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Attentio infima. Prière et attention virtuelle chez Thomas d’Aquin et Francisco Suárez

Attentio infima: Prayer and Virtual Attention in Thomas Aquinas and Francisco Suárez
Olivier Dubouclez

Résumés

Cet article étudie le problème de l’attention oratoire tel qu’il a été formulé et transmis dans la théologie médiévale : si une attention continuelle est humainement impossible et si la dégradation de notre attention est inévitable, comment assurer la valeur morale et religieuse de la prière ? La notion d’attention virtuelle est une réponse à ce problème, permettant de penser une certaine permanence de l’attention au sein même des distractions. Dans ces pages, on se concentre sur la mise en place de cette notion chez Thomas d’Aquin et sur son développement plus systématique chez Francisco Suárez ; on étudie aussi comment cette notion a pu favoriser un laxisme moral ou au contraire soutenir une exigence de concentration et de constance.

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Texte intégral

1Si, depuis plusieurs années, la question de l’attention fait l’objet de publications régulières de la part des historiens de la philosophie, les liens entre attention et prière semblent avoir été peu considérés, constituant un « angle mort » des études contemporaines dans ce domaine [Citton 2014, p. 262-263]. Relativement stable des Pères de l’Église jusqu’à l’époque moderne, le problème de l’attention oratoire pourrait, dans le contexte chrétien, se formuler comme suit : à l’évidence, aucune prière ne saurait se prolonger indéfiniment à un niveau d’attention optimal, en particulier lorsqu’il s’agit d’une prière vocale et collective, et cela en raison de cette « faiblesse naturelle de l’esprit humain » [Somme théologique, IIa IIae, q. 83, art. 13, sol. 2 ; Thomas d’Aquin 1985, p. 533] que constitue l’evagatio mentis [Jean Cassien 2009, p. 47] ; mais une prière devenue inattentive ou distraite risque de perdre alors toute substance et, ce faisant, d’être un comportement fautif : quelle différence entre celui qui prie sans y penser et celui qui ne prie pas du tout ? Réciter un texte sans aucune forme d’attention à ce que l’on dit ou à celui à qui l’on s’adresse a-t-il encore un quelconque caractère dévotionnel ? Le problème est formulé par le casuiste jésuite Jean Pontas (1638-1728) dans l’article « Attention » de son Dictionnaire de cas de conscience :

Quand Alexis, Bénéficier, commence de réciter son bréviaire, il forme d’abord l’intention actuelle de louer Dieu, & de lui demander ses besoins par la prière qu’il va faire : mais il lui survient souvent dans la suite plusieurs distractions, qui durent un temps fort considérable, pendant lequel il n’a aucune attention à Dieu, ni même aux paroles qu’il prononce. Cela n’empêche-t-il pas qu’il ne s’acquitte dignement & avec mérite de l’Office divin ; & n’est-il point obligé à répéter ce qu’il a récité durant ses distractions ? [Pontas 1715, col. 252]

  • 1 Peut-être une allusion à une anecdote rapportée par Bernardino de Busti (c. 1450-1513) dans le ser (...)

2La réponse de Pontas, négative, mobilise la notion d’« attention virtuelle » : « Il est certain que lorsque les distractions sont involontaires, on ne laisse pas de mériter par les prières que l’on fait pendant qu’elles durent, en vertu de la première intention qu’on a eue, parce qu’elle subsiste toujours virtuellement, ainsi qu’on parle dans l’École. » Même si la « dévotion », poursuit-il plus bas, n’est pas parfaite, du fait de cette attention fluctuante, la prière reste méritoire « par l’attention virtuelle qui tire sa vertu de l’attention actuelle, qu’on a eue d’abord en commençant de prier. Autrement il faudrait dire que la plupart des prières que font les fidèles seraient sans mérite ; puisqu’à peine peut-on réciter de suite un Pater noster, sans que l’esprit ne se dissipe. » [col. 252-253]1 C’est bien ainsi que Pontas définit l’« attention virtuelle » : attention « qui, quoique non actuelle, est censée subsister en vertu de l’attention qu’on a eue actuellement au commencement de l’action, & qu’on n’a pas révoquée ou interrompue volontairement depuis » [col. 249-250].

  • 2 Pour une synthèse sur l’attention dans les textes des conciles, voir Bordenave 1643, p. 266.
  • 3 « Ut divinum officium nocturnum pariter & diurnum, quantum eis Deus dederit, studiose, et celebran (...)
  • 4 Voir aussi Antonin de Florence (1389-1459), souvent cité avec Henri de Suse [Summa theologica, par (...)

3Dans ces lignes, le casuiste recourt à une conceptualité issue d’un débat de théologie morale qui s’est poursuivi tout au long du Moyen Âge et dont Thomas d’Aquin fut au xiiie siècle l’un des principaux protagonistes, dans un contexte global de lutte contre les hérésies et la dégradation morale et spirituelle des clercs [Vauchez 1975, p. 79-80]. C’est dans le texte du quatrième Concile de Latran, en 1215, que l’on trouve formulée pour la première fois une exigence qui sera constamment reprise dans les conciles postérieurs, celle que le divin office soit célébré par les clercs « studiose et devote » [l. 3, tit. 41, ch. 9 ; Decretales 1234, col. 1377, in concilio generali]2. Mais la chose a très vite fait l’objet de discussions, en particulier en ce qui concerne les prières des heures canoniales, ce qui a conduit à des ajustements doctrinaux dans le « De celebratione missarum » des Décrétales de 12343 et, plus généralement, dans les écrits des canonistes. En effet, faut-il comprendre que l’exigence d’attention, que marque le terme « devote », relève de l’obligation (præceptum) ou du conseil (consilium) ? Henri de Suse (c. 1200-1271) a opposé au « verbum durum » de 1215 des arguments en faveur du simple consilium et, dans son commentaire des Decretales, a avancé une conception moins stricte de la prière où la demande d’attention perd tout caractère de contrainte [l. 3, ch. 9, num. 15 ; Suse 1581, p. 165]4. Il sera suivi en 1326 par les Gloses sur les Clémentines où l’on peut lire que « satis est labiis servire in divinis Horis ; licet cor divertat ad alia » [l. 3, tit. 14 ; Constitutiones Clementinae 1326, col. 236].

4Dans cet article, nous voudrions examiner certains aspects du débat médiéval et early modern autour de l’attention oratoire pour, plus précisément, analyser le rôle joué par le concept de virtus dans ce contexte, en particulier chez Thomas d’Aquin et Francisco Suárez, deux des principaux théoriciens de l’« attention virtuelle ».

