- 1 HLSRF 2006 désigne l’Histoire littéraire du sentiment religieux en France, depuis la fin des guerr (...)
1Dans le champ disciplinaire de l’histoire, toute réflexion menée en France sur la prière, qui demeure aujourd’hui un objet très négligé, ne peut manquer de s’appuyer sur l’œuvre d’Henri Bremond, intitulée Histoire littéraire du sentiment religieux en France, construite dans le premier tiers du xxe siècle, c’est-à-dire au moment où la prière émerge comme objet d’étude dans les sciences sociales et humaines [Fabre 2010]. Alors que le biographe de Bremond, Émile Goichot, écrivait en 1997 qu’« on ne lit plus Bremond pour lui demander une philosophie de la religion, une métaphysique de la prière, mais pour y croiser [des] êtres singuliers » [Goichot 2006, p. 242], la réédition en 2006 de l’Histoire littéraire du sentiment religieux [HLSRF 2006]1 doit inviter au contraire à ne plus se contenter de croiser des êtres singuliers mais à reprendre le projet d’une construction de l’histoire de la prière. Revenir à Bremond est donc le moyen nécessaire de penser historiquement la prière, de considérer les sources à mobiliser pour ce faire, de réfléchir sur les méthodes à adopter et de définir des axes d’analyse. De fait, les enjeux méthodologiques sont considérables car cet objet est extrêmement difficile à cerner et même à penser. Sa nature quasi-insaisissable semble résider dans une articulation entre une multitude de manifestations très variées, voire contradictoires, et un possible « centre » qu’il n’est pas plus aisé d’identifier.
- 2 « Il n’y a pas en fait une chose, une essence, appelée Religion ; il n’y a que des phénomènes reli (...)
2Pour cette raison même, une étude de la prière pourrait fournir un moyen de dépasser les apories des raisonnements aujourd’hui usuels, et souvent répétitifs, sur la non-universalité de la catégorie de « religion », pensée sur le seul modèle occidental récent qui souligne à l’excès sa cohérence systémique, sa dimension institutionnelle, ses justifications intellectuelles et son caractère normatif [Ngonbri 2013]. Si les contempteurs de cette conception ont dénoncé avec justesse l’européocentrisme et le caractère historique de sa construction, le souci polémique les a plus souvent poussé à conclure que « la religion » n’existait pas – ce que Mauss, en fait, disait déjà pour partie2 – qu’à proposer un décentrement des approches, du moins hors des logiques jugées prioritaires de la déconstruction [Martin 2012]. D’une certaine façon, ce positionnement a eu pour effet pervers de reconduire, sous une autre forme, le constat de Talal Asad selon lequel « one opposition between the West and the non-West (and so a mode of connection between them) is constructed historically by […] desires and indifferences » [Asad 1993, p. 1]. Une étude historique de la prière permettrait probablement de repenser le religieux à nouveaux frais, et ainsi de sortir de certaines ornières.
3Si, pour y procéder, un retour critique aux logiques bremondiennes s’impose comme première étape, il faut voir aussi comment cette œuvre se positionnait par rapport à celles d’autres auteurs et quelle en a été la réception, pour envisager enfin un dépassement de l’héritage bremondien, par Certeau en particulier mais pas seulement, en vue de la construction d’une nouvelle histoire de la prière.
- 3 Bremond écrit en effet « je ne suis pas, n’ai jamais été moderniste », car « les modernistes s’en (...)
4L’Histoire littéraire du sentiment religieux en France est publiée en 11 tomes de 1916 à 1933, et est complétée par un volume intitulé Introduction à la philosophie de la prière, qui paraît en 1929. Né à Aix-en-Provence en 1865 et entré très jeune dans la Compagnie de Jésus, l’abbé Henri Bremond a pour l’essentiel été formé en Angleterre, du fait du bannissement des jésuites par la République française en 1880 [Chauvin 2006]. Outre-Manche, il s’est pris de sympathie pour la figure de John Henry Newman (décédé en 1890) et pour cet autre converti qu’est Georg Tyrrell, mais également pour la High Church anglicane, tandis que du côté français son amitié intellectuelle va essentiellement à Maurice Blondel et à Alfred Loisy [Chauvin 2006 ; Goichot 2006]. Après avoir envisagé d’écrire une Histoire du sentiment religieux dans l’Angleterre du xixe siècle [HLSRF 2006, vol. 1, p. 27], Bremond réoriente ses recherches vers la France du xviie siècle, du fait de la conjonction entre la crise moderniste et une grave crise personnelle, liée à sa pratique de la prière. La crise moderniste se manifeste en effet par la mise à l’Index d’ouvrages de Loisy en 1903 puis par l’excommunication de celui-ci en 1908, ainsi que par celle de Tyrrell en 1907, sans oublier l’avertissement prononcé la même année à l’égard des travaux de Newman. Henri Bremond lui-même n’échappe pas aux soupçons puis à la répression, son ouvrage sur Sainte Chantal étant mis à l’Index en 1913 [Chauvin 2006, p. 43‑47], et