- 1 Le présent article entend combler une lacune dans les analyses philosophiques de la pensée d’Iris M (...)
1Comment connaître le Bien moral ? C’est la question épistémologique de la métaéthique.
2À une telle question, diverses traditions religieuses répondent en mettant en avant la pratique de la prière : il sera conseillé au croyant de s’adresser à Dieu avant de prendre une décision importante, ou pour recevoir un éclairage sur une situation embarrassante et embrouillée. Dans ses romans, Iris Murdoch met d’ailleurs régulièrement en scène de telles prières, ainsi que les éclaircissements qui s’en suivent parfois : on songera, parmi beaucoup d’autres exemples, à la prière du « Notre Père » récitée par George à la demande du père Bernard dans L’élève du philosophe, à la supplique de Charles, dans la modeste église d’un petit village côtier, avant ses retrouvailles avec Hartley dans La Mer la Mer, à celle de Bellamy avant la transfiguration de Peter Mir dans Le Chevalier Vert, ou encore à la prière du jeune David, horrifié de se découvrir capable de haine, dans Amour Profane Amour Sacré… Mais cette thématique de la prière n’est pas circonscrite à la seule littérature d’Iris Murdoch, son œuvre philosophique en aborde régulièrement le thème, et pose même explicitement la question :
Si l’on remet sa décision à plus tard, le temps de prier un dieu, n’en viendra-t-on pas à une meilleure décision ? [Murdoch 1986, p. 66]
- 2 « Nous sommes bel et bien ce que nous semblons être, d’éphémères mortels soumis à la nécessité et a (...)
3À une telle question, Iris Murdoch répond par l’affirmative. Et cela peut étonner lorsque l’on sait que, par ailleurs, elle professe un athéisme assumé2. Le déclin de la religion est, selon elle, un fait historique probablement irréversible. Mais, s’il faudrait s’en réjouir pour une part – elle critique l’usage « magique » et la tromperie « mythologique » de la religion –, elle regrette précisément qu’avec les croyances religieuses déclinent également certaines pratiques qu’elle juge indispensables à la conduite morale de nos vies, pratiques parmi lesquelles la prière lui semble la plus efficace :
- 3 Metaphysics as a Guide to Morals, p. 419 – désormais noté [MGM, p. 419]. N.B. Toutes les citations (...)
La perte totale de la croyance religieuse est susceptible d'enlever avec elle une partie de la substance de la pensée et de l'action morales, qui était fournie par exemple par la prière et la fréquentation de l'église3.
4Ainsi, si l’on demandait : « À quoi bon prier, surtout si Dieu n’existe pas ? », Murdoch répondrait : « À voir le Bien, et à devenir capable de l’accomplir ». L’étude qui suit veut rendre compte de l’arrière-plan philosophique d’une telle position métaéthique.
5La question de l’épistémologie morale suppose réglée celle de l’ontologie morale : se demander comment parvenir à une connaissance morale présuppose une position métaéthique dite « cognitiviste », position selon laquelle les énoncés moraux peuvent être dits « vrais » ou « faux » selon leur conformité à des « faits moraux ». Or l’existence de tels « faits moraux » semble a priori très contestable, à tel point que, du temps d’Iris Murdoch, le non-cognitivisme apparaissait à beaucoup comme la seule position métaéthique un tant soit peu lucide. Selon un tel non-cognitivisme, les énoncés moraux sont alors considérés non comme des descriptions de réalités morales indépendantes du sujet, mais comme des expressions d’émotions ou de prescriptions pratiques subjectives : ils ne renverraient pas à des croyances, mais à des désirs. Murdoch, pour sa part, refuse un tel non-cognitivisme : selon elle, les valeurs morales ne trouvent pas leur origine dans le sujet, mais dans le réel lui-même. Cependant, elle refuse également la position naturaliste en métaéthique, position selon laquelle les valeurs morales sont inscrites dans le monde à la manière de faits accessibles par enquête empirique (ainsi par exemple, Philippa Foot suggère de se référer à certaines propriétés essentielles de l’espèce humaine pour en déduire des « nécessités aristotéliciennes » [Foot 2001, p. 51], desquelles inférer une conception objectivable du Bien humain à l’aune duquel vérifier ou falsifier nos énoncés moraux). Si l’on devait s’en tenir à la taxinomie aujourd’hui dominante en métaéthique, il faudrait considérer la métaéthique d’Iris Murdoch comme une proposition cognitiviste non-naturaliste. Rendre raison d’une telle position réclamerait d’exposer en détail la complexité et les nuances de l’ontologie morale qui la sous-tend, ce qui déborderait largement le cadre de cet article ; nous nous contenterons donc ici d’en donner un rapide aperçu.
- 4 On sait que Kant évoque un « fait » pour parler du devoir moral, mais cela ne remet pas en cause l’ (...)
