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Bêtes de livres

Le bestiaire d’Adamek

Paul Aron
p. 101-110

Résumés

André-Marcel Adamek est un romancier belge original, dont l’œuvre a rencontré un succès d’audience, mais qui demeure un peu négligé par la critique académique. On le classe généralement dans la tradition nationale des « fantastiqueurs ». L’article insiste sur l’importance des animaux dans son œuvre, et donc sur la possibilité de le lire comme un précurseur d’une nouvelle perception des relations entre humains et animaux.

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Texte intégral

  • 1 Il faut rappeler ici le travail de pionnier de Klüppelholz (Heinz), Pour une poétologie des roman (...)
  • 2 C’est ce qu’avait déjà développé Copette (Alice), Loups, corneilles et femme-serpent. L’animalité (...)

1André-Marcel Adamek (1946-2011) est aujourd’hui un écrivain un peu délaissé par la critique1. Le Fusil à pétales (1974) avait pourtant obtenu la consécration du Prix Rossel sur manuscrit, et la quinzaine d’œuvres qui ont suivi ont rencontré un succès d’estime. L’Oiseau des morts a bénéficié du prix triennal du roman (1997)  ; il est un des sept romans réédités dans la collection Espace Nord. Mais le décès prématuré de l’auteur, à 65 ans, après une longue maladie, a conduit ses livres dans une sorte de purgatoire critique. Trop facilement classé dans la catégorie des fantastiqueurs, il a en réalité construit une œuvre singulière, qui échappe souvent aux catégories littéraires en usage. Celle-ci est liée à des choix de vie hors du commun. Adamek était profondément attaché aux dernières régions sauvages de la Belgique, où il a vécu la majeure partie de son existence. Son amour de la nature et son attention à l’animalité y étaient ancrés. Je voudrais montrer dans cet article que le rôle des animaux dans ses textes fait de lui un précurseur, puisque le regard qu’il porte sur eux est bien antérieur au tournant épistémologique des animal studies, et à la diffusion que connaissent à présent les livres qui mettent en scène une sensibilité nouvelle sur les relations entre les espèces humaines et animales2.

  • 3 Le Maître des jardins noirs, Bruxelles, Espace Nord, 2004, p. 15.
  • 4 La Fête interdite, Bruxelles, Espace Nord, 2009, p. 31.
  • 5 Bruxelles, Éditions de la Francité, 1970, p. 28.

2 Cette question peut être abordée sous plusieurs angles. Pour qui observe l’écriture de l’auteur, le premier est sans doute d’ordre stylistique. L’animé et l’inanimé sont mis en lien par des adjectivations ou des comparaisons presque systématiques. Ainsi, dans L’Oiseau des morts et pour nous borner à ce seul roman, le vent peut être «  furieux  », le silence «  hanté  », le creux d’un vallon est «  douillet  », le fleuve se soulève de ses rives «  comme une bête rompue  », les astres «  palpitent  » ou le silence «  tend un filet où venait s’empêtrer le moindre murmure  ». Ce cadre général facilite l’omniprésence des métaphores animales. Dans Le Maître des jardins noirs, les volets grincent «  comme des corneilles outragées3  »  ; ailleurs les seringues ont des aiguilles comparables au «  dard d’un scorpion noir4  ». Cette dimension s’étend d’ailleurs à la nature même dans Oxygène ou les chemins de Mortmandie, où les personnages se heurtent «  aux branches musclées  » d’une forêt5, à sa «  haine végétale  » (p.  78) et la prison y brûle «  jusqu’aux racines  » (p.  111), ce qui permet aux prisonniers de s’enfuir «  avec l’impudence des jeunes fauves  » (p.  112).

3L’animalité rhétorique est relayée par les personnages mis en scène, et ce sont eux que je vais suivre ici. Nombre de récits d’Adamek comportent en effet des héros étranges, plus ou moins surhumains ou plus ou moins «  suranimaliers  » qui entretiennent des liens singuliers avec la nature. On en prendra la mesure en suivant approximativement l’ordre de publication de ses ouvrages.