ce bien que l’auteur soit seulement « modernisant », selon le mot d’Alfred Baudrillart, recteur de l’Institut catholique de Paris, et non pas à proprement parler « moderniste », du fait de son hostilité au rationalisme [Chauvin 2006, p. 9 ; Goichot 2006, p. 100‑101]3. Il lui paraît prudent désormais d’éviter de faire les louanges de l’Église d’Angleterre et des convertis libéraux, et l’ecclésiastique aixois sort de ces épreuves en faisant le choix d’un « apophatisme doctrinal » (Émile Goichot), qui est fondé sur un anti-intellectualisme renforcé [HLSRF 2006, vol. 1, p. 27 et p. 875‑905]. Parallèlement mais de façon combinée, Bremond traverse une profonde crise personnelle au sein de la Compagnie de Jésus, connaissant « ennui », « angoisse », « grandes tentations » et « désert affreux » parce qu’il ne parvient pas à prier en usant des Exercices spirituels d’Ignace de Loyola [Chauvin 2006, p. 20 ; Goichot 1982, p. 183 sq. ; HLSRF 2006, vol. 3, p. 7‑29]. Cette crise est résolue par son exclusion de la Compagnie en 1903, au moment où se développe la crise moderniste, et c’est en 1904 que, devenu simple séculier, il projette la rédaction d’un opus magnum qui, de façon progressive, et peut-être pas toujours de manière consciente dans un premier temps, permettra de répondre à son « unique curiosité », à savoir « Qu’est-ce que prier ? », comme il le rappelle en 1932, un an avant sa mort [HLSRF 2006, vol. 1, p. 27 ; Goichot 2006, p. 46].
- 4 Bremond prévient d’emblée : « je n’écris pas ici un livre de spéculation, mais de littérature et d (...)
- 5 Je reprends ce mot à Pierre Antoine Fabre, qui parle de « trame [...] souterraine » à propos du rô (...)
5De 1916 à 1922 paraissent les six premiers tomes de l’Histoire littéraire du sentiment religieux. Le début du titre signale un positionnement disciplinaire hybride, « pour un traitement historique et romanesque du matériau spirituel », ce qui, selon Sophie Houdard, « a peut-être permis à Bremond de ne pas affronter de face la violence du débat concernant l’historicisation de la religion », dans le contexte qui suit la crise moderniste [HLSRF, vol. 1, p. 36]4. La suite du titre répond en partie aux mêmes préoccupations : l’expression « sentiment religieux » permet d’abord d’éviter la référence explicite au mysticisme, et ainsi d’échapper aux soupçons aussi bien ecclésiastiques que laïcs, ensuite de reprendre des considérations de Newman sur le concept de biographie psychologique, enfin d’entreprendre une étude dont le socle n’est pas doctrinal ou intellectuel [HLSRF 2006, vol. 1, p. 27, et vol. 5, p. 801‑830]. En procédant ainsi, Bremond parvient à créer un espace dans lequel il est possible d’inscrire une étude de la prière, mais non sans contreparties, à commencer par le manque de rigueur et de distanciation dans l’analyse, même s’il laisse s’exprimer les différents auteurs. Les sources elles-mêmes sont limitées par le caractère littéraire de l’entreprise : « biographies ; livres de piété ; essais de philosophie dévote, de morale ou d’ascétisme ; sermons ; poésies chrétiennes ou autres ouvrages du même genre » [HLSRF 2006, vol. 1, p. 59]. Mais comme l’a souligné Dinah Ribard, ce choix se révèle fructueux en portant l’attention sur « le phénomène d’une mystique publiée, devenue visible par un grand nombre de gens » et en révélant que « l’élan de la prière » n’est pas déterminé par l’institution [Ribard 2002]. Qui plus est, montre Bremond, la prière peut contribuer à refonder ou réorienter la doctrine, ou bien l’excède, en ce xviie siècle où se dissocient théologie positive et théologie mystique, institution et « sentiment religieux », ce qui explique que les mystiques acquièrent un statut public. Bremond regroupe les auteurs en « écoles », qui sont assez peu canoniques parce que le fondement parfois « souterrain »5 du regroupement est celui de la forme de prière privilégiée : humanisme dévot, auteurs de « l’invasion mystique », « école française » bérullienne, « école de Port-Royal », « école du père Lallemant », enfin « turba magna » de minores mystiques. Mais parce qu’il est à la recherche de la « vraie » prière qu’il n’avait pu trouver en tant que jésuite, sa lecture des enjeux et des tensions est surdéterminée par sa propre histoire : les Exercices spirituels sont présentés comme fondant une école d’ascèse et non de prière, alors que la véritable prière serait mystique, Bérulle fonde à lui seul une école française qui est justement un dépassement mystique de l’humanisme dévot, si bien que les jésuites mystiques seraient « bérulliens », et il faut savoir que la prière mystique est à la portée de tous, réalité finalement ignorée par Port-Royal qui se fourvoierait donc dans le rationalisme.
- 6 Sont particulièrement visés par l’emploi de ces catégories la Compagnie de Jésus et l’ensemble des (...)
- 7 Bremond écrit en effet : « la prière [...] est un acte surnaturel, qui est par conséquent au-dessu (...)
