1Longtemps tenue pour mineure (Rheims, 1972 : 293), la sculpture animalière connaît dans les dernières décennies du XIXe siècle un important renouveau en Europe, investissant aussi bien le paysage urbain que rural. Ces statues animalières ne répondent pas seulement à une ambition décorative. Participant au mouvement de « statuomanie » qui touche alors l’espace public (Agulhon, 1978), elles révèlent les usages identitaires de la représentation animale, destinée à illustrer une culture en « exprimant » des caractéristiques collectives, nationales notamment (Baker, 2001 : 33). Renouvelée au début des années 1970 à partir d’une approche novatrice de l’héraldique et du bestiaire médiéval (Pastoureau, 1972), la recherche historique sur le symbolisme animal s’est depuis lors amplifiée et diversifiée, profitant à la fois de l’essor des études historiques sur l’animal au début des années 1980 (Baratay et Mayaud, 1997 : 412) et de l’intérêt croissant pour les signes et les symboles, domaine de recherche ayant depuis trente ans beaucoup contribué à l’essor de l’histoire culturelle (Rioux et Sirinelli, 1997). En 2001, un colloque organisé à Lyon abordait la question des symboles animaliers utilisés dans l’iconographie politique ; parmi les animaux évoqués pour le XIXe siècle figuraient le lion et le taureau, symboles de l’idéal républicain en France et opposés au bœuf noble, ou encore à l’âne et l’éléphant, emblèmes respectifs des Partis démocrate et républicain aux États-Unis (Bacot et al., 2003).
2Dans l’espace germanique et slave, on observe à la même époque un engouement pour les figures de l’élan (Alces Alces) et du bison d’Europe (Bison bonasus). Perçus comme des survivances de la faune des anciens temps – et souvent associés entre eux à ce titre (Floericke, 1930) – ces deux espèces rares et menacées font à la fin du XIXe siècle l’objet d’une redécouverte à la fois scientifique et populaire. Deux raisons essentielles expliquent le vif intérêt que suscitent ces grands mammifères. Tout d’abord, en tant que derniers représentants d’une faune perçue comme « originelle », ils fixent une mémoire collective (Schama, 1995) à la recherche d’animaux prestigieux auquel le groupe peut s’identifier ; par ailleurs, ils comblent le manque de grand gibier que les Européens, alors marqués (dans un contexte colonial) par l’imagerie du bestiaire africain (Gissibl, 2012), constatent lorsqu’ils considèrent leur propre continent. Le bison, présent à l’état sauvage dans les confins polono-lituaniens (forêt de Białowieża) et élevé en captivité depuis 1865 dans un des parcs privés de l’Est de la Prusse (principauté de Pleß) fascine Allemands, Polonais et Russes, qui rivalisent pour en faire un symbole national – voire racial dans le cas du mouvement nazi (Schama, 1995). Quant à l’élan, surtout présent dans les forêts de Prusse orientale, il intègre dès 1787 les armoiries de la province et s’affirme au XIXe siècle comme le symbole de la région (Dilba, 1995).
3Chargée d’affirmer et de magnifier le lien que les sociétés entretiennent (ou veulent entretenir) avec lui, la monumentalisation de l’animal dans l’espace public est un phénomène dont l’analyse relève de plusieurs champs disciplinaires. L’histoire culturelle, tout d’abord, permet d’en saisir certains enjeux. Une fois statufiés, le bison et l’élan s’imposent comme des « lieux de mémoire » (Nora, 1984) à la fois « idéels » et » matériels » ; métaphore incarnée dans le bronze ou dans la pierre de l’ancrage géographique de la collectivité, ces monuments célèbrent la continuité historique du groupe tout en favorisant l’intégration des animaux qu’ils représentent au sein de « l’héritage national » (Kean, 2009). L’anthropologie, dont les concepts se sont montrés particulièrement utiles aux historiens intéressés par l’animal (Baratay 2010), ouvre elle aussi des perspectives d’interprétation. Elle permet notamment d’insister sur la dimension totémique de la statuaire animalière : en servant de référent « visuel, tangible et artistique » aux désirs du groupe (Neal, 1985 : 18), elle exprime l’espoir de voir rejaillir sur celui-ci les caractéristiques positives de l’animal.
- 1 Cette liste n’est pas exhaustive : il existe à notre connaissance encore au moins deux monuments du (...)