  • 6 L’artiste plasticien et chorégraphe Jan Fabre utilise des escargots ou des insectes depuis ses pr (...)

4Le personnage principal de La Couleur des abeilles (1992) est un peintre et maquilleur en quête de rédemption. Il a été condamné pour avoir sacrifié une actrice à son désir de réaliser une sculpture sanglante. Par la suite, il tente de reproduire la peinture parfaite qu’il a exécutée à la suite de ce meurtre, mais les têtes de femmes qu’il esquisse inlassablement n’atteignent jamais à l’intensité expressive de la première. Il utilise des insectes écrasés pour donner de la matière et des couleurs aux toiles. On aura ainsi compris la portée satirique du texte, publié deux ans après que les premières mosaïques de scarabées de Jan Fabre ont été montrées6.

5Le village d’artistes où vit Marloch figure en réduction le marché de l’art, avec son galeriste infirme, le critique tout-puissant, et les peintres, amis ou rivaux, qui tentent d’exposer et de conserver leur cote. À l’occasion, Marloch rencontre le curé auquel il demande une aumône  ; celui-ci se réjouit de se trouver enfin devant un vrai pauvre. Il explique qu’il a dû se «  reconvertir  » en réparateur de postes de télévision pour rester en contact avec ses paroissiens indifférents. Quant au critique, il finit par détruire le chef-d’œuvre du peintre, parce que la toile n’est pas dans la manière de celui-ci et qu’elle contredit son commentaire.

  • 7 Adamek semble ainsi anticiper Cloaca, la «  machine à merde  », de Wim Delvoye.

6Des comparaisons animalières attirent l’attention sur plusieurs victimes du système artistique. Une jeune modèle, particulièrement belle, a la voix d’un oiseau et le profil d’une mésange (p.  72). Une autre est décrite comme un papillon perdu (p.  111). Le narrateur insiste surtout sur les animaux victimes du «  bioplasticisme  » artistique. Marloch sacrifie des insectes divers, puis des abeilles  ; il utilise des poissons décapités, et même des mammifères dans sa recherche de têtes expressives. Son concurrent et imitateur, le peintre Carrabal, met à la mode les «  matières vivantes ou d’origine animale  », le sang de taureau, le jaune d’œuf, les hormones et les excréments7. Dès lors, «  la classification des œuvres devenait moins ardue  : on reconnaissait les expressionnistes à ce qu’ils puaient très fort, tandis que les naïfs n’exhalaient que des effluves puérils, semblables à ceux que l’on respire au chevet des nourrissons.  » (p.  190)

7La condition animale n’est donc pas traitée pour elle-même ici, mais dans une confrontation avec une exploitation artistique cynique. Rien ne semble pouvoir arrêter la spirale des massacres commis par Marloch, sinon l’absence de résultats esthétiques. Les êtres vivants sacrifiés sont considérés comme un simple matériau, et si les abeilles dépriment dans la ruche qu’il a achetée au point de perdre leurs couleurs, cette forme de défense collective ne débouche sur aucune prise de conscience dans le monde des humains. Toutefois, dans ce roman sombre, personne ne tire son épingle du jeu, à part les modèles féminins qui sont aussi sympathiques que simplettes.

8Bien plus intéressants pour mon propos, les héros de La Fête interdite (1997) forment deux groupes distincts. Il y a, d’une part, les habitants d’un village qui attendent avec impatience les saltimbanques de leur fête annuelle, et de l’autre une troupe de forains qui ont maudit le bourg par suite d’un quiproquo. C’est la mort du montreur d’ours, arrivé au village quelques jours avant ses compagnons, qui déclenche la colère des gens du voyage. Les uns et les autres comportent leur lot de parentés animales. Le forgeron du village emploie un aide que sa laideur et sa taille réduite ont fait surnommer le Pipistreau, et cet homme-chauve-souris a le regard rouge des vampires. Le forgeron entretient aussi une liaison avec Farah, la femme-serpent, qui appartient au monde des forains, comme aussi une femme-léopard qui semble éternelle. Ces personnages de cirque rappellent sans doute ceux que les anglophones nomment freaks. Mais ils maintiennent tout au long du récit une ambivalence générique essentielle. Pour une part, ils adoptent pleinement les comportements de leur part animale. Dotée d’une grande force physique, la femme-serpent peut se protéger des hommes trop entreprenants et choisir librement ceux qu’elle désire. On la voit ainsi progresser comme un reptile vers son amant  :