- 8 Ce dernier tome, intitulé Le Procès des mystiques, est publié en 1933.
6Le bilan méthodologique et heuristique serait relativement faible si Bremond en était resté là. En fait, son innovation principale réside dans l’invention du plan reposant sur le principe de « distillation », pour reprendre un mot de Goichot. Initialement, c’est Moisan qui s’était rendu compte que le sens de ce terme, qui n’était pas employé par Bremond, faisait penser à la démarche bremondienne qui consiste à séparer progressivement une « essence » des « impuretés », afin d’atteindre le cœur du sujet étudié dès lors que celui-ci est complexe et difficile à cerner, une tentative de séparation des composantes du sujet en question pouvant révéler des caractéristiques difficiles à discerner dans un premier temps (Moisan pensait alors plus particulièrement à l’étude de la poésie par l’abbé) [Moisan 1967, p. 107]. Trente ans plus tard, Goichot a repris ce vocable pour qualifier le plan mis en œuvre par Bremond dans l’Histoire littéraire du sentiment religieux : le plan engendré par cette démarche se révèle en effet très original dès lors que plusieurs étapes de « distillation » se succèdent [Goichot 2006, p. 227]. Précisément, la seconde étape de cette entreprise est constituée par les tomes 7 et 8 de l’Histoire littéraire, qui paraissent en 1928, ainsi que par l’Introduction à la philosophie de la prière, un volume étrangement non numéroté dont certains passages complètent les tomes 7 et 8, dont d’autres les répètent, et dont d’autres enfin constituent une troisième étape de la distillation. Les catégories d’analyse, qui ont été progressivement construites, tournent désormais à plein régime, quitte à forcer nettement le trait : il existe ainsi un « microbe ascéticiste » qui fait prendre à tort l’ascèse pour de la prière, en privilégiant méthode et méditation, alors que ces pratiques qui reposent sur l’usage de l’intellect révèlent un « anthropocentrisme »6. L’autre « hérésie » en matière de prière, c’est de croire que celle-ci serait un « saint désir » ou la réception d’un « plaisir divin », illusion « panhédoniste » qui serait celle de Pascal, de Bossuet et de Nicole, ce dernier cumulant les erreurs en ayant recours à l’intellect [HLSRF 2006, vol. 2, p. 350, 285 et 392, et vol. 3, p. 664]. Bremond s’en prend en outre à la prière de demande, et, à l’inverse, semble valoriser le silence [HLSRF, vol. 3, p. 36‑42 ; Goichot 2006, p. 58 et 97]. C’est que, résume Émile Goichot, pour Bremond « le modèle mystique oriente toute prière chrétienne, plus largement toute expérience religieuse humaine » [Goichot 2006, p. 93]. En conséquence, la « prière pure » est adhérence, au sens bérullien, ou bien élévation, oraison de type contemplatif, ou encore prière jaculatoire. Dans tous les cas, elle est « théocentrique », comme l’ont montré François de Sales, Bérulle et Thomassin. Adhérant sans réserve au modèle mystique, Bremond affirme que la « prière pure », telle qu’il est possible de l’isoler dans son essence, se pratique dans la « fine pointe » de l’âme, qui peut aussi être appelée « moi central et profond » ou « cœur » [HLSRF 2006, vol. 1, p. 416, et vol. 3, p. 65]. Alors il y a « contact avec la réalité indépendamment des concepts qui la représentent », comme le résume Goichot [Goichot 2006, p. 97], et pour cette raison il y a efficacité de la prière. Cela pose toutefois la question de la place du Christ (sans parler de celle des saints), ainsi que celle de la grâce. Sur le premier point, Bremond affirme que la « prière pure » est « acquiescement de notre volonté à la prière continuelle du Christ » [HLSRF 2006, vol. 3, p. 291]. En conséquence, la prière est une « acceptation libre de la grâce sanctifiante », comme le souligne Clément Moisan [Moisan 1967, p. 76]7. Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que Bremond consacre une bonne partie du tome 11, publié après sa mort, à valoriser le « pur amour » ou « oraison de quiétude », qui présente l’intérêt d’éviter tout recours à la raison [HLSRF 2006, vol. 4, p. 777]8. Au milieu des années 1920, soit avant la parution des trois volumes qui lui permettent d’atteindre le cœur de son sujet, Bremond affirme qu’il y a une analogie entre la prière pure et la « poésie pure » : celle-ci requiert également une passivité pour qu’advienne l’inspiration, et « ce qu’il y a de proprement poétique dans un poème, ni les yeux ne le lisent, ni les oreilles ne l’entendent, ni les mots ne l’expriment », les éléments rationnels constituant l’impureté, si bien que la poésie est « une prière qui ne prie pas et qui fait prier » [Goichot 2006, p. 48‑49 ; Moisan 1967 ; Chauvin 2006, p. 110‑119 ; Savignano 2000]. Surtout, la conséquence essentielle de son système est de mettre la vraie prière à la portée de tous, alors qu’il est généralement admis que la mystique relève d’une forme d’élitisme. « La prière la plus modeste, la plus bégayante », « qui semble nulle », est « la plus haute, la vraie prière et à l’état pur », « puisqu’à cette prière collabore mystérieusement Dieu lui-même » [HLSRF 2006, vol. 3, p. 89 ; Bremond et Lebreton 1929, p. 547]. Ces caractéristiques invitent à relativiser l’importance de l’orthodoxie doctrinale et, comme l’écrit Bremond lui-même dans une lettre datée de 1932, à poser la question du caractère « a- ou supra-orthodoxe par définition » de la prière [Loisy 1936, p. 186]. Cela explique une discrète référence, dans L’Échelle mystique, texte qui devait constituer une introduction mais que Bremond a finalement placée en annexe, à Plotin et à la « mystique musulmane », qui présentent des « analogies partielles » avec la mystique catholique [HLSRF 2006, vol. 1, p. 867‑868].