I. Thomas d’Aquin : l’attention virtuelle et ses apories

5La notion de « première intention » employée par Jean Pontas renvoie aux écrits de Thomas d’Aquin sur la prière, même si l’on trouve déjà cette expression sous la plume de Bonaventure [Osborne 2011, p. 364-365]. Dans l’article 13 de la question 83 de la secunda secundæ de la Somme théologique, Thomas d’Aquin affirme que l’attention est nécessaire à la prière, et cela sous deux aspects : pour permettre à celle-ci de « mieux atteindre sa fin » [Thomas d’Aquin 1985, p. 532 ; éd. léonine, 9, p. 206], l’attention bonifiant la prière et assurant son efficace, mais aussi et surtout pour la rendre « méritoire », le mérite étant une qualité morale commune « à tous les actes informés par la charité ». Thomas précise aussitôt : « Il n’est pas nécessaire que l’attention accompagne la prière d’un bout à l’autre (per totum), mais le dynamisme de l’intention initiale rend méritoire l’ensemble de la prière (vis primæ intentionis qua aliquis ad orandum accedit, reddit totam orationem meritoriam). » La thèse de Thomas d’Aquin paraît donc être la suivante : l’acte par lequel on se met à prier en tournant son attention vers Dieu et vers l’objet de sa demande assure le caractère effectif et méritoire de toute la prière, en dépit des distractions qui, ponctuellement, pourraient l’affecter ou l’interrompre. En mobilisant la notion de force (vis), Thomas introduit l’idée d’une impulsion assurant la prolongation de l’activité au-delà de l’instant premier de la décision et permettant de concevoir la durabilité de la prière – raison pour laquelle vis est traduit ici par « dynamisme », terme plus approprié pour décrire le développement d’un mouvement concret. Pris à la lettre, l’argument peut néanmoins surprendre : Thomas affirme que l’attention est une condition nécessaire de la prière, mais l’intention, qui désigne le moment où l’on s’« applique » à prier paraît plutôt rendre toute attention superflue. L’intentio « porte » la prière en vertu d’une force qui lui est propre et Dieu lui-même, insiste Thomas, considère « principalement » le moment initial de la prière et ne tient pas compte des distractions accidentelles qui, liées à la faiblesse de la créature, ne remettent pas en cause son orientation première dans la mesure où celle-ci constitue un certain élan : « La distraction involontaire n’enlève pas le fruit de la prière ». Cela signifie-t-il que l’attention n’est pas nécessaire, contrairement à ce qu’indiquait le titre de l’article 13 ?

  • 5 « Praeterea, in aliis operibus meritoriis non requiritur quod semper adsit actualis attentio ; sic (...)

6En réalité, cette thèse doit être rattachée à un autre argument qui en est indissociable : la prière est considérée par Thomas comme un acte informé par la charité [Osborne 2014, p. 204-205] ; elle procède d’un désir animant les actes et la vie du croyant qui, dans l’article 14 de la question 83, est décrite comme une « prière continuelle » [Thomas d’Aquin 1985, p. 533 ; éd. léonine, 9, p. 207]. C’est pour éclairer ce point que Thomas recourt à la notion de virtus : « Ce désir doit, en nous, être continu, qu’il soit actuel ou virtuel ; car sa vertu demeure dans tout ce que nous faisons par charité » et rend ainsi possible de se consacrer à « d’autres occupations [qui] nous réclament ». Une prière continuelle et en acte serait incompatible avec les exigences de la vie, mais aussi avec les autres tâches que le croyant accomplit par charité : celle-ci est donc en lui, non de manière actuelle (il éprouverait et exprimerait à tout instant l’amour de Dieu et ne penserait à rien d’autre), mais virtuelle (cet amour est là, à l’arrière-plan de tous ses actes), et la prière obéit elle aussi à ce schéma. La continuité de la prière n’est donc pas assurée, de manière mécanique, par une impulsion initiale venant d’elle-même à se prolonger, mais elle repose sur un engagement formel, plus profond, qui prévaut quand l’attention actuelle est temporairement suspendue. Une comparaison proposée dans le Commentaire des sentences aide à le comprendre : l’acte de prier est semblable à un pèlerinage qui, fait pour l’amour de Dieu, peut être méritoire même si le pèlerin ne pense pas à chaque pas à la visée spirituelle de son voyage5. Si ce point sera parfois perdu de vue dans les débats postérieurs, il semble bien que, pour Thomas, la vis de la prima intentio trouve à se prolonger du fait que l’âme du croyant est tout entière tournée vers Dieu et que, pour cette raison, une distraction aura sur elle un impact négligeable. Le dynamisme oratoire n’est donc pas assuré par un acte ponctuel et unique de la volonté : il s’inscrit dans la vie d’une âme engagée qui, si elle n’est pas actuellement attentive, n’en a pas pour autant perdu toute attention à son activité.

7Le Commentaire des Sentences, contenant le premier enseignement de Thomas, est essentiel pour bien comprendre ce point. Sur cette question, Thomas s’y montre plus précis et accorde à la notion d’attention un rôle plus explicite. Dans le livre IV, distinction 15, question 4, article 3 (« Utrum oratio debeat esse vocalis, an mentalis tantum »), et plus exactement dans la réponse à la sous-question 4 de cet article, il écrit :

L’attention actuelle est d’une certaine façon (aliquo modo) requise pour la prière, soit pour éviter une faute quand la prière est soumise à un précepte, soit pour le mérite de celle qui n’est pas soumise à un précepte – mais elle n’y est pas requise de toutes les façons (sed non in omnibus modis). En effet, comme on l’a dit, un acte demeure (manet) parfois par son essence et sa virtus ; mais parfois, l’acte passe et la virtus demeure (transit actu et manet virtute), comme c’était clair avec l’exemple du lancer de la pierre. Ainsi, pour un acte, demeurer par sa virtus (in virtute) est un mode intermédiaire entre être par habitus et être en acte, car ce qui est par habitus n’est ni par sa virtus ni par son essence. C’est pourquoi je dis que l’attention dans la prière doit toujours demeurer (manere) selon la virtus, mais qu’il n’est pas exigé qu’elle demeure toujours par l’essence de l’acte. L’attention demeure selon la virtus lorsque quelqu’un se met à prier dans l’intention d’obtenir quelque chose ou de rendre à Dieu le culte qui lui est dû, même si, dans la suite de la prière, l’esprit est emporté vers d’autres choses (ad alia rapiatur), sauf si se produit un tel égarement (evagatio) que la force (vis) de la première intention disparaisse complètement. C’est pourquoi il faut que le cœur de l’homme se rappelle souvent à lui-même. [Thomas d’Aquin 1947, p. 740]

8Thomas distingue ici deux modes d’attention : a) l’attention actuelle comme une attention effective, distincte du simple habitus qui caractérise l’être-en-puissance d’une disposition. Cette attention en acte est cruciale pour éviter une faute lorsque la prière est un texte rituel qu’il faut respecter à la lettre, mais, explique-t-il, l’attention est requise aussi pour rendre méritoire une prière dont l’énoncé est libre et spontané ; le mode alors considéré est toutefois différent du cas précédent : c’est b) l’attention secundum virtutem. Thomas parle en effet de la permanence de « l’attention » sur un mode virtuel qui assure la continuité de la prière au moment même où l’esprit se détourne de son objet ; l’attention de l’orant est donc encore présente, alors qu’elle n’est plus actuelle, et cela pour la même raison que dans la Somme théologique : parce que la vis de la prima intentio n’a pas disparu, qu’elle demeure virtuellement et qu’elle est donc la condition de l’existence d’une attention virtuelle – notion qui n’apparaît plus comme telle dans la Summa. La comparaison avec le lancer de la pierre avait été introduite un peu plus haut, dans la réponse à la sous-question 3 :

