Je tiens à remercier Michael Murez (CAPHI, Nantes Université) pour sa relecture attentive et son art de la synthèse.
1Si la distinction entre science et philosophie paraît aujourd’hui bien admise, celle-ci ne s’est véritablement établie qu’à partir du 19e siècle (Wagner, 2002 : 15). Bien que la figure du savant-philosophe persiste encore jusqu’au début du 20e siècle, le hiatus entre science et philosophie s’agrandit d’autant plus que le développement des sciences ainsi que leurs applications techniques et industrielles, au cours du 19e siècle, s’avèrent spectaculaires (Wagner, 2002 : 34). C’est dans ce contexte, marqué par une distinction toujours plus grande entre science et philosophie et par un effondrement de l’hégélianisme, qu’ont pu émerger les premières théories de la connaissance néokantienne (Köhnke, 1986).
- 1 À notre connaissance, l’expression de « méthode transcendantale » est formulée pour la première foi (...)
- 2 Selon Massimo Ferrari (Ferrari, 2001 : 54), Cohen a trouvé cette expression, qu’il cite pour la pre (...)
- 3 « La méthode analytique, en tant qu’on l’oppose à la méthode synthétique […] signifie seulement que (...)
- 4 « Kant n’a pas suivi la voie qui mène des catégories aux principes mais celle qui mène des principe (...)
2Le début de ce « retour à Kant » est généralement associé au discours d’Eduard Zeller du 22 octobre 1862 à l’Université de Heidelberg sur les tâches de la théorie de la connaissance. Toutefois, ce « retour à Kant » s’est d’abord présenté, chez des auteurs comme Friedrich-Albert Lange ou Hermann von Helmholtz, comme une réinterprétation psychophysiologique de la philosophie d’Emmanuel Kant, en montrant le rôle central de notre système nerveux dans la constitution de nos connaissances. Or, dans son premier ouvrage, La théorie kantienne de l’expérience (1871), Hermann Cohen (1842-1918) entend rejeter cette lecture psychophysiologique de la Critique de la raison pure, au profit de ce qu’il appelle la méthode transcendantale1. Cette méthode, consiste à partir du « fait de la science2 » (Faktum der Wissenschaft) afin d’en examiner les conditions de possibilité. Elle reprend celle appliquée par Kant dans Les prolégomènes à toute métaphysique future, que le philosophe de Könisberg qualifiait de « méthode analytique » : » Analytische Methode, sofern sie der synthetischen entgegengesetzt ist, […] bedeutet nur, dass man von dem, was gesucht wird, als ob es gegeben sei, ausgeht und zu den Bedingungen aufsteigt, unter denen es allient möglich3. » (Kant, 1783 : 25). Pour Cohen, le « comme si c’était donné » correspond précisément au fait de la science (Rendl, 2018 : 138). Il s’agira d’identifier les principes rendant possible un tel fait scientifique, puis de remonter aux catégories (unité, pluralité, causalité…) et aux formes de la sensibilité (espace et temps) ayant permis la constitution de ces principes. L’une des principales thèses de Cohen est ainsi « dass [Kant] nicht von den Kategorieen zu den Grundsätzen der Weg führte, sondern von den Grundsätzen her zu den Kategorieen hin4. » (Cohen, 1885 : 408).
3Cette approche permet de substituer à la « question de fait », consistant à s’interroger sur la manière dont nous accédons à la connaissance – méthode essentiellement psychologique –, la « question de droit », en s’interrogeant sur la validité même de nos connaissances. La méthode transcendantale, selon Cohen et son école, consiste ainsi principalement à découvrir les principes ou les fondements à partir desquels s’élabore la connaissance scientifique (Cohen, 1887 : X). Telle était déjà, selon Cohen, l’entreprise de Kant avec la mécanique de Newton. Cette méthode assure l’autonomie de la philosophie vis-à-vis des autres sciences, puisque ce qui la caractérise en propre est la recherche des critères de validité des connaissances scientifiques et non leur genèse. En effet, le développement de sciences déjà existantes, comme les mathématiques, la physique, la chimie ou la médecine ainsi que l’émergence de nouvelles disciplines, en particulier les sciences humaines et sociales, au cours du 19e siècle, ont contribué à pousser la philosophie à délimiter son propre champ (Pinto, 1995 : 41).