6L’ontologie morale d’Iris Murdoch peut se comprendre comme un platonisme forgé en discussion avec l’œuvre de Wittgenstein. Du Tractatus, Murdoch retient l’idée que les valeurs morales ne sauraient faire partie du monde considéré comme un ensemble de « faits », c’est-à-dire d’états de chose particuliers et contingents. En effet, aucun « fait » ne saurait revêtir le caractère catégoriquement normatif d’une valeur morale. Sur ce point, le chapitre 2 de Metaphysics as a Guide to Morals, contrairement à d’autres écrits antérieurs, semble accepter la distinction des faits et des valeurs, du moins telle que Kant4 et Wittgenstein la pensent, c’est-à-dire comme moyen de « sacraliser » les valeurs :
L'objectif de la distinction (telle qu’elle est utilisée par Kant et Wittgenstein par exemple) est de séparer les valeurs afin de les garder pures et intactes, non dérivées des faits empiriques, ou mélangées à eux. [MGM, p. 25]
7Cependant, Murdoch refuse la conclusion que les non-cognitivistes (et les existentialistes) tireront de cette distinction, à savoir : l’idée que les valeurs, n’étant pas dérivables des faits du monde, ne pourraient se fonder que dans la volonté subjective de l’agent. Pour Murdoch au contraire, les valeurs morales ne sont certes pas des éléments du monde – elles n’en constituent pas des parties, comme des faits parmi d’autres –, mais elles ne sont pas non plus hors du monde – à chercher dans un monde surnaturel ou dans la volonté souveraine du sujet. Aussi veut-elle à la fois soutenir que « le bien est toujours au-delà du donné, et c’est de cet au-delà qu’il exerce son autorité » [SB, p. 115], et que « c’est certainement dans le tissu de cette vie qu’il faut chercher les secrets du bon et du mauvais » [SB, p. 102]. Autrement dit selon Murdoch, les valeurs (ou leur point d’unité absolutisé qu’est le Bien) ne sont pas du monde, mais elles sont à chercher dans le monde. Ainsi que le suggère la métaphore de la lumière proposée par Platon, « le Bien comme tel n’est pas visible […] le Bien est la source lumineuse nous révélant toutes les choses telles qu’elles sont réellement » [SB, p. 127-128] ; « Le ‘‘soleil’’ de Platon est parfait et séparé, mais également immanent au monde » [MGM, p. 38]. Murdoch soutiendra alors que les valeurs morales apparaissent dans le monde à la faveur d’une « vision » de la configuration globale que prend l’ensemble des faits du monde considéré en tant que totalité, selon un style ou un aspect que prend le monde quand on le regarde sous un certain jour. Ainsi, quand Wittgenstein écrit :
6.43 – Si le bon ou le mauvais vouloir changent le monde, ils ne peuvent changer que les frontières du monde, non les faits ; non ce qui peut être exprimé par le langage. / En bref, le monde doit alors devenir par là totalement autre. Il doit pouvoir, pour ainsi dire, diminuer ou croître dans son ensemble. / Le monde de l’homme heureux est un autre monde que celui de l’homme malheureux.
8Murdoch commente :
La bonne ou la mauvaise volonté ne peuvent pas altérer les faits, mais seulement les ‘‘limites’’ (on pourrait aussi tenter l’image de la ‘‘couleur’’) de l’ensemble du monde [the whole world], qui peut diminuer ou croître comme un tout [as a whole]. Une attitude morale doit être prise comme une totalité [totality]. ‘‘Le monde de l’homme heureux est un autre monde que celui de l’homme malheureux’’. […] Nous devons accepter ‘‘tous les faits’’, le monde n’est pas altéré par la moralité, mais son tout [the whole of it] (pour ainsi dire), baigne dans une certaine lumière. [MGM, p. 35]
9On le voit, selon cette lecture de Wittgenstein, si le monde de l’homme heureux diffère de celui de l’homme malheureux, ce n’est pas qu’ils ont affaire à des faits différents, mais que l’un et l’autre n’adoptent pas une même attitude à l’égard de la totalité des faits, et ne décrivent donc pas le monde selon un même style : « La ‘‘valeur’’ dans le Tractatus [...], réside plutôt dans une attitude ou dans le style de notre acceptation de tous les faits » [MGM, p. 28].
10Sur la base d’une telle ontologie morale, Murdoch pense pouvoir défendre la possibilité de la connaissance morale tout en en cernant la spécificité : en morale, la connaissance ne saurait se ramener à une enquête naturaliste empirique, ou à une déduction logique rationaliste, puisqu’elle dépendrait de l’adoption d’une certaine attitude générale vis-à-vis de l’ensemble du monde, attitude visible dans le style des descriptions que nous faisons du monde. La notion d’attitude métaphysique introduite ici par Murdoch suggère « la possibilité pour le sujet d’une altération subtile mais essentielle de sa sensibilité » [Halais 2022, p. 110] à l’égard de la totalité des faits qui constituent le monde. Ainsi, selon Murdoch, un progrès dans la connaissance morale sera souvent l’effet d’un changement total d’attitude : « un total changement d’être en relation à toute-chose » [MGM, p. 53-54]. Et pour décrire un tel changement holistique, elle parle de « changement spirituel » [MGM, p. 53] ou de « metanoïa » [MGM, p. 54, 62, 69].