4Afin de mieux comprendre ces mécanismes, on étudiera six monuments réalisés dans les espaces où la statuaire du bison et de l’élan a eu le plus de succès : la Pologne, l’Allemagne et la Russie (voir tableau n° 1)1.
Lieu originel d’installation
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Date
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Animal
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Sculpteur
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Zwierzyniec
(Pologne, Podlachie)
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1862
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Bison
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Mihály A. Zichy
(1827-1906)
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Gumbinnen/Goussev
(Oblast de Kaliningrad – ex. Prusse orientale)
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1912
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Élan
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Ludwig Vordermayer
(1868-1933)
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Tilsit/Sovetsk
(Oblast de Kaliningrad)
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1928
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Élan
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Ludwig Vordermayer
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Eichhorst
(Allemagne, Mecklembourg)
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1934
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Bison
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Max Esser
(1885-1945)
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Brême
(Allemagne)
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1940
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Bison
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Ernst Gorsemann
(1886-1960)
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Bielefeld
(Allemagne, Rhénanie-du-Nord-Westphalie)
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1961
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Élan
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Hans Martin Ruwoldt
(1891-1969)
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Tableau : Récapitulatif des monuments étudiés
- 2 L’élan de Bielefeld, érigé en 1961, ne sera évoqué que dans les deuxième et troisième parties.
5La recherche sur le symbolisme animal s’inscrit souvent dans une démarche sérielle pour investiguer, par exemple à travers la presse, les transformations qualitatives de l’iconographie sur une période donnée – c’était notamment le cas de plusieurs études proposées lors du colloque de Lyon consacré à l’animal en politique (Bacot et al., 2003). Le corpus ici étudié est de nature différente : il est composé d’un nombre limité de monuments – trois sur le bison et trois sur l’élan – dont on suivra, pas à pas, l’histoire individuelle. Malgré leurs différences, les parcours de ces monuments possèdent des traits communs, aussi bien du point de vue chronologique que qualitatif. Insérés à l’origine dans des programmes identitaires variés (1862-1940), ils ont fini par connaître depuis les années 1990 des évolutions convergentes, après une phase assez longue de bouleversements et de reconfigurations (1915-1989)2.
6S’étendant sur près de quatre-vingts ans, de la seconde moitié du XIXe siècle à l’entre-deux-guerres, les premières édifications de monuments publics représentant l’élan et le bison s’inscrivent dans des programmes identitaires variées. Durant cette phase, on voit différentes instances tenter de s’approprier ces animaux-symboles par l’érection de statues. À chaque fois, l’animal mis en scène participe de la même théâtralité politique, jouant son rôle traditionnel de « source de captation de prestige, de beauté et de puissance » (Guichet, 2008 : 10).
7Autrefois domaine de chasse des rois de Pologne, la forêt de Białowieża, alors sous souveraineté russe, constitue au XIXe siècle la plus grande réserve de bisons en Europe (Schama, 1995). En octobre 1860, Alexandre II y organise une chasse au cours de laquelle 28 bisons sont tués (Sztolcman, 1924 : 61). Pour célébrer l’évènement, le tsar commande au peintre Mihály A. Zichy une statue d’un bison grandeur nature qui sera installée à Zwierzyniec ; sur le piédestal, une dédicace rend hommage à l’Empereur. Les valeurs de la chasse en tant qu’activité aristocratique sont ici célébrées : l’habileté, le courage et la force que nécessite la confrontation à cette faune de grande taille renvoient à l’identité chevaleresque que la noblesse entend alors incarner (Schama, 1995 : 41). On comprend que le monument ait particulièrement séduit le milieu militaire russe, qui comptait alors de nombreux chasseurs (cf. figure 1).
Dédicace : « En souvenir de la chasse qui eut lieu dans la forêt de Białowieża en présence de l’Empereur Alexandre II – 6-7 octobre 1860 ». [Trad. : A. Derboule]
8Après 1915, le bison est déplacé plusieurs fois, de Zwierzyniec à Moscou puis de Moscou à Varsovie. En 1928, il est installé à l’endroit où l’on peut encore l’observer aujourd’hui : le village de Spała en Pologne centrale, où l’ancien pavillon de chasse de Nicolas II est devenu résidence d’été des présidents polonais. L’initiative de ce transfert revient au président Mościcki (1867-1946), lui-même grand amateur de chasse. À Spała, la portée politique de la statue glisse de l’impérial au présidentiel mais se pose toujours dans les mêmes termes : symbole redoutable de l’énergie brute, l’animal, statufié, est aussi une puissance bridée qui témoigne du « contrôle souverain sur les forces » (Guichet, 2008 : 9‑10).