Quand elle voit le forgeron abandonné dans son sommeil et sa nudité, Farah rampe silencieusement à sa rencontre. Le rayonnement de ses yeux verts se concentre sur le membre pâlot et tranquille, bien qu’inassouvi, qui repose entre les cuisses refermées. C’est un doux campagnol ensommeillé dans sa galerie, un œuf facile à gober au creux du nid. La femme-serpent avance en frétillant de la langue vers cette proie fragile. Sur la peau de l’homme, elle recueille d’abord les poudres de fer qui lui laissent une âcre saveur en bouche, et puis elle se redresse, ploie lentement la nuque en arrière, atteint d’une brusque détente le sexe moelleux qu’elle emprisonne entre ses dents. (p.  41)

9Par ailleurs, Farah se couvre le visage des mains lorsqu’elle a peur  ; elle parle comme une humaine et se conduit comme une femme, amoureuse ou jalouse. À un moment, elle ôte même son maillot d’écailles. Les «  vrais  » animaux du cirque semblent de leur côté suivre les conversations des humains, comme le tigre nommé Ulysse qui «  pousse des grognements indignés  » (p.  188) pour protester contre l’arrestation du forgeron Lauric. La femme-léopard peut enlever son masque pour «  ressembler à toutes les mères  », mais elle a la force du fauve et semble éternelle.

10Adamek joue donc ici sur une double opposition. Les forains sont mobiles tandis que les villageois restent chez eux. Et dans chaque monde, certains personnages transgressent la frontière entre humains et animaux. La fable tente de concilier ces oppositions. Le bourg prend conscience qu’il a besoin de la fête annuelle pour ne pas dépérir, les saltimbanques souhaitent bénéficier des provisions dont regorgent ses greniers, et les couples plus ou moins hybrides cherchent la voie de leur entente. L’animalité est donc ici une des modalités des différences qu’il convient d’accepter pour qu’un ordre du monde plus favorable et plus heureux puisse se construire.

11L’Oiseau des morts (1995) est à l’évidence le livre où le décentrement spéciste est le plus radical. Le narrateur est une corneille qui s’exprime à la première personne. Parce qu’il brise d’emblée le contrat de vraisemblance du roman, ce choix est un geste fort. Mais il l’est également pour deux autres raisons. La première est qu’Adamek ne fait pas de l’oiseau un animal symbolique, un «  porte-plume  » de l’auteur. Contrairement à Charles De Coster qui ouvre la Légende sur un dialogue avec la chouette d’Athéna, ou à Jean Muno qui, en écho, choisit de confronter son «  héros brabançon  » écrivant à un «  zoizeau railleur  », Adamek insiste sur la vie matérielle de sa corneille, sa naissance, ses apprentissages, sa perception du monde. La seconde raison, on va le découvrir, est que l’altérité animale se confronte aux êtres humains, et interroge ceux qui, dans notre espèce, sont capables d’entrer en dialogue avec elle. La dimension contestatrice, voire politique, du roman apparaît dès lors que ces derniers s’avèrent tous à la marge de la société capitaliste, handicapés le plus souvent, improductifs dans tous les cas.

