Navigation – Plan du site

AccueilTous les numéros13ÉditorialOù en est la critique ?

Éditorial

Où en est la critique ?

Arnaud Fossier et Anthony Manicki
p. 5-22

Texte intégral

En lutte contre [l’]état de choses, la critique n’est pas une passion de la tête, elle est la tête de la passion. Elle n’est pas un scalpel anatomique, mais une arme. Son objet est son ennemi, qu’elle veut non pas réfuter mais anéantir.
Karl Marx, Pour une critique de la philosophie du droit de Hegel

1Il est désormais courant de trouver dans la littérature académique le constat enthousiaste ou désabusé que notre époque est celle de la « post-modernité ». Que les auteurs s’en fâchent ou s’en réjouissent, l’expression est consacrée, quitte à devenir un fourre-tout théorique. Elle désigne non seulement les changements récents dans la nature du lien social, mais aussi les formes de discours n’ayant plus la prétention rationaliste et critique que les « modernes » défendaient encore jusqu’aux années soixante/soixante-dix. Dans le sillage de Nietzsche, la philosophie française de la deuxième moitié du xxe siècle (Foucault, Deleuze, Derrida, etc.) a contribué à mettre en crise le sujet critique, nous faisant douter de la possibilité d’être encore critique. Mais quelle peut bien être cette « critique » dont les post-modernes ne veulent plus ou, plus exactement, à laquelle ils ne croient plus ?

2Si ce numéro est l’occasion de se frotter à la multiplicité des usages théoriques du terme de « critique » (de Kant à Axel Honneth ou Luc Boltanski, en passant par Marx et l’École de Francfort), et par là même à la fausse évidence de l’âge « post-critique », il ne saurait cependant être la compilation d’histoires fragmentaires de la pensée philosophique ou sociologique. Il nous a semblé plus innovant d’essayer par exemple de distinguer, ou au contraire de rapprocher, critique, justification, réflexivité, redescription, etc., dans les domaines de la critique littéraire notamment, mais encore en histoire ou encore en critique musicale. Autrement dit, parce que la critique est indissociablement discours et ethos, nous avons été sensibles aux pratiques (de lecture, d’écriture, de parole publique, de création, etc.), et aux ressources (corps, institutions, réseaux de sociabilité par exemple) que son exercice suppose.

Critique et Modernité

  • 1  Kant, 1991, p. 51 : « Les Lumières, c’est la sortie de l’homme hors de l’état de tutelle dont il e (...)
  • 2  La Critique de la raison pure, la Critique de la raison pratique et la Critique de la faculté de j (...)
  • 3 On retiendra, outre « Qu’est-ce que les Lumières ? » (1784), « De l’illégitimité de la contrefaçon (...)
  • 4 Habermas (1993, P. 35) : « D’un côté, la société bourgeoise, qui se consolide face à l’État, délimi (...)

3On peut situer la « naissance » de l’esprit critique à l’avènement de ce qui la rend effectivement possible, à savoir la constitution du sujet moderne, capable de se servir de ses facultés naturelles – mémoire, entendement, volonté – afin de produire un discours qui ne soit pas subordonné à des autorités auxquelles il aurait à se soumettre inconditionnellement. L’émergence de cette capacité critique implique donc de croiser les deux facteurs corrélés que sont la formation du sujet moderne et l’émancipation à l’égard des autorités. Cette thèse classique a pour elle le texte de Kant intitulé « Qu’est-ce que les Lumières ? ». Kant y met en évidence l’impératif qui définit les Lumières, à savoir l’exigence de « [se] servir de son propre entendement » et de n’être pas, de ce fait, soumis absolument aux autorités, en l’occurrence religieuses et politiques1. L’impératif kantien est donc double : clarifier les modalités de fonctionnement des facultés permettant un usage libre de l’entendement, et promouvoir leur usage critique. Si les trois « Critiques »2 ont pour objectif cette clarification, la promotion de l’usage critique des facultés n’est, quant à elle, pas systématisée par Kant, bien qu’elle soit présente ça et là dans des textes de circonstance3. Ceci vient du fait que, selon lui, l’usage critique de la raison n’est pas seulement un mode de discours spécifique mais aussi un ethos. Kant insiste en effet sur le « courage » qu’il faut pour se servir de son propre entendement. La critique est non seulement une « possibilité » de l’esprit, permise par un usage régulé de la raison, mais aussi une éthique, représentative de la Modernité. Le texte de Kant sur les Lumières sous-tend d’ailleurs toute une mythologie de la Modernité définie par « l’esprit critique », c’est-à-dire à la fois le discours critique par rapport aux institutions et la capacité à interroger les modalités, épistémiques et sociales, d’accès à la connaissance. Habermas, mythographe de la Modernité, est aujourd’hui l’un des plus fidèles tenants de cette tradition des Lumières, dont il a esquissé l’historicisation en liant formation de l’espace public et esprit critique4.

4À rebours de cette interprétation kantienne puis habermasienne des Lumières, Florent Coste soutient, dans ce numéro, l’idée de la compatibilité entre « hétéronomie » du sujet et critique. Le geste critique n’est pas irréductiblement lié à l’autonomie du sujet telle que Kant l’avait décrite ; il n’est pas non plus condamné à être « méthodique » au sens cartésien du terme. Comme le souligne un ouvrage collectif récent intitulé La critique au Moyen Âge, le rapport qu’entretiennent les « intellectuels » à la tradition, le respect des auctoritates n’équivaut en rien à l’abdication de tout esprit critique. La compilation notamment, qui constitue l’un des modes majeurs de confection de nombreux textes savants médiévaux, en droit ou en théologie, ne s’apparente en rien à du recopiage servile, à une déficience d’autonomie. Au contraire, le clerc compilator se définit par sa capacité à interpréter, à mettre en place un certain nombre de procédures critiques, aux antipodes du plagiat ou de l’obédience aveugle aux Anciens. En témoigne la description que F. Coste livre du travail compilatoire :

Derrière le verbe compilare qui s’affirme au xiiie siècle se cachent deux étapes de travail dont la possible articulation garantit la productivité poétique. Le premier étant analytique : il s’agit de ponctionner, d’extraire, de découper, de décontextualiser un fragment de texte, citation, extrait ou schème conceptuel (en latin : deflorare, excerpere, decerpere, excipere, efflorare) ; le second étant le temps de la synthèse : il s’agit de greffer, d’agencer, de recoller, de recontextualiser dans un milieu textuel nouveau, où l’extrait peut s’auréoler de significations nouvelles (en latin : in unum corpus redigere, uno volumine coartare, in unum congerere, colligere sub uno compendio).

