- 1 Voir le numéro 10 de Ridiculosa que l’EIRIS (Equipe Interdisciplinaire de Recherche sur l’Image Sat (...)
- 2 Voir les travaux d’Annie Duprat, notamment Duprat, 1994.
- 3 Sur la question sarroise, voir les travaux de Jean-Paul Cahn, Armin Heinen et Rainer Hudemann. On p (...)
- 4 Sur le recours à la métaphore de l’enfant pour figurer la Sarre, voir Heinen, 1997 et Schneider, 20 (...)
1La caricature politique abrite une ménagerie nombreuse et variée. Elément traditionnel de l’arsenal satirique1, l’animalisation constitue l’une des armes favorites des dessinateurs de presse lorsqu’il s’agit de cristalliser les travers de leurs cibles. Appliquée à la représentation de l’adversaire, l’analogie animale, qui prive alors la personne de toute ou partie de sa dignité humaine, est vecteur d’une certaine violence. Que l’on songe par exemple aux caricatures du XVIIIe siècle qui associaient Louis XVI à l’image d’un porc2. Ainsi ne s’étonnera-t-on pas de constater que « l’animalisation de l’adversaire est périodiquement avivée lors des plus fortes tensions sociales, internes ou externes » (Baratay, 2003 : 242). À cet égard, la crise que provoqua pour les relations franco-allemandes la politique menée par la France en Sarre entre 1945 et 19563 ne déroge pas à la règle, les caricaturistes allemands et sarrois opposés au détachement de la Sarre de l’Allemagne et à l’union économique franco-sarroise (1947) convoquant volontiers la métaphore animalière pour illustrer et commenter cette source de tensions avec Paris. Mais la volonté de dénigrer l’Autre n’explique pas à elle-seule l’emploi de l’animalisation dans les caricatures allemandes des années 1950. Car le référent animal ne fut pas seulement utilisé pour railler le camp adverse, il fut également mobilisé pour figurer les Sarrois. Pour représenter l’État autonome de la Sarre, créé par la France au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les dessinateurs de presse ne pouvaient mettre en scène son allégorie nationale puisque le jeune État n’en avait pas. Faute de tradition iconographique, ils pouvaient donner libre cours à leur imagination. Or, l’examen quantitatif des représentations satiriques de la Sarre autonome montre que la métaphore animale fut, après la métaphore infantile4, l’une des plus fréquemment utilisées dans la presse allemande. Ce constat invite à réfléchir sur les raisons de ce choix. À partir d’un corpus d’une cinquantaine de caricatures animales issues de la presse sarroise et allemande publiées entre 1949 et 1955, nous nous proposons d’explorer ce bestiaire polymorphe. L’analyse des images les plus significatives de notre corpus nous permettra d’étudier le fonctionnement de la caricature animale que nous envisagerons comme un dispositif, cette notion permettant « de rendre compte d’objets composites, irréductibles à une structure simple » (Ortel, 2008) . Il s’agira ensuite d’interroger les enjeux de l’utilisation de l’animalisation dans l’image satirique à partir de l’exemple sarrois. Ces images nous permettront par ailleurs de saisir la perception de la France et la réception du débat sur la Sarre dans la presse de l’époque.
2La caricature repose sur un dispositif communicatif qui implique émetteur et destinataire : le langage qu’elle emploie est un langage codifié, fortement connotatif, qui use d’allégories et de symboles, et repose, entre autres, sur un procédé de réduction. Ainsi, pour que le message qu’elle véhicule soit compris, elle oblige le spectateur-lecteur à rétablir le lien entre les signes visuels et ce qu’ils sont censés représenter. Le bon fonctionnement de la caricature suppose alors chez le destinataire un système de références commun avec les dessinateurs. Ces derniers sont donc contraints de tenir compte en amont des « horizons d’attente » des lecteurs en faisant appel à un imaginaire largement partagé.
- 5 Voir les réflexions de Claire Aslangul sur l’utilisation du motif animalier dans l’affiche et la ca (...)