12La manière dont l’animalité emplit le système narratif du roman témoigne d’une grande virtuosité littéraire. On en mesure aisément les périls. Si la corneille raconte sa vie, à qui s’adresse-t-elle  ? Est-ce qu’elle écrit, ou est-ce qu’elle parle, ou est-ce qu’elle pense seulement  ? Le langage lui permet-il de rester un «  vrai  » animal  ? Ou est-il une simple projection anthropocentrique  ? Le vieux mâle qui s’exprime à la première personne opère un long retour sur soi. Le temps de la narration est donc postérieur au temps du récit, mais ce bilan d’une vie n’est pas situé dans l’histoire. Il est permis grâce à un concours de circonstances  : suite à la destruction de la couvée, le narrateur n’a pas dû pousser le moindre cri pour que la becquée lui soit offerte. Sa balourdise initiale se transforme en conscience, puis dans un langage dont le livre recueille le témoignage éphémère avant que, se refermant, il ne devienne inutile au narrateur qui le porte «  comme un fardeau  » (p.  98) Pour autant, ce langage n’est pas oralisé, même si un humain eût pu rogner le bout de langue de la corneille qui aurait donné accès à la parole (p.  70). Au moment où il apprend à formuler les choses, l’oiseau insiste sur les similitudes des voix des humains avec celles des animaux  :

Il n’est que d’entendre pleurer le chevreuil et le lièvre blessés, ou de surprendre le grognement d’extase de l’ours à ses amours. La loutre étourdie par ses jeux rit comme une femme, le renard enfumé au terrier supplie. Nous-mêmes, pauvres corneilles dont on retient surtout les cris grinçants, il nous vient des éclats joyeux au retour les matins calmes et des accents lugubres pour saluer nos morts (p.  52-53).

13Le narrateur a donc accès à une «  pensée parlée  » qui se déploie dans deux directions complémentaires. Dans la première, elle exprime la différence animale. L’oiseau décrit les règles impitoyables que sa tribu respecte «  pour la survie de notre espèce  » (p.  23). Les faibles et les malades en sont les premières victimes. Les parents abandonnent rapidement leur progéniture lorsqu’ils rejoignent leurs congénères. Ses mœurs, ses désirs, ses relations à autrui ne sont pas humaines. Dans la seconde direction, le monde des hommes est observé d’un regard nouveau, qui décrit sans fards la guerre et les injustices de l’espèce qui se croit supérieure aux autres. Le «  contrat de langage  » de l’animal se construit donc progressivement au fil du récit et de la communication d’une voix à laquelle le lecteur s’habitue progressivement en acceptant sa différence à l’égard des mondes en vis-à-vis.

14L’histoire, on s’en souvient sans doute, se déroule en dix chapitres, et surtout en trois séquences principales. Dans la première, la vie de l’oiseau s’organise parmi ses congénères. Premiers apprentissages et accès à l’autonomie du jeune volatile, puis découverte de la tribu à laquelle il appartient, premier hivernage, confrontation brutale avec un vieux mâle solitaire, première amitié, premières amours, et, brutalement, confrontation avec les humains au cours d’une guerre. Voici l’oiseau capturé, seconde séquence, par un soldat d’abord, qui le vend à un oiseleur, puis une longue période se passe en semi-captivité auprès du géant guérisseur Barbelune. La corneille découvre progressivement le langage, elle se nomme et nomme les choses. Mais, troisième séquence, Barbelune est victime des humains qui le prennent pour un sorcier et l’oiseau revient parmi les êtres ailés, dans une redistribution renouvelée des différences entre espèces  : il est accepté parmi les freux, rejeté par les hirondelles et les siens, son ami Plume-Jaune excepté.

  • 8 Toutes les références renvoient à la réédition dans la collection Espace Nord, 2005.