11Dès lors, on comprendra que, chez Murdoch, le problème de la connaissance du Bien prend souvent la forme d’un problème de psychologie pratique : comment adopter une attitude métaphysique susceptible d’occasionner une claire vision du Bien dans le monde ? C’est en réponse à une telle question que Murdoch développe sa philosophie a-théiste de la prière :
Tel est le vrai mysticisme auquel s’identifie la moralité : une sorte de prière non dogmatique, mais réelle et importante, même si elle est aussi, sans doute, difficile à pratiquer et facilement sujette à toutes sortes de déformations. [SB, p. 123]
12Récapitulons. Nous avons vu que la métaéthique d’Iris Murdoch s’adosse à une métaphysique platonicienne selon laquelle le Bien, tout en étant « séparé », « au-delà » des faits du monde – car pur de toute contingence – doit néanmoins être connu dans le monde. Nous avons également noté que, si ce Bien ne dépend pas ontologiquement du sujet moral, épistémologiquement, il réclame néanmoins de celui-ci une certaine attitude pour être connu. Enfin, nous avons constaté que cette attitude est décrite, chez Murdoch, comme tributaire d’un changement spirituel holistique, une metanoïa, une conversion profonde et radicale sur laquelle nous aurons bientôt à revenir.
- 5 Voir aussi l’analyse linguistique du « voir comme » proposée par Wittgenstein dans les Recherches P (...)
13Repartons de notre question initiale : comment connaître le Bien ? La conception de la métaphysique que nous venons de rappeler permet de reformuler cette question comme suit : quelle attitude offre une vision du monde moralement perspicace, c’est-à-dire une vision dans laquelle les faits prennent une configuration laissant apparaître les valeurs qui y sont incarnées ? Poser une telle question suppose d’une part que diverses attitudes, ou divers styles de vision du monde, sont possibles, et d’autre part que toutes ne se valent pas, que certaines sont meilleures que d’autres. L’idée phénoménologique de Gestalt5 permet de le comprendre : comme l’écrit Iris Murdoch (dans un roman) à propos de l’expressivité d’un visage, « certaines physionomies ne peuvent être lues sans une clé. Et même parfois plusieurs. Il y a plus d’une façon d’assembler cette Gestalt énigmatique, et les plus convaincantes peuvent s’avérer fausses » [Murdoch 1985, p. 102]. Ainsi, il y aurait des visions du monde fausses, ou trompeuses, et la connaissance morale réclamerait une mutation de ces visions fausses en une vision « véridique » du réel, de sorte que l’on puisse dire que « la vision véridique est l’occasion d’une conduite bonne » [SB, p. 121]. En effet, Murdoch, se réclamant en cela du sens commun, ne cesse de faire du réalisme un équivalent du bien moral :
On pourrait partir de l’assertion que la moralité, le bien, est une forme de réalisme. L’idée qu’un être humain réellement bon puisse vivre dans un monde onirique privé semble inacceptable. Certes, un homme de bien peut être parfaitement excentrique, mais il faut nécessairement qu’il ait une connaissance de ce qui l’entoure, et en tout premier lieu naturellement de l’existence des autres et de leurs aspirations. [SB, p. 110]
14La connaissance morale réclamera donc une vision réaliste du monde et des autres. Mais un tel réalisme n’a rien de spontané, il serait même plutôt rare, car particulièrement difficile : dans la philosophie de Murdoch, en effet, le réalisme n’est pas le nom d’une thèse métaphysique ou épistémologique, l’autrice réclame plutôt que « l’on traite ainsi le réalisme […] comme une conquête morale » [SB, p. 121]. En effet, elle avoue un certain pessimisme anthropologique selon lequel, la plupart du temps, notre égocentrisme spontané nous interdit l’accès à un tel réalisme ; nous serions moins spontanément réalistes qu’en proie à notre « fantasy » – « le fantasme personnel : le tissu de souhaits et de rêves consolants et auto-valorisants qui nous empêche de voir ce qu’il y a en dehors de nous » [SB, p. 110]. En effet :
Il ne suffit pas d’ouvrir les yeux pour voir ce qui se passe autour de soi. Nous sommes tous des animaux en proie à l’anxiété. Notre esprit ne demeure jamais en repos, tissant et retissant un voile anxieux, d’ordinaire auto-protecteur, souvent déformant, et qui nous cache en partie le monde qui nous entoure. [SB, p. 102]
15Si cela est vrai, alors on comprend pourquoi ce sera toujours à l’occasion d’une victoire sur l’ego qu’une claire vision morale s’offre. Telle est donc la metanoïa, la conversion, que réclame la connaissance morale :
Le changement moral vient d’une attention au monde dont le résultat naturel est une diminution de l’égoïsme et une augmentation du sens de la réalité, premièrement bien sûr de la réalité des autres personnes, mais aussi de celle des autres choses. [MGM, p. 52]
16La connaissance morale réclame donc un réalisme entendu comme une conversion de l’attention, retournant notre conscience de l’ego vers le réel. Mais comment opérer une telle conversion ?
- 6 Le terme d’« unselfing », que nous traduisons ici par « an-égoïsme » (que Rodolophe Rebouillat soit (...)
Le changement d’être, metanoïa, n’est pas le fruit de l’effort et du pouvoir de la volonté, mais celui d’un long et profond processus d’an-égoïsme6. [MGM, p. 54]
- 7 « Les transformations et les réussites morales sont lentes ; nous ne sommes pas libres au sens où n (...)