3En raison de son caractère concret, et parce qu’elle mobilise une symbolique bien connue des récepteurs, la métaphore animalière constitue ainsi l’un des vecteurs privilégiés de la caricature (Cheles, 2003 : 245 ; Baur, 1974 : 9) et apparaît comme un outil d’une grande efficacité pour rendre intelligible le message à destination des lecteurs5. Mais au sein de ce dispositif, la caricature animale convoque des références de nature très diverse.
4Si l’on examine à présent les images de notre corpus, on constate tout d’abord que la métaphore verbale est l’un des ressorts de la caricature animale. Le dessin est alors la traduction visuelle littérale de dictons populaires ou d’expressions imagées utilisées au quotidien. Illustrons notre propos en prenant l’exemple de la caricature n°1.
Illustration 1 : Verbissene Saargespräche, „Nehmen Sie doch den Hund weg, wenn Sie mit mir reden wollen, Herr Schuman“ Süddeutsche Zeitung, 10.1952
Landesarchiv Saarbrücken
- 6 Organe de presse de l’opposition sarroise en Allemagne, la Deutsche Saar-Zeitung fut interdite de p (...)
5Publiée initialement dans la Süddeutsche Zeitung puis reprise dans la Deutsche Saar-Zeitung6, elle présente le chef du gouvernement sarrois, Johannes Hoffmann, sous les traits d’un chien en laisse. Transposition graphique de la locution allemande « treu wie ein Hund sein », la représentation canine sous-tend l’accusation de servilité sans cesse dirigée contre Hoffmann. Ardent défenseur de la réconciliation franco-allemande et promoteur de l’autonomie sarroise, il fut continuellement accusé par l’opposition allemande d’être aux ordres de Paris (Cahn, 1996 : 173). Notons que ce type de caricature repose sur le principe du syllogisme (Benoît, Kaenel, 1998 : 112) : puisque le chien est réputé pour la fidélité qu’il témoigne à son maitre, toute personne associée au canidé jouit de cette même qualité… ou de ce défaut, selon le contexte.
6En représentant Hoffmann précisément en petit chien hargneux en train de mordre le chancelier fédéral, la caricature va plus loin et suggère la prétendue hostilité du chef du gouvernement sarrois à l’encontre de l’Allemagne. Pour s’être prononcé en faveur du statu quo et non pour le rattachement au Reich lors du référendum sarrois de 1935, et pour s’être exilé au Luxembourg puis au Brésil après la réintégration de la Sarre à l’Allemagne, devenue nazie, le Ministerpräsident sarrois dut faire face à l’accusation de traîtrise durant toute sa carrière politique. Par ses aboiements et ses invectives, Hoffmann perturbe ici l’entretien entre le ministre des Affaires étrangères français, Robert Schuman, et le chancelier Adenauer, tous deux assis à la table des négociations, et apparaît ainsi comme un obstacle au règlement de la question sarroise. L’auteur de la caricature file d’ailleurs la métaphore du roquet dans le titre, Verbissene Saargespräche, qui comporte un jeu de mots entre le participe passé du verbe verbeißen, qui désigne le fait pour un chien de planter ses crocs dans quelque chose et de ne plus lâcher prise, et l’adjectif verbissen qui signifie « acharné », « obstiné ».
- 7 La Deutsche Saar était l’organe de presse de la DPS, Demokratische Partei Saar, l’un des principaux (...)
7La caricature animale s’inspire également du symbolisme religieux, comme l’illustre la caricature n°2 parue à quelques jours du référendum sur l’européanisation de la Sarre dans la Deutsche Saar7.