5Critiquer revient donc à ordonner les références, à les rendre conciliables ou au contraire à en exhiber les contradictions. Le discours critique est avant tout rapport aux autorités. Au Moyen Âge, il naît avec le savoir scolastique, dont les représentants, juristes comme théologiens, choisissent de faire fructifier l’héritage des Anciens plutôt que de faire table rase et de s’inventer une identité ex nihilo. Aussi le sujet médiéval apparaît-il comme « hétéronome », parfaitement conscient de sa dette, mais aussi parfaitement apte à remobiliser, en contexte, son héritage culturel. F. Coste nous engage ainsi à dire adieu à la préséance artificielle des Lumières et à nous repenser comme les héritiers d’un Moyen Âge critique.

6Réhistoriciser les opérations et la compétence critique est ce à quoi s’emploient les nombreux contributeurs du récent ouvrage Affaires, scandales et grandes causes. Dans sa note sur cet ouvrage collectif placé sous le signe de la sociologie pragmatique française, Arnaud Fossier mentionne certaines des études de cas historiques qui associent la critique aux actes dénonciatoires publics caractéristiques des scandales et des affaires. Les médiévistes, là encore, insistent sur la formation conjointe d’un espace public et d’une compétence critique, bien avant que les Lumières n’en revendiquent la primeur. Ils ne sont pas les seuls puisque les historiens antiquisants restituent les discours critiques qui mènent de la contestation privée à l’accusation publique, à Rome comme à Athènes. Dans l’entretien qu’il nous accorde, Bernard Lahire rappelle d’ailleurs avec malice que la critique, si elle n’est pas « de tout temps », n’en est pas moins un discours que l’on discerne chez Platon et Thucydide. Le premier critique les poètes de son temps, parce qu’il les juge incapables de se tenir hors de la tradition dont ils sont issus, inaptes à en faire apparaître les contradictions – on voit que la critique s’affiche là encore comme un détachement, plus ou moins violent, par rapport à la tradition. Le second se distancie des témoignages, des points de vue partiels et partiaux, et s’attache avant tout à départager le vrai (l’objectif) du faux (le mythe). Sans être réduite à sa dimension méthodologique, la critique est aussi une manière de se défaire de(s) (ses) préjugés, de les combattre. On comprend mieux alors que la sociologie dite « critique », incarnée un temps par Pierre Bourdieu, repose sur un clivage à creuser sans cesse entre un « sens savant » – une description scientifiquement construite du monde social – et une connaissance ordinaire – une compréhension immédiate de l’action et des relations sociales.

7à la fois examen des modalités de fonctionnement de son objet et réforme du rapport entretenu à cet objet, la critique implique manifestement une perspective d’émancipation.

Critique et dévoilement

  • 5  Ce concept « discret » dans la pensée du sociologue devient pourtant omniprésent à partir des anné (...)
  • 6  Bourdieu (1992, p. 166-168) : « J’utilise les instruments fournis par la réflexivité [...] pour pr (...)
  • 7  Pour en savoir plus sur les ambiguïtés de cette position, voir Gérard Mauger, « L’engagement socio (...)

8En mettant en lumière les mécanismes des objets sur lesquels il s’applique, le discours critique permettraient de s’en émanciper. Qu’il s’agisse d’une critique de la raison comme chez Kant, ou d’une critique de la domination comme chez Bourdieu, un tel discours clarifie les modalités masquées de fonctionnement de la raison d’une part, de la domination d’autre part. Pour Kant, critiquer la raison revenait à s’émanciper de son usage illégitime, lequel condamnait l’individu à l’obscurantisme. Avec Bourdieu, la critique de la domination doit in fine permettre aux dominés de devenir conscients des déterminations qui pèsent sur eux et par là même de s’en libérer. La « sociologie critique » s’est en effet forgée à partir de la mise en place d’un clivage entre « sens savant » et « sens commun » (Bourdieu, Chamboredon, Passeron, 1968). De sorte que le sociologue se retrouve dans la posture du démystificateur, de celui qui sait et dévoile, tandis que les acteurs, aveuglés par leur « illusio »5, ne jouissent d’aucun pouvoir critique – ou presque – et ne peuvent ainsi prendre conscience des déterminations lourdes qui orientent leurs croyances, leurs actions, leurs trajectoires6. Néanmoins, Bourdieu s’est toujours défendu de tenir le rôle d’intellectuel critique que Sartre puis Foucault avaient pu jouer7. Il serait vain de chercher dans ce refus une pure dénégation ou au contraire une sincérité mise en porte-à-faux par l’action militante du sociologue, au moins à partir de 1995. Mais la question de l’indissociabilité du discours critique et de l’ethos critique (engagé, militant, protestataire, etc.) se pose avec acuité.

  • 8 L’objectif commun de ces chercheurs, revendiqué et explicité dans « Théorie traditionnelle et théor (...)

9Prenant acte de cette indissociabilité, un groupe de chercheurs (Horkheimer, Marcuse, Adorno notamment) a mené, au sein de l’Institut de Recherche sociale, fondée en 1924 à Francfort, un ensemble de recherches articulant une perspective descriptive et une perspective réformatrice. Le credo de ce qui deviendra l’École de Francfort est : « reconstruire à la fois un savoir correct et un monde juste » (Wiggershaus, 1993, p. xxiii-xxiv). La Théorie critique de l’École de Francfort8, en opposition à la théorie traditionnelle qui tenait à distance les choses pour mieux les objectiver dans leur globalité, a également cherché à pointer les discontinuités, les dissymétries, les inégalités sociales. Critiquer c’est, dans cette perspective, exhiber les ressorts de la domination – tâche descriptive – pour mieux les dénoncer – tâche réformatrice. C’est ainsi contribuer à rétablir un semblant de justice en suscitant le sentiment d’injustice. Le maître-mot de cette vaste entreprise intellectuelle commencée dans les années trente est bien celui de « dévoilement ». La traduction, par Sonia Goldblum, d’un extrait de l’ouvrage récent de Christian Schärf, Histoire de l’essai. De Montaigne à Adorno, témoigne de l’extrême cohérence de la démarche des théoriciens de Francfort, puisque même dans le domaine de la critique littéraire, c’est bien le paradigme du dévoilement qui traverse l’essayisme de Walter Benjamin. Malgré tout, la mise au jour de la nature historico-philosophique d’un texte par le critique ne pourra réduire le secret, de nature mystique, propre à l’œuvre littéraire.