15Dans l’esprit du premier Maeterlinck qui liait le handicap des aveugles à une meilleure perception des réalités que l’on ne voit pas, Adamek organise les relations entre ses personnages selon une ligne de partage entre les êtres normaux et ceux qui échappent à la norme, parce qu’il leur manque un œil, une jambe valide ou un plumage homogène. L’ami Plume-Jaune est borgne  ; le premier homme rencontré l’est également, et il boite  ; Babelune est un géant et son «  regard de rivière  » est exceptionnel. Le narrateur, quant à lui, tire sa différence de l’orage qui a présidé à sa naissance, puisque le vent a brisé les autres œufs, et qu’il a bénéficié de la nourriture des absents, jusqu’à atteindre un surpoids qui a ralenti sa progression. C’est d’emblée ce qui produit sa singularité  : «  je me sentis tout d’un coup étranger à ma race  » (p.  268) constate-t-il en regardant, dégoûté, son ami se repaître d’un cadavre humain. Contrairement à ses congénères, la corneille narratrice se sent attirée par l’homme dont elle n’a pas peur. Dès la seconde rencontre, elle observe ceci  : «  Bien qu’entretemps la conscience me fut venue qu’il excelle à nous décimer, je ne pouvais me départir à son égard d’une secrète et mystérieuse fascination.  » (p.  21) Elle accepte donc très vite une semi-liberté, et prend racine (si l’on ose dire, s’agissant d’une corneille) chez Babelune. Cette adaptation lui fait oublier ses réflexes de chasse, au profit d’une contemplation apaisée du paysage autour de la maison de Barbelune et de sa découverte des guérisons accomplies par le sorcier. Elle perçoit désormais les «  ondes de vie  » (p.  63) des êtres vivants, celles du bouc, du chien, et même de l’homme. Comme son maître, et c’est ce qui les relie au plus profond, elle capte des réalités qui échappent à ceux dont la perception s’arrête aux limites de leur race.

16Le narrateur insiste donc sur l’intérêt de cohabiter entre espèces. «  Je mesure à quel point, écrit-il, ma survie est le plus souvent soumise aux avantages d’une collectivité, fût-elle étrangère à mon essence.  » (p.  92) Mais au sein de sa propre tribu, le stigmate demeure. Sans la protection de Plume-Jaune, la corneille aurait péri en raison «  de la profanation dont je me suis rendu coupable  » (p.  97). Le franchissement des frontières interspécistes reste l’apanage de personnalités exceptionnelles et, comme Babelune, le héros doit affronter l’ire des siens.

17Adamek ne dresse pas pour autant un tableau idyllique du règne animal. Les violences entre animaux sont fréquentes, même au sein d’un groupe uni. Ainsi la corneille Brise-bec fait-elle régner la terreur dans la tribu de l’oiseau des morts  ; ainsi également le narrateur est-il confronté à une buse ou à la solidarité des hirondelles qui s’avèrent dangereuses pour les autres oiseaux. La tribu «  éteint en nous toute initiative  » (p.  17). Sensible aux réalités écologiques et ne projetant pas sur elles l’illusion de leur homogénéité, le narrateur induit des modes de respect et de survie au niveau individuel et non pas collectif.

  • 9 Espace Nord, 2004, p. 245.

18La prédation existe, mais elle n’est jamais décrite de manière positive lorsqu’elle va de l’homme vers l’animal. À ce dernier toutefois, il est accordé qu’il peut et doit se nourrir, mais la corneille qui mange des graines est préférée à celle qui se repaît de chair avariée. Cette question trouve des échos dans d’autres ouvrages de l’auteur. Dans La Grande Nuit (2003), qui est un roman postapocalyptique, quelques survivants se nourrissent de chair humaine (présentée d’ailleurs comme savoureuse), sans que cela soit interprété de manière spécialement négative. Ayant renoncé à la compagnie des hommes dont le comportement tribal lui déplaisait, ce n’est pas un hasard si le héros de ce dernier roman, un nommé Malek, acquiert finalement le regard aigu d’un «  loup blessé  »9, cette part d’animalité en lui étant condition de survie. Dès le début du roman, le dialogue est explicite  :

– C’est étrange, dit-elle, vous aviez pressenti la menace. Je croyais que seuls les animaux étaient capables d’anticiper les catastrophes.

– Il doit rester une petite part animale en moi. (p.  17)

19Éthologue de profession, Malek utilise une technique observée chez les loups pour échapper à la noyade, et jusqu’au bout de l’aventure relatée, il bénéficie de son mimétisme animal. L’image du loup, si négative en Europe occidentale, s’en trouve modifiée, et ses mœurs sauvages, entre meute et solitude, se révèlent riches d’enseignements pour l’homme.