17Comme le souligne cet extrait, la victoire du réalisme sur les fantasmes de l’ego ne peut certes pas se décréter par une simple décision (par le fiat d’une volonté souveraine), elle réclame au contraire un patient travail de transformation morale de soi7. Sur la base d’une telle psychologie morale, on comprend que, selon Murdoch, l’épistémologie morale devra s’intéresser aux techniques de transformation de soi aptes à nous rendre réalistes :
Le propre de la philosophie morale est, et a été parfois dans le passé, de mener la discussion portant sur cet ego et sur les techniques (s’il en existe) pour le mettre en échec. Sur ce point, philosophie morale et religion ont eu des buts communs. [SB, p. 99]
18Ainsi la connaissance du Bien ne semble possible que sur la base d’une vision réaliste elle-même obtenue au terme d’un patient travail de transformation an-égoïste de l’attention, laquelle réclame des techniques appropriées. Nombreuses peuvent être les « techniques » susceptibles de développer l’attention réaliste requise, et toutes ne sont certes pas religieuses (Murdoch évoque l’éducation platonicienne par les mathématiques, le « bon usage des études scolaires » thématisé par Simone Weil, la contemplation esthétique, l’apprentissage d’une langue étrangère, les différentes pratiques artistiques, etc.) mais la prière reste, selon elle, le nom de la plus éminente de ces techniques.
S’il en est ainsi, on pourrait reformuler comme suit l’un des principaux problèmes de la philosophie morale : existe-t-il des techniques de purification et de réorientation d’une énergie naturellement égocentrique, telles qu’elles nous permettent, quand des choix se présentent, d’agir correctement ? [...] Les techniques religieuses nous sont plus proches et familières, la plus pratiquée d’entre elles étant la prière. Que devient une technique comme la prière dans un monde sans Dieu, et peut-elle être modifiée de manière à apporter une indication de réponse, même partielle, à la question qui nous préoccupe ? [SB, p. 103]
19On peut s’étonner de voir la prière citée comme « technique ». Néanmoins ce terme a premièrement l’avantage d’écarter une image caricaturale de la prière réduite à la simple requête adressée à Dieu : selon Murdoch en effet « la prière n’est pas à proprement parler requête, elle est une attention portée à Dieu et une forme d’amour » [SB, p. 103]. Deuxièmement, le terme de « technique » permet de se placer explicitement dans le champ lexical de l’activité pratique, et non spéculative. Ainsi Murdoch entend ici souligner que la connaissance morale ne saurait être atteinte en dehors de pratiques concrètement entreprises par l’agent. Elle écrira en ce sens que « nous sommes confrontés, comme Pascal l’a été, à la nécessité de la prière » [MGM, p. 109]. Pourquoi précise-t-elle « comme Pascal l’a été » ? On sait que, selon Pascal, l’argumentation apologétique ne peut conduire l’interlocuteur qu’à espérer que la foi chrétienne soit vraie, mais il n’adoptera cette foi qu’à la suite de pratiques religieuses concrètement vécues [Rabourdin 2013, p. 150] : chez Pascal, c’est la pratique qui conduit, par grâce, à la connaissance du « Dieu des croyants, non des philosophes ». De même chez Murdoch, la connaissance du Bien ne peut être une affaire de pures procédures rationnelles ou empiriques – lesquelles ne sauraient que nous renseigner sur des faits, et non des valeurs – mais réclame une pratique entendue comme transformation éthique de soi.
- 8 Voir sur ce point Murdoch [1956], et Halais [2010].
20Ce faisant, Murdoch anticipe ce qui sera, à partir des années 80, le regain d’intérêt philosophique pour les « exercices spirituels », et le plaidoyer pour une philosophie à nouveau comprise comme discipline pratique de l’âme. Néanmoins, comme le souligne Maria Antonaccio [Antonaccio 2012, p. 126-151], le « retour aux exercices spirituels » que prône Iris Murdoch est probablement plus proche des pratiques antiques que ne le sont leurs versions anti-théoriques plus récentes, notamment défendues par Hadot, Foucault et Naussbaum. Selon la typologie qu’elle établit, Hadot – notamment dans La Philosophie comme manière de vivre – proposerait un « modèle existentialiste » de la pratique spirituelle selon lequel les croyances métaphysiques sont secondaires, voir superflues, par rapport au « choix » éthique fondamental du sujet : pour Hadot la métaphysique serait la conséquence du choix éthique et non l’inverse, si bien que, à la rigueur, on pourrait tout-à-fait pratiquer les exercices spirituels des anciens sans aucunement partager leur vision du monde. Au contraire, chez les anciens et chez Iris Murdoch, c’est bien la vision réaliste qui occasionne le désir du Bien et l’action morale : ce n’est pas le choix qui conditionne la vision du monde, mais la vision du monde qui conditionne les possibilités parmi lesquelles on choisit8. De même, Antonaccio voit dans Foucault – notamment dans L’usage des plaisirs et Le soucis de soi – le représentant du « modèle esthétique » de la pratique spirituelle selon lequel l’objectif de ces pratiques ne serait autre que la formation de son propre « style d’existence » en vue d’une intensification de sa subjectivité. On serait là à l’opposé de la vision antique et murdochienne selon laquelle l’exercice spirituel sera fondamentalement un exercice de détournement de l’ego – d’an-égoïsme –, par un effort d’attention résolument tourné vers le réel (et en particulier vers l’existence des autres personnes), lequel fournirait les normes éthiques auxquelles la liberté consiste à obéir. Enfin, Antonaccio voit dans l’œuvre de Nussbaum – notamment dans The Therapy of Desire – l’exemple d’un « modèle thérapeutique » de la pratique spirituelle, lequel insisterait principalement sur la régulation des passions ainsi que sur ses conditions politiques. Un tel modèle s’apparenterait davantage au modèle antique, mais en en oblitérant l’ambition la plus haute, à savoir : l’atteinte, autant qu’il est possible, d’une forme d’existence « divine ». Là encore, le modèle de Murdoch serait plus proche des versions antiques d’exercice spirituel en ce qu’elle en assume la dimension « transcendante ». Par opposition à ces trois modèles, nous pouvons donc déjà souligner quelques caractéristiques de la prière telle que Murdoch tente de la thématiser : elle reste cognitiviste, au sens où elle est inséparable d’une forme de « connaissance » métaphysique ; elle est réaliste ou an-egoïste, au sens où elle se comprend comme une « direction de l’attention […] proprement centrifuge, à rebours du moi » [SB, p. 110] ; elle a une visée transcendante, au sens où elle ambitionne une participation à un Bien absolu et transcendant : « La prière (ou quelque chose qui y ressemble) [...] est en effet un concept médiateur vital, permettant la découverte libératrice du divin dans sa propre âme » [MGM, p. 448].
