionesco (1909-1994)3 était reconnue en France, même si ses pièces telles que La Cantatrice chauve, La Leçon ou Les Chaises suscitaient encore des débats mouvementés. L’intérêt pour cet auteur d’avant-garde a également gagné l’Allemagne de l’Ouest à partir de 1956, à tel point qu’entre 1959 et 1970, les premières mondiales de quatre de ses pièces ont eu lieu au Düsseldorfer Schauspielhaus dans des mises en scènes signées Karl Heinz Stroux (1908-1985)4. Rhinocéros y a été créé le 31 octobre 1959, Le Piéton de l’air le 15 décembre 1962, La Soif et la Faim le 30 décembre 1964 et enfin Jeux de massacre le 24 janvier 1970. Toutes ces pièces ont donc été données pour la première fois en allemand, face à un public ouest-allemand fortement intéressé par le théâtre dit « de l’absurde » en provenance de France5.
2Suite au triomphe de Rhinocéros en 1959, une collaboration intense et fructueuse s’est engagée entre Ionesco et Stroux, contribuant à la renommée internationale des deux hommes. Or, après les créations parisiennes de ces mêmes pièces par Jean-Louis Barrault, Jean-Marie Serreau et Jorge Lavelli, le travail productif entre Stroux et Ionesco est tombé dans l’oubli et n’a jusque-là pas fait l’objet de travaux critiques ou universitaires en France ou en Allemagne. En effet, le nom de Stroux est aujourd’hui rarement mentionné, voire oublié dans les études françaises consacrées à Ionesco. Dans l’édition de la Pléiade (2002), ne sont répertoriées sous la liste des personnages de chacune des quatre pièces que les créations françaises, les créations mondiales réalisées en Allemagne étant en revanche passées sous silence. Le catalogue de l’exposition Ionesco tenue à la Bibliothèque Nationale de France du 6 octobre 2009 au 3 janvier 2010 pour le centième anniversaire de la naissance de l’écrivain (Giret, 2009) mentionne Stroux uniquement dans la chronologie alors qu’on aurait pu attendre qu’un article lui soit consacré. De la même façon, l’édition de la Pléiade lui réserve une place dans la chronologie, avec une erreur sur la date de la création de Rhinocéros : la date indiquée est le 6 novembre 1959 et non le 31 octobre 1959.
- 6 Ionesco ne comprenait pas l’allemand et Stroux ne parlait pas français. L’épouse du metteur en scèn (...)
3Il est donc nécessaire de tirer de l’oubli le travail de pionnier entrepris par Stroux, qui a été confronté à la difficulté de créer ces pièces sans modèle de référence et ce sans pouvoir communiquer directement avec l’auteur : un élément marquant dans ce dialogue théâtral a en effet été que ni Stroux ni Ionesco ne parlaient la langue de l’autre6.
4Les deux hommes ont de plus été marqués par une tradition théâtrale spécifique. Stroux a été formé à la mise en scène durant la République de Weimar et a par la suite connu les censures du régime national-socialiste, puis la brusque liberté d’expression du théâtre d’après-guerre. Ionesco a débuté sa carrière en écrivant des articles critiques sur la littérature en Roumanie durant les années 1930, le pays étant alors en proie à la montée du fascisme, et n’a commencé à écrire ses pièces qu’après son installation en France au début des années 1940, influencé par des dramaturges tels qu’Alfred Jarry ou Roger Vitrac. La conception théâtrale des deux hommes différait donc par des cultures et des traditions littéraires spécifiques, mais se rapprochait par leurs expériences négatives d’un régime totalitaire.
5Pourquoi Ionesco a-t-il choisi de confier à quatre reprises les premières créations de ses nouvelles pièces à un metteur en scène allemand, un geste qui relève d’un phénomène sans précédent dans l’histoire du théâtre européen ? Comment Stroux est-t-il parvenu à monter ces pièces dans l’esprit du dramaturge, gagnant ainsi sa confiance et sa loyauté ?
- 7 Theatermuseum der Landeshauptstadt Düsseldorf, Nachlass Karl Heinz Stroux : Korrespondenzarchiv, Bi (...)
- 8 Madame Eva Stroux eut l’amabilité de m’accueillir à deux reprises, le 19 et le 22 février 2010. Tém (...)