9Apparu pour la première fois dans les armoiries de la province en 1787 (Dilba, 1995 : 13‑17), l’élan s’affirme au XIXe siècle comme l’incarnation animale de la Prusse orientale, à une époque où le phénomène de « mobilisation politique des analogies paysagères » passe du discours au terrain (Walter, 2004 : 403‑430). En 1912, la Landeskunstkommission – institution fondée en 1862 pour financer le développement des arts plastiques en Prusse –, achète à l’artiste berlinois Ludwik Vordermayer un colossal élan de bronze. À la demande du président de district Stockmann (1848-1924), l’œuvre est érigée la même année à Gumbinnen, dans l’Est de la province. La statue devient rapidement l’un des lieux emblématiques de la ville comme point de repère et lieu de rendez-vous (Anonyme, 1960). Ce succès populaire de la figure de l’élan révèle le processus de diffusion de la symbolique animale, élément essentiel de l’éthique nobiliaire prussienne marquée par l’imaginaire cynégétique (Theilemann, 2004 : 53-202) aux autres strates de la société. La bourgeoisie urbaine, fascinée par le style de vie aristocratique, a, depuis la révolution de 1848, investi le terrain de la chasse et considère cette conquête comme un signe de son ascension (Hiller, 2003 : 57-58). En commandant la statue, les haut-fonctionnaires de Prusse orientale, issus de la bourgeoisie, s’inscrivent donc dans une démarche de prestige. Après 1918, la province, séparée du reste du pays par le corridor de Danzig, est de plus en plus perçue comme un poste avancée de la germanité à l’Est et se forge une identité originale (Traba, 2010). Vordermayer réalise dans ce contexte une réplique de la première statue, avec quelques modifications sur le pelage et la tête. À l’origine, il s’agissait d’une commande du Ministre-Président Otto Braun (SPD), grand amoureux des paysages de la Prusse orientale – il fera classer la Rominter Heide réserve naturelle en 1930 – et lui-même chasseur passionné (Neumärker et Knopf, 2012 : 35). Braun désirait faire cadeau de la statue à sa ville natale, Königsberg, mais les autorités municipales l’ayant refusé pour des raisons inconnues, c’est finalement à Tilsit, ville située plus à l’Est, qu’il est installé (Dilba, 1995 : 32). Son inauguration a lieu en grande pompe en 1928 (cf. figure 2).
Figure : Inauguration de l’élan de Tilsit le 29 juin 1928
Bildarchiv der Stadtgemeinschaft Tilsit
http://www.bildarchiv-ostpreussen.de
10Durant l’entre-deux guerres, les statues de Gumbinnen et de Tilsit, en célébrant l’animal qui représente le mieux l’Ostpreußentum, manifestent dans l’espace urbain l’attachement des habitants aux paysages naturels de la Heimat. L’élan, chargé de cimenter l’identité d’une province en quête de visibilité face au reste de l’Allemagne, symbolise la « double connivence » qui marque l’histoire longue des métaphores paysagères en Europe (Walter, 2004 : 389‑403) : avec lui, la Prusse orientale s’imagine à la fois comme « le plus beau des pays » (celui d’une nature inviolée) et comme « un pays élu » (un sanctuaire contre la slavité) (Traba, 2010 : 213-287).
11Dans les années 1930, le régime nazi tente de s’approprier l’image de l’élan et du bison, la propagande officielle les associant à la force et à la pureté de la « race » germanique. Tandis que l’élan demeure une figure avant tout régionale, le bison jouit, lui, d’une plus grande visibilité. Le Reichsjägermeister Göring lui accorde une attention particulière ; avec l’aide de Lutz Heck (1892-1983), directeur du zoo de Berlin, il fait de la forêt de Schorfheide près de Berlin, où se situe sa résidence secondaire, une réserve destinée à accueillir des espèces « authentiquement allemandes », parmi lesquelles le bison figure en bonne place (Knopf et Martens, 1999 : 32‑35). C’est là, dans la localité d’Eichhorst, qu’est inauguré en 1934 un bas-relief de pierre représentant l’animal. Le sculpteur, Max Esser, y a gravé les vers du Niebelungenlied évoquant l’élan et le bison tués par Siegfried, ainsi qu’une dédicace à Göring et aux anciens chasseurs germaniques. L’année suivante, une seconde statue attire l’attention des nazis : un massif bison de bronze exposé au Künstlerhaus de Berlin. L’œuvre est due à Ernst Gorsemann, professeur de sculpture à Brême et membre de la Reichskunstkammer. Conforme aux canons esthétiques du régime, son bison est présenté au pavillon allemand lors de l’Exposition universelle de Paris de 1937 (cf. ), où il obtient la médaille d’or.