10L’École de Francfort, mais aussi Bourdieu, sont certes les tenants d’une épistémologie du dévoilement, mais héritent aussi de la pensée critique de Marx. Analysant l’Introduction générale à la critique de l’économie politique (1857), Marc Lenormand et Anthony Manicki montrent que le travail critique de Marx est double puisqu’il est à la fois réappropriation critique des outils d’analyse forgés par Hegel et, à partir de la recontextualisation de ces outils, critique du mode de production capitaliste et des irrationalités sociales et économiques qu’il implique. La critique passe donc du statut de méthode – à partir de laquelle Marx reformule, en fonction d’un autre repère conceptuel, la conceptualité hégélienne – à celui de pratique – elle devient l’autre nom de la philosophie, celle-ci n’ayant plus à décrire le monde, mais à le façonner. Cependant, dans ce cas encore c’est le philosophe qui garde, comme un monopole, le pouvoir critique et l’on pourrait faire grief à Marx de tomber sous le coup de l’« illusion scolastique » thématisée par Bourdieu.

11L’acte critique est-il encore aujourd’hui un geste de dévoilement et plus avant une arme théorique destinée à réformer, voire transformer, la société ? Paradoxalement, avec l’institutionnalisation des discours critiques – les ouvrages de Marx font désormais l’objet de thèses de doctorat policées et constituent un moment banalisé de l’histoire de la philosophie –, la critique tend à ressembler à une forme de domination, puisque l’autorité discursive est monopolisée par des instances « compétentes », c’est-à-dire habilitées à émettre des jugements sur les discours critiques. De sorte que – ironie de l’histoire – la « Théorie critique » apparaît aujourd’hui comme une « théorie traditionnelle » : ses outils de description sont dépassés par la réalité du monde social. De même, la « sociologie critique » – trop souvent monopole de l’Université – semble faire fi de l’intelligence critique ordinaire des acteurs – une intelligence qu’a donc tenté de revaloriser toute la sociologie « de la critique » française (Boltanski, 1990b).

  • 9 Axel Honneth, représentant majeur de la troisième génération de l’École de Francfort, écrit son pre (...)

12Par ailleurs, tout un pan des sciences sociales, avec « la République des idées » ou le blog L’Autre Campagne conçu à l’occasion de la campagne présidentielle de 2007, et, dans un tout autre registre, la philosophie sociale incarnée par Axel Honneth9,prennent aujourd’hui acte de l’inadéquation des outils d’analyse de la « sociologie critique » issue des Trente Glorieuses : « On continue de parler des “milieux populaires”, du “salariat modeste”, voire du “peuple”, mais sans trop savoir de quoi ni de qui l’on parle exactement » (P. Rosanvallon et T. Pech, 2006, P. 9). La « Nouvelle critique sociale » repose, quant à elle, sur une « patience documentaire » et veut décrire les mécanismes les plus fins de différenciation sociale, afin d’éviter les généralisations abusives d’un côté et les descriptions monographiques de l’autre. Si le contenu de la critique reste normatif dans la mesure où il s’agit là encore de dénoncer certaines réalités, intolérables au nom de critères de justice sociale, ses modalités descriptives et plus globalement épistémiques ont changé. La critique se définit en effet davantage par une volonté de recréer un débat public aux marges du pouvoir souverain et des institutions partisanes, comme l’atteste L’Autre Campagne, ce collectif d’intellectuels invitant par le texte mais aussi par l’image à re-questionner collectivement ce que les sources d’information journalistiques ne suffisent pas à comprendre.

Critique ordinaire et « critique sociale »

  • 10  Act-up justifie ainsi ses « zap » : « Face à l’inertie des pouvoirs publics, face à la complicité (...)

13La critique n’est donc pas réductible à un discours théorique isolé et surplombant. Elle revêt parfois la forme d’une discussion collective, ou d’un engagement contestataire. Adopter une position critique, c’est disposer d’un certain nombre de critères d’évaluation et de jugement, et plus globalement de ressources à la fois langagières, émotionnelles ou corporelles, comme l’affirme dans ce numéro le philosophe Bernard Stiegler, qui relie explicitement le jugement au plaisir. La contestation, modalité de la critique, peut même être incorporée, comme en témoignent, par exemple, le mouvement punk né à la fin des années soixante-dix ou toute une série de mises en jeu du corps, non violentes dans l’Inde de Gandhi ou plus radicales comme les zap d’Act up10. Cependant l’action protestataire ne saurait résumer la diversité des pratiques critiques. Outre-atlantique, Paul Lichterman a observé, pendant trois années successives, la manière dont certaines associations civiques de la région états-unienne des Grands Lacs, rattachées à l’Église, réclament un retour au welfare State, confrontées qu’elles sont au retrait de l’État. Dans l’article qu’il nous livre, il diagnostique l’échec de ces associations en raison de l’absence d’un point de vue réflexif et autocritique de leur part. La sociologie « culturelle » qu’il appelle de ses vœux peut néanmoins favoriser la critique des acteurs :

Pour une sociologie culturelle pratique, la critique ne signifie pas la démystification ou la correction des pratiques quotidiennes. Elle consiste plutôt à accroître la capacité des acteurs à tenir des conversations critiques et réflexives sur ce qu’ils font ensemble, dans l’esprit de cette communauté, imaginée par John Dewey, qui s’interroge, se donne des exigences et se transforme elle-même. [Nous soulignons.]

14Confrontée aux limites de la « sociologie critique », les pragmatistes réinventent donc les usages non scientifiques de la critique sociologique.

  • 11  Ugo Enrico Paoli, Studi sul processo attico, Padoue, 1933, p. 77 : « Dans le droit attique, le jug (...)
  • 12  Pour un aperçu critique de la sociologie des « régimes d’action », voir Dodier, 2005, et pour une (...)

15En France, cette méthodologie pragmatiste se trouve revendiquée par la « sociologie de la critique » qui propose, depuis les années quatre-vingt, un modèle alternatif de compréhension des procédures critiques les plus courantes. Luc Boltanski et Laurent Thévenot estiment que les compétences que les critiques intellectuelles revendiquent sont en fait partagées, comme en témoigne l’examen minutieux des « opérations critiques » ordinaires – le commérage, la dénonciation, la justification, etc. (Boltanski, 1990a et 1991). On retrouve dans les acceptions que Boltanski et Thévenot donnent à la critique le sens originel du mot. Le verbe krinein et le substantif krisis étaient les termes accrédités pour caractériser la décision des tribunaux athéniens. Le procès se déroulait en effet comme une lutte (agon) entre deux parties, et le juge tranchait entre deux thèses11. Mais la critique ne relève pas uniquement d’un « régime d’action » judiciaire12. Elle émerge dans des moments de crise, en des instants où il faut se justifier, rendre compte, se défendre, donner son avis.