6À partir de la consultation du fonds disponible dans les archives de Karl Heinz Stroux du Theatermuseum der Landeshauptstadt Düsseldorf7 et de documents inédits nous ayant été remis par la veuve du metteur en scène, Eva Stroux8, nous tenterons de répondre à cette question. Nous considérerons tout d’abord le paysage théâtral ouest-allemand d’après-guerre, en revenant brièvement sur la rapide diffusion des œuvres de Ionesco ainsi que sur le parcours artistique de Stroux. Dans un deuxième temps nous exposerons pourquoi Ionesco a choisi Düsseldorf comme lieu de création et comment s’est déroulée la communication avec le metteur en scène. Enfin, nous verrons que Stroux a su créer une véritable esthétique scénique de l’œuvre de Ionesco : à défaut de parler la même langue, c’est à travers un même langage théâtral que les deux hommes se sont compris, ce qui a semble-t-il motivé le nombre important de premières mondiales à Düsseldorf.
- 9 Pour plus de précisions sur les années 1945-1950, l’on se reportera au travail de Rolf Schneider (1 (...)
- 10 « Es waren die goldenen fünfziger Jahre. Das Kulturleben schien bestimmt zu sein, ein einziges Fest (...)
7Avant d’exposer le parcours artistique des deux hommes en Allemagne, il semble nécessaire de retracer brièvement les raisons de l’importation de l’œuvre théâtrale de Ionesco outre-Rhin. Les années cinquante ont offert un contexte d’accueil socio-culturel extrêmement favorable à la dramaturgie française contemporaine9. L’Allemagne de l’Ouest traversait une période d’expansion économique sans précédent, entraînant le confort matériel tant désiré, et la demande en évènements culturels était élevée : « Il s’agissait des années cinquante dorées. La vie culturelle promettait de devenir une fête continue », constate l’historien Hans Daiber (1976 : 158)10. L’impact notable des œuvres d’écrivains français dès 1945, tels Jean-Paul Sartre, Albert Camus, Jean Anouilh et Jean Giraudoux, a annoncé un renouvellement possible du répertoire théâtral à partir de 1949. L’importation de pièces françaises s’est poursuivie durant la décennie suivante, engendrant la découverte d’Arthur Adamov dès 1952, de Samuel Beckett en 1953 et de Ionesco en 1956. Par la suite, les pièces des auteurs Jean Genet, Jacques Audiberti, Jean Vauthier, Robert Pinget, Jean Tardieu, Boris Vian et Fernando Arrabal ont également connu une réception forte mais limitée dans le temps : en effet, dès 1960, le « théâtre nouveau », « avant-gardiste », « absurde » venu de France a cédé la place à un mouvement théâtral allemand à portée politique : le « théâtre documentaire » (« Dokumentartheater »).
8Pourtant, les deux dernières créations mondiales de pièces de Ionesco par Stroux ont été réalisées durant la seconde moitié des années 1960, le travail entre les deux hommes ne débutant qu’en 1959 pour durer jusqu’en 1970, ce qui témoigne de l’intensité de leur collaboration artistique.
- 11 « Wenn Sie mich fragen, was ich mir dabei gedacht habe, kann ich Sie zu meinem Schmerze nur mit ein (...)
- 12 Le mérite revient en effet à Gustav Rudolf Sellner et non à José Quaglio, dont la création du 27 fé (...)
9Le succès de Ionesco en Allemagne a été soudain, rapide et bref : entre 1956 et 1958, toutes les pièces du dramaturge ont été jouées sur des scènes aussi bien publiques que privées, de grands ou de petits théâtres. Les nouvelles créations étaient attendues avec impatience et, avec elles, le scandale. Du 21 au 26 mars 1956 a eu lieu à Bochum une semaine de la dramaturgie française : la première pièce de Ionesco donnée en allemand a été la comédie en trois actes Amédée ou Comment s’en débarrasser, représentée le 26 mars dans une mise en scène de Friedrich Siems. Ni le public ni la presse n’ont porté un intérêt particulier à cette première, si ce n’est le critique théâtral Heinz Beckmann : « Si vous me demandez ce que j’en ai pensé », a-t-il déclaré, « je ne saurais, à mon propre désarroi, vous offrir qu’un simple : rien, ou alors deux cognacs, avec lesquels je tentais après la première de remplir le temps normalement consacré à la réflexion » (Beckmann, 1963 : 154)11. En juin de la même année, La Leçon a été montée dans un petit théâtre de Mayence à la façon d’un numéro de clowns. Le 8 mai 1957, Gustav Rudolf Sellner a représenté à Darmstadt la même soirée deux pièces en un acte, La Leçon et Victime du devoir, cette dernière donnant lieu à un scandale retentissant. Tandis que La Leçon a été accueillie avec bienveillance, le public mécontent s'est déchaîné vers la fin de la seconde pièce aux cris de « So ein Mist ! » (« quelle saloperie ! ») et « Nieder mit Sellner ! » (« à bas Sellner ! »), obligeant ce dernier à intervenir et à demander aux mécontents de quitter les lieux (Daiber, 1976 : 172). Pourtant, à la suite de Darmstadt, de nombreux théâtres ont placé les pièces de Ionesco au répertoire, un phénomène que le critique Siegfried Melchinger a qualifié de « Ionescose », une maladie dont l’Allemagne lui semblait atteinte (Quint-Wegemund, 1983 : 120). La création mondiale de Tueur sans gages par Sellner à Darmstadt le 14 avril 195812 n’a toutefois pas été accueillie avec le même enthousiasme : l’impact du dramaturge semblait donc sur le déclin, lorsque sa nouvelle pièce Rhinocéros, créée le 31 octobre 1959 par Stroux, scella son succès en Allemagne de l’Ouest.