4Toutefois, si la méthode transcendantale doit assurer à la philosophie son autonomie, la nécessité de partir du fait scientifique pour en dégager les conditions de possibilité, risque de subordonner la philosophie à la science et par là même d’appauvrir la tradition philosophique : le progrès scientifique irait de pair avec la désuétude des doctrines philosophiques passées. C’est d’ailleurs une des principales critiques que l’on pourrait faire à la théorie de la connaissance kantienne qui, par sa dépendance étroite à la mécanique newtonienne et à la géométrie euclidienne, pourrait être entièrement remise en question par la théorie de la relativité et l’émergence des géométries non-euclidiennes (Friedman, 2001 : 27). L’histoire de la philosophie, par sa dépendance à la science du passé, deviendrait secondaire, voire caduque, dans la pratique contemporaine de la philosophie.
- 5 « contrairement à l’art, la science détruit son passé » (trad. fr, 1990 : 457).
- 6 « Le succès de Picasso n’a pas relégué les peintures de Rembrandt aux caves des musées » (trad. fr, (...)
5En effet, pour Thomas Kuhn, seules les théories scientifiques n’ayant pas encore été remplacées par de nouvelles auraient encore une valeur d’un point de vue scientifique : » unlike art, science destroys its past5 » (Kuhn, 1977 : 345). Les sculptures grecques antiques aussi bien que les peintures de la Renaissance italienne sont encore à même de susciter en nous un plaisir esthétique équivalent, voire supérieur, aux œuvres artistiques les plus contemporaines : « Picasso’s success has not relegated Rembrandt’s paintings to the storage vaults of art museums6 » (Kuhn, 1977 : 345). Tout comme l’art, la philosophie se caractériserait non seulement par son pluralisme, mais également, selon Martial Gueroult, par la pérennité de ses œuvres qui, malgré les siècles, prétendent encore posséder une valeur philosophique. Les progrès considérables opérés dans le champ scientifique n'auraient pas d’effets rédhibitoires sur la valeur des métaphysiques passées (Gueroult, 1979 : 16).
6Considéré comme l’un des plus grands historiens de la philosophie du 20e siècle, Martial Gueroult (1891-1976) a défendu une méthode « internaliste » (Pelletier, 2022 : 20) consistant à mettre avant tout en évidence la forme systématique et la structure argumentative des œuvres philosophiques en évitant d’analyser celle-ci au moyen d’éléments extérieurs. Cette méthode l’a conduit à la rédaction d’une « dianoématique », se proposant d’analyser les rapports de la philosophie à son histoire. Elle est composée de deux textes posthumes, Histoire de l'histoire de la philosophie (1988) et Philosophie de l’histoire de la philosophie (1979). C’est sur ce dernier texte que portera notre étude.
7Selon Gueroult, « celui qui se tourne vers la philosophie existante, trouve, non un corps de vérités, mais son histoire » (Gueroult, 1979 : 26). Il s’agirait de conserver l’autonomie de la philosophie et de son histoire en l’arrachant à toute subordination vis-à-vis de la science. Pour ce faire, c’est précisément la méthode transcendantale que Gueroult reprend à son compte dans la Philosophie de l’histoire de la philosophie. Toutefois, il ne s’agit pas cette fois de partir du « fait de la science », mais du « fait de l’histoire de la philosophie » en tant qu’elle propose une pluralité de systèmes prétendant encore posséder un contenu proprement philosophique capable de résonner avec nos expériences immédiates. Comment, au fond, légitimer le sentiment qu’a l’historien de la philosophie lorsqu’il se tourne vers des systèmes philosophiques, datant parfois de plus de deux mille ans, d’avoir affaire à des contenus philosophiques encore vivants ? À partir de ce constat d’une expérience philosophique vivante, Gueroult vise à en exposer les conditions de possibilité : « le caractère positif de cette investigation impliquait l’emploi d’une méthode analytique de recherche des conditions de possibilité, bref l’emploi de la méthode transcendantale » (Gueroult, 1979 : 224). Gueroult se réapproprie non seulement l’expression de « méthode analytique », exposée par Kant dans les Prolégomènes, mais également celle de « méthode transcendantale » forgée par Cohen à partir de la première. Il conviendrait d’achever véritablement la révolution copernicienne opérée par Kant, et « destinée à fonder la validité de la science » (Gueroult, 1979 : 272), en appliquant celle-ci non pas seulement à la connaissance scientifique, comme Cohen le souhaitait, mais également à l’histoire de la philosophie caractérisée par son pluralisme.