On dit qu’un acte dure de deux manières : selon son essence ou selon sa virtus ou son effet ; le mouvement de celui qui lance une pierre dure par son essence aussi longtemps qu’il applique la main à la pierre pour la mouvoir ; la virtus du mouvement, quant à elle, demeure aussi longtemps que la pierre est mue par la force de la première impulsion (ex vi impulsionis primae). De même, je dis que la durée de la prière peut être envisagée de deux manières : selon l’essence de l’acte – et alors on ne doit pas prier de manière continue ou toujours, car il faut aussi parfois s’occuper d’autres choses ; ou bien selon la virtus – et alors c’est principalement du fait de son commencement (initium) que la virtus de l’acte demeure dans toutes les autres actions que nous faisons de façon ordonnée (ordinate), étant donné que nous devons tout ordonner (ordinare) à la vie éternelle. Et ainsi le désir de la vie éternelle, qui est le principe de la prière, demeure selon la virtus dans toutes les œuvres bonnes. [Thomas d’Aquin 1947, p. 739]

  • 6 Notons que cette description du mouvement des projectiles, qui nous rapproche de la théorie de l’i (...)

9On retrouve dans la dernière partie du texte le schéma intentionnaliste présent dans la Somme théologique : la prima intentio est en lien étroit avec la fin ultime de la vie éternelle et cet engagement formel, où intention et désir se confondent, bonifie l’ensemble du processus oratoire et autorise son irrégularité. En recourant au lexique de la présence et de la permanence, et surtout en introduisant une comparaison avec le mouvement physique, Thomas accorde toutefois plus d’importance aux conditions concrètes qui font que la prima intentio demeure une fois son acte passé [Skrzypczak 1958]. Le mouvement « selon l’essence » implique le contact physique avec l’objet, mais une fois que la pierre a quitté la main, son mouvement est encore causé par le lancer et le lanceur : il est alors « selon la virtus », c’est-à-dire « par la force de la première impulsion6 ». L’exposé de Thomas pose néanmoins deux problèmes qui vont largement nourrir les discussions postérieures sur la relation entre prière et attention.

  • 7 Sur cet argument, que Thomas d’Aquin ne mobilise pas dans sa réflexion sur la prière, voir [Summa (...)

10Le premier problème est de nature morale ; en autorisant que l’attention oratoire demeure virtuellement tandis que l’esprit vise actuellement d’autres objets, Thomas semble, sinon légitimer, du moindre rendre acceptables la distraction et la dégradation de la prière. Si l’on y regarde de plus près, la position de Thomas est toutefois moins « permissive » qu’il n’y paraît [Osborne 2014, p. 210-211] : non seulement parce que la distraction est celle d’un homme animé par une foi sincère, mais aussi parce que, comme y insiste la réponse à la sous-question 4, il faut que l’homme se montre vigilant et se rappelle fréquemment à lui-même pour rénover son intentio, au lieu de laisser son attention se disperser – la distraction, quoiqu’inévitable, doit être combattue. Il reste que, dès que l’on fait abstraction de ces éléments de contexte, le discours thomasien paraît dispenser l’orant de toute attention effective et introduire la possibilité d’un dédoublement de son activité. On peut ainsi comprendre le propos de Guillaume Durand de Saint Pourçain (c. 1270-1334) comme un infléchissement de la position thomasienne dans le sens de ce dédoublement. Chez celui-ci, comme chez Thomas, l’attention actuelle et continue n’est pas requise pour la prière et, du fait de la tendance naturelle à l’evagatio, la distraction involontaire n’est pas non plus fautive. Dans son Commentaire des sentences [l. 4, dist. 15, q. 12 (« Utrum oratio sit in præcepto »), num. 6 ; Durand de Saint-Pourçain 1563, p. 290], Durand introduit toutefois une importante distinction : si l’evagatio est « secundum actum interiorem », la distraction volontaire et consciente ne constituera qu’un péché véniel, dans la mesure où l’Église n’a pas à juger des actes intérieurs de l’esprit, sur lesquels, par conséquent aucune obligation ne peut porter7. Au cours de la récitation des heures, l’esprit pourra donc, sans grand dommage, être tourné intérieurement vers un autre objet que la prière, pourvu que l’activité « extérieure » soit conforme à l’obligation de prier. Mais il y aura faute et péché mortel si le ministre ou l’orant « s’occupe d’un acte extérieur qui n’est pas compatible avec l’attention à la prière (occupat se in actu exteriore, qui non compatitur secum attentionem orationis) ». Est coupable la distraction volontaire, quand elle porte sur une activité extérieure qui empêche la prière. La nature de cet empêchement est néanmoins ambiguë : ne puis-je pas prier de bouche, machinalement, tout en accomplissant des activités sans aucun rapport avec l’oraison ? C’est justement ce que semble dénoncer Durand : si, tout en récitant ma prière, je peins ou j’écris, alors c’est une attitude fautive dans la mesure où je ne me livre plus à la prière comme acte principal et montre du mépris pour elle. Mais si tout en priant, j’ajuste mon vêtement ou salue un seigneur [Bordenave 1643, p. 269], la prière n’est pas compromise. L’« attention extérieure » suffit donc à la prière, et l’absence d’« attention intérieure », quoique volontaire, n’entraînera qu’un péché véniel. Là où Thomas mobilise le virtuel et l’actuel pour assurer la continuité de l’investissement mental, Durand affirme la nécessité d’une attention actuelle, mais seulement extérieure.

11Le second problème concerne le mode physique de la permanence de la prima intentio. Si Thomas introduit l’analogie avec le lancer de la pierre, il ne répond pas à la question de savoir comment et sous quelle forme la virtus demeure une fois l’acte initial passé. Cette question sera abordée par Richard de Mediavilla (c. 1243-1308) dans son Commentaire des Sentences, où il propose une approche réaliste et physicaliste de la relation entre la prima intentio et l’action continuée. Traitant, non de la prière, mais de la question de savoir « utrum sufficit in baptizante intentio pure in habitu » [l. 4, dist. 6, art. 1, q. 3, ad secundum ; Richard de Mediavilla 1963, p. 75], Richard répond que l’habitus ne suffit pas, puisqu’il n’engendre de lui-même aucun acte, à moins que l’intention actuelle de baptiser n’ait introduit une « impression », c’est-à-dire un objet physique, dans la « force mouvante (virtus motiva) » qui dure encore pendant un temps bien que l’acte de volonté ne soit plus [Osborne 2011, p. 366]. Selon Richard, un élément concret issu de l’acte volontaire, comme sa marque ou son empreinte, permane et rend raison de la continuation de l’activité engagée, bien qu’actualiter l’orant ne la veuille plus. La permanence de l’intention virtuelle, sa prolongation résiduelle et minimale, est ainsi justifiée, et cela sans référence à un quelconque désir de charité.