16Récemment, Boltanski a codirigé un livre réunissant sociologues et historiens autour des « affaires » et des « scandales », dont Arnaud Fossier propose une lecture critique. Moments d’indignation collective, d’unanimité ou au contraire de dissensions très fortes traversant parfois l’ensemble d’une société (on pense à l’affaire Dreyfus), affaires et scandales mobilisent nécessairement le sens critique des acteurs, qu’il s’agisse d’une condamnation sans équivoque ou d’une « cause » autour de laquelle le camp des dénonciateurs bâtit un argumentaire. Mais le formalisme revendiqué des auteurs rend en fait difficilement compte de la production institutionnelle des ressources critiques dont disposent ensuite les acteurs. Les institutions, en particulier juridiques et administratives, passent leur temps à qualifier les êtres, offrant ainsi une signification préalable aux choses que les acteurs s’emploieront à dénoncer. Les contributeurs de ce livre semblent verser parfois dans un « réalisme » (les choses précédant les mots) occultant toute la fabrication institutionnelle des mots dont les acteurs se servent. Le « scandale » et l’« affaire » sont ainsi réduits à la critique émanant des « petits », sans que soit prises en compte les médiations institutionnelles des pratiques critiques – on apprend par exemple que le « scandale » est une qualification juridique issue du droit pontifical de la fin du xiie siècle. On maintient de la sorte une opposition factice entre pouvoirs et acteurs critiques. Aussi Bernard Lahire n’hésite-t-il pas, à propos de ce courant pragmatique français en vogue, à parler d’une certaine « démagogie ».

17Cette « démagogie » ne vient-elle pas se substituer à la disparition des « intellectuels », porteurs de la « critique sociale » pendant plusieurs décennies, comme l’a montré Michaël Walzer (1995) ? Dans Philosophie par gros temps, Vincent Descombes critique lui aussi la figure révolue de « l’intellectuel critique ». Sartre et Foucault commentaient l’actualité à l’aide de catégories métaphysiques, d’une langue spéculative qui conférait une autorité à leur propos. La maîtrise d’un langage philosophique était censée donner une compétence pour traiter de l’actualité. C’est ce privilège du philosophe que Descombes remet en cause. Selon lui, il n’y a pas de « posture » critique mais bien une « fonction » critique qui consiste à « pratiquer la critique intellectuelle des représentations communes » (Descombes, 2000, p. 167). Il la voit « procédant de l’événement lui-même en tant qu’il appelle à une réflexion et à une action dont les contemporains ne paraissent pas apercevoir la nécessité ». À rebours de la convocation de grands principes abstraits, la fonction critique consiste en une compréhension analytique de l’événement. « Au lieu de parler de l’intellectuel critique, j’aime mieux parler de la critique intellectuelle, c’est-à-dire cette critique qu’il faut exercer sur les idées, et d’abord sur ses propres idées » (idem, p. 168).

18Walzer, lui aussi sceptique quant au monopole critique trop longtemps tenu par les intellectuels, défend une thèse séduisante et radicale : il s’agit, selon lui, de cesser d’imposer des catégories prédéterminées, et, au contraire, de forger une analyse conceptuelle au plus près des situations concrètes afin de procéder à une « critique sociale liée à la société », générée en son sein, à partir des significations et des normes (y compris morales) qui lui sont propres (Walzer, 1990). Cette forme de critique sociale contribuerait à casser l’opposition entre « critiquants » et critiqués, en instituant de fait quelque chose comme une communauté critique. « Il n’y a aucune raison pour que le reste d’entre nous écoutions en silence. Nous participons à l’entreprise critique en soutenant une critique ou un groupe de critiques contre un autre. [...] Une société moderne constitue un colloque de critiques. Mais alors il n’y a pas de sens à chercher à avoir une portée globale : chaque société constitue son propre colloque » (Walzer, 1995, p. 30).

Critique : entre jugement, interprétation et usage

  • 13  « Dans une certaine mesure », puisqu’en dépit de la lecture qu’en fait Rochlitz, on trouve chez Ne (...)

19Cette communion entre critiquants et critiqués est un problème sans doute moins neuf en critique d’art et en critique littéraire. Avant de laisser à certains contributeurs du numéro le soin d’opérer une micro-révolution et de faire sauter cette barrière conservatrice entre ceux qui jugent et ceux qui « créent mais ne parlent pas », expliquons comment la critique s’est érigée en évaluation asymétrique. Si certains théoriciens de l’esthétique, comme Goodman dans une certaine mesure, puis, dans son sillage, Gérard Genette (1997) ou Jean-Marie Schaeffer (1996), ont récemment souligné la vanité des prétentions critiques objectives et fait de la tentative critique une forme de jugement de goût subjectif 13, il n’en a pas toujours été ainsi et la critique a une histoire au moins aussi longue que l’esthétique. Comme le dit Thomas Mondémé dans son article « L’acte critique : autour de Rorty et de Barthes » : concernant la critique littéraire, « ce qui semble s’offrir au regard est un véritable enchevêtrement de pratiques, de manifestes, d’influences, d’objets et de revendications qu’il paraît a priori très difficile de subsumer ». Il y eut longtemps la critique « médiatique », ou journalistique, celle des comptes rendus, des notes assassines, des aigreurs médiocres, qu’un Victor Hugo foule aux pieds dans le paratexte de ses pièces et qu’un Boris Vian n’hésite pas à mettre en scène avec ironie, là encore aux marges littéraires de sa dramaturgie. Dans ce numéro, Benoît Barut fait se confronter critiques et écrivains dans une histoire d’incompréhension réciproque et confirme ainsi l’idée que la critique mit bien longtemps avant de n’être autre chose qu’un jugement de goût prétendant à l’objectivité. T. Mondémé isole, lui, trois grandes familles de pratiques critiques au sein de la « critique universitaire » : une critique érudite, une autre herméneutique, puis une « formelle » (pour le dire vite : structuraliste). Dans tous les cas, ces critiques attribuent au texte des propriétés stables et essentielles (instance auctoriale, style, composition, etc.). De telles propriétés suffiraient à légitimer la critique et à lui conférer son caractère scientifique.

  • 14  Jean-Pierre Cometti (2004). Nous remercions notre ami Éric Monnet pour cette référence éclairante (...)