- 9 Voir l’analyse de Pierre Antoine Fabre sur la question du temps, « Le temps de prier », dans [HLSR (...)
7Une fois parvenu au terme de son entreprise de distillation, Bremond déploie son analyse en sens inverse. Alors qu’auparavant il ne se préoccupait que de la « fleur » qu’est la dévotion et du « fruit » qu’est l’union mystique, assurant que « la fleur ne survit pas au fruit qui l’achève » [HLSRF 2006, vol. 1, p. 823], il s’intéresse désormais à la « végétation surabondante » des manifestations de la prière. Cette nouvelle orientation apparaît dès le tome 8 et l’Introduction, une fois identifiée l’essence, ineffable, de la prière, puis se déploie dans les tomes 9 et 10, publiés en 1931 et 1932, qui annoncent un ancrage sociologique de la « prière commune » de la « religion moyenne ». Cela provoque un spectaculaire retournement de méthode : en critiquant la « phobie des microbes » [HLSRF 2006, vol. 4, p. 206] qui se multiplient (gallicans...), Bremond se lance dans « une sorte d’apologie de l’impureté », comme l’écrit Pierre Antoine Fabre [HLSRF 2006, vol. 4, p. 9‑24]. Comme si toute inquiétude l’avait quitté, il modère nettement l’opposition qu’il avait construite entre ascèse et prière, fait l’éloge de la prière vocale, réhabilite la prière de demande, insiste sur le temps de la prière après avoir dit qu’elle ne durait qu’un instant, montre qu’il n’est pas possible de distinguer entièrement prière privée et prière liturgique, et pour finir regrette de ne pouvoir consacrer un chapitre aux gestes de la prière alors que dans la première partie de son œuvre il en soulignait les risques de « psittacisme » [HLSRF 2006, vol. 3, p. 178, 297, 628 et 788‑789, ainsi que vol. 4, p. 291‑311, 489 et 515‑522]9.
- 10 Si le travail de Heiler peut sembler apologétique, et l’est incontestablement pour partie, il ne f (...)
- 11 C’est pourquoi Bremond ne s’était intéressé à l’ouvrage de Heiler que pour sa « foule de vues et d (...)
- 12 « Ce n’est toutefois que par métaphore et de façon imprécise que l’on peut désigner cette union ex (...)
8Bremond semble de prime abord isolé dans son entreprise et paraît plus critique que curieux des sciences sociales en développement. Pourtant, il y a au même moment quelques travaux qui sont menés en « histoire des religions » sur la question de la prière, à commencer par celui de Friedrich Heiler, professeur à l’Université de Marbourg et moderniste, auquel Bremond fait justement référence, de façon rapide, dans le tome 10 de l’Histoire littéraire paru en 1932 [HLSRF 2006, vol. 4, p. 298]. Il se trouve en effet que l’année précédente a été publiée la traduction française de l’ouvrage de Heiler, La Prière, dont la version initiale date de 1918 [Heiler 1931]. En dépit des différences de forme et de positionnement disciplinaire, on relève d’importantes convergences entre les deux œuvres puisque le travail de Heiler est une phénoménologie qui, en combinant approche chronologique (le premier chapitre est consacré à « la prière spontanée du primitif ») et une forme de distillation (le type de prière considéré comme supérieur est présenté après les autres), avant de traiter de « la prière collective du culte », permet de conclure sur ce qu’est « l’essence de la prière ». Comme Bremond, Heiler peine nettement à conserver une certaine distanciation, sans jamais pourtant renoncer explicitement10 aux efforts qui lui permettraient d’y parvenir, tant il ambitionne de fournir des « analyses de la science des religions » [Heiler 1931, p. 528], et cet échec pèse sur sa méthode et ses conclusions. Catholique d’origine converti au luthéranisme, tout en refusant d’adhérer aux doctrines protestantes sur la justification, et curieux des religions asiatiques [Melan 1933 ; Misner 1977], Heiler fait de Luther le principal auteur de référence sur la prière, mais sans exclure Pascal, Plotin, Rûmî ou Shankara, et il insiste sur la nécessité de la foi pour des prières qui mènent à