12Ces deux problèmes, juridico-moral pour l’un et psycho-physique pour l’autre, seront au centre des discussions sur les rapports entre prière et attention, notamment chez Francisco Suárez qui, dans son De sacramentis (1592), puis dans son Opus de virtute et statu religionis (1608-1609), donne un nouveau développement au concept d’attention virtuelle.

II. Francisco Suárez : le contact attentionnel dans le De sacramentis (1592)

13Si nous privilégions l’étude des œuvres de Suárez, alors que la réflexion sur l’attention oratoire se retrouve chez un grand nombre de théologiens au tournant des xvie et xviie siècles, c’est parce que le théologien joue un rôle central dans la restitution et la discussion des théories médiévales à ce sujet et entretient un rapport polémique avec d’autres théoriciens de l’attention, en particulier avec le jésuite Martín de Azpilcueta (1492-1586) – point que nous aborderons dans notre troisième partie. Nous voudrions nous consacrer d’abord à l’étude des rapports entre attention et sacrement dans le De sacramentis [q. 64, art. 10, disp. 13, sect. 3, « Qualis intentio sufficiat ad efficiendum sacramentum »] où est abordé le problème de la réalité du virtuel.

  • 8 Dans un passage de la Somme théologique, Thomas d’Aquin fait de l’intention habituelle la conditio (...)
  • 9 Ordinatio IV, pars 3, q. 2, n. 148 ; Duns Scot 2008, p. 340 ; Osborne 2011, p. 366.
  • 10 Collectorium circa quattuor libros Sententiarum, libri quarti pars prima, dist. 6, q. 1, art. 3, d (...)

14On vient de le voir avec Richard de Mediavilla : les débats autour des notions d’intention et d’attention virtuelles concernent non seulement la validité de la prière, mais aussi celle de l’acte sacramentel. Selon Suárez, il existe dans l’Église un accord quant au caractère suffisant de l’intention virtuelle : « Qu’elle suffise [pour le sacrement], c’est d’abord prouvé par l’usage (ex usu) et aussi par un accord (ex consensu) dans toute l’Église ; personne, en effet, n’estime qu’il soit nécessaire pour la valeur du sacrement que le ministre quand il l’accomplit à l’extérieur (exterius) pense et ait actuellement l’intention d’accomplir le sacrement (actu cogitet et intendat sacramentum conficere). Au contraire, cela fournirait une grande occasion d’avoir des scrupules et des doutes à propos de la valeur du sacrement. » [§ 4 ; Suárez 1860, p. 250-251] L’argument thomasien de la persistance de la prima intentio a été introduit quelques lignes plus haut : l’intention est dite virtuelle « quand l’a précédée une intention actuelle qui elle-même n’existe plus quand est accompli le sacrement, mais dont il reste pourtant quelque chose (manet aliquid ab illa relictum) qui, estime-t-on, entraîne selon la virtus l’action du sacrement (per quod censetur virtute movere ad actionem sacramenti) » [§ 3 ; p. 250 ; Barnwell 2010, p. 230-234]. En effet, la volonté initiale doit pouvoir « durer virtuellement (virtualiter durare) dans le déroulement de l’action, car si tel n’était pas le cas, on ne pourrait comprendre en quoi cette intention est virtuelle et influe sur l’œuvre, ni en quoi elle diffère de l’intention habituelle (et influat in opus, nec in quo differat ab intentione habituali) » [§ 5 ; p. 251]8. Mais, interroge Suárez, « comment l’acte intérieur qui a lieu en ce moment procède-t-il physiquement d’un acte interne qui le précède, puisque celui-ci, comme il n’est plus, ne peut produire par lui-même aucun effet (nihil potest per se ipsum efficere) et que l’on ne peut imaginer quelque virtus physique qui en soit le reliquat (ab illo relicta) et exerce son influence (per quem influat) ? » Suárez envisage alors deux cas : a) soit l’action présente procède d’un certain reliquat de la volonté passée dans la volonté même ; mais la volonté passée ne peut engendrer qu’un habitus ou une dispositio qui devrait être actualisé par une nouvelle volition ; b) soit le reliquat de la volonté passée se trouve dans « les puissances inférieures ou externes », c’est-à-dire dans le corps, et on retrouve alors la position de Richard de Mediavilla. Suárez, s’appuyant sur la double autorité de Duns Scot (1266-1308)9 et de Gabriel Biel (c. 1420-1495)10, rejette toutefois cette seconde voie : « Je ne comprends pas comment peut se faire par un acte intérieur de la volonté l’impression physique d’une quelconque qualité dans les membres externes » [Suárez 1859, p. 251]. La volonté ne peut avoir produit un objet physique et corporel, une virtus, qui agirait ensuite sans elle dans le corps. L’argument de Richard de Mediavilla, quoique formellement pertinent, reste occulte sur le plan psycho-physique.

15Suárez propose alors une solution qui va permettre aussi de remettre au centre la notion d’attention. Le paragraphe 5 demande en effet si « aliqua requiratur actualis attentio dum exercetur actio » :

Bien que l’intention actuelle et formelle du sacrement ne soit à proprement parler pas nécessaire pour le sacrement, il est nécessaire pourtant qu’il y ait une volonté actuelle (actualem voluntatem) portant du moins sur l’action matérielle externe qui s’engendre par un usage actif (quæ fit per modum usus activi). Il sera donc nécessaire qu’il y ait aussi quelque attention actuelle (actualis attentio) portant à tout le moins sur l’exercice de cette action externe. Et si l’on rétorque que l’on n’a pas d’expérience d’une attention et d’une volonté actuelle de ce genre, on répondra que cette attention est vraiment faible et peu intense (valde debilem et remissam), et qu’elle n’inclut aucune réflexion permettant de remarquer que nous sommes attentifs ou que nous avons une volonté ; et ainsi, bien qu’elle soit vraie comme le prouve son effet extérieur, nous n’en faisons pourtant pas l’expérience en tant que telle pendant qu’elle dure ; après qu’elle a été accomplie nous ne pouvons pas non plus nous en souvenir ni décider si nous l’avons eue. [Suárez 1860, p. 251-252]