10Durant plusieurs décennies, Stroux a été l’un des metteurs en scène allemands majeurs. Élève de Karl Heinz Martin à la Volksbühne de Berlin dans les années vingt, il a signé son premier spectacle, la Comédie des erreurs de Shakespeare, en juillet 1931. Sa création de la pièce de Richard Billinger Hôtes silencieux (Stille Gäste, 1933) en avril 1934 au Deutsches Theater a été un grand succès et lui a valu les éloges de grands critiques dramatiques tels que Herbert Ihering, mais a également signifié son départ de la vie théâtrale berlinoise, les nationaux-socialistes ayant désapprouvé le choix de cette pièce. Stroux a pu travailler à Erfurt, Wuppertal et au Burgtheater de Vienne, avant d’être rappelé en 1939 à Berlin, au Staatstheater am Gendarmenmarkt, par l’acteur et metteur en scène Gustaf Gründgens. Au sortir de la guerre, Stroux a dirigé le théâtre de Darmstadt durant la saison 1945-1946, celui de Wiesbaden de 1946 à 1948, puis à Berlin le Hebbel-Theater en 1949-1950 et le Schiller- und Schloßparktheater en 1953-1954. Il a pris la direction du théâtre de Düsseldorf de 1955 à 1972, présentant alors 280 productions, dont 66 ont été des créations mondiales ou des premières allemandes – Stroux ayant à lui seul réalisé 75 de ces mises en scènes. Mêlant critique sociale et exigence poétique, Stroux privilégiait de monter des pièces qui dépassaient les interrogations portant sur l’actualité et au contraire interrogeaient, au moyen de paraboles, la place de l’homme au sein du devenir historique. L’œuvre de Ionesco, sa description d’un monde sinistre et violent, ses paraboles dérisoires, ont attiré l’attention de Stroux après les créations réalisées par Sellner à Darmstadt.
11Que les deux hommes de théâtre ne parlent pas la langue de l’autre n’a pas été un obstacle à la prise de contact et à la longue collaboration artistique qui s’en est suivie. Considérons dès lors les circonstances de cette rencontre et ses médiateurs, ainsi que les modalités de l’articulation du dialogue entre l’auteur et le metteur en scène.
12L’absence d’une petite scène expérimentale au théâtre de Düsseldorf, qui aurait pu accueillir un nombre réduit de spectateurs et ainsi limiter la portée d’un scandale potentiel, a empêché Stroux de créer des pièces avant-gardistes dont le succès n’était pas assuré. Le metteur en scène a donc attendu que Ionesco écrive une pièce qui soit adaptée au grand public. Le contact a été établi grâce à l’éditeur suisse Hans Rudolf Stauffacher, qui après avoir fait circuler le manuscrit de Rhinocéros à Berlin sans trouver preneur, a pris contact avec Stroux en février 1959, lui expliquant que contrairement aux pièces précédentes du dramaturge, celle-ci présentait une structure et un déroulement de l’action plus traditionnels et semblait permettre, voire exiger, une transposition sur une scène de théâtre plus spacieuse :
- 13 « J’ai reçu il y a quelques jours de Monsieur Ionesco le manuscrit de sa dernière pièce : Rhinocéro (...)