8Pour commencer, nous nous interrogerons sur la pertinence d’une telle extension de la méthode transcendantale au pluralisme philosophique et à son histoire après avoir pris soin de reconstruire la manière dont Gueroult conçoit la « pensée philosophante » et sa prétention à produire de la connaissance. L’usage que fait Gueroult de cette méthode paraît en effet poursuivre un objectif très différent de celui poursuivi par Cohen. Le philosophe français cherche à garantir le pluralisme des systèmes qui compose l’histoire de la philosophie, alors que le philosophe marbourgeois entend fonder l’objectivité du savoir scientifique. Toutefois, ces démarches se retrouvent sur un objectif commun : assurer à la philosophie son autonomie vis-à-vis de la science. Nous défendrons l’idée que l’usage cohénien de la méthode transcendantale est plus pertinent pour garantir à la philosophie cette autonomie.
9Le philosophe chercherait à sortir du monde des apparences pour atteindre le monde réel, nous dit Gueroult. Pour un empiriste comme Hume, il s’agirait de nous sortir des illusions des idées générales pour nous dévoiler le véritable monde des sensations et ainsi la vraie nature de la causalité ; Kant dissiperait l’apparence transcendantale pour révéler le monde des phénomènes ; Bergson nous permettrait d’accéder à la durée en dissipant l’illusion d’un temps spatialisé (Gueroult, 1979 : 87). Les systèmes philosophiques auraient vocation à nous fournir la raison dernière et interne des choses en nous fournissant des principes et des théories d’une « généralité maxima » (Gueroult, 1979 : 32). Ils nous fourniraient les principes nous permettant de saisir l’essence du monde (Gueroult, 1979 : 69). Cependant, la coexistence de systèmes philosophiques prétendant tous nous faire accéder à la nature même des choses paraît difficilement soutenable. Comment envisager que l’histoire de la philosophie puisse continuer à présenter un intérêt proprement philosophique, alors même que les doctrines qui la composent prétendent toutes représenter dans son intégralité un seul et même monde ?
10Gueroult part ainsi du fait de la pluralité de systèmes philosophiques, parfois millénaires, dont le contenu philosophique conserverait sa pertinence, pour en exposer les conditions de possibilité. Pour que des doctrines philosophiques différentes et contradictoires puissent coexister, elles ne peuvent pas être les reproductions d’un réel extérieur à elles. C’est parce que nous érigeons les doctrines philosophiques en copies d’un réel extérieur, que nous sommes amenés à leur dénier toute réalité : deux représentations incompatibles d’un même réel impliquent nécessairement qu’au moins l’une des deux soit fausse. Il semble donc que le caractère « non-reproducteur » de ces doctrines soit une condition primordiale de leur réalité. Pour pouvoir décrire ces doctrines comme n’étant pas illusoires, il faudrait remettre en question leur statut d’« image », c’est-à-dire de copie d’un monde réel original. La réalité ne se caractériserait pas par son indépendance vis-à-vis d’une philosophie qui chercherait du mieux possible à en retrouver l’essence et simultanément exclurait la possibilité d’autres philosophies. Pour Gueroult, la réalité en tant qu’elle résulterait d’un système philosophique ne serait en rien antérieure à celui-ci :
L’intellection explicative était dite valable à cause de la réalité qu’elle révélait ; or, finalement, on attribue dans toute doctrine la réalité à quelque chose qui résulte de l’intellection explicative laquelle elle-même résulte d’une position initiale prise en toute souveraineté par la pensée philosophante ; cette réalité ne résulte donc pas de la chose à expliquer. Elle résulte à chaque fois d’un jugement thétique (Gueroult, 1979 : 101-102).
11Chaque philosophie commencerait par remettre en doute la réalité telle qu’elle nous est donnée pour ensuite décréter elle-même ce qu’est le réel. Elle partirait d’un postulat réaliste en cherchant à révéler la véritable nature d’un réel commun tel qu’il existe en dehors de toutes les doctrines ; mais ce réel commun serait par nature indéterminé, chaque doctrine le déterminant différemment. La validité des doctrines philosophiques ne pourrait donc pas reposer sur ce réel commun, puisqu’elles mettraient en doute les déterminations propres à ce réel commun pour tenter de poser leur propre réalité philosophique comme seule valable. Seul le réel philosophique, par opposition au réel commun, posséderait une véritable réalité, selon Gueroult, puisque la richesse des déterminations conditionnerait le degré de réalité : « Chaque doctrine philosophique, précisément parce qu’elle se pose comme système du monde, prétend en effet réaliser pour son compte la synthèse maxima des déterminations possibles. » (Gueroult, 1979 : 116). Une doctrine philosophique prétendrait donc partir d’un réel commun extérieur et indépendant dont elle rendrait compte ; mais elle substituerait à ce réel indéterminé son propre réel, riche en déterminations. La réalité ne s’imposerait plus de l’extérieur à la pensée philosophante, mais elle serait posée par elle-même ; c’est ce que Gueroult appelle un « idéalisme radical » (Gueroult, 1979 : 106).