Figure : Le bison d’Ernst Gorsemann à l’Exposition universelle de Paris (1937)
Hoffmann, Heinrich et Frank, E. P. (1937) : Die Weltausstellung Paris 1937 : 100 Raumbild-Aufnahmen. Dießen am Ammersee (Raumbild-Verlag).
12À Brême comme dans la Schorfheide, les statues du bison sont conçues comme des instruments de propagande. Le parc créé par Göring est ouvert dès 1934 aux visiteurs, qui peuvent y admirer le bas-relief. Au Rhododendron-Park, la statue s’insère dans un dispositif visuel au service de l’idéologie raciale : aménagé en 1937 par l’architecte paysager Homann (1900-1963), le parc avait en effet été pensé comme un moyen d’encourager l’attachement de la population à une nature « authentiquement allemande » (Artinger, 2012).
13La grande instabilité politique et militaire du court XXe siècle bouscule les usages identitaires de la statuaire publique (Agulhon, 2004 : 19). Les guerres, notamment, font de la statuaire animale l’objet d’un jeu symbolique complexe où rivalisent vainqueurs et vaincus. Passant sous d’autres souverainetés, les monuments se voient attribuer de nouvelles significations, ce qui va souvent de pair avec un déplacement géographique.
14En 1915, devant l’avancée de l’armée allemande, les troupes russes doivent quitter la Białowieża. Sur l’ordre de Nicolas II, elles emportent avec elles la sculpture du bison, laissant le piédestal seul en place. Elle demeurera à Moscou pour plusieurs années, loin du front. Au début des années 1920, l’État polonais demande le retour du monument au titre de la restitution des biens culturels spoliés durant la guerre. Renvoyé en 1924, il est réinstallé dans la cour du Château royal de Varsovie, avant d’être déplacé à Spała en 1928. À partir de 1939, la Wehrmacht occupe la Pologne. Certaines de ses unités adoptent des pratiques de combat calquées sur un imaginaire de la chasse et de l’élevage et font de la guerre « un gigantesque laboratoire de l’imaginaire cynégétique », transformant l’ennemi en gibier ou en bétail (Ingrao, 2006 : 174). Dans ce contexte, le monument de Zwierzyniec attire l’attention des militaires, fascinés par la symbolique animale et bien conscients des ses vertus mobilisatrices au sein des troupes (Neal, 1985 : 19). Selon une légende locale difficile à vérifier, les occupants auraient envisagé de transférer la statue à Berlin, sans parvenir à leurs fins, pour des raisons, semble-t-il, logistiques. On raconte aussi qu’en janvier 1945, un officier aurait tenté de couper la tête du bison afin de l’emmener en Allemagne3. La marque que le cou de n’animal porte encore aujourd’hui donne du crédit à cette thèse, bien qu’aucun document ne soit venu l’étayer. D’une guerre à l’autre, on observe un jeu à trois entre Russes, Polonais et Allemands pour l’appropriation du bison. Il illustre la rivalité entre des pays qui cherchent à faire valoir la relation spéciale qu’ils entretiennent avec l’animal : mettre la main sur la statue, cela revient à affirmer le caractère « national » du bison. C’est aussi s’emparer d’un totem aux vertus à la fois mobilisatrices et protectrices dans la lutte pour la victoire.