Vor wenigen Tagen erhielt ich von Herrn Ionesco das Manuskript seines neuesten Stückes : Rhinocéros – Die Nashörner. [...] Es ist der Umstand, daß ein Stück vorliegt, das aus der Experiment-Sphäre gehoben ist und zudem ein großes Theater erfordert. Dann besteht durchaus die Möglichkeit, bei schnellem Entschluss die Uraufführung wieder in Deutschland zu machen, obwohl auch schon bereits in London und New York (ganz abgesehen von Paris) das Interesse sich regt, wobei ich weiß, daß dort erste Agenturen dahinter stehen13.
13Selon Eva Stroux, son mari a lu la pièce en une nuit et a sermonné l’éditeur pour avoir tant tardé à lui remettre ce texte. À la suite de l’enthousiasme de Stroux, la création mondiale a été prévue à Düsseldorf.
14Ceci n’allait pourtant pas de soi, étant donné que des metteurs en scène parisiens, qui avaient assuré les débuts hésitants de Ionesco dans les petits théâtres de la Rive gauche à Paris, se sont également intéressés aux nouvelles pièces du dramaturge. Barrault a ainsi voulu monter Rhinocéros avant Stroux, allant jusqu’à confier le soin des décors à Salvador Dalí. Craignant finalement que la pièce ne soit pas appréciée à sa juste valeur, Barrault a préféré garder à l’affiche La vie parisienne d’après Jacques Offenbach, une production qui récoltait beaucoup de succès ; la première française de Rhinocéros à l’Odéon-Théâtre de France a donc eu lieu le 22 janvier 1960, soit trois mois après la création allemande.
- 14 « Concernant le décor, qu’il ne se fasse pas de soucis. […] KH se tient aussi textuellement que pos (...)
15Stroux et Ionesco ont longuement discuté de la direction à donner aux mises en scène. Lors de la création de La Soif et la Faim, alors que les répétitions avaient déjà commencé, Ionesco a fait part à Stroux de ses doutes concernant le choix des acteurs et lui a donné des conseils précis quant au décor. Stroux a répondu à ces inquiétudes en soulignant sa volonté de respecter ses indications : « Was das Dekor betrifft, so möge er sich keine Sorgen machen. […] KH würde sich soweit wie möglich an seine Regieanweisungen wörtlich halten », lit-on dans le mémorandum que Stroux a dicté à sa secrétaire14. En outre, au regard de ses spécificités stylistiques, rythmiques mais aussi grammaticales, le langage de Ionesco requiert une attention toute particulière lors de la traduction. Dans les documents d’archives sur Stroux, certaines correspondances en rendent compte. Les traducteurs des pièces, Claus Bremer et Christoph Schwerin pour Rhinocéros et Lore Kornell pour Le Piéton de l’air, La Soif et la Faim et Jeux de massacre, se sont à plusieurs reprises adressés à l’éditeur Stauffacher, à Stroux ou à Ionesco en personne. Ainsi Stauffacher est-il venu chercher conseil auprès de Stroux lors de la traduction du Piéton de l’air :
- 15 « Dans cette première traduction, nous [Stauffacher et Lore Kornell] avons convenu de garder pour l (...)
In dieser ersten Übersetzung, so haben wir [Stauffacher und Lore Kornell] uns geeinigt, werden die Personennamen und der Charakter des Ganzen noch französisch gelassen. Natürlich möchte ich gern, wie in den Nashörnern und in Mörder ohne Bezahlung die Hauptfigur Behringer nennen und nicht Bérenger. Da jedoch im Piéton Bérenger ein französischer Schriftsteller in England ist, da auch der meridionale Charakter betont wird, müssen wir die Sache genau überlegen. Ein ebensolches Problem gibt der Titel auf. Am schönsten wäre, wie Du auch sagtest Der Spaziergänger am Himmel. Wir haben allerdings Bedenken, weil Ionesco L’air sagt und nicht Ciel, also nur die Spur eines theologischen Anklangs im Wort Himmel vermeidet. Frau Kornell schlägt bisher vor Fußgänger der Luft15.
16Cet extrait de correspondance rend compte des interrogations et incertitudes suscitées par les caractéristiques françaises des pièces de Ionesco, c’est-à-dire non seulement les noms des personnages ou des lieux, mais encore certains accessoires ou costumes, des références littéraires et culturelles ou encore des traits d’humour particuliers contenus dans les dialogues. Malgré ces difficultés, Stroux est parvenu à créer une esthétique scénique adéquate à l’écriture dramaturgique de Ionesco.