Illustration 2 : Keine freie Abstimmung bei Friedensschluss, Deutsche Saar, 11.10.1955
Landesarchiv Saarbrücken
8Partisan du statut européen dans lequel il voyait une solution d’avenir permettant de mettre la Sarre à l’abri d’un réveil du nationalisme, Hoffmann, reconnaissable sur le dessin à ses lunettes rondes en écaille, fut comparé à plusieurs reprises au serpent de la Genèse. La tradition biblique attache une symbolique fortement négative à ce reptile perçu comme un animal fourbe et trompeur, identifié au Démon. À l’instar du perfide serpent de l’Ancien Testament, le chef du parti chrétien-démocrate apparaît ici comme l’incarnation de la tentation. Le projet d’européanisation qu’il défendait avec conviction est implicitement assimilé au fruit défendu qui précipiterait irrévocablement la chute des Sarrois. Le cachet de cire qui porte le sceau de la France ainsi que le détail du bonnet phrygien dont est coiffé Hoffmann tendent en effet à discréditer l’idée européenne, présentée comme une manœuvre de la France pour préserver ses intérêts en Sarre. Que Paris se prononce en faveur de l’européanisation du territoire alors que les parlementaires français n’avaient pas ratifié le texte sur la création de la Communauté Européenne de Défense (C.E.D.) un an auparavant pouvait alimenter les doutes quant à la conviction européenne de la France et aux motifs véritables de son engagement pour le statut soumis à référendum (Cahn, 2000 : 152).
9Les figures animales issues du symbolisme religieux facilitent la réception du message car elles se réfèrent à un héritage culturel ancien et donc bien ancré dans les imaginaires collectifs.
10C’est également pour cette raison que les emprunts de la caricature animale à la fable et au conte, genres traditionnels et populaires, sont si fréquents. Les contes de Grimm, en particulier, ont inspiré les caricaturistes des années 1950. En tant qu’éléments constitutifs du patrimoine culturel allemand, véritables lieux de mémoire, ils constituent des références facilement identifiables par tous les lecteurs, même par les moins érudits.
- 8 Notons que le titre de la caricature Hans im Glück. Ein Grimmes deutsches Märchen ? joue sur l’homo (...)
- 9 Rappelons l’argument du conte : après sept ans d’apprentissage, Hans décide de quitter son maitre p (...)
11C’est précisément un conte rendu célèbre par les frères Grimm dans leur recueil Kinder- und Hausmärchen qui donne son titre8 à la caricature suivante parue en octobre 1954, parodie d’Hans im Glück9.
Illustration 3 : Hans im Glück, Stuttgarter Zeitung, 23.10.1954
Sammlung Fritz Meinhard
12La scène reproduite se réfère à l’épisode où Hans échange son oie à un rémouleur contre une meule à aiguiser. Dans cette relecture satirique du conte, c’est le Français Pierre Mendès-France, alors président du Conseil, qui endosse le rôle du rémouleur et le chancelier Adenauer celui de Hans, figure candide dupée à répétition par les autres personnages du texte. Dans le contexte de 1954, l’échange auquel se livrent les protagonistes fait référence aux accords de Paris. Signés le 23 octobre par Adenauer et Mendès-France, ils prévoyaient la cessation du régime d’occupation pour la RFA, la restauration de sa souveraineté, son adhésion à l’Union de l’Europe occidentale (U.E.O.) et son entrée dans l’OTAN ainsi qu’un statut européen pour la Sarre, soumis à référendum. L’analogie avec le conte Hans im Glück stigmatise l’abandon de la Sarre et son troc contre la souveraineté de la R.F.A. et relaye ainsi le reproche souvent adressé à Adenauer d’être trop enclin à faire des concessions à la France. Le chancelier avait beau s’en défendre et insister sur la réciprocité du compromis, de l’avis des observateurs contemporains, l’Allemagne avait sacrifié la Sarre (Cahn, 1996 : 164). Comparés ici à l’échange de l’oie contre la pierre à aiguiser, les accords de Paris apparaissent comme une transaction inégale où l’Allemagne perd plus qu’elle ne reçoit. On comprend en effet à la lecture du conte que le malicieux rémouleur va faire un festin de cette oie, dont le texte précise qu’elle est bien grasse.
13À la lumière de ces premiers exemples, la caricature animale apparaît comme une « articulation d’éléments hétérogènes », répondant ainsi à la définition du dispositif. Il n’est pas rare que ces différents éléments se superposent et s’enchevêtrent au sein d’une même image, conférant alors à la caricature plusieurs significations possibles, parfois contradictoires.
