Navigation – Plan du site

AccueilDossiers20La prière : enjeux théoriques des...

Texte intégral

  • 1 M. Mauss, La Prière, Paris, Presses universitaires de France, 2019, p. 53.
  • 2 J.-L. Chrétien, L’Arche de la parole, Paris, Presses universitaires de France, 1998, p. 23.
  • 3 F. Heiler, La Prière, Paris, Payot, 1931, p. 1 ; M. Mauss, La Prière, Paris, Presses universitaire (...)
  • 4 C. Mathys, « Vers une autre anthropologie de la prière. En-deçà et par-delà la question religieuse (...)
  • 5 A. Sabatier, Esquisse d’une philosophie de la religion d’après la psychologie et l’histoire, Paris (...)
  • 6 Ibid.

1En tant que pratique religieuse, la prière se révèle dans le monde contemporain comme profondément diverse : comme l’observait déjà Marcel Mauss1, ses transformations ont accompagné la sécularisation des sociétés et l’individuation des croyances, et elle est restée au cœur des formes les plus traditionnelles de piété. Cette « plasticité » de la prière lui a souvent valu d’être considérée depuis bien des horizons disciplinaires comme pratique religieuse « par excellence »2, ou phénomène religieux « central »3. Dans ce contexte, la religion est ramenée à son origine étymologique éventuelle, religare, dans le contexte spécifique des théismes : elle serait ce par quoi il est question pour l’humain, collectivement et individuellement, de se « relier » à ce qu’il se représente comme divin4. Les enjeux pratiques de la prière en sont alors tout définis : la prière est le nom de ce « commerce avec Dieu »5 par lequel la relation avec Dieu est visée, effectuée (c’est la thèse de William James), voire accomplie dans l’union mystique, ce qui la rend effectivement constitutive de la religion – c’est de la religion en train de se faire, de la « religion en acte »6.

  • 7 Voir par exemple : T. Merrigan, « La Prière comme pratique religieuse. La quête d’une dimension ul (...)

2La mouvance du terrain religieux contemporain, en tant qu’elle s’accompagne de la mise au-devant de la scène de spiritualités athées, invite pourtant à faire état de nouvelles manières de prier. Parce qu’il est possible de revendiquer des pratiques agnostiques7 qui rejouent les frontières conceptuelles entre prière et méditation, du même coup que le rattachement traditionnel de la prière au phénomène religieux entendu comme expérience à analyser en termes relationnels, il faut se demander comment repenser la finalité de la prière lorsqu’elle est athée. Quels sont les enjeux de ces pratiques ? Et en quoi le mot « prière » semble-t-il toujours adéquat pour les désigner ? Il existe donc un enjeu contemporain à une réflexion générale sur la nature de la prière, et en particulier la visée de sa pratique, en tant notamment qu’elle peut renouveler la réflexion de fond sur la nature et la fonction du phénomène religieux. Un tel projet de théorisation générale de la nature et de la fonction de la prière telle qu’elle est effectivement pratiquée pose pourtant plusieurs problèmes.

  • 8 T. Asad, Genealogies of Religion: discipline and Reasons of Power in Christinaity and Islam, Balti (...)

3Tout d’abord, une proposition de théorisation générale de la prière invite à poser la question de l’« universalité » de la prière, qui est un problème théorique. Si l’on dit de la prière qu’elle est un phénomène religieux « central », au sens où elle serait fonction de tous les systèmes religieux, c’est alors qu’elle devrait se manifester de manière universelle en religion. Pourtant, il reste qu’elle est difficile à isoler empiriquement, puisqu’elle ne se manifeste toujours que dans un système religieux spécifique. Cela implique aussi de se demander à partir de quelle conception de la prière il semble à l’observateur qu’elle se donne à décrire dans tous les systèmes religieux. La scène contemporaine met en effet en procès les concepts employés pour objectiver les pratiques, en tant qu’ils sont susceptibles de n’être que le véhicule des représentations tout aussi culturelles des théoriciens qui les emploient. C’est le concept même de « religion » qui est à suspecter selon Talal Asad8 : l’employer tel qu’il a été façonné par la modernité occidentale, comme mode d’objectivation des pratiques religieuses en général, c’est s’interdire de « recueillir l’altérité », qui est chez lui l’objectif même de l’anthropologie.

4Ensuite, la multiplicité des dimensions de la prière pose un problème analytique : l’organisation disciplinaire de la recherche académique est le corollaire d’une construction de l’objet par réduction à l’une de ses dimensions, par exclusion des autres. Abordée comme pratique concrète, la prière peut être l’objet d’une réduction psychologique ou d’une réduction sociologique. Abordée comme concept théologique, elle est parfois pensée à partir de sa forme « idéale » ou « pure », par ignorance des enjeux concrets. De cette variation analytique est issue une variation des usages du mot « prière », par variation de ses définitions opératoires, jusqu’à des traitements non-superposables voire contradictoires du même objet. Il y a donc un enjeu contemporain à s’interroger sur les manières de construire la prière comme objet d’étude, en relation au contexte d’établissement de ces études.