l’accomplissement de bonnes œuvres. En même temps, l’évacuation partielle des fondements doctrinaux ne l’empêche pas de montrer la supériorité de la prière du christianisme sur celle des religions asiatiques, ainsi que celle de la prière « du protestantisme » (dont il s’emploie à gommer les divergences internes, sachant qu’il n’adhère pas lui-même à l’orthodoxie luthérienne) sur celle du catholicisme. Tout comme Bremond, il use de catégories dichotomiques pour présenter les enjeux et tensions de la prière, là aussi au risque de forcer le trait, mais ses choix diffèrent de ceux de l’historien français. Pour l’auteur allemand, la prière « pure » est naïve et conservée pour l’essentiel par les « peuples primitifs ». C’est une prière « spontanée », « avant qu’elle ne soit figée dans les formules cultuelles stables et conventionnelles, avant qu’elle ne soit étouffée par une mythologie explicative et une spéculation philosophico-théologique » [Heiler 1931, p. 11‑12], Heiler mêlant donc à l’anti-intellectualisme, qu’il partage avec Bremond, une forte défiance à l’égard du « chaos des rites » [Heiler 1931, p. 175], ce qui l’empêche de faire de son chapitre consacré à « la prière collective du culte » un équivalent des tomes 9 et 10 de l’Histoire littéraire. Mais alors que Bremond regrettait de n’avoir pu traiter des gestes et attitudes corporelles, Heiler leur consacre un développement spécifique au sein de son chapitre sur « la prière spontanée du primitif », à travers une étude comparée qui est marquée par un fort relativisme. Cette caractéristique s’explique par le fait qu’il s’agit de gestes et attitudes adoptés « pendant » la prière, et non pas de la prière elle-même, celle-ci étant fondamentalement vocale11. La prière « primitive » est une prière de demande, caractérisée par « l’affectivité, l’eudémonisme et le réalisme » [Heiler 1931, p. 163]. Son exact envers est la pseudo-prière philosophique, idéaliste, morale, et refusant la demande au profit de la méditation-contemplation, Heiler confondant ces deux dernières notions alors que Bremond les oppose [Heiler 1931, p. 221‑244]. Les deux autres types de prière ont été créés par « des grandes personnalités religieuses », qui ont imploré Dieu « avec intensité », car « la prière est un don divin non mérité », et les gens du commun se sont contentés ensuite de copier ces « grands génies », non sans efficacité chaque fois qu’ils ont imploré « humblement et du fond du cœur » [Heiler 1931, p. 14 et 254]. Il y a d’un côté la prière mystique, « silencieuse » et « passive », qui est hindoue, bouddhiste, soufie, dionysienne et pour une part augustinienne et catholique, qui consiste en une « ascension [...] vers la lumière suprême », si bien que « la personnalité humaine se dissout, disparaît et est absorbée dans l’Un infini de la divinité », ce qui implique « une négation radicale du monde et du moi propre » [Heiler 1931, p. 273, 283 et 290], et donc, in fine, de la prière elle-même12. De l’autre côté, il y a la prière « prophétique », « active » et vocale, qui est celle de Jésus, de Paul et des réformateurs protestants. Supérieure à la prière mystique, elle a conservé « la force, la spontanéité et la productivité » de la prière primitive, et consiste principalement en prières jaculatoires formulées avec foi, émotion et une « concision énergique » [Heiler 1931, p. 16 et 32]. Ancrée dans le monde, elle est « sociale » et consiste en demandes, principalement morales mais « sans que le réalisme concret en soit affaibli », qui sont formulées dans le cadre d’un dialogue quasi interpersonnel [Heiler 1931, p. 375‑449 et 516]. Pour Heiler comme pour Bremond, « la prière est donc le cœur, le point central de la religion » [Heiler 1931, p. 8], qui, à travers quelques grandes logiques qui s’opposent, articule une « essence » difficilement identifiable à des formes multiples et contradictoires.
- 13 Ce texte est d’abord une communication, présentée en 1934.