14De la pluralité des références (religieuses, mythologiques, littéraires, langagières, etc) convoquées par la caricature animale résulte une multiplicité des niveaux de lecture. Le bestiaire satirique se caractérise ainsi par sa polysémie. Les éléments textuels qui accompagnent le dessin, le titre et/ou le commentaire, permettent alors d’encadrer la compréhension et de lever certaines ambiguïtés. C’est par exemple le cas dans la caricature suivante où Gilbert Grandval, représentant pendant dix ans des intérêts français à Sarrebruck, en qualité de gouverneur militaire, puis de Haut commissaire et enfin d’ambassadeur, est associé à un coq. Ceci correspond à une représentation traditionnelle de la France, le coq gaulois étant utilisé en tant qu’emblème de la France depuis le XIIe siècle, davantage d’ailleurs par les étrangers que par les Français eux-mêmes (Pastoureau, 1997).
- 10 Malgré nos efforts, les ayants-droits des caricatures 4 et 5 n'ont pas été identifiés.
Illustration 4 : Wenn der Hahn kräht…Hamburger Abendblatt, 12.06.195110
15En fonction du contexte et de l’intention de l’émetteur, le coq peut être chargé d’une symbolique positive ou véhiculer au contraire une image dévoyée de la France et de sa politique (Doizy et Houdré, 2010 :100). Ici, la référence à l’emblème national français est en effet doublée d’une allusion implicite à la métaphore verbale « wie ein Gockel stolzieren » (« être fier comme un coq »). L’attitude hautaine que l’on reprochait à Grandval est assimilée à celle d’un coq monté sur ses ergots. L’oiseau de basse-cour est également connu pour être batailleur et coléreux. Mais ce n’est pas cet aspect qui est ici mis en évidence. Le commentaire situé en dessous de l’image nous éclaire en effet sur la signification à accorder à la métaphore du coq. Gonflé d’orgueil, le fier volatile se délecte en effet de pouvoir chanter « Cocorico ! La Sarre, c’est moi ! », allusion transparente à la formule traditionnellement attribuée à Louis XIV « L’État, c’est moi ». Accusé par ses opposants de se comporter en « proconsul » en raison de son dirigisme et du pouvoir illimité qu’il exerçait en Sarre, Grandval pouvait apparaître – et fut partiellement perçu – comme un monarque absolu. Ainsi, à travers la métaphore du coq, appuyée par la référence à l’absolutisme, l’opposition allemande fustigeait l’attitude présomptueuse de Grandval et, par métonymie, des responsables français qui entendaient décider unilatéralement de l’avenir de la Sarre et brocardait l’arrogance historique des Français, faisant ainsi écho à un préjugé largement répandu.
16Les dessinateurs exploitent souvent la polysémie du bestiaire satirique pour jouer avec les différentes symboliques attachées à un même référent animal. Sur l’image suivante par exemple, la référence mythologique à Europe sur son taureau est associée à la métaphore verbale « eine Melkkuh », « être une vache à lait ».
Illustration 5 : Auf dem Bild - und in der Wirklichkeit, Rhein-Zeitung, 10.04.1951
17La corrélation de ces deux représentations contradictoires du bovin, appliquées à la Sarre, met en exergue le contraste entre d’une part l’idéal européen brandi par Hoffmann et d’autre part la situation dénoncée par l’opposition : l’exploitation économique du territoire par la France.
18La caricature animale est donc le lieu d’une polyphonie connotative, fidèle en cela à la notion de dispositif qui contient à la fois l’idée de contrôle et celle d’ouverture : « à l’intérieur du cadre fixé par la matrice, le nombre des interactions est souvent imprévisible », le dispositif peut ainsi être défini comme « une matrice d’interactions potentielles » (Ortel, 2008 : 6).