12L’acte de pensée philosophante pose l’ensemble des déterminations possibles en ne laissant rien en dehors de lui (Gueroult, 1979 : 151). Cet acte prétend avoir une validité totale et absolue et exclure les autres actes de la pensée philosophante. Les différents systèmes philosophiques, par absence de réflexion sur eux-mêmes, « ne font, en vertu de leur sentiment de réalité, qu’objectiver hors d’eux cette réalité qui est en eux, sous la forme d’un Être universalisé, indépendamment de cette projection, comme réel commun. » (Gueroult, 1979 : 152)
- 7 Un système inconsistant « n’a pas une réalité ni une tension interne suffisante pour vivre, résiste (...)
13L’idée d’une réalité extérieure indépendante de l’acte philosophant étant rejetée, les notions de vérité et de fausseté, au sens d’adéquation ou de non-adéquation d’une représentation à une réalité extérieure, sont remises en cause, au profit des notions de réalité et de non-réalité. On ne peut désormais plus parler de système faux, mais de système inconsistant7. S’il est impossible de communiquer ce système par le discours et le raisonnement, on a alors affaire à une « fiction imaginative » (Gueroult, 1979 : 154). Le sentiment de réalité suscité par un système est donc engendré par le sentiment de nécessité de sa synthèse, qui le rend communicable.
14La décision de la pensée philosophante de s’exercer ou non, tout autant que le positionnement philosophique choisi initialement (réalisme, idéalisme, empirisme, etc.) ou encore la méthode (transcendantale, déductive, expérimentale, etc.) dépendent, d’après Gueroult, d’un acte libre. En revanche, une fois ces actes mis en œuvre, le processus qui en découle est quant à lui nécessaire. Et cette nécessité, qui est ressentie comme une contrainte, est objectivée comme une réalité extérieure alors même qu’elle est issue du jugement thétique de la pensée philosophante. Si chaque pensée philosophante pose la réalité de sa synthèse, c’est parce qu’elle s’y sent contrainte et cette contrainte est ce qui atteste d’une réalité extérieure retrouvée. Le réel commun correspondrait à l’expression de nécessité conditionnant la réalité des synthèses de l’intérieur et de l’extérieur découlant de l’acte initialement libre de la pensée philosophante. Le réel commun, plutôt qu’un réel extérieur et déterminé, serait ainsi une condition de possibilité des systèmes philosophiques (Gueroult, 1979 : 159).
15La pensée philosophante tendrait par conséquent, selon Gueroult, à s’illusionner en objectivant la nécessité interne à son système, qu’elle caractériserait comme un réel commun. Pour dissiper l’illusion d’une réalité extérieure et indépendante de l’acte philosophant, la méthode transcendantale paraît nécessaire. Celle-ci limiterait les prétentions d’une pensée philosophante qui tendrait spontanément à poser une réalité extérieure à laquelle elle se subordonnerait :
La méthode transcendantale, en permettant à la pensée philosophante de réfléchir sur elle-même, ne met pas fin à la projection d’où résulte la duplication en Modèle et copie ; mais en la révélant, elle met fin aux illusions auxquelles elle donnait naissance tant qu’elle demeurait inconsciente (Gueroult, 1979 : 166).