9L’autre étude majeure publiée au début du xxe siècle et qui fait de la prière « un des phénomènes centraux de la vie religieuse », c’est la courte thèse inachevée de Marcel Mauss, intitulée La Prière, imprimée en 1909 mais rapidement retirée des librairies à la demande de l’auteur [Bert 2020], si bien que Bremond n’a pu en avoir connaissance. Au lieu d’adopter une démarche phénoménologique comme Bremond et Heiler, Mauss consacre le Livre I de son étude à une approche théorique de la prière qui vise à en donner une « définition initiale », en postulant l’existence d’un schéma évolutionniste qui va des sociétés « élémentaires » au « protestantisme libéral », puis il entreprend dans le Livre II une analyse des « rites oraux élémentaires » chez les aborigènes d’Australie. C’est que le livre I a abouti « à la définition suivante : la prière est un rite religieux, oral, portant directement sur les choses sacrées » [Mauss 2019, p. 119]. Ce choix d’une définition initiale, qui s’appuie sur un comparatisme religieux (judaïsme, christianisme, védisme et brahmanisme) très rapide tout en regrettant que les historiens ne fournissent pas plus de matériaux et en affirmant que la prière est « une chose [...] complexe et [...] protéiforme » [Mauss 2019, p. 53], est peu convaincant. En effet, l’affirmation selon laquelle « la prière est une parole » n'est pas réellement démontrée, et il en est de même de l’assertion suivante : « en même temps qu’elle a profité de l’évolution religieuse, elle en a été l’un des meilleurs agents » [Mauss 2019, p. 59]. Quant à l’articulation entre les deux livres qui composent l’ouvrage, elle est peu compréhensible puisque l’étude sur le totémisme australien intervient après que l’anthropologue ait écrit que « pour déterminer suivant quelles règles la prière s’est progressivement spiritualisée », « aucune société ne peut nous fournir un terrain plus propice que l’Inde ancienne », et que pour saisir « l’évolution qui a fait de la prière un rite de plus en plus individuel », « l’exemple typique serait ici [...] fourni par les religions sémitiques (de Syrie et de Palestine) et par la religion chrétienne des premiers siècles » [Mauss 2019, p. 60‑61]. De fait le projet initial était nettement plus ambitieux et incluait l’Inde, le judaïsme et le christianisme [Mauss 2019, p. 18], si bien que le retrait rapide des ouvrages imprimés pourrait s’expliquer par le fait que Mauss était conscient des incohérences du volume. Les apports réels de sa thèse sont peu nombreux : il y a le caractère complexe et protéiforme de la prière, vu aussi par l’abbé Bremond, son aspect rituel, largement contesté par Heiler et négligé par Bremond, et le caractère social de l’acte de prière, impossible à ignorer en histoire. L’ignorance des travaux de Mauss n’est donc réellement dommageable que sur la question du rite... et plus tard sur celle des techniques du corps, son article fondateur en la matière, qui n’est pas directement lié à la prière, datant du milieu des années 1930 [Mauss 1936]13.
10Quant à la réception de l’œuvre de Bremond chez les historiens universitaires, elle est très précoce mais limitée. Dès 1932, Lucien Febvre, qui a fondé les Annales en 1929 et entrera au Collège de France en 1933, rend compte dans la Revue de Synthèse de la parution, l’année précédente, du tome 9 de l’Histoire littéraire, intitulé La vie chrétienne sous l’Ancien Régime [Febvre 1932]. Il salue l’invention d’une histoire de la prière, car « il est peu de sujets de semblable importance pour la connaissance vraie de l’ancienne France », mais il dit aussi ressentir « un peu de désappointement » au vu des sources employées, trop exclusivement littéraires et ne pouvant donc pas fournir la moindre statistique. Ce point de vue va s’imposer. Marc Venard l’exprime à son tour en 1966, à propos du même tome, en demandant que l’on combine désormais les héritages de Bremond et de Gabriel Le Bras, inventeur de la sociographie religieuse [Venard 1967]. Cette dernière s’appuie sur les sources archivistiques que sont les visites épiscopales, les registres paroissiaux ou encore ceux de confréries, qui permettent une exploitation statistique. Ces archives ne présentent pas moins de biais que les biographies hagiographiques exploitées par Bremond, mais elles permettent de les compléter très utilement, comme le souligne Venard. Néanmoins, l’importante école de sociologie religieuse historique, dont Venard est l’un des maîtres et qui est fortement marquée par Vatican II, se préoccupera peu de la prière et, obsédée par l’approche quantitative et par la politique pastorale, complétera peu les travaux de Bremond. Elle a du moins mis en valeur des sources et forgé des méthodes qui permettent aujourd’hui de le faire. Enfin, la même année 1966, Michel de Certeau s’intéresse, lui, aux tomes 7 et 8, intitulés La Métaphysique des saints [Certeau 1966]. Il critique la méthode « qui désarticule l’objectif », ou « objet religieux, soit comme réalité sociale, soit comme objet pensé, senti ou voulu », « et le subjectif », qu’est le sentiment (lui-même vidé par un « apophatisme affectif »), « au nom et au titre d’un état de conscience ». En effet, « l’essence [de la prière] est trop exclusivement considérée sous le biais de l’inconscience », si bien que « ce qui était pensé au xviie siècle en fonction d’une structure de l’être, sous la modalité d’une anthropologie hiérarchisant les niveaux ontologiques, se trouve ici repris littéralement, mais appliqué à une psychologie religieuse, de sorte qu’un ‘état d’âme’ devient l’expression privilégiée du ‘fond de l’âme’ » [Certeau 1966, p. 72 et 74]. « Une philosophie radicale privée de signes et de la présence de l’expérience : voilà ce qu’il tente, en fonction d’une ‘inquiétude’ nouvelle » : la méthode d’analyse ne convient pas, mais Bremond « a raison dans ce qu’il atteste » [Certeau 1966, p. 82], car ce qu’il a pris à tort comme méthode définit en fait la crise souterraine de la prière au xviie siècle.
- 14 Dans [Giard 2017, p. 233-244] Benoît Vermander regrette qu’une comparaison entre Mauss et Certeau (...)