19Cette épaisseur du réfèrent animal peut induire une certaine ambiguïté concernant la signification à attribuer au choix de l’espèce représentée et ainsi brouiller le message. C’est le cas de la caricature n°6 :
Illustration 6 : Deutsche Saar, 03.09.1955
Landesarchiv Saarbrücken
20Conçue comme un diptyque, cette caricature associe deux images antithétiques. Le dessin de gauche s’apparente à une parodie de portrait équestre, type pictural qui participe du culte du souverain. Comme dans la statuaire équestre, le cheval sert de support au pouvoir : il illustre la domination exercée par l’homme sur l’animal ainsi que le pouvoir que l’homme peut exercer sur son environnement du fait de sa position dominante (De Blomac, 2003 : 117). Le portrait équestre est ici tourné en dérision et mis au service d’une représentation burlesque de « Joho » en empereur bouffon. En référence à César, Hoffmann est coiffé d’une couronne de laurier, attribut du triomphateur, et arbore le drapeau de la Sarre. La caricature raille ainsi l’ambition de toute-puissance du Ministre-Président sarrois. Le port majestueux et l’attitude altière du cavalier, caractéristiques du portrait équestre, tranchent ici avec le caractère grotesque du dirigeant sarrois qui écrase de son embonpoint sa frêle monture. Comble du ridicule, ce n’est pas un vaillant étalon, mais un âne famélique que chevauche Hoffmann. De surcroit, la misérable bête est obligée de se nourrir des déchets de la France. Cette image, représentation rétrospective de la situation en Sarre en 1947, fait allusion à l’entrée en vigueur de l’union économique avec la France et contraste avec l’illustration de droite, vision prospective de l’avenir du territoire en cas de victoire du « non ». Elle montre en effet le cavalier Hoffmann, qui a péché par hybris, châtié et désarçonné. Cette caricature incite ainsi les Sarrois à se regimber et appelle à un sursaut d’orgueil. À cet égard, la différence de dénomination de la Sarre sur les deux images n’est pas insignifiante. L’emploi du français sur l’image de gauche renvoie à la représentation d’une Sarre romanisée, asservie par la France. La deuxième illustration présente au contraire une Sarre consciente de son identité allemande, qui aspire à se libérer de la domination française et d’Hoffmann. Cette caricature véhicule ainsi l’un des arguments clé de l’opposition sarroise pour appeler à voter contre le statut européen : la victoire du « non » entrainerait la chute du gouvernement Hoffmann.
21Si le message semble clair, comment comprendre le choix, a priori déroutant, de l’âne comme allégorie de la Sarre ? L’âne est en effet un animal qui ne passe pas pour particulièrement intelligent. Dans le langage figuré, en français comme en allemand, il devient même synonyme d’ignorance. L’âne est par ailleurs un symbole d’obéissance. Domestiqué par l’homme, il sert d’animal de trait et supporte les travaux pénibles. Ainsi pourrait-on voir dans le choix de cette représentation une critique de la docilité des Sarrois auxquels on reprochait de s’être accommodés de l’union économique avec la France en raison des avantages matériels qu’elle leur offrait, notamment en matière de ravitaillement. Les Sarrois n’étaient-ils pas taxés par les Allemands de Speckfranzosen, littéralement « Français par le lard » dans l’immédiat après-guerre ? Mais cette représentation est plus ambivalente qu’elle ne le paraît. En effet, l’âne n’est pas aussi stupide que le veut sa réputation et malgré des dehors dociles, il se défend de ses ennemis par ses ruades. Enfin, l’âne est un animal souffre-douleur (Bochet, 2010 : 72). Méprisé et battu, il endure les mauvais traitements, comme l’ânesse de Balaam dans la Bible. C’est également cet aspect qu’ont retenu ceux qui en ont fait une figure littéraire. Que l’on songe par exemple au « petit âne blanc » de Joseph Kessel ou aux « Mémoires d’un âne » de la Comtesse de Ségur où l’âne apparaît comme la victime de l’exploitation cruelle de l’homme.
22Ainsi, le référent animal, de par sa polysémie intrinsèque, peut évoquer de multiples associations, dont certaines sont indépendantes de la volonté des concepteurs. Ceci nous rappelle qu’une image, même de propagande, est l’« aboutissement d’un processus de constitution qui résulte d’interactions complexes, entre éléments de signification intentionnels (message explicite) et non-intentionnels » (Gunthert, 2001 : 53), les référents culturels implicites appartenant à cette seconde catégorie.