  • 10 Adamek (André Marcel), Le Sang du gourou, Bruxelles, Le Grand Miroir, 2008.

20Le Sang du gourou (2008) n’est pas, à mon sens, un des meilleurs romans d’Adamek. La communauté qu’il décrit, les personnages, les situations même sont traitées avec un trait forcé, presque caricatural. Mais le personnage principal, le jeune Marco, porte au plus haut point la marque des préoccupations animalo-écologiques de l’auteur. Dès sa naissance, il diffère des autres enfants par une anomalie génitale (une diphallia), mais aussi par la douceur avec laquelle il prend le sein de sa mère. Complètement chauve et muet pendant longtemps, il ressemble, selon sa grand-mère, à «  un jeune de vautour  » (p.  1510). Il aime particulièrement les oiseaux dont il écoute les chants pendant des heures entières  ; il s’oppose aussi à la chasse que pratique le père  : «  Il aurait voulu crier son amour aux oiseaux, leur dire qu’il n’était plus l’ami de son père et qu’il ne mangerait pas la chair des grives sacrifiées.  » (p.  18) Cet amour s’étend bientôt aux poissons, puis à tous les animaux. La comparaison, prévisible, est formulée par le chapelain du village  :

Ce n’est pas un enfant comme les autres. J’ai vu à plusieurs reprises des mésanges se poser sur son épaule, des merles aussi, des colombes et des moineaux. Il ne pipe mot, certes, mais son regard traduit un amour immense pour les êtres vivants, les oiseaux surtout, mais aussi les crapauds, les insectes, les araignées, en un mot pour toutes les créatures aimables ou répugnantes qui peuplent cette terre. Il me fait penser à François d’Assise. (p.  25)

21Au terme d’aventures burlesques ou tragiques, Marco finit par prendre la tête d’une communauté accueillant des êtres humains un peu perdus qui ont chacun adopté un animal de compagnie avec lequel ils entretiennent une relation quasi fusionnelle. Le symbole de la secte est une licorne, animal fabuleux né de l’imagination des hommes. Sa compagne, Candice, voit dans les unions entre règnes une sorte d’utopie  :

Tu vois […] le jour où le sang des hommes et des bêtes sera mélangé, il n’y aura plus de meurtres. Les animaux prendront part à la conscience humaine, et nous, on héritera de leur instinct pour l’équilibre naturel de la terre. (p.  161)

22Plus raisonnable, Marco se borne à laisser les uns et les autres vivre leurs amours  ; le dernier message du livre est la liberté rendue à un couple de colombes.

23Le propos d’Adamek n’est pas celui d’un naturaliste. Ses romans ne sont pas des essais. Et la question animale n’est sans doute pas au centre de ses préoccupations. Mais j’ai voulu montrer qu’elle est une composante essentielle de son imaginaire et que, de livre en livre, elle assure une sorte de basse continue de l’œuvre. Les animaux y occupent en effet différentes fonctions narratives, qui gagnent progressivement en importance. Victimes passives dans le premier roman que j’ai évoqué, ils sont mêlés à la vie des saltimbanques sous la forme d’hybrides actives, dotées de personnalité, et qui demeurent mystérieuses. L’âge de la femme-léopard reste en effet une énigme non résolue dans le roman, et le physique même de la femme-serpent, qui tantôt se love, tantôt se déplace sur deux jambes, fait appel à l’imagination du lecteur. La corneille narratrice est plus audacieuse encore. Elle rejoint la série des animaux qui s’expriment en «  je  » en littérature, série déjà longue comme le rappellent les romans de l’autrice anglaise Anna Sewell, Black Beauty (1877), de la Comtesse de Ségur (Mémoires d’un âne, 1860), du Japonais Natsume Sôseki (Je suis un chat, 1905) et le classique de la science-fiction, Demain les chiens de Clifford D. Simak. Plus près de nous, le narrateur de La Peau de l’ours de Joy Sorman est un hybride entre homme et ours, celui du roman jeunesse d’Azouz Begag est un chien (Les Chiens aussi, 2004), sans oublier la cane de Caroline Lamarche ou les chiens de Véronique Bergen.