16L’argument est donc le suivant : pour expliquer qu’une action puisse être sous l’influence d’une intention actuelle passée, on ne saurait poser l’existence d’un reliquat virtuel dans la volonté même ou imprimé par la volonté dans le corps. Cependant, quoique l’intention actuelle ait disparu, elle a initié un mouvement physique qui se poursuit sans elle, comme le proposait Scot [Duns Scot 2008, p. 340], suivi par Biel [Biel 1975, p. 239]. Suárez insiste dans le paragraphe 5 sur le fait que ce mouvement corporel est actuellement voulu, même s’il n’y a plus d’intention actuelle, et qu’il fait également l’objet d’une attention actuelle. Il n’y a plus d’intention positive du sacrement comme tel, mais une certaine volonté porte encore sur l’opération physique de celui-ci, indissociable d’une attention à l’action qui se déroule – une attention actuelle au faire concomitante de la volonté actuelle de faire, tous deux résultant de l’intention passée de faire. C’est donc la même volonté qui dure au moment où la décision prise n’existe plus sur le plan mental, même si, et c’est un point problématique, de cette volonté et de ce contact attentionnel, il n’y a pas d’expérience subjective. Suárez concède en effet que cette volonté et cette attention secondaires sont introuvables dans l’esprit de celui qui agit : il s’agit d’une « attention faible » ou « attention latente » qui n’est pas accessible à la réflexion ; elle est en moi sans être attestable par moi ; elle n’a donc rien, reconnaît-il, de « simpliciter necessarium ». Ce qui est virtuel ici est de l’actuel affaibli et inaperçu, c’est-à-dire un acte mental qui agirait dans l’esprit en deçà de toute conscience, et cela pour garantir que le sacrement ne se perpétue pas par un simple effet d’entraînement mécanique.

17Suárez retrouve ensuite la position de Thomas d’Aquin : en effet, explique-t-il, c’est en raison du caractère insensible de cette attentio debile et remissa que Thomas « suppose » que l’intentio prima peut continuer à exercer son influence « sans aucune attention actuelle », comme dans le cas de l’homme qui se met en marche par une prima intentio et poursuit ensuite son chemin en méditant « attentissime » de tout autre chose : l’intention de marcher continue à le faire marcher en quelque manière ; il continue à vouloir marcher, même s’il ne se formule pas cette volonté. Suivant le schéma intentionnaliste thomasien, il faut donc dire que l’intention virtuelle demeure dans le mouvement externe (et non dans l’esprit sous forme d’une volonté), mais qu’elle n’y demeure pas comme un aliquid et un reliquat (solution de Richard de Mediavilla) ; Suárez passe dans le paragraphe 6 du lexique du relinquere à celui du manere et pense la permanence de la prima intentio comme l’effet durable de celle-ci sur le mouvement des puissances extérieures : « Quoique l’intention intérieure s’interrompe, ces puissances elles-mêmes restent appliquées et continuent leurs mouvements et, pendant que ce mouvement dure par la force de la première application (ex vi priori applicationis), on dit qu’il découle virtuellement (virtualiter manare) de la première intention. » [Suárez 1860, p. 252] Suárez retrouve donc la solution scotiste et envisage que l’acte sacramentel soit le fait d’une continuation physique ; il ajoute que, dans la mesure où l’action externe s’accompagne de la « motion actuelle du phantasme ou de l’appétit », il est « probable » que cette action pousse l’homme à désirer les opérations qui découlent de sa première intention et qui lui sont « ordonnées ». Suárez retraduit ici l’intentionnalisme thomasien dans le langage de l’actualité afin, une nouvelle fois, de rattacher le sacrement à une cause subjective, qui n’est plus ici la volonté et l’attention, mais l’imagination et l’appétit.

18En fin de compte, plutôt que deux solutions successives, Suárez propose une synthèse des positions de Thomas et de Scot ; il fait une place, sur le plan du probable, à un double contact attentionnel et appétitif, qui lui permet de défendre la notion d’un rapport actuel de l’agent à l’action, quoique impossible à prouver par la voie introspective. Si l’activité paraît dénuée de tout caractère conscient, le fait qu’elle découle de la prima intentio implique une structure sous-jacente, psychique autant que physique, qui lie l’agent à son agir. Suárez, en effet, ne se satisfait pas des explications mécaniste ou intentionnaliste et pense une attention minimale, actuelle mais située aux marges de la conscience, pour garantir le caractère personnel (et l’efficacité) de l’acte sacramentel.

III. Volonté d’attention et attention faible dans l’Opus de virtute et statu religionis (1608-1609)

19Le débat avec Martín de Azpilcueta confirme que Suárez veut s’opposer à un usage permissif du paradigme intentionnaliste quand il s’agit d’évaluer la qualité de la prière. Le désaccord avec le théologien jésuite, qui lui aussi rejette la position de Henri de Suse, porte sur la confusion entre le virtuel et l’implicite, entretenue par « Navarre » (surnom d’Azpilcueta) et susceptible de favoriser le camp adverse. On se focalisera sur le traité 4, « De oratione, devotione et horis canonicis » de l’Opus de virtute et statu religionis (1608-109), en particulier le livre III (« De oratione vocale in communi »). Suárez y distingue explicitement l’intention et l’attention, la première étant un acte de la volonté (objet du chapitre 3), et la seconde un acte de l’intellect, défini comme « consideratio mentis et advertentia ad orationem […] vel ad objectum ejus » [Suárez 1859, p. 222], abordée dans le chapitre 4.

20S’agissant de l’intentio orandi, Suárez défend la position attendue, à savoir que l’intention virtuelle suffit – il renvoie d’ailleurs à son De sacramentis [ch. 3, § 6, p. 223]. Il s’oppose toutefois à l’interprétation que le « Docteur Navarrus » propose de l’intention virtuelle assimilée à une « intention implicite » ou tacite pouvant se déduire de l’action par la simple explicitation de sa fin. C’est une thèse que l’on trouve formulée dans l’Enrichidion sive manuale de oratione et horis canonicis : si Navarre tient pour fautifs ceux qui ne disent leurs prières que d’une manière machinale, agissant comme les « brutes », et non de façon délibérée [ch. 13, num. 15 ; Azpilcueta 1578, p. 215], il affirme qu’« oratio nasci debet ex intentione eam dicendi », mais que celui qui saisit son bréviaire avec l’intention de réciter sa prière, même si cette intention est seulement tacite [num. 16 ; p. 216], satisfait à cette condition, pourvu que « lorsqu’on l’interroge sur ce qu’il fait ou veut faire, il réponde bien qu’il vise à réciter sa prière ou à remplir son obligation » – conception qui est, insiste Navarre, « valde quotidiana ». L’attention virtuelle s’atteste selon lui par la capacité à rendre compte a posteriori de son action, ce qui va dans le sens de justifier une certaine pratique habituelle et quotidienne de la prière et du rituel religieux. Azpilcueta met plus loin cette conception en lien avec la question de l’evagatio, lorsqu’il défend la position de Sylvestre Mazolini (c. 1460-1523) qui, selon lui, est en désaccord avec la thèse de Henri de Suse : « [Sylvestre] dit que l’evagatio intérieure n’est pas un péché mortel, même si elle est délibérée, pourvu que l’on sache ce que l’on récite ou ce que l’on fait. En effet, savoir ce que l’on dit et ce que l’on fait, c’est prêter attention (animadvertere), et voir si l’on se trompe ou non, et c’est là, même s’il est faible (infimus), l’un des trois modes de l’attention ; par conséquent, il dit bien que l’evagatio intérieure délibérée n’est pas un péché mortel quand elle s’accompagne de l’une de ces trois attentions, même très faible (minima) – ce qui est aussi l’opinion commune. » [num. 20 ; p. 218] On aurait donc ici un cas particulièrement faible d’attention, qui consisterait à savoir ce que l’on fait même si on n’y prête aucune attention. Bien que Suárez s’accorde avec « l’opinion commune » (qui est aussi celle de Thomas d’Aquin), il rejette cette notion d’attention implicite :

  • 11 Bordenave renvoie aussi à Martino Bonacina (1585-1631), autre théoricien de l’attention implicite (...)