20Or, depuis une vingtaine d’années au moins – cela coïncide avec la « fin » du règne structuraliste – différentes conceptions novatrices de la critique se font jour. Un théoricien et critique comme Rainer Rochlitz a cherché à réaménager les rapports entre critique et esthétique, en les distinguant soigneusement (Rochlitz, 1998). L’esthétique – réflexion théorique sur ce qui constitue la spécificité des pratiques esthétiques et artistiques, fondant la valeur et le concept d’œuvre d’art – est certes censée établir une critériologie pour la critique – interprétation analytique d’un objet artistique. Mais que dire de la précarité et de l’instabilité de ces critères ? Rochlitz insiste sur la communication toujours possible autour des œuvres, à partir d’une entente minimale, non pas sur des critères, mais bien sur des jugements14. Le problème reste néanmoins la détention du droit et de la capacité à juger !

21C’est avec le déconstructionnisme que la donne change clairement, parce que la critique ne peut plus se penser comme méthode ni même comme jugement. En-deçà de toute affiliation déconstructionniste, Barthes pensait déjà néanmoins la critique littéraire comme usage en contexte d’un texte. Mais les philosophes pragmatistes américains se situent, eux, à l’origine d’une révolution épistémologique qui substitue à l’hégémonie de l’interprétation et du sens la seule vérité des usages et des contextes. Rorty, l’un des chefs de file de ce courant, affirme que le seul sens que l’on puisse trouver à une œuvre littéraire est celui de la « redescription » que l’on en produit. T. Mondémé s’appuie sur cette théorie « anti-essentialiste » du texte pour penser la critique non plus comme jugement mais comme usage pratique :

[...] nous n’avons jamais affaire qu’à du déjà-décrit, et cette redescription consiste très simplement à faire varier le contexte de prise en compte d’un phénomène, à jouer d’une certaine façon un contexte d’intelligibilité contre un autre, le nouveau contre l’ancien en quelque sorte, tout en étant bien conscient que le contexte forme l’objet, qu’il en est indéfectiblement solidaire, l’objet ne pouvant être appréhendé pour lui même et en lui-même. Une redescription, pour le dire grossièrement, est ce qui permet d’adopter de nouveaux vocables pour rendre compte de quelque chose, ou d’adopter une nouvelle attitude par rapport à des vocables déjà existants (en les considérant avec ironie, par exemple).

22On peut rapprocher – et l’histoire des idées laisse à penser que l’hypothèse est valable – le concept rortien de « redescription » de ce que le narrativism turn, dans tout son radicalisme polémique, a fait à l’historiographie en bouleversant ses modalités d’écriture par un retour en force du récit, mais aussi en bousculant un certain nombre de présupposés positivistes et réalistes qui condamnaient les historiens à la quête d’une vérité factuelle, dont on peut aujourd’hui se permettre de douter sérieusement. Johann Petitjean nous éclaire sur ce paradigme mal compris et mal aimé en France, peut-être parce qu’il complexifie considérablement la tâche critique de l’historien. Celle-ci ne se réduit plus à la bonne vieille critique interne et externe des sources, pour laquelle il s’agissait de ne pas prendre au pied de la lettre ce que disaient les Anciens. Puisque toute production de sens passe toujours par une recontextualisation, la critique historique pourrait être une manière d’énoncer clairement le contexte dans lequel le sens des choses décrites a été produit, une façon de souligner que l’histoire n’est jamais qu’un usage possible, narratif en l’occurrence, de documents du passé. Moins polémique cependant que les narrativistes dont il dresse le portrait, J. Petitjean définit aussi la critique historique comme l’instance de contrôle de la narration, le nom que prend la vigilance épistémologique qui sépare histoire et fiction.

  • 15  Tsvetan Todorov (1984), p. 185 : « Or la critique est dialogue, et elle a tout intérêt à l’admettr (...)

23Hors de toute affiliation au courant déconstructionniste ou au narrativisme, la note sur le critique rock insolite et tapageur des années soixante/soixante-dix, Lester Bangs, repense aussi la critique comme usage et non comme jugement. Elle met en exergue un discours étonnant, aussi riche sur le plan sémiologique que la musique dont il est question. Ni subordonnée à une théorie esthétique, ni soumise aux contraintes de commercialisation du rock, la critique de Bangs échappait totalement aux cadres rigides de la critique académique et universitaire, mais aussi aux naïvetés lisses et formatées de la critique publicitaire dont nous faisons encore les frais aujourd’hui. Anthony Manicki offre un panel d’extraits du travail critique de Bangs qui montrent parfaitement cette capacité à ne pas juger la musique mais à en faire le support d’une révolution éthique. La critique s’érige ainsi en discours créateur, car critiquer n’est jamais que dialoguer avec une œuvre sur un pied d’égalité, informer et déformer cette œuvre par le dialogue instauré avec elle15.

24Deux articles du présent numéro présentent les termes de ce dialogue critique, parfois tissé de malentendus et de haines. Critiques et artistes ont en effet, dès le xviie siècle, pratiquement pris acte de leur indissociabilité et de leur interdépendance par l’instauration d’un échange permanent, sous forme de controverses, de désaccords ou d’ententes. Si Hugo anéantit ses critiques, dans le cadre du paratexte de ses œuvres dramaturgiques, Boris Vian, selon l’heureuse expression de Benoît Barut, pratique un « ping-pong verbal » avec ses critiques. Il les considère certes comme des « parasites », mais n’hésite pas à les citer in extenso dans le paratexte de sa pièce L’équarissage pour tous. En les absorbant de la sorte, il prouve leur futilité et leur manque patent d’autonomie. Il tient néanmoins à leur répondre et entame ainsi une « critique de la critique » fondée sur un adage simple et moqueur : « Lecteur mon frère […] t’occupe pas des commentateurs, car nihil est in comentario quod non primum fuerit in operibus. (Ibus m’a bien une drôle de gueule, mais ça fait lettré, ça.) »

25Le rapport du critique à l’œuvre s’est aussi largement modifié, plus ambigu qu’au temps de la critique journalistique, du structuralisme dogmatique ou de la critique herméneutique fondée sur un modèle exégétique. Dans un chiasme étonnant, dont Jérémie Majorel démonte les ressorts, Derrida et Starobinski, tous deux critiques de l’œuvre de Blanchot, se croisent. L’un semble abdiquer partiellement son déconstructionnisme « méthodique », l’autre semble renoncer aux procédés habituels de la critique herméneutique. Dans Demeure, Derrida en appelle à une lettre de Blanchot pour expliquer son œuvre ; il stabilise ainsi la dichotomie, que le déconstructionnisme avait pourtant brouillée, entre fiction et témoignage. Quant à Starobinski, il se voit contraint de pratiquer la néologie, de renoncer partiellement à une lecture allégorique, mais aussi aux dichotomies tranchées dont l’herméneutique est coutumière, pour finalement s’intéresser à une « zone mitoyenne », à cette région « neutre » où s’entremêlent les contraires (abstrait et concret par exemple). In fine, Starobinski et Derrida altèrent ainsi considérablement le principe méthodique de la critique littéraire et pratiquent une interprétation hybride du texte, où les outils critiques sont fabriqués au fur et à mesure de la lecture. Derrida quitte même la critique littéraire pour l’éthique, car Demeure donne hospitalité au texte de l’ami qu’est Blanchot au moment où ce dernier décide de retirer tous ses textes publiés chez Fata Morgana, quand cette maison d’édition choisit de publier le théoricien d’extrême droite Alain de Benoist : la critique glisse vers l’éthique, elle devient alors une « politique de l’amitié ».