16La liberté spéculative, au moyen de la condition de possibilité qu’est le réel commun, peut aussi bien fonder « les mondes lumineux de Platon et de Leibniz [que] les mondes ténébreux de Böhme, de Schopenhauer... » (Gueroult, 1979 : 190). Un système philosophique surgirait à un moment donné dans l’histoire par un acte libre, mais ce dernier révèlerait un Gedankenwelt, un monde de concepts, qui vaudrait par lui-même et qui se poserait comme existant de toute éternité indépendamment de cet acte. Ce sont nos préférences et nos valeurs qui nous feraient adhérer à tel monde philosophique plutôt qu’à tel autre (Gueroult, 1979 : 206). En effet, les doctrines philosophiques vaudraient certes chacune absolument et exclusivement, mais cela n'irait pas sans des conditions venant restreindre cette absoluité et cette exclusivité à la sphère de leur monde : « Dans chacun de leurs mondes, où tout se tient et s’implique en droit, rien d’autre en droit ne saurait être affirmé que ce qui s’y trouve strictement impliqué ; et ce monde, considéré en lui-même, exclut radicalement les autres. Mais le droit subsiste de se placer en pensée dans un autre monde » (Gueroult, 1979 : 223). Ce droit de se placer dans un autre monde est une condition limitative dépendant de l’acte libre initial. Les déterminations provenant de la pensée philosophante, qui peuvent donc différer d’un acte libre initial à un autre, sont projetées dans une chose indéterminée, une forme vide nécessaire correspondant au réel commun.
17Dans la mesure où ils sont issus d’un acte libre, on ne peut totalement isoler les systèmes philosophiques de l’époque où ils sont apparus et en particulier du contexte scientifique dans lequel ils ont émergé. Cependant, selon Gueroult, si l’histoire de la philosophie est étroitement liée à l’histoire des sciences – comment comprendre la philosophie kantienne sans son ancrage newtonien ? –, elle ne lui est pas subordonnée : « il ne suffit pas d’établir la liaison des deux histoires pour pouvoir en inférer l’identité de leur rythme » (Gueroult, 1979 : 59). Philosophie et science ont chacune leur propre rythme et l’on ne saurait faire de la première le simple reflet de la seconde : la substitution d’une théorie scientifique par une autre n’entraînerait pas nécessairement la perte de validité des systèmes philosophiques s’étant construits à partir de la théorie scientifique précédente.
- 8 Voir également (Parrochia, 1993 : 29) : « le caractère inacceptable de cette doctrine tient essenti (...)
18Toutefois, si la méthode transcendantale, chez Gueroult, a vocation à garantir l’autonomie de la philosophie vis-à-vis de la science en mettant en évidence les conditions de possibilité des différents systèmes philosophiques, cela n’est pas sans poser problème quant au statut de la philosophie de Gueroult. En effet, chez les néokantiens, la méthode transcendantale permet l’autonomie de la philosophie dans la mesure où elle établit l’activité propre de la philosophie, la méthode critique s’interrogeant sur les conditions de validité de la connaissance scientifique. Or, une telle hétérogénéité n’existe pas entre le système gueroultien et les autres systèmes philosophiques qu’il cherche à fonder. En effet, comme Gueroult l’a lui-même noté, si son idéalisme radical nous transmet une explication vraie de la réalité des systèmes et de ses conditions de possibilité, il constitue par là même une doctrine vraie. Autrement dit, il fournirait une image authentique de la réalité et dans ces cas-là les autres systèmes philosophiques, dont il prétend pourtant fonder la validité, seraient faux (Gueroult, 1979 : 221). Si Gueroult a tenté de répondre à ce problème majeur pour sa doctrine, ses arguments ont peu convaincu (Giolito, 2001 : 84)8. Tout comme l’idéalisme hégélien, l’idéalisme radical défendu par Gueroult correspondrait à un idéalisme hyperbolique, dans la mesure où il tenterait de détruire la réalité des autres systèmes philosophiques au profit de la sienne (Gueroult, 1979 : 152), alors même que la philosophie de Gueroult avait vocation à s’insérer elle-même au côté des autres systèmes philosophiques.
19De plus, la critique gueroultienne de la réduction de la philosophie au statut d’épistémologie tient en grande partie à l’idée que la philosophie, en tant qu’instrument d’analyse des théories scientifiques, se limiterait aux théories qui lui seraient contemporaines. La science, en détruisant son passé, rendrait ainsi son histoire peu intéressante aux yeux de l’épistémologue. C’est pourquoi les doctrines philosophiques passées perdraient de leur pertinence à mesure du progrès scientifique. Or, du point de vue de Cohen, cela est pour le moins inexact.
- 9 « condition formelle ou constituante de l’expérience » (trad. fr, 2001 : 247).