- 9 Iris Murdoch est d’ailleurs réputée, à tort ou à raison, avoir participé au renouveau de telles éth (...)
21C’est bien ainsi que, dans la philosophie d’Iris Murdoch, la prière s’inscrit parmi les techniques, ou les « exercices spirituels », qui s’avèrent nécessaires à l’acquisition d’une vertu d’attention réaliste, vertu elle-même nécessaire à tout progrès dans la connaissance et la vie morales. Mais cela ne peut se comprendre que dans le cadre d’une philosophie morale plus large, celui des « éthiques des vertus9 », où l’on insiste moins sur les règles et principes moraux que sur les dispositions de caractère à acquérir pour conduire sa vie éthiquement. Deux points sont alors à souligner pour rendre compte de cette philosophie arétique de la prière.
- 10 « Si l’énergie et la violence de la volonté, qui s’exercent à l’occasion des choix, semblent moins (...)
22Premièrement, l’instance sur les vertus est corrélative d’une déflation de la volonté en morale. Comme nous l’avons vu à propos de la metanoïa, Murdoch ne reconnaît à la volonté qu’une fonction « négative » dans le comportement moral : celle d’opposer un veto à quelques désirs ou tentations que l’on éprouve et désapprouve en même temps, au moment d’opérer un choix. Mais positivement, le problème de la morale reste de savoir comment cultiver en soi les désirs et habitudes permanents qui seront propices à la vie bonne. La prière se présentera alors comme un moyen de développer de tels attachements vertueux10.
- 11 « Les êtres humains sont des êtres naturellement ‘‘attachés’’, et quand un attachement semble doulo (...)
23Deuxièmement, contre une focalisation trop exclusive sur les actes publiquement observables, l’insistance sur les vertus entraîne généralement une revalorisation des états mentaux de l’agent, dans la mesure, justement, où ces états mentaux prédisposent aux choix et aux actes. Les actes que je « choisirai » d’entreprendre dépendent largement de la « qualité de conscience » ou de « l’attention » que je porterai à la situation, et, plus généralement, de celle que je porte habituellement sur le monde et sur les autres personnes : dans la mesure où je ne peux choisir que dans le monde que je peux voir (« on est souvent contraint presque automatiquement par ce qu’on peut voir » [SB, p. 74]), c’est bien ma manière de regarder qui sera déterminante dans mes choix, et celle-ci dépend largement des habitudes de ma vie intérieure. Plus encore, en tissant continuellement la trame de mes attachements11, c’est elle qui détermine l’« énergie » dont je dispose pour agir, c’est-à-dire la force de mes motifs pratiques :
- 12 N.B. le terme ici traduit par Claude Pichevin par « fantasme » est « fantasy », terme que nous avon (...)
- 13 N.B. le terme ici traduit par Claude Pichevin par « désintéressé » est « unselfish », que nous trad (...)
Il y a entre nos états de conscience des différences de qualité, mais même nos fantasmes12 et nos rêveries ne sont pas triviaux et ont leur importance, car tous sont profondément reliés à nos énergies et à notre capacité à choisir et à agir. Et si l’aspect qualitatif de la conscience importe, alors tout ce qui peut la modifier dans un sens désintéressé13, objectif et réaliste doit avoir rapport à la vertu. [SB, p. 102]
- 14 Murdoch luttera d’ailleurs sans relâche contre le béhaviorisme dominant de son époque, et insistera (...)
- 15 Murdoch le note par exemple chez saint Augustin : « Augustin souligne l’importance et l’ambiguïté d (...)
24Ainsi, dans le cadre de l’éthique des vertus, l’importance accordée à la « qualité de conscience » rejoint l’importance accordée à la « vie intérieure14 » dans les spiritualités religieuses15 : « La psychologie moderne vient ici corroborer le sens vécu par l’agent ou par le croyant ordinaire, de l’importance de ses états mentaux, comme elle confirme l’opportunité pour lui de disposer d’un supplément d’énergie ». [SB, p. 102]
25Dès lors, la prière apparaît bien comme une pratique forgeant notre « qualité de conscience » habituelle, et, ce faisant, déterminant nos attachements réels. Elle serait donc une technique capable de « purifier cette attention », c’est-à-dire, comme nous l’avons vu, de la rendre « réaliste » plutôt qu’égocentrée.