17Nous proposerons en dernier lieu une analyse de l’esthétique scénique créée par Stroux. Cette étude a été réalisée grâce à la consultation de photographies d’époque prises lors des répétitions ou des représentations ainsi que de comptes rendus de critiques dramatiques.
- 16 Ce document inédit est consultable dans l’annexe de notre mémoire de recherche cité ci-dessus.
- 17 Cf. la note de bas de page n° 1 du présent article.
18La question de la difficulté des réalisations scéniques, devant conjuguer la fidélité à l’œuvre du dramaturge d’une part et les choix personnels du metteur en scène d’autre part, se pose d’autant plus lorsqu’il s’agit de créations mondiales. Lors d’une interview enregistrée au Hebbel-Theater Berlin après la tournée en Allemagne de la mise en scène du Roi se meurt par Stroux, Ionesco a expliqué au journaliste que sa rencontre avec Stroux avait été « due au hasard, je ne sais pas comment Stroux m’a choisi, je lui en suis très reconnaissant, mais après qu’il a mis en scène Rhinocéros je n’ai pas pu me séparer »16. Que le dramaturge n’ait pas réussi à se « séparer » de son metteur en scène semble dû à la fidélité des créations de Stroux, dont l’écrivain disait : « Il est rare de voir un metteur en scène d’une telle envergure, sachant accorder sa personnalité à celle d’un auteur et d’un texte »17.
19Les thématiques dans l’œuvre de Ionesco sont figurées sur scène par des images qui créent souvent, dans leur abondance et leurs multiplications, un monde insolite, voire onirique. Dans cet univers, les apparitions et les objets prolifèrent et varient, les bruits et les sources de lumière surgissent à des intervalles distincts et à des rythmes sans cesse changeants. Les leitmotivs du paradis perdu et de l’angoisse existentielle sont symbolisés par les images du jardin, du pont d’argent, de l’échelle argentée et des lieux clos, facilement transposables sur scène à travers les décors. Ceux de la féerie enfantine ou de l’autorité sont quant à eux directement suggérés à travers les costumes ou les accessoires. Ces thèmes chers à Ionesco sont par ailleurs rendus par des mouvements verticaux et horizontaux, tels que l’envol et l’ascension, la chute et l’enlisement. Le metteur en scène de ses pièces doit ainsi transposer les images de l’univers ionescien en rendant également sensibles ces mouvements scéniques, une entreprise particulièrement délicate pour des pionniers comme Stroux qui ouvraient des voies nouvelles sans modèles de référence.
20Secondé par les scénographes Mario Chiari (Rhinocéros), Teo Otto (Le Piéton de l’air et La Soif et la Faim) et Jacques Noël (Jeux de massacre), Stroux est parvenu à créer une ambiance onirique pour Le Piéton de l’air et La Soif et la Faim ainsi qu’une atmosphère oscillant entre l’invraisemblance et le réalisme pour Rhinocéros et Jeux de massacre. Lorsque la scène n’a pas permis de déployer certains procédés techniques voulus par l’auteur, Stroux a eu recours aux mouvements de personnages ou aux déplacements de décors afin de les transposer. Le principal parti pris de mise en scène de Stroux a donc été d’exploiter l’espace scénique, multipliant les déplacements verticaux, horizontaux et circulaires des acteurs ou des décors, traduisant ainsi les angoisses et les joies, les sentiments d’oppression et de liberté, les visions cauchemardesques ou idylliques des personnages ionesciens. Utilisant ce procédé lors des quatre créations mondiales, Stroux a fait preuve d’une continuité dans la transposition scénique de l’œuvre de Ionesco.
21Lors de la création du Piéton de l’air et de La Soif et la Faim, Stroux a accentué les images oniriques présentes dans le texte de Ionesco par les costumes des personnages, les décors et les jeux de lumière. Il a transposé comme indiqué les mouvements ascendants et descendants dans Le Piéton de l’air mais les a modifiés dans La Soif et la Faim : par exemple, dans le premier épisode intitulé « La Fuite », Stroux a remplacé l’enfoncement de l’appartement de Jean par le vacillement et le déplacements des murs et des meubles du côté cour au côté jardin. La principale innovation par rapport aux indications de Ionesco relevait du mouvement circulaire, que Stroux a utilisé à de nombreuses reprises afin d’animer les scènes de groupes, de rendre sensible le défilement du paysage et de placer le personnage principal, Bérenger ou Jean, au centre de l’action. Stroux a en outre connoté la forme du cercle positivement puisqu’il en a fait un symbole d’espoir : il l’a fait apparaître dans l’image finale de la communion des personnages lors de la dernière scène du Piéton de l’air de même que dans la forme du jardin, emblème de la félicité chez Ionesco, dans La Soif et la Faim.