23Apres avoir rendu compte du fonctionnement du dispositif à l’œuvre dans les caricature animale, il s’agit à présent de se pencher sur les motifs qui expliquent le recours à l’animalisation lors du conflit sarrois.
24Appliquée à la représentation des tenants du détachement de la Sarre, la France, son représentant à Sarrebruck Gilbert Grandval, et Johannes Hoffmann, l’animalisation vise à révéler la vraie nature de l’ennemi politique. Elle fait tomber le masque et met à nu l’animal qui est en l’homme. En destituant physiquement, la caricature infériorise aux yeux de tous (Baratay, 2003 : 242). Si l’on compare néanmoins le bestiaire mis en scène par les dessinateurs allemands et sarrois à ceux mobilisés lors de précédentes périodes de tensions ou de conflits, il apparaît assez nettement que l’animalisation tend ici moins à déshumaniser qu’à railler l’adversaire. Prenons deux exemples. Au XIXe puis au XXe siècle, le dessin antisémite associait les Juifs aux rats, aux araignées ou aux insectes afin de les stigmatiser comme des êtres nuisibles et parasites (Matard-Bonucci, 2001 : 33). De même, lors des deux conflits mondiaux, la propagande de guerre utilisa le loup, l’araignée, la pieuvre ou des animaux de légende tels que l’hydre ou le dragon pour vilipender l’ennemi. En associant l’adversaire à des espèces malfaisantes, l’animalisation servait à légitimer, mais aussi à « détabouiser » l’acte de tuer. La déshumanisation de l’ennemi devait « permettre au soldat de surmonter l’inhibition de tuer des membres de son espèce » (Aslangul, 2010 : 223-225). Si la symbolique attachée au coq n’est guère valorisante, les caricatures animales anti-françaises à l’époque du conflit sarrois n’atteignent jamais un tel degré de violence, preuve en est que, en dépit du différend qui les opposait, Allemands et Sarrois ne perdirent jamais de vue la nécessité d’une entente avec la France. À l’approche du référendum de 1955, on constate néanmoins une gradation dans l’utilisation du référent animal, Johannes Hoffmann n’étant plus seulement comparé à un chien, hargneux mais peu redoutable, comme ce fut souvent le cas jusqu’alors, mais également à un serpent. L’analogie avec cet animal venimeux met en exergue le danger représenté par Hoffmann et appelle ainsi à s’en débarrasser, certes pacifiquement, en votant « non », mais la métaphore du serpent témoigne tout de même du climat de crispation qui s’installa en Sarre lors de la campagne du référendum.
25La logique de l’animalisation est toute autre lorsqu’elle est au service de la représentation des Sarrois. Lorsque les animaux sont utilisés dans l’iconographie politique à des fins d’auto-définition, ils appartiennent généralement à des espèces nobles, chargées de valeurs positives telles que la force ou la puissance (Grelle, 2003 : 190). Or, si l’on passe en revue le bestiaire sarrois, il apparaît que les animaux les plus souvent convoqués sont la vache, l’âne et, dans une moindre mesure, l’oie. Autant dire que ce ne sont pas les espèces auxquelles on penserait spontanément pour se mettre en valeur. Mais ces animaux ont en commun d’être des Nutztiere, des animaux élevés par l’homme pour leur viande, leur lait ou en tant que bêtes de somme. L’union économique de la Sarre et de la France est ainsi dénoncée comme une exploitation. L’analogie avec la vache à lait est à cet égard des plus parlantes, ce qui explique sans doute sa récurrence. En outre, on note que la vache est dans la majorité des cas muselée ou attachée. Cette représentation était à même de raviver les ressentiments de la population sarroise mal à l’aise dans cet État, né de la volonté de l’occupant français, où l’opposition n’avait pas voix au chapitre et où les entraves aux libertés démocratiques étaient nombreuses. Le référent animal stigmatise ainsi l’absence de parole en Sarre et cristallise un sentiment d’injustice et d’indignation auprès du lecteur.