11C’est également Michel de Certeau qui, en 1964, ouvre l’ère post-bremondienne avec son article « L’homme en prière, cet arbre de gestes » [Certeau 1964], introduisant une nette rupture avec les travaux antérieurs, qui définissaient la prière par l’oralité ou le silence et qui dans le meilleur des cas ne considéraient le corps que un accompagnateur ou un support, et la plupart du temps – ainsi dans l’essentiel de l’Histoire littéraire – l’ignoraient. Certeau ouvre ainsi la possibilité d’utiliser l’article de Mauss sur « Les techniques du corps », publié en 1936, pour une étude historique de la prière14. Tout d’abord, écrit Certeau, la prière, occidentale ou orientale, « se crée un espace sacré », qui est meublé par des « objets mis à part », par exemple grâce à une bénédiction, et qui peut comprendre un « centre ». La prière constitue ainsi matériellement une « ‘carte’ », qui peut être doublée d’une « topographie » constituée par les sentiments formés dans l’oraison, car elle a « des lieux propres et des attitudes définies ». De ce fait, « la prière est paradoxe » puisque le fait de « circonscrire le culte » et de lui « fixer un geste » peut sembler réduire « l’aire des interpellations divines et des réponses humaines ». C’est que « le rendez-vous se situe toujours sur les terres de l’homme », « sous la forme de la particularité », « au croisement de son corps et de son âme », à travers des actes et des positions qui permettent la rencontre. Les gestes et postures prennent sens par le lien qu’ils instaurent avec les lieux et les temps. Pour Certeau « c’est la prière même » que constituent ces gestes. Par la position debout « le corps devient axe du monde », « colonne vivante » mais inachevée qui désigne « le lieu d’où […] viendra l’achèvement ». Une position assise et recueillie corporellement, comme celle de l’hésychaste, permet au fidèle de faire mouvement vers son centre qui est Dieu. Par la prosternation, face contre terre, genoux fléchis ou non, l’homme s’incline vers les signes offerts par Dieu. Il y a en outre le discours des mains, qui lient « l’homme à ce qui l’entoure », et qui se joignent, se croisent ou se lèvent pour s’adresser à Dieu, mais qui sont également porteuses de signes à l’attention de celui qui les emploie : « mets-les devant toi, recommande Syméon le Nouveau Théologien : elles te diront le mal que tu as fait et tu seras dans l’attitude du repentir ». Grâce à ce « discours de gestes », « il n’est pas nécessaire d’user de beaucoup de paroles », disait Macaire repris par Certeau ; « l’humble offrande corporelle est déjà don total : ‘Voici mon corps’ qui devance comme une proue l’élan du cœur ». Tous ces gestes sont porteurs d’une mémoire qui « devance » l’esprit de l’orant puis qui lui « survit » après sa mort. Mais aucun geste ou posture ne peut dire tout ou suffisamment, si bien qu’il faut passer « lentement de geste en geste », pour construire un « itinéraire ». L’orant prie « avec » les « choses », en particulier les objets, car il est « situé physiquement et spirituellement dans le cosmos », ce qu’indique aussi l’orientation de son corps vers l’Orient. Dix-huit ans plus tard, dans La Fable mystique, Certeau rapporte l’histoire de corps qui « forment […] une belle écriture mais illisible », qui sont « écrit[s] mais indéchiffrable[s] », comme si leur prière devenait incommunicable, problématique [Certeau 1982, p. 14 et 97]. Alors, « devient ‘mystique’ ce qui cesse d’avoir la ‘transparence’ du signe (communautaire) » en se détachant de l’institution [Certeau 1982, p. 115‑116]. Or, le corps mystique désigne traditionnellement, dans la logique paulinienne, l’Église en prière ; le fait qu’il puisse désigner désormais des corps particuliers qui échappent au langage institutionnel est le signe d’une profonde mutation du champ de la prière, que Bremond avait confusément pressentie et que Certeau pointe clairement... mais sans exploiter pleinement cette piste.
- 15 « On pourrait de ce point de vue faire de la scène spirituelle une scène critique – utopique et cr (...)
- 16 Selon Philippe Descola en effet, ni le christianisme, ni l’islam ni l’hindouisme ne contribueraien (...)
- 17 Pensons à cette formule de Foucault, qui invite à faire « l’analyse structurale du signifié, qui é (...)