22Les mouvements verticaux d’élévation et d’affaissement, qui font partie de l’action du Piéton de l’air et de La Soif et la Faim, sont pratiquement absents des pièces Rhinocéros et Jeux de massacre. La principale nouveauté de Stroux par rapport à ces deux derniers textes a été d’ajouter des mouvements verticaux ascendants pour représenter l’espoir et la volonté de résister à la « rhinocérite » ou à la mort, et des mouvements horizontaux afin de symboliser l’échec des personnages, leur emprisonnement, leur immobilisme ou leur décès. Enfin, Stroux a rendu l’idée de l’encerclement, qu’il soit idéologique ou conduise à la mort, par des mouvements circulaires et l’a accentué par les déplacements des personnages lors des scènes de foule ou par les fréquentes transformations du décor.
- 18 Cf. la note de bas de page n° 1 du présent article.
23En définitive, nous avons montré que Ionesco a confié à Stroux les créations mondiales de Rhinocéros, Le Piéton de l’air, La Soif et la Faim et Jeux de Massacre en raison de l’intérêt du Düsseldorfer Schauspielhaus pour les pièces de cet auteur et au regard de l’esthétique scénique que Stroux est parvenue à élaborer. Lorsque le metteur en scène a quitté ses fonctions au Düsseldorfer Schauspielhaus en 1972, Ionesco a ainsi déclaré : « Nous ne parlions pas la même langue, mais nous parlions le même langage »18. Le lien privilégié entre les deux hommes était donc bien fondé sur une même conception théâtrale : œuvrant en pionnier, Stroux s’est montré fidèle au langage théâtral de Ionesco et, au-delà de l’obstacle de la langue et des influences théâtrales distinctes, a réalisé des transpositions scéniques dans l’esprit de l’auteur. Cette étude souligne ainsi le rôle clé qu’ont pu jouer des personnalités de la vie théâtrale ouest-allemande pour assurer le succès et la notoriété d’un dramaturge francophone.
- 19 La copie dactylographiée de cet article non titré nous a aimablement été remise par Madame Eva Stro (...)
24Ce travail éclaire également d’un jour nouveau la nature des contacts entre le théâtre français et allemand, l’absence d’une communication verbale directe entre auteur et metteur en scène n’empêchant en rien la réalisation de productions scéniques majeures. Dans un texte dédié à Stroux dans le numéro 61 des Cahiers Renaud-Barrault de mai 196719, Ionesco raconte : « Je ne sais pas l’Allemand, je ne sais pas l’Anglais, je ne sais pas le Français et Stroux non plus ne sait pas le Français, ne sait pas l’Anglais, et peut-être ne sait-il pas l’Allemand. Quel moyen de contrôler puisque moi-même je ne sais que ia [sic], nein, night [sic], Ahtung [sic], Ich habbe [sic], Ich bin, Ich liebe ». Ionesco continue : « Nous avons passé des heures et des heures ensemble : à Paris, à Düsseldorf, à Zurich, à Berlin. Toujours, les premiers moments de la rencontre sont un peu difficiles, parce que nous voulons dire, nous dire, des choses. Puis on renonce. Alors nous regardons des lacs, nous buvons de l’alcool, nous regardons des maisons, nous nous promenons. » Il conclut : « Bref, je me souviens de beaucoup de rencontres fraternelles, réconfortantes dans la paix de l’amitié ». Peut-être est-ce là une vision singulière mais au demeurant efficace du dialogue franco-allemand.
- 20 Cf. la note de bas de page n° 1 du présent article.
25L’étonnante amitié qui lia Stroux et Ionesco semble justifier à elle seule cette intense collaboration artistique entre la France et l’Allemagne : à l’issue de la représentation du Roi se meurt à Düsseldorf le 1er mars 1964, Stroux a remis symboliquement à celui qu’il appelait « [s]on Shakespeare » les clés (« goldene Schlüssel ») de son théâtre en gage de son amitié, une amitié également chère à Ionesco, qui a manifesté son attachement à Stroux dans ces quelques lignes qu’il lui a adressées : « Comme je voudrais que nous soyons en l’année 1958 et comme je voudrais recommencer, avec vous, et tout revivre. »20