26Assimilée à la domination de l’homme sur l’animal, la relation entre la France et la Sarre apparaît dès lors comme déséquilibrée, reposant sur une dialectique sujet/objet. Le recours au dualisme homme/animal développe un manichéisme qui frappe l’esprit et « contribue au travail de distinction et d’opposition » (Bacot, 2003 : 11). Il permet ainsi de renforcer l’altérité des deux forces en présence et de mettre en exergue le clivage irréductible qui les sépare.
- 11 En 1953, le Conseil de l’Europe présenta, à l’initiative du Néerlandais van Naters, un projet d’eur (...)
27Certaines caricatures vont plus loin en présentant les Sarrois non plus seulement en position de dominés mais de proies, ils sont alors figurés sous les traits d’une souris ou d’un poisson. La caricature n°7 montre par exemple Marinus van der Goes van Naters11 essayant d’appâter le poisson sarrois, pour le plus grand plaisir du prédateur français, au moyen du statut européen qui apparaît dès lors comme un leurre pour piéger les habitants de la Sarre.
Illustration 7 : Hannoversche Allgemeine Zeitung, 02.1954
Landesarchiv Saarbrücken
28Les partis irrédentistes sarrois appelaient ainsi les électeurs à « ne pas mordre à l’hameçon ». Une telle métaphore participait de la dramatisation du débat autour du référendum en suggérant que la victoire du « oui » aurait des conséquences funestes pour les Sarrois : le petit poisson sarrois serait en effet inéluctablement avalé par la France.
29L’acte, hautement symbolique, de « consommer » la Sarre est parfois explicitement représenté. C’est le cas de cette caricature reprise dans la Deutsche Saar-Zeitung, qui montre Marianne s’apprêtant à engloutir goulûment la Sarre sous l’œil réprobateur du chancelier Adenauer qui la met en garde : « Madame devrait penser un peu à sa ligne ».
Illustration 8 : « Madame sollten ein wenig an Ihre schlanke Linie denken », Fränkische Nachrichten, 30.11.1953
Landesarchiv Saarbrücken
- 12 Voir par exemple la caricature anglaise An imperial Bonne bouche or the dinner at Tilsit (1807) don (...)
- 13 Au lendemain de la Première Guerre mondiale, la France tenta d’annexer à nouveau la Sarre. Si cette (...)
30Le motif de l’« avalage » au cœur de cette image, est récurrent dans le dessin satirique pour dénoncer l’absorption des faibles par les puissants (Potocki, 2001 : 34). Par ailleurs, « parce qu’il repose sur l’introduction d’un élément extrinsèque dans l’organisme, l’acte de manger articule une dialectique extérieur/intérieur » (Girard, 2011 : 175). Dans le contexte sarrois, il dénonce les intentions expansionnistes imputées à la France et agite le spectre d’une disparition de la Sarre à long terme. Cette Marianne vorace n’est pas sans évoquer « l’ogre de Corse » que les caricatures antinapoléoniennes montraient en train de dévorer le monde12. L’image stigmatise ainsi l’appétit territorial de la France et établit une continuité avec la Franzosenzeit (1793-1815) lors de l’annexion de la rive gauche du Rhin, ravivant le souvenir des différentes occupations et annexions subies par le passé par la Sarre13. L’acte de manger est ainsi « vecteur des anxiétés identitaires » (Girard, 2011 : 173).
31Muselés, piégés, exploités ou sacrifiés, les animaux du bestiaire sarrois sont invariablement au service de l’émotion et de la dramatisation. Parce que « les bêtes permettent de transgresser censure et bienséance » (Duprat, 1994 : 132), la caricature animale véhicule un message encore plus radical (Grelle, 2003). Elle apparaît ainsi comme un dispositif qui repose sur le recours à des figures destinées à dire ce que l’on pourrait sinon difficilement formuler verbalement, qui sont partie intégrante de la culture du destinataire et font naître en lui une émotion forte telle que la peur ou l’indignation. Sentiment de colère excité par une injustice, l’indignation provoque la réprobation et commande une action qui a pour objectif de faire cesser l’intolérable. A la vue de ces images qui mettent en scène l’exploitation de la Sarre, le spectateur-lecteur est investi du pouvoir de mettre fin à cette situation en s’opposant à la politique menée par la France et en prônant le retour de la Sarre à l’Allemagne.