Navarre, d’autre part, explique l’intention virtuelle par cette [proposition] conditionnelle, à savoir que si l’on demandait à quelqu’un pourquoi il prend son bréviaire, il répondrait qu’il le prend en vue de réciter des prières. Pourtant, on traite par là d’une intention habituelle plutôt que virtuelle. Et, en outre, une proposition conditionnelle de ce genre, si elle n’est pas fondée dans quelque acte absolu, est incertaine en l’homme et insuffisante pour affirmer le caractère moral de l’acte. L’intention implicite est donc celle qui ne conduit pas de façon expresse et formelle à un acte moral en vertu de la raison expresse de la prière ou du culte de Dieu, mais en vertu d’une certaine raison générale qui est orientée par l’habitus ou la coutume vers l’acte moral. [§ 6 ; Suárez 1859, p. 223-224]11

21L’intention virtuelle est fondée dans un acte passé et absolu qui fait que quelqu’un agira ensuite « ex virtute relicta » – Suárez renvoie une nouvelle fois le lecteur au De sacramentis [p. 224]. Le critère scotiste de la précession de l’acte absolu joue ici à plein. Car dire que prendre le bréviaire contient implicitement l’intention de prier, sans la formulation explicite de celle-ci, c’est substituer à la considération des fins poursuivies subjectivement par un être humain l’analyse des fins de son action, abstraction faite de tout engagement conscient. Il faut donc opposer l’intention déclarée dont procède l’intention virtuelle et l’intention implicite qui ne s’appuie, quant à elle, sur aucune déclaration initiale et procède le plus souvent d’un comportement façonné par la coutume et les usages. « Vouloir satisfaire à ses obligations », ajoute Suárez, ou « vouloir remplir sa fonction » sont des exemples de cette « raison générale » qui ne conduit pas à une action intentionnelle à proprement parler. Au contraire, « est virtuelle l’intention qui est fondée dans un acte passé, lorsque quelqu’un agit à partir de ce qui, d’une certaine façon, reste de cette virtus (ex virtute relicta aliquo modo) ». Le retour de la notion de reliquat confirme l’attachement de Suárez à une vision réaliste où le virtuel ne se réduit pas à une disposition interne dépourvue d’actualité. Mais il ne s’agit pas de reprendre un concept dont le De sacramentis a montré à quel point il était problématique. Suárez rend ici raison de l’attention virtuelle en suivant une tout autre voie. En effet, si, selon le chapitre 4, l’oratio est une « adoratio » et à ce titre implique le « spiritus influxus » de l’attention [ch. 4, § 4 ; p. 225], la présence de l’attention virtuelle ne s’authentifie plus à partir d’une virtus physiquement présente dans le corps ou d’une attention infraconsciente. Un argument nouveau, de nature morale, est proposé :

  • 12 Sur l’intention interprétative, voir [Penner 2018, p. 109-116].
  • 13 De la question 83 de la secunda secundæ de la Somme théologique [éd. léonine, 9, p. 206-207].

Donc afin de prier de façon valide et sans péché, il est nécessaire d’engager (accedere) la prière avec la volonté et le projet d’être attentif (cum voluntate et proposito attendendi), et de persévérer dans ce projet au moins virtuellement (virtualiter), sans le rétracter, ni formellement, ni interprétativement12, par une négligence volontaire. Aussi longtemps qu’un homme persévère ainsi dans la prière, on dit qu’il est virtuellement attentif (virtualiter attentus), puisque, même si vouloir être attentif n’est pas être attentif en réalité (in re), comme l’a bien dit Cajetan dans son commentaire de l’article 1313, c’est tout de même être attentif dans son projet et dans son vœu (in proposito et in voto) (je le dirais ainsi) et dans la mesure où cela vient d’un homme, c’est une cause morale efficace de l’attention ; tant que dure cette volonté, on juge que l’attention dure virtuellement ou moralement. [§ 7, p. 226]

22L’attention virtuelle n’est donc plus l’attention présente du fait du dynamisme de la prima intentio ou d’un reliquat actif une fois cette intention passée : sa présence s’établit à partir d’une volonté de prolonger la prima intentio, indissociable de l’engagement initial. La réflexion physique laisse la place au critère moral de la persévérance et de la volonté d’attention, sans doute sous l’influence de Cajetan (1469-1534). Car, précise Suárez, vouloir être attentif n’est pas identique à être attentif ; mais vouloir être attentif constitue aussi une cause efficace de l’attention et, en réalité, le seul moyen humain pour s’y maintenir ou s’y rétablir. C’est en quelque manière l’attention à l’attention qui constitue ici le véritable enjeu de la prière et qui est indissociable de la vertu de « persévérance ». Là où Thomas se contentait de dire qu’il y a une attention virtuelle qui demeure tandis que l’orant peut ici et là s’écarter de son activité, Suárez fait intervenir une condition supplémentaire, un effort et une vigilance par rapport aux risques de la distraction. L’attention virtuelle n'est pas présente dans l’orant sur un mode ontologiquement déterminé, mais elle est, sur le plan éthique, la conséquence naturelle d’une volonté d’attention qui, dans la mesure du possible, garantit la persistance de l’engagement initial. L’attention virtuelle n’est plus conçue comme le reliquat de la prima intentio, mais comme le bénéfice d’une persévérance.

  • 14 Ce point, comme l’annonce Suárez [§ 7, p. 226], est développé dans le livre IV, ch. 26 [Suárez 186 (...)
  • 15 Suárez recourt à la notion d’attention virtuelle dans le § 16 pour justifier le fait que celui qui (...)
  • 16 En réalité, la position d’Azpilcueta n’est pas tout à fait celle que lui prête Suárez : dans son E (...)