Critique, éthique et politique

26Et si la critique était en effet indissociablement discours et ethos ? Comme en témoigne la note écrite sur Lester Bangs, la critique n’est en rien un « métadiscours », un discours sur la musique. Luttant avec ferveur contre l’institutionnalisation des productions culturelles étiquetées « rock », réprouvant tout esprit de sérieux, Bangs fait de la critique un « art de vivre », qu’il met en scène par l’écriture. Il fait ainsi l’éloge de la « Fête » (sic) parce qu’il la pratique lui-même. Son discours critique n’est jamais légitimé que par son mode de vie alternatif et contestataire de l’Amérique des seventies. Bref, il ne s’agit pas d’une critique du rock mais d’une critique elle-même rock. Critique et contestation se rejoignent nettement. Mais d’autres formes d’action protestataire constituent des zones de rencontre entre la critique (à la fois discursive et éthique) et le politique (recouvrant tout ce qui relève de l’organisation d’une communauté).

  • 16  Nous remercions Pierre Sauvêtre pour son intervention lors de la Journée d’études Tracés en octobr (...)

27On pense à Foucault, qui contribua à modifier les conceptions surannées que les sociétés occidentales avaient produites du pouvoir comme pôle homogène et lointain et réaménagea ainsi les rapports entre critique et politique dans plusieurs de ses livres, bien entendu, mais aussi dans le cadre de son engagement militant (le Groupe d’information sur les prisons par exemple, créé en 1971 pour donner la parole aux détenus). Critiquer consiste à prendre acte de la dissolution du pouvoir en micro-pouvoirs : la critique ne fait pas front à ces institutions, elle s’insinue quotidiennement dans les rouages de la communauté politique. On le voit : la critique n’est pas nécessairement moyen d’une fin. Elle peut aussi devenir un art, un ethos, un savoir-faire incorporé, en résumé un engagement permanent, manière sans cesse renouvelée de jouer du et avec le pouvoir. Foucault préfère ainsi définir la critique comme une « vertu », comme « l’art de n’être pas tellement gouverné », ou encore comme « l’art de l’inservitude volontaire » (Foucault, 1990, p. 39)16. L’« attitude critique » peut être celle de n’importe qui, elle est « pratique de la révolte ». Foucault la situe certes aux xve et xvie siècles dans les luttes qui s’opposent à la « gouvernementalité » naissante de l’État moderne et qui préparent la Réforme. Mais il indique à plusieurs reprises que cette attitude a des origines plus lointaines et il détecte ses premières manifestations dans les luttes religieuses de la seconde moitié du Moyen Âge contre la gouvernementalité pastorale de l’Église chrétienne, à partir du xie siècle (Foucault, 2004).

  • 17  On trouve cette critique du sujet et de son identité chez Nietzsche (1998), dans un texte programm (...)

28Tout le rapport de la critique au politique pourrait être révisé : plus que contestation ou dénonciation, la critique serait transformation de la communauté politique. On peut donner un exemple qui nous tient forcément à cœur, celui des échanges entre le savant et le politique. Nous dirions volontiers que les sciences historiques ne doivent pas établir les origines et la fin de processus afin d’en révéler les mécanismes pervers et injustes. Elles consistent à ne pas utiliser les grandes catégories essentialisées (État, Pouvoir, Religion, Société, etc.) et, par là même, à briser l’identité stable et factice des sujets, et plus encore des communautés qu’ils forment17. En des termes moins nietzschéens, « retenir les leçons de l’histoire » ne s’imposerait plus comme une évidence, puisque la critique ne serait pas jugement de valeur et n’aurait pas pour fonction l’entretien mou d’un « devoir de mémoire ». La critique équivaut en fin de compte à une capacité à réviser ses propres croyances en prenant acte du fait que le sens des événements est produit par des institutions, qu’elles soient étatiques, religieuses, associatives ou familiales. Comme le dit Bernard Stiegler dans ce numéro, la « nouvelle critique » désigne cette capacité à s’extraire de notre propre bêtise, ce sursaut de désir qui nous dégoûte de notre vilenie. La critique comme éthique, c’est donc s’offrir le luxe du doute. En d’autres termes, c’est avoir le courage de se décentrer par rapport à sa situation de sujet individuel – savoir que notre identité est toujours construite – et par rapport à sa situation de sujet d’un pouvoir – savoir remettre en cause le sens que les institutions assignent aux événements. Être critique, c’est ainsi n’être pas condamné au consentement servile mais être producteur de sa position au sein de la communauté politique. Le prochain numéro de Tracés, « Consentir : domination, consentement et déni », abordera, on l’espère, ces questions.

Haut de page

Bibliographie

Becker Howard S., 1988 [1982], Les mondes de l’art, Paris, Flammarion.

Bénatouïl Thomas, 1999/2, « Critique et pragmatiques en sociologie. Quelques principes de lecture », Annales. Histoire, Sciences Sociales, vol. 54, p. 281-317.

Boltanski Luc, 1990a, L’Amour et la justice comme compétences, Paris, Métailié.

– 1990b, « Sociologie critique et sociologie de la critique », Politix, n° 10-11, p. 124-134.

Boltanski Luc et Thévenot Laurent, 1991, De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard.

Bourdieu Pierre, Chamboredon Jean-Claude et Passeron Jean-Claude, 1968, Le métier de sociologue, Paris, Métailié.

Bourdieu Pierre et Wacquant Loïc, 1992, Réponses : pour une anthropologie réflexive, Paris, Le Seuil.

Cometti Jean-Pierre, 2004, « Rainer Rochlitz : l’esthétique et la critique au banc d’essai », Revue d’esthétique canadienne, vol. 9, http://www.uqtr.ca/AE/Vol_9/roch/comet.htm

Descombes Vincent, 2000, « De l’intellectuel critique à la critique intellectuelle », Esprit, n° 262, p. 163-172.

– 1989, Philosophie par gros temps, Paris, Minuit.