15Lorsque la Prusse orientale est envahie par l’Armée rouge en 1945, le dispositif identitaire où s’inséraient les élans de Gumbinnen et de Tilsit s’effondre brutalement. Avec le départ de la population germanophone, les monuments perdent leur signification : les nouveaux habitants, russes immigrés, n’entretiennent pas avec eux la relation affective qui avait été celle des Allemands. Tandis que le bison constitue un symbole disputé entre Allemands, Polonais et Russes, l’élan ne fait pas l’unanimité et connaît une trajectoire différente. Finalement, les deux monuments sont démontés par les Soviétiques et sombrent rapidement dans l’oubli. À Tilsit, devenue Sovetsk après l’annexion, la statue est remplacée par un char T34 destiné à célébrer la victoire (Dzieran, 2006b). Ce n’est que quelques années plus tard que leur trace est retrouvée. L’Ostpreußenblatt, journal des expulsés, publie en 1954 une photographie du parc zoologique de Kaliningrad/Königsberg sur laquelle l’élan de Gumbinnen (désormais Goussev) est identifié ; après des recherches complémentaires, il s’avère que le monument de Tilsit a lui aussi été réinstallé dans ce parc (Dilba, 1995 : 32). Là, les deux élans ont une vocation essentiellement décorative et illustrative : ils présentent au public une image de la faune régionale, mais n’incarnent plus le lien spécial, la « connivence » entre un animal et une population.
16Le malaise identitaire créé par la perte de la Prusse orientale se manifeste après-guerre par une transcription monumentale de l’élan dans un cadre géographique inattendu : la ville de Bielefeld. Tout d’abord peu concernée par l’afflux de réfugiés orientaux, la Rhénanie du Nord-Westphalie en avait finalement accueilli un grand nombre afin de désengorger les Länder voisins (Reichling, 1958 : 42). En 1954, les autorités municipales de Bielefeld signent un « acte de parrainage » proclamant leur volonté de fournir aux expulsés de Gumbinnen/Goussev un endroit où ils puissent « garder vivant le souvenir de leur patrie perdue » (Pütz, 1986). Pour sceller ce rapprochement, on envisage l’érection d’un monument. La souscription « Elchgroschen » est lancée en 1958 à l’initiative de Wilhelm Niemeyer, administrateur du comité de parrainage. Conçu par le sculpteur Hans Ruwoldt, le monument est installé dans le Bürgerpark en 1961 (cf. figure 4).
Figure : Transport de l’élan dans le Bürgerpark de Bielefeld (1961)
Stadtarchiv Bielefeld, Bestand 400,3/Fotosammlung, Nr. 72-1-252
http://www.bielefeld.de/de/biju/stadtar/rc/rar/01052009.html
17L’enjeu est à la fois identitaire et politique : les expulsés, soutenus par la municipalité, souhaitent montrer que leur éloignement n’a pas brisé le lien privilégié qu’ils possédaient avec l’animal, et donc avec une province où certains d’entre eux espèrent encore pouvoir se réinstaller (Müller, 2011 : 83). Loin de la Prusse orientale, l’élan de Bielefeld joue bien son rôle de « lieu de mémoire » : chargé de « compenser le déracinement historique du social et l’angoisse de l’avenir » (Nora, 1978 : 378), il entretient, vivant, le lien des expulsés avec la » province perdue ».
18Après 1945 et la défaite du nazisme, l’instrumentalisation raciale du bison est disqualifiée en RFA comme en RDA. Mais alors que le bison de Brême reste en place, celui de la Schorfheide, éminemment suspect, est condamné par les autorités est-allemandes. Cette différence de traitement tient surtout aux caractéristiques formelles des deux statues : le bas-relief de la Schorfheide, avec sa dédicace au Reichsjägermeister, est plus difficilement conservable en l’état que le bison de Gorsemann, à la plastique plus neutre. L’organe de presse du SED, Neues Deutschland, mène à la fin de l’année 1957, une campagne virulente contre le bison (Maaß et Bahl, 2004). Le nom de Göring ainsi que la croix gammée et l’aigle qui l’accompagnent sont effacés, mais cela ne suffit pas. En 1958, le conseil de district de Bernau prend une décision expéditive :
« Sur la base du jugement professionnel de la Commission de l’Institut pour la conservation des monuments (…) il a été établi que le monument n'avait aucune valeur historique et artistique et n’était donc pas digne d’être préservé. Nous avons donné l’ordre d'enterrer le monument. Ceci a été fait. » (Maaß et Bahl, 2004 : 61 [Trad. : J. Daheur])
19Dans le contexte de la dénazification en RDA, soustraire le bison au regard du public illustre la volonté d’éliminer les monuments qui pourraient rappeler le régime précédent et jouer ainsi le rôle d’« agitateurs de mémoire » (Brice, 2008). Le choix d’enterrer le bas-relief s’explique avant tout par des raisons pratiques, la pierre et le socle en briques ne pouvant être réutilisés. Sous terre pour plusieurs années, le bison tombe dans l’oubli, victime de sa proximité avec l’idéologie nazie.