23Par là, Suárez entend s’opposer à la thèse, issue de Durand de Saint-Pourçain, selon laquelle une prière volontairement inattentive suffirait à remplir l’obligation de prier : une telle prière n’en serait plus une, puisque, comme on vient de le voir, seule la volonté d’attention peut assurer la continuation virtuelle de la prima intentio14. Par volonté d’attention, il faut entendre une volonté d’attention intérieure, où l’esprit est effectivement focalisé sur son objet et si, dans certaines circonstances, cette attention peut être faible (infima), cette faiblesse n’implique pas un manquement par rapport à l’idée de persévérance et de volonté d’attention. Suárez ne cherche pas, en effet, à promouvoir une attention toujours effective et maximale : s’il refuse une attention implicite ou habituelle, qui n’est en aucun cas attention en acte, il défend la possibilité d’avoir une attention faible, compatible avec certaines formes de distraction et d’activité simultanée. La notion d’attention virtuelle sert aussi ce genre de compromis15 : on ne confondra donc pas la volonté d’attention avec la volonté d’avoir la meilleure attention possible. C’est ce qu’expose Suárez dans les paragraphes 9 à 13 du chapitre 4, consacrée au thème de l’infima attentio. Il s’oppose une nouvelle fois à Navarre, mais en proposant une conception moins rigide que celui-ci. Un premier cas est relativement simple : dans la mesure où « un homme n’est pas tenu de prier selon un mode meilleur que ce qu’il peut » [ch. 4, § 9, p. 226], on ne peut considérer comme une faute qu’il ne cherche pas à obtenir une attention supérieure ou qu’il n’empêche pas les obstacles à cette melior attentio. On ne saurait être coupable de ne pas vouloir ce qui nous est inaccessible (volonté directe) ni de vouloir ce qui est contraire à ce qui nous est inaccessible (volonté indirecte). Mais il est un autre élément à considérer : dans la mesure où l’attention n’est pas seulement une condition nécessaire, mais aussi un facteur mélioratif susceptible d’amener la prière à sa perfection [Thomas d’Aquin 1985, p. 532], viser l’attention la meilleure est sans doute recommandable, mais n’est en aucun cas requis. Cette question prend un sens particulier lorsque l’on considère les trois différents modes d’attention (aux mots, au sens des mots et à Dieu) et que l’on conçoit leurs relations en termes de progrès, par exemple comme passage d’une attention simplement verbale à une attention ayant Dieu pour objet. Si l’orant s’en tient à une infima attentio, sans chercher une attention d’un plus haut degré, commet-il, comme le pense Navarre, un péché véniel « en excluant et en empêchant volontairement une meilleure attention » [§ 10, p. 226 ; Azpilcueta 1578, p. 223]16 ? Suárez lui oppose un principe général : aucun précepte n’oblige à être attentif « cum maximo conatu, vel intentione » [§ 11 ; p. 227] de sorte que le degré d’attention n’importe nullement quant à l’honnêteté de la prière :

Et cela se confirme, puisque si l’homme était tenu de ne pas faire obstacle à une attention plus parfaite (perfectiorem attentionem), personne ne pourrait prier sans pécher quand il s’habille ou accomplit une action de ce genre, car, bien que ce genre d’action demande une attention inférieure, elle fait clairement obstacle à une attention plus parfaite, la plus spirituelle et la plus élevée qui soit ; donc si l’homme pour prier sans pécher doit avoir l’esprit disposé et libre pour tous les degrés d’attention, il ne pourra prier en accomplissant de telles actions. [§ 12 ; Suárez 1859, p. 227]

24La position de Navarre reviendrait donc à perdre la notion même d’une différence entre l’attention humainement possible, exposée à l’evagatio, et l’attention maximale et idéale que l’orant aurait toujours le tort de ne pas favoriser au détriment d’intérêts plus immédiats et d’objets plus ordinaires. On voit bien comment Suárez retrouve l’esprit de la position de Thomas d’Aquin qui avait introduit la notion d’attention virtuelle pour rendre la prière accessible à l’homme dans la durée et nouer ensemble, de manière suffisamment souple, les visées spirituelles et terrestres. L’attentio infima est une autre façon de désigner l’attention virtuelle dans son actualité, à la fois minimale et suffisante.

IV. Conclusion

25Cet article ne pouvait donner qu’un aperçu limité d’un problème théologique, le statut de l’attention oratoire et sa part de virtualité, qui a connu des développements nombreux, mais aussi complexes et ramifiés, du Moyen Âge jusqu’à l’époque moderne. Parmi les suites de ce débat, on trouve la polémique entre jésuites et jansénistes dont le point d’orgue est, au milieu du xviie siècle, la publication des Provinciales de Pascal (1623-1662) qui feront l’objet de plusieurs rééditions, enrichies par les additions de Pierre Nicole (1625-1695) et d’Antoine Arnauld (1612-1694). En 1656, on trouve en appendice à la dixième lettre une Dissertation théologique sur le commandement d’aimer Dieu où Arnauld critique la notion de « rapport habituel à Dieu » défendue par Antoine Sirmond (1591-1643). Il lui oppose la conception thomasienne du virtuel qu’a méconnue ce dernier :

Il ne faut donc pas confondre ces deux rapports à Dieu, l’habituel dont le P. Sirmond se contente, & le virtuel que demande St. Thomas. Il y a, comme le remarque ce Saint, une grande différence entre l’un & l’autre. Car le rapport habituel du P. Sirmond n’est rien autre chose qu’une charité purement habituelle, une charité oisive & sans aucune action, par laquelle l’âme & toutes ses actions sont censées à la vérité se rapporter à Dieu, mais d’une manière si imparfaite & si éloignée, que ce rapport se trouve même dans les péchés véniels. Au lieu que le rapport virtuel suppose toujours un rapport actuel, par lequel on ait rapporté auparavant toutes ses actions à Dieu par une intention expresse, qui venant à cesser quant à l’acte, ne laisse pas de demeurer toujours quant à la vertu, & de se répandre en quelque sorte dans toute la suite des actions qu’on ne fait qu’en vertu de ce premier mouvement. [Arnauld 1779, p. 66]