26Les écrits proprement philosophiques d’Iris Murdoch ne décrivent pas précisément les détails concrets de ce qu’elle nomme « prière », si bien qu’il peut sembler que, finalement, le mot recouvre chez elle n’importe quel exercice réaliste de l’attention, au point qu’il n’aurait plus grand-chose à voir avec ce que les traditions religieuses désignent du même nom. D’ailleurs, elle-même semble aller dans ce sens quand elle écrit : « Apprendre peut être une prière, respirer peut être une prière » [Murdoch 1986, p. 90]. De ce point de vue, tout, dans une vie humaine, semble pouvoir être traité comme une prière ou une occasion de prier. Pourtant, dans la pensée de Murdoch, il ne s’agit pas de dissoudre la signification du concept de prière en lui donnant une extension maximale, mais plutôt de souligner, par l’ubiquité de la prière, l’ubiquité de la morale elle-même ; comme l’exprime William Eascote (personnage le plus sage du roman L’élève du Philosophe) : « La conversion consiste à se tourner dans la bonne direction, et cela peut se produire non seulement chaque jour mais à chaque minute » [Murdoch 1983, p. 225].
27En effet, souvenons-nous que l’idée platonicienne du Bien suggère à la fois que le Bien est « séparé » du monde et qu’il lui est perpétuellement présent, et c’est, selon Murdoch, une des raisons de l’analogie de Dieu et du Bien, analogie qui autorise sa philosophie morale de la prière :
La vie morale n’est pas intermittente ou spécialisée, ce n’est pas une sphère particulière, séparée de nos existences […]. Nous sommes toujours en train de déployer et de diriger notre énergie, de la raffiner ou de l’émousser, de la purifier ou de la corrompre […] (‘‘Mais, êtes-vous en train de dire que chaque petite minute à une étiquette morale ?’’ Oui, en gros.) […] Dans les termes traditionnels : ‘‘Dieu me voit à tout moment’’ et ‘‘Je ne prie pas simplement le matin et le soir, je prie comme je respire.’’ [MGM, p. 495]
28On le comprend : si la morale ne concerne pas seulement les actes publiquement observables, mais également les états mentaux qui tissent perpétuellement la trame de nos attachements, alors chaque instant est chargé moralement. Dès lors le « priez sans cesse » de saint Paul – que Murdoch cite [cf. MGM, p. 449] – ne ferait qu’exprimer religieusement ce qu’elle entend défendre philosophiquement.
- 16 Sur ce point comme sur beaucoup d’autres, Murdoch avoue sa dette à l’égard de la pensée de Simone W (...)
- 17 Pour le faire comprendre, elle utilise, comme souvent, l’analogie de l’art : « Une image de la priè (...)
29Cette insistance sur l’ubiquité de la prière n’exclut pourtant pas que l’on puisse parfois prier de manière plus consciente et expressément voulue. Murdoch ne rechigne alors pas à fournir des conseils très pratiques sur la manière de prier : « La prière, c’est rester calme et espérer la lumière » [Murdoch 1986, p. 90] ; « Le simple fait de s'asseoir en silence peut aider. Enseignez-le aux enfants » [MGM, p. 73]. Si, concrètement, la prière se présente souvent comme un simple moment de calme et d’immobilité, c’est qu’elle est fondamentalement une attente16, c’est-à-dire un exercice d’attention dirigée vers un bien absent ou invisible : « Dans la prière, nous attendons que Dieu (l'esprit et la lumière du bien) soit manifesté » [MGM, p. 418]17.
30Néanmoins, il arrive également que cette passivité de l’attente ait à trouver appui dans des gestes et des paroles plus actifs, comme ceux que les traditions religieuses nous ont transmis. Ainsi les romans d’Iris Murdoch mettent régulièrement en scène des prières qui ressemblent en tous points aux prières religieuses (bien qu’elles soient parfois faites par des personnages non-croyants) ; par exemple, Stuart dans l’Apprenti du Bien :
Ainsi, tu pries, en quelque sorte. Est-ce que tu médites ?
- Oui.
- Tu demandes de l’aide, tu appelles la grâce, en quelque sorte ?
- Oui.
- Tu te mets à genoux ?
- Eh bien – oui – quelquefois.
- Tu me trouves indiscret ?
- Pas encore !
- Personne ne te l’a enseigné ?
- Bien sûr que non ! Enfin, Thomas, ce sont des choses ordinaires, qui n’ont rien de bizarre. [Murdoch 1985, p. 177]
31Ainsi prier consiste à adopter l’attitude nous permettant de tourner notre attention vers le Bien. Vers le Bien en lui-même (si cela est possible), ou au moins vers des choses bonnes, voir, parfois, simplement vers les noms qui désignent de bonnes choses. Ainsi, dans Acastos, c’est un tel conseil pratique que Murdoch met dans la bouche de Socrate : « Parfois, lorsque les mots nous font défaut, il nous faut avoir recours aux dieux et prononcer leurs noms saints, leurs noms immaculés » [Murdoch 1986, p. 44]. En effet les noms, chez Murdoch, ne sont pas de simples panneaux indicatifs, elle écrit plutôt qu’« un nom est un chemin » [Murdoch 1978, p. 646]. En rendre compte nécessiterait d’exposer en détail sa philosophie du langage, ce qui dépasserait le cadre de cet article, mais retenons simplement que chez elle, les concepts moraux, loin d’être d’univoques signifiants renvoyant explicitement à leur signifié, sont analysés dans toute leur épaisseur sémantique, car :
Un concept moral ressemble moins à un anneau mobile extensible posé pour couvrir un certain domaine de faits, et plus à une différence totale de Gestalt. [Murdoch 1956, p. 70]
- 18 Ici encore, Murdoch a sans doute une dette envers Simone Weil, chez qui elle a pu lire : « Quand on (...)