20En dépit de leur parcours très différents, les monuments étudiés connaissent, après le tournant de 1989, des évolutions convergentes. Avec la réunification allemande, puis la dislocation et la libéralisation de l’URSS, plusieurs blocages politiques sont levés, ce qui permet d’envisager le retour ou la réhabilitation de certains monuments. Le référent national, toujours présent mais relégué à l’arrière-plan, cohabite désormais avec un imaginaire où le local et l’écologisme, en lien avec l’activité touristique, jouent un rôle décisif. Enfin, la société civile s’affirme comme un acteur de plus en plus central dans la vie des monuments.
21À la suite d’âpres négociations avec Kaliningrad, Gumbinnen/Goussev récupère en 1991 le monument qui lui appartenait jusqu’en 1945 (Dilba, 1995 : 32‑33). À la même époque, Tilsit/Sovetsk se mobilise également pour le retour de » son » élan. Une pétition est lancée, ouvrant un long conflit politico-juridique où interviennent les deux municipalités, les gouverneurs de l’Oblast et le Ministère de la Culture (MRH, 2000). Après de multiples rebondissements, l’élan est finalement rendu à la ville en 2006. Demandé depuis longtemps par les Associations d’expulsés, le retour des élans ne signifie cependant pas une simple réactivation du dispositif identitaire d’avant-guerre. Côté russe, la redécouverte du passé prussien de la région s’accompagne d’un intérêt croissant pour les statues en tant qu’éléments du patrimoine local. Lors de la cérémonie de retour de l’élan à Goussev en 1991, des orateurs russes et allemands prennent la parole devant un public de 5 000 personnes (Dilba, 1995). Ils interprètent l’évènement comme le signe d’une meilleure entente future entre les « anciens » et les « nouveaux » habitants de la ville. Autour de l’élan, c’est l’attachement à une ville qui se manifeste, l’appartenance nationale étant mise de côté. Le rôle « pacificateur » du monument (Brice, 2008) se manifeste lorsqu’un chœur de jeunes filles russes entonne l’Ostpreußenlied, hymne composé en 1932 par le poète Hannighofer (1908–1945) et dont la troisième strophe évoque l’élan ; à travers ce choix musical s’affirme le caractère désormais multinational de la mémoire collective sur la Prusse orientale (Kossert, 2005). Par ailleurs, le combat pour le retour des statues met en évidence le rôle de plus en plus déterminant de la société civile dans la Russie post-soviétique (Uhlin, 2006). Autrefois situé du côté des pouvoirs publics, le centre d’impulsion s’est décalé vers la « base », les autorités jouant désormais un rôle qui relève davantage de l’arbitrage que de la prise d’initiative. À Sovetsk par exemple, l’opération pour le retour a été organisée par le chercheur Isaac Rutman, soutenu par le service culturel de la municipalité et le musée local (Dzieran, 2006a). L’un des signes de cette évolution est le recours fréquent aux pétitions.
22Le monument de Zwierzyniec, installé à Spała depuis 1928, a lui aussi connu une évolution illustrant la primauté du local dans les usages identitaires de la statuaire animalière. La concurrence entre États pour l’appropriation du monument, portée à son paroxysme entre 1914 et 1945, a finalement laissé la place à une compétition entre municipalités au sein de la Pologne elle-même. Dès les années 1970, les habitants de la Białowieża, soutenus par la Gazeta Białostocka, envisagent un retour de la statue à son emplacement d’origine et rassemblent du matériau archivistique pour appuyer cette demande. Spała, cependant, résiste. À partir des années 1980, des comités rivaux se font face pour influencer les autorités. Ils sont eux aussi animés par des personnalités locales issues de la société civile. Encore complètement bloquée au début des années 2000, la situation débouche sur une solution de compromis. Spała gardera son bison, mais deux nouveaux monuments (qui ne sont pas de simples copies) sont érigés dans la Białowieża : l’un à Hajnówka (2001) le second à Zwierzyniec (2004). Cette sortie de crise témoigne d’un processus d’émulation entre villes, chacune désirant avoir « son » bison, au risque de tomber une nouvelle statuomanie. La dimension touristique joue, là encore, un rôle capital ; à cela s’ajoute le fait que, dans la Pologne d’après 1989, les monuments sont perçus comme des moyens de renforcer la visibilité des instances locales et constituent un outil important dans l’affirmation de leur légitimité (Main, 2005).
