Le Genre en traduction de Sherry Simon
SIMON Sherry, Le Genre en traduction. Identité culturelle et politiques de transmission, traduit de l’anglais par Corinne Oster, Arras, Artois Presses Université, 2023.
Texte intégral
1Il aura fallu plus de vingt-cinq ans pour que paraisse une traduction française de l’ouvrage fondateur de la Canadienne Sherry Simon, Gender in Translation: Cultural Identity and the Politics of Transmission. Disons-le tout de suite : l’attente en valait la peine.
2En effet, Corinne Oster, traductrice et traductologue, nous offre non seulement une traduction d’une grande qualité, mais également un important appareil critique : une note préliminaire de la traductrice, une préface, un entretien avec l’autrice, une introduction critique et une postface, soit plus de 90 pages de paratexte, sans compter les nombreuses notes de bas de page. Cet appareil vient contextualiser le texte pour le public francophone, l’actualiser pour l’époque contemporaine et expliquer les choix de traduction, dont certains sont particulièrement sensibles et complexes. L’ensemble est passionnant et justifie à lui seul la (re)lecture. Surtout, ce travail critique s’inscrit d’une manière singulièrement réflexive dans la démarche de traduction féministe décrite dans l’ouvrage.
3Comme le précise Sherry Simon dans l’entretien (de 2021) au début du livre, le « genre » de Genre en traduction est avant tout la question du féminisme et de ses rapports avec la traduction et la traductologie – les problématiques queer et trans restent hors champ (p. 23). Quant à la « traduction », celle qui l’intéresse est avant tout littéraire, politique et scientifique, et vers l’anglais. La question traitée par l’autrice est la suivante : comment le féminisme influe-t-il sur les traductions et, à l’inverse, quelle place occupe la traduction dans les échanges féministes transnationaux ?
4L’ouvrage s’inscrit dans le sillage du « tournant culturel » des translation studies des années 1980-1990, lorsque les traductologues ont cessé de considérer les notions de « culture », d’« identité » et de « genre » comme évidentes et immuables grâce à l’apport des cultural studies (p. 79). Il est aussi marqué par le contexte canadien, où la dimension politique et identitaire de la traduction va de soi (p. 78). Enfin, il est traversé par la traductologie féministe, qui conçoit la traduction comme un projet dont la visée autorise des libertés tout en imposant un cadre éthique (p. 117).
5Le premier chapitre se penche précisément sur la traductologie et la traduction féministes. Cette démarche établit un parallèle entre la subordination de la traduction par rapport à l’original et la domination des femmes par les hommes. La proposition est donc de rendre visibles la traductrice – ou le traducteur – et les choix qu’elle fait pour être fidèle au projet d’écriture originel. Après avoir expliqué le cadre théorique de cette conception, l’autrice donne de nombreux exemples de sa fécondité dans le champ littéraire.
6Cet horizon posé, le chapitre 2 adopte une perspective historique pour découvrir les traductrices – que Sherry Simon appelle translatresses, mot usité dans l’anglais du xviie siècle – de l’histoire, de Mary Tyler (1540-1595) à Suzanne Jill Levine (née en 1946) en passant par Madame de Staël, et, surtout, ce qu’elles ont écrit sur leur propre activité traductive. Elle en tire des conclusions sur le rôle de la traduction dans l’émancipation intellectuelle des femmes.
7Le troisième chapitre développe ce rôle des traductrices en s’intéressant à l’importation du féminisme français des années 1970-1980 – spécifiquement, les écrits d’Hélène Cixous, de Luce Irigaray et de Julia Kristeva – en Amérique du Nord par le prisme de ses traductions. Sherry Simon montre que si ce « périlleux voyage » (p. 171) a enrichi et enthousiasmé le milieu intellectuel américain, il a aussi été source de malentendus, qu’elle tâche de corriger.
8Le chapitre 4 s’intéresse à un cas d’école : les différents projets de traduction féministe de la Bible. Sherry Simon rappelle à quel point les multiples versions du texte sacré reposent sur une tradition militante, ne serait-ce que par volonté de convertir des fidèles. Elle part des premiers projets de « Bible des femmes » pour arriver aux réflexions contemporaines sur l’inclusivité du texte religieux. Paradoxalement, Corinne Oster n’explicite pas sa décision de recourir à la Bible de Louis Segond plutôt qu’à une autre version dans les citations d’extraits traduits.
9Le dernier chapitre, sans doute le plus ardu, ouvre la réflexion au-delà du contexte occidental pour s’intéresser aux problématiques posées par la traduction féministe dans un cadre postcolonial. Sherry Simon nous invite à faire le deuil de la pensée universaliste pour prendre en compte le mouvement perpétuel des positions culturelles.
10Le propos de l’ouvrage est dense, mais le style est accessible, d’autant que la traduction de Corinne Oster est d’une fluidité que l’on croirait toute naturelle si son introduction ne nous exposait pas l’intense réflexion qui préside à chaque choix. Le travail de contextualisation de la traductrice et préfacière permet de conseiller cet ouvrage à toute personne s’intéressant aux enjeux politiques de la traduction ou souhaitant en savoir plus sur la place des femmes et du féminisme dans cette activité.
Pour citer cet article
Référence papier
Charlotte Matoussowsky, « Le Genre en traduction de Sherry Simon », Traduire, 250 | 2024, 92-94.
Référence électronique
Charlotte Matoussowsky, « Le Genre en traduction de Sherry Simon », Traduire [En ligne], 250 | 2024, mis en ligne le 17 juillet 2024, consulté le 12 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/traduire/4258 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/123ty
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