12Dans un article publié en 2009, Pierre Antoine Fabre reprend cette « perspective de recherche » en indiquant que « l’époque moderne – entre le xvie et le xviiie siècle – serait un moment historique dans lequel la ‘spiritualité’ a trouvé un espace particulier » marqué par « l’effort des individus à définir l’autonomie relative de leur conduite » [Fabre 2009]15. Son article « Prière », paru l’année suivante dans le Dictionnaire des faits religieux, élargit cette perspective, en insistant à la fois sur la prière comme mode d’articulation entre l’intériorité et l’extériorité et sur son caractère d’« expérience d’un recueillement par lequel l’être humain se ressaisirait lui-même dans le monde » [Fabre 2010]. On pourrait sans doute poursuivre sur cette voie en considérant la prière comme une manifestation à la fois de l’être-au-monde et d’un être-au-divin. Du point de vue historique, cela permettrait peut-être d’utiliser la notion de « mondiation » telle qu’elle a été construite par Philippe Descola, à savoir une « composition du monde » qui ne se limite pas à une « vision du monde », au sens où il existerait « un monde qui serait une totalité autosuffisante et déjà constituée », mais qui « produit un monde au sens propre, saturé de sens » [Descola 2014, p. 238‑239]. Cela imposerait toutefois de prendre quelque distance avec une partie des catégories et modes d’analyse de Philippe Descola, qui a de fait exclu toute détermination par le religieux... sauf pour les peuples que l’on disait primitifs [Descola 2021]16. Plus encore sans doute, une nouvelle investigation d’ensemble sur la prière pourrait s’inscrire dans un retour aux logiques foucaldiennes des discontinuités de l’épistémè, mais dans le cadre d’une réinterprétation partielle là aussi. En effet, il faudrait prendre ce mot « épistémè » dans son sens le plus large de « configuration » déterminant des « conditions de possibilité » [Foucault 1969], grâce à « l’ensemble des relations qu’on peut découvrir, pour une époque donnée [...], au niveau des régularités » [Foucault 1969, p. 259] que l’on pourrait dire structurales17. Le religieux, dont les limites sont à la fois floues et mouvantes, ne constitue qu’un des éléments de cette configuration, mais c’est un élément majeur, longtemps négligé par Foucault qui ne l’appréhendait pas comme faisant système mais qui a eu des vues novatrices sur certains des éléments qui le composent [Bert 2015]. Cela aiderait à penser la prière comme une forme historique de la praxis au sein d’une configuration, sans réduction au seul ordre du discours comme a pu le faire Foucault, une manifestation d’être-au-monde qui entretient des relations structurales avec l’épistémè d’une période. La recherche des discontinuités épistémiques serait donc aussi celle des mutations de la prière, et par la même occasion celle des recompositions du champ religieux, une notion essentielle dont l’analyse insuffisamment historique proposée par Bourdieu ne peut pas satisfaire les historiens [Bourdieu 1971].
13En ce domaine il y a beaucoup à faire, car l’ouvrage Prier au Moyen Âge, paru en 1991, proposait d’interpréter les rapports entre prière et société en fonction du matérialisme historique, faisant en effet de formes de la prière une simple superstructure déterminée par l’infrastructure socio-économique de la féodalité [Bériou, Berlioz et Longère 1991, p. 89]. Du côté des travaux réalisés de façon convaincante, qui peuvent aider à bâtir le schéma proposé plus haut, il faut signaler plus particulièrement le livre de Monique Brulin sur Le Verbe et la voix, l’ouvrage collectif consacré à La prière continuelle et celui dirigé par Bernard Dompnier sur Les langages du culte, sans oublier l’étude d’Andrei Timotin sur La prière dans la tradition platonicienne [Brulin 1998 ; Odon-Hurel et Icard 2017 ; Dompnier 2020 ; Timotin 2017]. En ce qui concerne les sources, un travail considérable est à mener – et est pour une part déjà en cours – sur les images-objets, à la fois comme sources d’information de type sémiotique, comme éléments avec lesquels s’établit une interrelation lors de la prière, et comme « agents » dotés d’une agency qui leur permet de poursuivre une prière ou d’en renforcer l’efficacité [Fabre 2013 ; Bynum 2015 ; Restif 2015].
14Ainsi, l’œuvre de Bremond apparaît bien comme la référence à partir de laquelle il est possible aujourd’hui de construire une nouvelle histoire de la prière, et cela grâce à ses apports méthodologiques, souvent très novateurs, et aux riches réflexions qui y sont développées, mais aussi parce que les erreurs, les approximations, les insuffisances et les parti-pris excessifs qui la caractérisent constituent eux-mêmes des enseignements pour les historiens qui tâchent à leur tour de mener l’enquête sur cet objet « complexe et [...] protéiforme », pour reprendre l’expression de Mauss. Une comparaison des ouvrages de celui-ci et de Heiler, intitulés La Prière, avec l’Histoire littéraire fournit d’autres informations, par leur convergence sur des questions de fond (les caractéristiques sociales, complexes, protéiformes et supra-orthodoxes), leur complémentarité (même si l’ouvrage de Mauss est le moins abouti – peut-être parce qu’il n’a pas usé de la méthode phénoménologique –, il apporte néanmoins la notion de rite) et leurs désaccords : sur ce dernier point l’opposition qui se joue à distance entre Heiler et Bremond doit inciter les historiens à présenter la diversité et l’affrontement des points de vue à une époque donnée... et non pas à prendre parti. Les critiques constructives de Febvre et de Venard sur la nécessaire prise en compte des archives et celles de Certeau sur la confusion bremondienne entre conception ontologique et sentiment sont d’une importance extrême (même si l’on se défiera des illusions statistiques), comme le sont aussi l’article de Certeau sur le rôle essentiel, et non pas annexe ou secondaire, des gestes et postures, et sa réflexion sur la dés-articulation entre corps collectif et corps individuels. Enfin, les notions d’autonomie relative des conduites, d’être-au-monde, de praxis, de médiation et d’épistémè, à condition qu’elles soient partiellement réinterprétées, doivent permettre de construire, avec la prise en compte des images autant que des textes, une nouvelle synthèse, qui serait pleinement post-bremondienne, sur la prière à l’époque moderne.