Dodier Nicolas, 2005/1, « L’espace et le mouvement du sens critique », Annales Histoire et Sciences sociales, p. 7-31.

Foucault Michel, 1990, « Qu’est-ce que la critique ? Compte rendu de la séance du 27 mai 1978 », Bulletin de la Société française de philosophie, n° 84, 2, p. 35-63.

– 2001a, « Qu’est-ce que les Lumières ? », Dits et écrits, t. 2, Paris, Gallimard (Quarto), p. 1381-1397.

– 2001b, « Nietzsche, la généalogie, l’histoire », Dits et écrits, t. 1, Paris, Gallimard (Quarto), p. 1004-1024.

– 2004, « Sécurité, territoire, population », Cours au Collège de France (1979-1980), Paris, Gallimard / Le Seuil.

Genette Gérard, 1997, L’œuvre d’art, t. 2, Paris, Le Seuil.

Goodman Nelson et Elgin Catherine, 1990, Esthétique et connaissance (pour changer de sujet), Éditions de l’Éclat.

Habermas Jürgen, 1978, L’espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Paris, Payot.

Honneth Axel, 2000, La lutte pour la reconnaissance, Paris, Le Cerf.

– 2006, La Société du mépris, Paris, La Découverte.

– 2007, La réification. Petit traité de Théorie critique, Paris, Gallimard (NRF essais).

Horkheimer Max, 1974, Théorie traditionnelle et théorie critique, Paris, Gallimard.

Kant Emmanuel, 1985, Critique de la faculté de juger, Paris, Gallimard.

– 1991, Qu’est-ce que les Lumières ?, Paris, Flammarion.

– 1997, Critique de la raison pure, Paris, PUF (Quadrige).

– 2003, Critique de la raison pratique, Paris, Flammarion.

Marx Karl, 1982, « Pour une critique de la philosophie du droit de Hegel », Philosophie, Paris, Folio (Essais).

Nietzsche Frederik, 1998, Seconde considération intempestive. De l’inutilité et de l’inconvénient des études historiques pour la vie, Paris, Flammarion.

Renault Emmanuel, « Axel Honneth. Le nouvel Habermas », Le Nouvel Observateur, Hors série, décembre 2004-janvier 2005, p. 66-69.

Renault Emmanuel et Sintoner Yves, 2003, Où en est la Théorie critique ?, Paris, La Découverte.

Rochlitz Rainer, 1998, L’art au banc d’essai. Esthétique et critique, Paris, Gallimard.

Rosanvallon Pierre et Pech Thierry éd., 2006, La nouvelle critique sociale. La République des idées, Paris, Le Seuil / Le Monde.

Schaeffer Jean-Marie, 1996, Les célibataires de l’art. Pour une esthétique sans mythes, Gallimard.

Thévenot Laurent, 2006, L’action au pluriel. Sociologie des régimes d’engagement, Paris, La Découverte.

Todorov Tzvetan, 1984, Critique de la critique, Paris, Le Seuil.

Walzer Michael, 1990, Critique et sens commun. Essai sur la critique sociale et son interprétation, Paris, La Découverte.

– 1995, Le deuxième âge de la critique sociale, Paris, Métailié.

Wiggerhaus Rolf, 1993, L’École de Francfort. Histoire, développement, signification, Paris, PUF (Philosophies d’aujourd’hui).

Haut de page

Notes

1  Kant, 1991, p. 51 : « Les Lumières, c’est la sortie de l’homme hors de l’état de tutelle dont il est lui-même responsable. L’état de tutelle est l’incapacité de se servir de son entendement sans la conduite d’un autre. On est soi-même responsable de cet état de tutelle quand la cause tient non pas à une insuffisance de l’entendement, mais à une insuffisance de la résolution et du courage de s’en servir sans la conduite d’un autre. Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Voilà la devise des Lumières. » Michel Foucault (2001a) a proposé un commentaire pénétrant de ce texte trop longtemps négligé. Il souligne que pour Kant, l’Aufklärung désigne le « processus qui nous dégage de l’état de “minorité” », état dans lequel nous nous trouvons lorsqu’un livre nous tient lieu d’entendement, un directeur spirituel nous tient lieu de conscience, un médecin décide à notre place de notre régime (p. 1383). La seule manière, selon Kant, de sortir de cet état de minorité est de faire un usage libre et public de sa raison.

2  La Critique de la raison pure, la Critique de la raison pratique et la Critique de la faculté de juger constituent une entreprise de clarification de l’usage de la raison. Fixer clairement les bornes et les modalités de cet usage c’est, pour Kant, fonder la possibilité d’une connaissance scientifique rigoureuse. La critique désigne dans ce cas « l’examen approfondi des droits de la raison spéculative » (Kant, 1997, p. 26). Elle est un examen qui rend compte, sinon de la nature de son objet, du moins de son mode de fonctionnement, en l’occurrence, pour la raison, légitime ou illégitime.

3 On retiendra, outre « Qu’est-ce que les Lumières ? » (1784), « De l’illégitimité de la contrefaçon des livres » (1785), ou « Que signifie s’orienter dans la pensée ? » (1786). Ces trois textes sont traduits dans Kant (1991).

4 Habermas (1993, P. 35) : « D’un côté, la société bourgeoise, qui se consolide face à l’État, délimite clairement par rapport au pouvoir un domaine privé ; mais d’un autre côté, elle fait de la reproduction de l’existence, qu’elle libère des cadres du pouvoir domestique privé, une affaire d’intérêt public ; et c’est pour ces deux raisons que la zone décrite par le contrat permanent liant l’administration aux sujets devient “critique” ; mais aussi parce qu’elle suppose qu’un public faisant usage de sa raison y exerce sa propre critique. » Dès la fin du xviie siècle, une « sphère publique bourgeoise » commencerait à faire face à l’État et exercerait, à son encontre, une première forme de « critique », c’est-à-dire un usage légitime et émancipateur de la raison. L’« opinion publique » désigne donc cette frange éclairée de la population séparée du pouvoir d’État, prête à user publiquement de sa raison et à se justifier de ses opinions.

5  Ce concept « discret » dans la pensée du sociologue devient pourtant omniprésent à partir des années quatre-vingt. Bourdieu oppose en effet la réflexivité du sociologue à l’illusion des acteurs. Autant ces derniers sont immergés dans la pratique et leur engagement leur impose une myopie au nom des impératifs de la pratique, autant la figure du sociologue se dresse en surplomb, détentrice d’un savoir inaccessible à un acteur aveugle qui ne peut accéder aux véritables principes de ses actions.