26Mais, comme nous avons voulu le montrer, les notions d’intention et d’attention, si elles peuvent et doivent être articulées, ne se recouvrent nullement : avec l’attention se pose la question de la subsistance d’un choix passé, de l’effet durable de notre engagement sur la vie concrète de l’esprit. En ce sens, la réflexion théologique de Suárez invite à examiner la prière comme activité intentionnelle (choisie) et attentionnelle (confirmant et continuant ce choix), selon un schéma qui pourrait aussi s’appliquer à tout un ensemble d’activités profanes (lecture, travail, conversation, etc.) où l’esprit est aux prises avec le fléau des distractions. La pensée de Suárez fait également sens dans ce contexte : penseur du virtuel, il met au jour des types d’attention qui constituent autant de manières de ne pas perdre de vue ce qui n’est plus présent sous nos yeux ou à notre esprit ou de rester en contact avec lui ; il envisage même des cas où l’attention se conçoit comme une visée infraconsciente, typique de ces activités où nous nous installons si bien qu’elles perdent toute existence sur le plan de la réflexion, même si elles continuent d’être attachées à notre subjectivité. La faiblesse de l’attention ne signifie donc pas chez lui un échec à se mobiliser ou à s’orienter plus dynamiquement : modalité singulière de la subjectivation, cette faiblesse permet de penser la durée d’un effort ou d’un engagement à travers les distractions (qui ne sont pas tant un fléau que le milieu naturel où l’esprit se déploie et s’oriente), d’assurer la consistance d’une activité faillible, en se démarquant des modèles normatifs qui veulent réduire l’attention à une focalisation exclusive et intense. On trouve dans les textes que nous avons étudiés un réalisme du virtuel qui permet d’introduire de la fluidité dans la mise en œuvre des impératifs spirituels. Qu’elle s’assure par la vis de la prima intentio, par un reliquat physique ou une actualité minimale, la virtus ne constitue jamais une simple puissance ou une virtualité par opposition à la notion d’actualité – « le rapport virtuel suppose toujours un rapport actuel », écrit Arnaud ; elle constitue plutôt une réalité subtile dont le mode d’existence singulier, pour être décrit, conduit les théologiens à mobiliser les outils de la physique, de la métaphysique et de la psychologie. Objet paradoxal et par bien des aspects inaccessible, la prière apparaît alors comme une forme vivante, intentionnelle et attentionnelle, impliquant une vigilance constante de la part d’un sujet engagé dans un dialogue complexe avec le visible et l’invisible.

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Bibliographie

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Notes

1 Peut-être une allusion à une anecdote rapportée par Bernardino de Busti (c. 1450-1513) dans le sermon 12 de son Rosarium. Bernardino promit de donner sa mule à un paysan, si celui-ci récitait le Notre Père sans aucune « vagatio animi » ; mais à peine eut-il entamé sa prière que le paysan s’interrompit et dit à Bernardino : « Me donneras-tu aussi la selle ? » [Bernardino de Busti 1503, fol. 74 ; Bordenave 1643, p. 363]. Sauf mention contraire, les traductions sont nôtres.

2 Pour une synthèse sur l’attention dans les textes des conciles, voir Bordenave 1643, p. 266.

3 « Ut divinum officium nocturnum pariter & diurnum, quantum eis Deus dederit, studiose, et celebrant pariter devote » [Decretales 1234, col. 1378] Une glose marginale précise dans cette même page que « studiose » doit s’entendre comme « quantum ad officium oris, id est sine syncopa » et « devote » comme « quantum ad officium cordis ». Sur les heures canoniales et leur histoire, voir [Wieck 2008].

4 Voir aussi Antonin de Florence (1389-1459), souvent cité avec Henri de Suse [Summa theologica, pars tertia, tit. 13, ch. 4, § 7 ; Antonin de Florence 1478, col. 583-585]. Voir également les synthèses proposées par Francisco Suárez dans son Opus de virtute et statu religionis [Suárez 1859, p. 338 et p. 397-398], ainsi que [Bordenave 1643, p. 262-263].

5 « Praeterea, in aliis operibus meritoriis non requiritur quod semper adsit actualis attentio ; sicut non oportet quod ille qui peregrinatur, semper de peregrinatione sua cogitet. Ergo videtur quod nec in oratione sit necessarium. » [Scriptum super libros Sententiarum magistri Petri Lombardi episcopi Parisiensis, liv. 4, dist. 15, q. 4, art. 2, sous-question 4, sed contra ; Thomas d’Aquin 1947, p. 736].

6 Notons que cette description du mouvement des projectiles, qui nous rapproche de la théorie de l’impetus, ne correspond pas au modèle scientifique aristotélicien défendu ailleurs par Thomas [Duhem 1958, p. 181-185 ; Maier 1968, p. 134-136].

7 Sur cet argument, que Thomas d’Aquin ne mobilise pas dans sa réflexion sur la prière, voir [Summa theologiæ, Ia IIae, q. 91, art. 4, resp., 3 ; éd. léonine, 7, p. 156].

8 Dans un passage de la Somme théologique, Thomas d’Aquin fait de l’intention habituelle la condition du baptême [Tertia pars, q. 64, art. 8, ad tertium ; éd. léonine, 12, p. 52].

9 Ordinatio IV, pars 3, q. 2, n. 148 ; Duns Scot 2008, p. 340 ; Osborne 2011, p. 366.

10 Collectorium circa quattuor libros Sententiarum, libri quarti pars prima, dist. 6, q. 1, art. 3, dub. 1 ; Biel 1975, p. 239.

11 Bordenave renvoie aussi à Martino Bonacina (1585-1631), autre théoricien de l’attention implicite [Bordenave 1643, p. 269]. Voir en particulier, sur l’inclusion implicite de l’attentio dans l’intentio, [Bonacina 1623, p. 82].

12 Sur l’intention interprétative, voir [Penner 2018, p. 109-116].

13 De la question 83 de la secunda secundæ de la Somme théologique [éd. léonine, 9, p. 206-207].

14 Ce point, comme l’annonce Suárez [§ 7, p. 226], est développé dans le livre IV, ch. 26 [Suárez 1860, p. 397-408].

15 Suárez recourt à la notion d’attention virtuelle dans le § 16 pour justifier le fait que celui qui contemple Dieu et se trouve incapable de prononcer le moindre mot n’est pas coupable de ne pas réciter sa prière, « quia manet virtualis attentio ad verba, cum actuali attentione ad Deum » [§ 16 ; p. 228], cette « distraction » étant comme un effet « naturel » de la prière.

16 En réalité, la position d’Azpilcueta n’est pas tout à fait celle que lui prête Suárez : dans son Enchiridion [ch. 13, num. 33-34 ; Azpilcueta 1578, p. 223-224], Navarre explique que se contenter des deux premiers modes d’attention (ad verba, ad sensus) est un péché véniel si l’on ne les choisit pas comme des moyens pour s’élever plus haut et se tourner vers Dieu. Il pense à celui ou celle qui bornerait volontairement son attention au texte de la prière et à son interprétation ; il semble aussi considérer que cette orientation vers la meilleure attention n’est pas au seul pouvoir de l’orant, mais dépend de la volonté de Dieu lui-même, comme l’indiquent les expressions « si Deus id dererit » [p. 223] et « si id Deo placuerit » [p. 224]. Il faut sans doute rattacher ce point et le débat avec Suárez au fait que Navarre considère que « beaucoup d’idiota et de rusticos ont une attention meilleure au Notre Père et au psaume » que les « litteratissimi », « parce qu’ils ne pèsent pas chaque mot qu’ils prononcent ni ne comprennent ce qu’ils signifient » [num. 5 ; p. 212].

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Pour citer cet article

Référence électronique

Olivier Dubouclez, « Attentio infima. Prière et attention virtuelle chez Thomas d’Aquin et Francisco Suárez »ThéoRèmes [En ligne], 20 | 2024, mis en ligne le 26 juillet 2024, consulté le 05 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/theoremes/15225 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/123qj

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Auteur

Olivier Dubouclez

Université de Liège – U.R. Traverses

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Droits d’auteur

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Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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