23En avril 1990, le bison de la Schorfheide refait surface, à l’initiative du garde-forestier Joachim Brandau, qui a entrepris de localiser puis de déterrer le monument. Celui-ci, en plusieurs morceaux, est en très mauvais état (cf. figure 5). Durant les années qui suivent, une procédure est engagée pour la reconnaissance de la valeur historique et artistique du bison. Elle intervient en 1994 en vertu du § 2 de la Loi sur la protection des monuments. Dans le même temps, le Land de Brandebourg et des donateurs privés fournissent des fonds pour la restauration du bas-relief. Sa rénovation débute en 1998 (Maaß et Bahl, 2004).
Figure : L’exhumation du bison d’Eichhorst (1990)
(Maaß et Bahl, 2004 : 81). Archives privées J. Bahl
24À nouveau en place, le bison d’Eichhorst s’inscrit dans un cadre identitaire radicalement nouveau, la condition à sa réhabilitation ayant été la désidéologisation de l’animal. Frappée du rejet post-totalitaire de toute « pédagogie » dans la statuaire publique (Agulhon, 2004 : 20), la dédicace à Siegfried et aux chasseurs germaniques relève désormais de la simple curiosité historique. À cela s’ajoute les préoccupations relatives à la protection de l’animal, déjà anciennes – une Société pour la protection du bison européen avait été fondée en 1922 à l’initiative de scientifiques polonais, allemands, britanniques et suédois – mais réactivée dans les années 1990, surtout après le classement du bison comme « espèce menacée » par l’Union internationale pour la conservation de la nature (1996). Dans la Schorfheide, la dimension écologiste du monument rejoint son attrait touristique (Müller, 2007). Sa reconstruction a d’ailleurs coïncidé avec la réintroduction de l’animal dans le parc, rebaptisé « Wildpark Schorfheide » en 1996 (Maaß et Bahl, 2004 : 99-100).
25Tandis que les monuments représentant les « grands hommes » connaissent en France une situation de crise depuis plusieurs décennies (Agulhon, 1978), la statuaire de l’élan et du bison fait dans les pays étudiés l’objet d’un regain d’intérêt depuis 1989. Celui-ci s’est exprimé à la fois à travers une forte mobilisation populaire (pétitions, importance du public lors des ré-inaugurations) et par l’érection de nouvelles statues dans les années 2000, tels les bisons d’Hajnówka et de Zwierzyniec. Ce dynamisme tient d’une part à la situation originale dans laquelle se situent les États post-communistes quant à l’évolution récente de leur paysage monumental ; contrairement à l’Europe de l’Ouest, où l’on observe un désamour pour la statuaire publique et un déclin des monuments traditionnels (Michalski, 1998), des pays comme la Russie, la Pologne et l’ex-Allemagne de l’Est sont depuis 25 ans touchés par un intense processus de création, de destruction et de transformation des monuments publics (Forest et Johnson, 2011). Le second facteur expliquant cette vitalité réside dans la remarquable plasticité de la symbolique animalière. Ce qui frappe, en effet, dans l’histoire des monuments étudiés, c’est la grande diversité des identités qu’ils ont cristallisées ; ils ont été au fil des années investis de significations diverses, leurs usages identitaires glissant, suivant les cas, du privé au public, du national au local, du racial à l’écologique. Certes, certains d’entre eux sont passés par une phase d’oubli ou de rejet, mais cela n’a pas empêché qu’ils connaissent une seconde, voire une troisième vie. Le bison et l’élan n’échappent donc pas au constat établi pour d’autres animaux : la symbolique dont ils sont porteurs n’est unique, ni constante, mais suit l’évolution des contextes historiques (Bacot et al., 2003 : 11). Cela vaut bien sûr lorsque l’on considère une série de sources étalées dans le temps, mais également – ce qui est plus surprenant – lorsque le support matériel, unique, reste le même sur une longue période. Si l’on excepte quelques modifications marginales (destruction du socle pour le bison de Zwierzyniec, suppression de quelques éléments du bas-relief pour le bison d’Eichhorst), les monuments étudiés sont demeurés inchangés du point de vue formel depuis leur création jusqu’à nos jours. Même fixés dans une entité physique stable, les symboles animaliers ne perdent donc pas leur polysémie.