32La compréhension d’un concept moral se présenterait donc comme l’exploration approfondie d’une configuration morale du monde. Dès lors, la simple prononciation attentive des noms moraux pourrait évoquer, invoquer, la vision correspondante18 :
Il y a, cependant, des moments où les situations ne sont pas claires et où nous n’avons pas besoin d’un nouvel essai pour spécifier les faits, mais d’une vision neuve dérivable d’une ‘‘histoire’’ ou d’un concept substantiel, à la hauteur de ce qui est obstinément obscur, et représentant un ‘‘mode de compréhension’’ d’un type alternatif. Ces concepts ne sont, bien sûr, pas nécessairement abscons ou sophistiqués ; ‘‘l’espoir’’ et ‘‘l’amour’’ sont des noms de deux d’entre eux. Et sans aucun doute, des gens dirigent leurs vies entières de cette manière. [Murdoch 1956, p. 81]
- 19 Dans L’Élève du Philosophe, Murdoch décrit les effets bénéfiques du discours de William Eastcote (p (...)
33Dès lors, si les noms ont en effet le pouvoir de transformer la Gestalt (la physionomie, la configuration générale) de la vision du monde de celui qui les prononce ou les entend19, on comprend que la prière puisse pratiquement consister en de telles prononciations quasi incantatoires. C’est d’ailleurs ce que Stuart conseille à son frère Edward, torturé de culpabilité :
- […] Reste assis calmement, tâche de rasséréner ton esprit, respire calmement, dis des mots, tout haut, calmement.
- Quels mots ?
- N’importe. Une prière, ou seulement ‘‘arrêtez’’, ou ‘‘au secours’’ ou ‘‘paix’’ –
- Sans la pensée, les mots ne vont jamais au ciel –
- Je n’en suis pas sûr […]. Trouve quelque-chose de bon n’importe où et reste-y comme un chien à l’arrêt. Essaie de prier, dis ‘‘délivre-moi du Malin’’ [...]. [Murdoch 1985, p. 66]
34Chez Murdoch, donc, la prière est fondamentalement une attente du Bien, un exercice d’attention dirigé vers ce qui est bon. Elle est certes appelée à s’exercer « sans cesse », mais elle peut néanmoins connaître des moments éminents où l’attention est plus consciemment et explicitement placée en attente d’une révélation morale, et s’appuie pour cela au besoin sur des gestes et des paroles ritualisés. Ainsi comprise, la pratique de la prière semble pouvoir s’inscrire dans la vie quotidienne du non-croyant, c’est du moins la conviction d’Iris Murdoch quand elle écrit : « Je ne pense pas ici à une technique méditative quasi religieuse, mais à quelque chose appartenant à la vie morale de l’homme ordinaire » [SB, p. 126]. Reste alors à savoir si une telle prière – quand elle est détachée de tout arrière-plan théiste – peut avoir quelque chance d’obtenir ce qu’elle attend.
35Adossée à une telle philosophie morale, la pensée de la prière que propose Iris Murdoch lui paraît pouvoir rendre compte de l’efficacité « naturelle » de nos prières, sans réclamer pour cela quelque croyance théologique que ce soit. Dans ses romans, en effet, les prières restent rarement sans effets bénéfiques pour le priant (nous en avons proposé quelques exemples en introduction). Mais ses écrits philosophiques reconnaissent également cette efficacité (et lui attribuent même le nom de « grâce », nom consacré par la théologie chrétienne traditionnelle) :
Quoi qu’on pense de son contexte théologique, il semble bien que la prière puisse effectivement produire une meilleure qualité de conscience et libérer une énergie propice à l’action bonne, ressources qui, sans elle, ne seraient pas d’emblée disponibles. [SB, p. 102]
36Ainsi, à la lecture de Murdoch, il peut sembler qu’une telle efficacité soit posée comme une évidence empiriquement vérifiée par quiconque aurait une pratique de la prière :
Au simple niveau empirique, nous pouvons convenir que la méditation (la prière, l’attention, avec ou sans Dieu) peut élargir notre être en donnant du pouvoir et de la réalité aux bonnes impulsions. [MGM, p. 468]
- 20 Murdoch n’hésite pas à entrer en dialogue serré avec des théologiens comme Paul Tillich, Don Cupitt (...)