5À rebours d’une confrontation entre, d’une part, des analyses socio-historiques de pratiques locales selon des logiques culturalistes et, d’autre part, des théorisations essentialisantes de la prière qui nieraient l’ancrage historique des pratiques, l’objectif de ce numéro est d’explorer des variations de définitions opératoires de la prière au travers de l’histoire de la pensée, et du type d’analyse que ces définitions permettent, dans le contexte des préoccupations théologiques, spirituelles ou éthiques qui leur donnent lieu. La somme de ces articles fait alors apparaître le va et vient de la pratique de la prière à la pensée : si c’est la théorisation théologique ou philosophique de la finalité ou de la forme normative de la prière qui fournit son orientation aux pratiques, ce sont aussi les obstacles rencontrés concrètement dans les pratiques qui invitent au renouvellement des analyses.

6Olivier Dubouclez étudie ainsi le statut de l’obligation d’attention à la prière dans la littérature médiévale chez Thomas d’Aquin (1225-1274) et Francisco Suárez (1548-1617). L’enjeu est celui de la réalisabilité concrète de la prière, mise en tension par la norme doctrinale des pratiques : si la prière « méritoire » doit être effectivement praticable malgré la tendance naturelle à la distraction, alors comment caractériser le type d’attention qu’elle exige ? Par la théorisation du concept d’attention virtuelle, la théologie répond à une préoccupation issue de la pratique : elle lui fournit un cadre régulateur en même temps qu’elle la rend tout simplement possible.

7Par un commentaire de l’œuvre spirituelle de Diadoque de Photicé (ve siècle), Natalie Depraz poursuit l’analyse des rapports entre théologie et pratique : c’est une certaine théologie de la grâce qui permet d’estimer la valeur pratique de la prière. Dans ce contexte, la prière hésychaste apparaît dans sa performativité comme une arme dans le combat spirituel : si la grâce est d’abord accordée par le baptême, sa révélation expérientielle dans un « surnaturel senti » procède par articulation à l’effort d’attention à l’invocation du nom de Jésus, au point où grâce divine et effort humain, dans l’expérience combattante de la pratique de la prière, ne peuvent plus être phénoménalement distingués.

8L’article de Bruno Restif restitue le contexte biographique et historique de l’œuvre de Henri Bremond (1865-1933), traversée par la recherche de ce qui définirait la « vraie prière ». La préoccupation issue des difficultés rencontrées dans les pratiques concrètes est alors ce qui convoque la réflexion théorique au travers du regard historique, et qui mène Bremond à une enquête définitionnelle par distinction, et par exemple par distinction au rite, à la méditation, ou à la contemplation. L’identification de la finalité de la « vraie » prière permet alors de réorganiser les échelles de valorisation, et fournit ses orientations à la pratique.

9Enfin, la contribution de Jean-Gabriel You prolonge l’analyse de la prière comme pratique attentionnelle analysable dans les termes d’un perfectionnisme moral, mais, cette fois, en dehors de l’institution religieuse ou de la croyance théiste. L’auteur montre ainsi que l’œuvre de Iris Murdoch (1919-1999), avant le regain d’intérêt pour les « exercices spirituels » dans les années 80, envisage presque par déduction que la prière soit une réponse pratique au comment de l’orientation du sujet dans la connaissance du bien. En tant que technique de transformation du rapport au monde (metanoïa) par un accès à une connaissance participative voire mystique du Bien, elle est décrite comme exigée par l’orientation éthique de la vie ordinaire.

Haut de page

Notes

1 M. Mauss, La Prière, Paris, Presses universitaires de France, 2019, p. 53.

2 J.-L. Chrétien, L’Arche de la parole, Paris, Presses universitaires de France, 1998, p. 23.

3 F. Heiler, La Prière, Paris, Payot, 1931, p. 1 ; M. Mauss, La Prière, Paris, Presses universitaires de France, 2019, p. 54. Voir aussi, par exemple : A. Sabatier, Esquisse d’une philosophie de la religion d’après la psychologie et l’histoire, Paris, Fischbacher, 1897, p. 24 ; H. Limet et J. Ries, L’expérience de la prière dans les grandes religions. Actes du Colloque de Louvain-la-Neuve et Liège (22-23 novembre 1978), Louvain-la-Neuve, Centre d’histoire des religions, 1980, p. 7 ; Novalis, L’Encyclopédie, trad. De Gandillac. Paris, Éditions de Minuit, 1966, p. 398 ; W. James, The Varieties of Religious Experience, New York, Mentor Books, 1958, p. 352.

4 C. Mathys, « Vers une autre anthropologie de la prière. En-deçà et par-delà la question religieuse », Revue de Théologie et de Philosophie, vol. 153, no 4, 7 février 2022, p. 380.

5 A. Sabatier, Esquisse d’une philosophie de la religion d’après la psychologie et l’histoire, Paris, Fischbacher, 1897, p. 24.

6 Ibid.

7 Voir par exemple : T. Merrigan, « La Prière comme pratique religieuse. La quête d’une dimension ultime dans la spiritualité athée, le bouddhisme et la religion théiste », Recherches de Science Religieuse, vol. 3, no 104, 2016, p. 353-377.

8 T. Asad, Genealogies of Religion: discipline and Reasons of Power in Christinaity and Islam, Baltimore, The John Hopkins University Press, 1993.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Chloé Mathys, « La prière : enjeux théoriques des pratiques »ThéoRèmes [En ligne], 20 | 2024, mis en ligne le 26 juillet 2024, consulté le 06 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/theoremes/15792 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/123qi

Haut de page

Auteur

Chloé Mathys

Chaire d’éthique et de philosophie de la religion, Faculté de théologie, Université de Genève – Département de sciences humaines, École normale supérieure de Lyon

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search