20Si l’on peut reprocher à Kant de ne s’être concentré que sur la science physique et mathématique de son époque, sans prendre suffisamment en compte leur dynamique historique, tel n’est pas le cas d’Hermann Cohen et de ses disciples de l’école de Marbourg. La philosophie doit certes tenter de mettre en évidence les objets de la connaissance valables en tout temps et en tout lieu, mais pour cela une enquête historique s’avère nécessaire. Il s’agit d’identifier à travers l’histoire, les éléments a priori de notre connaissance scientifique, c’est-à-dire les principes et les lois des théories des sciences mathématiques de la nature permettant de fonder les connaissances scientifiques en garantissant leur objectivité. L’a priori correspond ainsi à une « formale oder constituirende Bedingung der Erfahrung9 » (Cohen, 1885 : 214).
- 10 « seule la perspective historique est, au début, en mesure de le dégager. » (trad. fr, 1999 : 38)
21Le principe de la méthode infinitésimale et son histoire, paru en 1883, est une première mise en œuvre de la méthode transcendantale cherchant, à travers l’histoire du calcul différentiel, à identifier une condition formelle de l’expérience, à savoir le principe de réalité. Comme on l’a vu, la méthode transcendantale, en partant du fait de la science, et en l’occurrence du calcul différentiel, doit mettre en évidence son fondement logique, or, « das kann zunächst allein die geschichtliche Einsicht eröffnen10 » (Cohen, 1883 : IV). Il s’agit par l’examen des connexions scientifiques ayant permis la découverte du concept d’infinitésimal, et par son rapport à la spéculation philosophique, d’en saisir le plus profondément possible le sens (Cohen, 1883 : 12).
- 11 « Die Gesetze sind die Realitäten, welche das Wirkliche objectiv machen. » (Cohen, 1877 : 20) : « (...)
- 12 « L'expérience elle-même est “quelque chose de complètement accidentel” ! […] C'est ainsi que les c (...)
22La méthode transcendantale permet ainsi d’exposer la manière avec laquelle les lois scientifiques nous permettent d’atteindre une connaissance objective11. Toutefois, ces lois ont une validité conditionnelle puisqu’elles dépendent étroitement de l’expérience qu’elles constituent. Or, « die Erfahrung selbst aber ist „etwas ganz Zufälliges“ ! […] So geben sich also die Bedingungen der Erfahrung als Beziehungen auf ein solches Zufällige zu erkennen12 » (Cohen, 1877 : 30). Pour échapper à cette contingence, il convient dès lors de ne plus penser les principes conditionnant l’expérience d’un point de vue parcellaire, mais à partir de la totalité des objets de l’expérience (Cohen, 1885 : 507).
- 13 « Cette volonté méthodologique de fonder continuellement les lois sur d'autres lois stables dans de (...)
23En effet, si l’objectivité de notre connaissance dépend des lois scientifiques, celles-ci doivent également posséder un fondement. Ce dernier se révèle dans des lois de plus en plus générales au fur et à mesure du progrès scientifique : » this methodological drive continually to ground laws with further laws that are stable across ever-increasing domains of experience gives rise to the ideal of laws that would ground all of experience without exception. But for Cohen, that ideal just is the idea of the thing in itself13 » (Edgar, 2022 : 161). Or, parce qu’il nous est impossible de faire de l’expérience dans sa totalité un objet, la chose en soi nous reste inconnue. La chose en soi constitue donc aussi bien la limite de ce qui peut être connu dans l’expérience que le fondement de cette expérience.
- 14 « Notre savoir dans sa totalité est parcellaire, seule la chose en soi est complète ; car le problè (...)
24Il s’agit d’une idée régulatrice, au sens kantien, qui pose la fin ultime et inatteignable de l’enquête scientifique. Cette interprétation cohénienne de la chose en soi va ainsi de pair avec une interprétation téléologique de l’histoire des sciences et de la philosophie. À chaque étape de l’histoire des sciences, les conditions formelles de l’expérience mises en évidence par la philosophie ne peuvent être que partielles : « All unser Wissen ist Stückwerk, ganz ist allein das Ding an sich ; denn die Aufgabe der Forschung ist unendlich14 » (Cohen, 1885 : 520). Toutefois, le philosophe pourra chercher à déterminer les éléments d’une théorie scientifique qui se sont maintenus malgré le remplacement de cette théorie par une nouvelle, apte à couvrir un champ plus large de l’expérience :
The critical philosopher must show the trajectory that a succession of theories takes through the history of science, in order to demonstrate which laws and principles remain stable through the trajectory. The historical survey of that succession of theories is thus required for the critical philosopher to justify their claims about what is (or is not) a plausible candidate for a formal condition of experience (Edgar, 2022 : 162).