37Cela lui paraît tellement évident que, selon elle, les croyants font de cette expérience un argument en faveur du théisme : « L’existence réelle de cette aide est souvent invoquée comme argument à l’appui de la vérité des doctrines religieuses » [SB, p. 102]. La foi ne serait alors pas une condition de l’efficacité de la prière, mais plutôt l’un de ses effets. Deux remarques permettent néanmoins de distinguer l’efficacité de la prière dont se revendiquent certaines croyances religieuses, de celle dont il est question chez Murdoch. Premièrement, la prière de Murdoch ne tire pas son efficacité de quelque agent surnaturel que ce soit, mais, comme nous l’avons vu, elle s’inscrit dans le fonctionnement « naturel » de la psychologie et du langage humains. Elle l’écrit explicitement : « Cette focalisation est, avec ses résultats, naturelle aux êtres humains » [SB, p. 104]. Ainsi chez Murdoch, la « grâce » dont le priant fait l’expérience ne semble pas pouvoir se distinguer nettement de la « nature » de ce même priant. Elle insiste alors pour refuser toute la « mythologie » décrivant traditionnellement l’expérience religieuse, et accueille d’ailleurs très favorablement ce qu’elle voit comme un mouvement de « démythologisation » à l’œuvre dans la théologie chrétienne du xxe siècle20.
38Deuxièmement, l’efficacité de la prière, la « grâce » que Murdoch thématise, se veut distincte de son équivalent théologique en ce qu’elle ne revêt aucun caractère « magique » (selon elle, « mythologie » et « magie » seraient en effet les deux maux dont la religion devrait se guérir). Certes, il est tentant de faire de la prière un usage magique consolant, et les religions cèdent peut-être souvent à une telle tentation : « la prière et les sacrements peuvent être ‘‘instrumentalisés’’ par le croyant en simples moyens de consolation » [SB, p. 102]. Mais la prière de Murdoch se sait incapable d’une telle « magie » : en dehors du théisme, il ne saurait y avoir de « miracle » à espérer de la prière ; la prière ne saurait changer les faits. La « grâce » ne consiste donc pas à altérer les faits du monde, mais à changer la lumière, la coloration, ou la configuration (la Gestalt) qu’ils prennent dans leur globalité. En effet, rappelons-nous que, selon la métaphysique d’Iris Murdoch « nous devons accepter ‘‘tous les faits’’, le monde n’est pas altéré par la moralité, mais son tout (pour ainsi dire), baigne dans une certaine lumière » [MGM, p. 35].
39Ainsi, dans la prière, plutôt qu’une miraculeuse intervention divine, « ce qui est attendu est une expérience éclairante, une sorte de certitude, une présence : un cas de conscience humaine dans sa texture la plus haute » [MGM, p. 419]. La « grâce » répondant à la prière ne serait donc qu’un changement d’éclairage. Mais un tel changement peut bouleverser la configuration générale de la vision du monde du priant, et ainsi transformer ses attachements, bouleverser l’ordre et la force de ses désirs. D’où l’impression de « purification » des états mentaux, et d’« accroissement de l’énergie », qui résulte de la pratique de la prière.
- 21 « Les juifs et les chrétiens (dans des styles différents) considèrent Dieu comme un suprême objet d (...)
40Avec la métaphysique et la philosophie morale d’Iris Murdoch, il semble donc que l’« on peut séculariser sans difficultés le concept de grâce » [SB, p. 117]. À en croire Murdoch, cette sécularisation serait d’ailleurs déjà réalisée dans la doctrine de Platon21. Elle fait ici référence au concept platonicien de « ressouvenir », spécialement tel qu’il apparaît dans le Ménon, là où se pose, justement, la question de la connaissance morale (la vertu est-elle naturelle, ou bien est-elle quelque-chose qui s’enseigne ?). Le dialogue platonicien, tel que le lit Iris Murdoch, y répond en évoquant une « grâce ». Selon Platon, en effet, la connaissance morale n’est pas innée – nous n’en disposons pas comme d’une conscience morale spontanée et infaillible – mais elle ne peut pas non plus s’acquérir et se transmettre à la manière d’un savoir théorique, ou d’un savoir-faire pratique. Socrate affirme en effet :
La vertu ne saurait ni venir par nature, ni s’enseigner, mais elle serait présente comme une faveur divine, dépourvue d’intelligence, chez les hommes où elle se trouve. [Platon, Ménon, 99e]
- 22 « Nous recevons souvent une récompense imprévue pour un acte accompli maladroitement et sans convic (...)
41La connaissance morale serait ainsi reçue par « grâce ». Selon Murdoch, ce qu’un tel concept souligne, c’est bien l’imprévisibilité et la gratuité22. Pour autant, la grâce n’est pas fortuite ou contingente, elle n’est pas hasardeuse : « cela ne veut pas dire, bien sûr, que la vertu est une affaire de chance, mais qu’elle vient comme récompensant une sorte d’attention moralement disciplinée » [MGM, p. 23]. Ainsi, la grâce n’est pas reçue comme un dû sanctionnant mécaniquement les mérites du priant, mais la prière – ou « une sorte d’attention moralement disciplinée » – en est bien la condition. Reste que, avec le concept de grâce, l’insistance porte bien sur l’hétéronomie du priant : la grâce ne peut être que « reçue » et sa source ne nous est pas parfaitement connue (elle est « dépourvue d’intelligence » disait Socrate). Dès lors, la prière an-égoïste de Murdoch ne semble plus fondamentalement différer de la prière des évangiles, dont l’essentiel tient probablement dans la formule « que Ta volonté soit faîte ».