6  Bourdieu (1992, p. 166-168) : « J’utilise les instruments fournis par la réflexivité [...] pour progresser dans la connaissance des mécanismes qui peuvent altérer la réflexion. [...] Bachelard dit qu’“il n’y a de science que du caché”. Dans le cas de la science sociale, le dévoilement est par soi une critique sociale qui n’est pas voulue comme telle et qui est d’autant plus puissante que la science est plus puissante, donc plus capable de dévoiler les mécanismes qui doivent une part de leur efficacité au fait qu’ils sont méconnus et de toucher ainsi aux fondements de la violence symbolique. »

7  Pour en savoir plus sur les ambiguïtés de cette position, voir Gérard Mauger, « L’engagement sociologique », Critique, t. LI, n° 579-580, août-septembre 1995, p. 674-695.

8 L’objectif commun de ces chercheurs, revendiqué et explicité dans « Théorie traditionnelle et théorie critique » (1937) de Horkheimer, directeur de l’Institut dès 1930, est d’associer un travail scientifique descriptif à une entreprise de configuration de la praxis. Horkheimer écrit ainsi : « Une science qui, s’imaginant être autonome, considère qu’il n’est nullement de son ressort de modeler la praxis dont elle fait partie […] et s’accommode de la dichotomie entre pensée et action s’est déjà de ce seul fait détournée des vraies valeurs humaines. […] La nature propre [de l’activité de penser] l’invite à promouvoir le changement dans l’histoire, à établir parmi les hommes l’état de justice » (1974, p. 81). C’est à partir de cette revendication fondamentale que seront écrits notamment Raison et révolution (1941) par Marcuse, La dialectique de la raison (1947) par Horkheimer et Adorno, Eros et civilisation (1955) par Marcuse, Théorie de l’agir communicationnel (1981) par Habermas, mais aussi La lutte pour la reconnaissance (1992) par Honneth. Pour compléter cette trop brève présentation de l’École de Francfort, voir Wiggershaus (1993) et Renault, Sintoner (2003).

9 Axel Honneth, représentant majeur de la troisième génération de l’École de Francfort, écrit son premier livre (Action sociale et nature humaine, avec Hans Joas) en 1980. Il produit alors une philosophie sociale et développe notamment deux notions fondamentales qui sont celles de « reconnaissance » et de « pathologie sociale ». Il combine une analyse descriptive des rapports sociaux et une perspective normative impliquée par le fait que les conflits sociaux sont eux-mêmes porteurs de valeurs et de principes (Renault, décembre 2004 / janvier 2005, p. 66), et s’inscrit ainsi en porte-à-faux contre la tendance, notamment rawlsienne, qui réduit les questions sociales à des questions juridiques et morales. Dans un entretien donné au Nouvel Observateur (Hors série de décembre 2004 / janvier 2005, p. 69), il affirme que « le terme “penser” désigne pour [lui] des tentatives théoriques visant à faire surgir, à partir des structures sociales de la vie pratique, [des] potentiels de rationalité qui coïncident avec l’intérêt émancipateur du genre humain ». Deux de ses ouvrages, La lutte pour la reconnaissance (2000) et La réification. Petit traité de Théorie critique (2007), et un recueil d’articles, La société du mépris (2006), ont été traduits en français.

10  Act-up justifie ainsi ses « zap » : « Face à l’inertie des pouvoirs publics, face à la complicité d’individus ou de groupes dans la pandémie, face au silence dans lequel on veut nous enfermer, nous avons le devoir de réagir. Et quand le recours légal aux institutions n’est pas suffisant, il faut trouver d’autres moyens pour agir, mobiliser, dénoncer ou interpeller. Le recours à la désobéissance civile se justifie par la nature même de notre combat et l’insuffisance des institutions. » (http://www.actupparis.org/article3034.html) Une formule sur la critique incorporée : « Nos corps sont un champ de bataille. » (http://www.actupparis.org/article2095.html)

11  Ugo Enrico Paoli, Studi sul processo attico, Padoue, 1933, p. 77 : « Dans le droit attique, le juge n’a pas à appliquer la loi au cas concret, mais à résoudre une controverse, [...] un conflit entre deux thèses irréconciliables. »

12  Pour un aperçu critique de la sociologie des « régimes d’action », voir Dodier, 2005, et pour une utilisation systématique du concept de « régime d’action », voir Thévenot, 2006.

13  « Dans une certaine mesure », puisqu’en dépit de la lecture qu’en fait Rochlitz, on trouve chez Nelson Goodman une position intermédiaire quant à l’appréhension d’une œuvre d’art : « Discréditons l’affirmation selon laquelle une interprétation est inévitablement subjective. Puisqu’une œuvre est un symbole, son interprétation dépend des règles syntaxiques et sémantiques du (ou des) système symbolique auquel elle appartient. Ces règles sont intersubjectives même s’il est difficile de les découvrir » (1990, p. 89). Voir également, sur les positions nuancées de Goodman, l’ouvrage collectif Nelson Goodman et les langages de l’art, Cahiers du Musée national d’art moderne, n° 41, automne 1992.

14  Jean-Pierre Cometti (2004). Nous remercions notre ami Éric Monnet pour cette référence éclairante sur la pensée de Rochlitz.

15  Tsvetan Todorov (1984), p. 185 : « Or la critique est dialogue, et elle a tout intérêt à l’admettre ouvertement ; rencontre de deux voix, celle de l’auteur et celle du critique, dont aucune n’a de privilège sur l’autre. Pourtant, les critiques de diverses obédiences se rejoignent dans leur refus de reconnaître ce dialogue. »

16  Nous remercions Pierre Sauvêtre pour son intervention lors de la Journée d’études Tracés en octobre 2006, intitulée « Concepts et usages de la critique chez Michel Foucault », qui nous a permis de mieux comprendre ce texte de Foucault. Mise en ligne en octobre 2007.

17  On trouve cette critique du sujet et de son identité chez Nietzsche (1998), dans un texte programmatique célèbre dont Foucault se fera le commentateur de choix (2001b).

Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Arnaud Fossier et Anthony Manicki, « Où en est la critique ? »Tracés. Revue de Sciences humaines, 13 | 2007, 5-22.

Référence électronique

Arnaud Fossier et Anthony Manicki, « Où en est la critique ? »Tracés. Revue de Sciences humaines [En ligne], 13 | 2007, mis en ligne le 22 janvier 2009, consulté le 19 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/traces/306 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/traces.306

Haut de page

Auteurs

Arnaud Fossier

AMN en histoire médiévale, EHESS

Articles du même auteur

Anthony Manicki

Master 2 en philosophie, ENS LSH

Articles du même auteur

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search