25L’histoire des sciences et de la philosophie permettra d’identifier les meilleurs candidats au statut d’éléments a priori de notre connaissance, par leur capacité à survivre aux différents bouleversements scientifiques.
26La critique classique formulée par Gueroult, à l’égard du caractère périssable des philosophies se réduisant à l'analyse des théories scientifiques existantes, ne semble ainsi pas pleinement valable pour la méthode transcendantale de Cohen. Celle-ci a vocation, en s’appuyant sur l’histoire des sciences, à en dégager les éléments stables, malgré les révolutions scientifiques, pouvant constituer des conditions formelles de la connaissance. En outre, lorsque le philosophe s’intéresse au contexte historique au sein duquel une découverte scientifique est née, ainsi qu’à son développement, les philosophies et théories de la connaissance s’étant édifiées autour de ces découvertes seront essentielles dans la détermination du sens et des présupposés logiques des théories scientifiques. C’est bien souvent au sein des systèmes philosophiques que les principes formels des théories scientifiques, susceptibles de résister aux épreuves du temps, pourront être identifiés.
27Si, à première vue, Hermann Cohen et Martial Gueroult recourent à la méthode transcendantale dans des buts différents, l’un pour mettre en évidence les principes conditionnant la validité de la connaissance scientifique, l’autre pour garantir le pluralisme propre à l’histoire de la philosophie, ceux-ci finissent par se retrouver autour d’un enjeu commun : assurer l’autonomie de la philosophie vis-à-vis de la science.
28En effet, Gueroult fait appel à la méthode transcendantale notamment afin d’éviter l’assujettissement de la philosophie vis-à-vis de la science, en recherchant les conditions de possibilité d’une histoire de la philosophie ayant une valeur philosophique qui n’aurait pas pâti des progrès scientifiques. Seulement, Gueroult ne prend pas suffisamment en compte que l’autonomie de la philosophie, chez Cohen, est assurée par le fait que la méthode transcendantale permet d’établir la philosophie dans une méthode différente de celle de la science. C’est précisément parce que la doctrine philosophique de Gueroult s’applique à des objets qui ne lui sont pas hétérogènes, à savoir d’autres systèmes philosophiques, qu’elle semble difficilement acceptable. En cherchant à établir son système à la fois comme celui posant les conditions de possibilité de tous les systèmes et comme un système philosophique parmi les autres, Gueroult paraît s’être enfermé dans une contradiction.
29Il peut certes sembler, comme le défend Gueroult, que la philosophie, en tant qu’épistémologie, perde son autonomie et soit étroitement dépendante des contingences propres à la science. La philosophie, à commencer par la théorie kantienne de la connaissance avec la mécanique newtonienne, subirait le destin de cette science. Si ce reproche est à certains égards valable concernant la philosophie de Kant, il l’est beaucoup moins pour l’entreprise cohénienne et plus largement néokantienne. C’est pourquoi, Ernst Cassirer affirme à propos de son maître :
- 15 « S’orienter en fonction de la science ne signifie pas pour lui s’attacher à sa forme temporaire et (...)
Die Orientierung an der Wissenschaft bedeutet ihm demnach keine Bindung an ihre zeitlich zufällig Form. […] In ihrer tatsächlichen Form sucht und erkennt er eine ideale Form, die er heraushebt, um sie wiederum den wechselnden historischen Gestaltungen als Masstab gegenüber zu stellen15 (Cassirer, 1912 : 261).
30L’histoire des sciences permet au philosophe d’examiner quels sont les meilleurs candidats au statut de condition de possibilité de l’expérience, nécessaire et immuable. Même si Cohen et ses disciples défendent bien l’idée d’un progrès de la philosophie, trouvant une forme d’achèvement dans le kantisme, l’histoire de la philosophie, par le rôle déterminant qu’elle joue dans l’identification des conditions formelles de l’expérience n’en perd pas pour autant sa vivacité (Dufour, 2001 : 16). La mise en évidence de principes fondamentaux et de présupposés logiques de la connaissance au sein de la philosophie platonicienne, cartésienne ou encore leibnizienne et leur potentielle pertinence pour la philosophie des sciences contemporaine, pourrait ainsi leur assurer une actualité.