24À l’exception de L’Oiseau des morts, Adamek ne développe pas le point de vue animal, mais il tient un propos holistique dans lequel celui-ci est partie prenante. L’animal existe dans le monde des humains par sa réalité matérielle, mais aussi parce qu’il alimente l’imaginaire, les rêves, les fantasmes. Même réduit à un rôle domestique, il conserve une personnalité propre ou, si l’on préfère, sa différence. La société des hommes n’est donc pas séparable de ce qui l’entoure, même lorsque ce monde n’est pas visible, et qu’il n’influence que quelques personnes élues. À l’inverse, comme il le souligne dans le très pessimiste Un imbécile au soleil (1983), lorsqu’une communauté d’Indiens vivant en équilibre avec la nature rencontre la civilisation, les maladies et les normes sociales les déciment rapidement.

25Cette brève analyse du bestiaire d’Adamek confirme ce que de nombreux commentateurs ont maintes fois noté ces dernières années  : que la littérature témoigne du changement des mentalités envers la condition animale et qu’elle est, en même temps, un des vecteurs d’une sensibilité en mouvement. Mais au-delà de ce constat, en soi réjouissant, c’est la possibilité de renouveler la lecture des œuvres que nous pensons être classifiées et comprises qui me paraît être intéressante. Comme un auteur n’existe en définitive que par l’intérêt que ses lecteurs lui portent, il serait donc pertinent de ne pas enfermer Adamek dans la réputation de romancier fantastique ou réaliste magique qu’on lui a faite, et de constater que son œuvre trouve une nouvelle actualité dans sa capacité à dialoguer avec les thématiques ô combien actuelles de la complexité du vivant.

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Notes

1 Il faut rappeler ici le travail de pionnier de Klüppelholz (Heinz), Pour une poétologie des romans d’André-Marcel Adamek. Suivi d’un portrait-rencontre réalisé par Yvan Dusausoit, Bordeaux, Le Castor Astral  ; Bruxelles, Bernard Gilson Éditeur, 1997, voir le CR dans Textyles, 15, 1999.

2 C’est ce qu’avait déjà développé Copette (Alice), Loups, corneilles et femme-serpent. L’animalité des personnages dans l’œuvre romanesque d’André-Marcel Adamek, Mémoire de master en langues et littératures françaises et romanes, ss la dir. de Paul Aron, ULB, 2015-2016.

3 Le Maître des jardins noirs, Bruxelles, Espace Nord, 2004, p. 15.

4 La Fête interdite, Bruxelles, Espace Nord, 2009, p. 31.

5 Bruxelles, Éditions de la Francité, 1970, p. 28.

6 L’artiste plasticien et chorégraphe Jan Fabre utilise des escargots ou des insectes depuis ses premières performances artistiques. Une de ses œuvres les plus célèbres est le revêtement de la salle des glaces du Palais royal de Bruxelles inauguré en octobre 2002.

7 Adamek semble ainsi anticiper Cloaca, la «  machine à merde  », de Wim Delvoye.

8 Toutes les références renvoient à la réédition dans la collection Espace Nord, 2005.

9 Espace Nord, 2004, p. 245.

10 Adamek (André Marcel), Le Sang du gourou, Bruxelles, Le Grand Miroir, 2008.

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Pour citer cet article

Référence papier

Paul Aron, « Le bestiaire d’Adamek »Textyles, 67 | 2024, 101-110.

Référence électronique

Paul Aron, « Le bestiaire d’Adamek »Textyles [En ligne], 67 | 2024, mis en ligne le 01 novembre 2024, consulté le 03 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/textyles/6903 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12k5q

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Auteur

Paul Aron

ULB – Centre Philixte

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Droits d’auteur

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